δSandales aux pieds, boucliers aux poings mais glaives au fourreau, et casques fermement vissés sur leurs têtes, les soldats qui entrent dans Cnossos se montrent sous leur meilleur jour. Ce sont ces Humains qui partent loin de leur contrée seulement pour y revenir un jour, avec la satisfaction du devoir accompli. Ils font la guerre, mais viennent en paix, tenant fermement l’insigne de la protection qu’ils accordent au peuple tout en cachant qu’il leur arrive de réprimer. Et ils n’oublient pas d’afficher, en guise de bravoure, l’absence de peur sur leurs visages d’acier.
Derrière eux viendront les captifs. On parle de près d’un millier d’ennemis remportés en Crète pour être réduits définitivement en esclavage. C’est peu, mais ce seront à coup sûr les meilleurs hoplites d’Athènes ; une manne économique confortable, qui laisse la cité à la chouette s’en tirer honorablement. N’y a-t-il que deux personnes dans cette foule que cela dégoute ?
Devant eux, leurs officiers. Ceux-là se démarquent de leurs conscrits par leur port altier. Ils n’entrent pas dans la ville en libérateurs, mais bel et bien en conquérants. Ils affichent leur dédain pour l’affaire dont ils reviennent, et attendent d’être chaleureusement remerciés par ceux qui devront ensuite les admirer. Et la foule ne les en acclame pas moins…
L’état-major, en tête du cortège, est totalement éclipsé par la présence du roi. Deux ou trois militaires et quelques inutiles suivent leur altesse avec tout le respect qu’ils ressentent naturellement à un tel honneur. Et comme autre conséquence, on ne les voit pas. Il ne peut en rester qu’un seul ; et ce seul sera Minos.
Il ouvre la marche, et il semble déjà être le dernier du cortège. Peu importent ceux qui le suivent : aucun ne saurait être remarqué, car le roi, fait rare, est en armure. Et il porte très bien l’armure. Là où, d’habitude, ses vêtements larges et flottants cachent son physique quelconque, la protection de l’armure l’expose. Il n’est plus cet homme vieillissant qui gouverne son île, mais une statue immuable, personnifiant quelque dieu de la Guerre. Minos sait être amène pour mettre à l’aise ses proies en société ; mais en armure, il abandonne toute trace de civilisation et fait de son visage un masque infranchissable. Et ce profil en lame de couteau ressort d’autant plus que le roi ne porte jamais de casque. On ne protège pas une lame ; aujourd’hui, le roi est la seule à être hors de son fourreau.
L’armée triomphante rentre au bercail, et autour du flot constant de soldats, le peuple de Cnossos acclame à pleine voix. Les gens voient ce que le roi veut qu’ils voient ; une armée qui rentre d’une campagne difficile mais menée (et bien menée) pour la défense des intérêts de l’île.
La folie de la victoire grise les têtes… Les esprits s’unissent malgré leurs corps éparpillés, pour former deux monstres. Celui qui revient d’Attique, balafré, blessé au plus profond de lui-même, mais refusant absolument de l’admettre, et avide d’honneurs qu’il pourrait bien être trop faible pour recevoir. Celui qui attendait en Crète, multiforme, cosmopolite, créature fourbe et inhumaine qui ne s’active que lorsqu’il est question de ses intérêts, et courbe l’échine de mauvaise grâce quoique avec bonne volonté. Dans la foule, l’Humain devient fou.
Ça n’en est pas loin, en tout cas.
— Regarde-les un peu, réponds-je à Icare sans parole.
Ils se craignent au point de vite se détester, mais ils s’aiment assez pour s’acclamer… Le peuple est sous le joug de l’armée, simplement parce que c'est une armée ; mais elle contient parfois des frères, des fils, alors on s’y identifie. Et l’armée, quant à elle, se considère comme très supérieure parce que capable de tuer ; mais tuer n’est pas naturel pour l’Humain, et pour la plupart, ils le regrettent déjà.
— Je pensais que votre modèle pouvait être exemplaire, mais je n’en suis plus si sûr… Comment faites-vous pour résister à de telles contradictions ?
— On ne le peut pas. Un jour, la tension accumulée par des années, des siècles de vie commune réduit le système en miette ; c’est comme ça pour toutes les sociétés Humaines que je connaisse…
— Que vas-tu faire, maintenant ?
— Par rapport à quoi ?
— Tu le sais bien. Si Athènes a été vaincue proprement, tu es désormais la cible prioritaire de Minos.
— Rien, j’imagine. Icare désapprouve ce fatalisme, mais il ne dira rien. Il tient la mort pour naturelle, et je pense qu’il n’a pas compris qu’elle me terrifie. Je n’ai aucune envie de mourir, et certainement pas dans les griffes du roi. Mais je ne peux rien y faire, alors je n’entraînerai personne d’autre avec moi.
Le flot Humain continue de s’écouler dans la rue. Du côté où nous sommes, nous en verrons bientôt la fin ; mais pour ma part, je ne vois que Minos avançant vers son palais et son pouvoir administratif, aussi implacablement que son armée.
*** De quoi demain sera fait est un mystère
, dit un proverbe ; Minos compte sans doute me laisser mariner un peu, et je n’ai donc aucune idée du temps qu’il me reste à vivre.
Mais aujourd’hui est un cadeau : c’est pourquoi on l’appelle le présent.
Et mon intention, c’est de le vivre, ce présent ! Après le défilé, j’ai donc traîné Icare au marché. C’est en ce moment le moins mauvais endroit de la ville où se trouver.
Nous déambulons donc entre les étals animés, dans la masse tourbillonnante des acheteurs du jour qui encombrent la place pourtant spacieuse dévolue à cette activité. Les regards se perdent, entre les amoncellements parfois surprenants, souvent hétéroclites d’objets divers et de denrées variées. Il y a ici un potier, là un négociant en tissus, plus loin un artisan qui vend des pierres gravées, et juste à côté de lui, un habitant de la ville qui vend des tomates dont il assure qu’elles viennent des murs de sa maison. La plupart du temps, ce sont les marchands de vin qui disent cela ; néanmoins, entre une tonnelle et un versant de montagne, il y a un véritable gouffre de qualité. Mais si quelque chose se vend, il y aura toujours quelqu’un au marché pour le proposer !
Les acheteurs qui arrivent, les vendeurs qui partent et les promeneurs qui restent sont bien trop concentrés sur les marchandises et les marchandages pour nous prêter attention, ce qui n’est pas pour me déplaire. Mais je perçois tout de même, ça et là, des commentaires étouffés, des paroles qui volent au vent. Des gens qui discutent de moi, mais veulent rester à l’écart, par respect ou par crainte.
Bon, reprenons. Tu en étais au détail du siège doublé quand nous sommes arrivés au défilé.— Merci du rappel, j’avais un doute.
En revenant des Montagnes Blanches, Icare m’a en effet trouvé sur en chemin vers la rue où devait passer l’armée. J’ai eu le temps de commencer à lui expliquer la situation ; il en a deviné une bonne partie, d’ailleurs. Mais pas le plus inconfortable.
Donc… Ce détail n’a plus vraiment d’importance ; tu as vu, mieux que les nombres ne peuvent le suggérer, les soldats du roi.
—
Oui ; malgré leur victoire, ils ont en eux une certaine rancœur, que je ne comprends pas.— L’un des privilèges tacitement accordés aux soldats est le droit au pillage. En envahissant une ville, on les laisse généralement faire plus ou moins ce qu’ils veulent. Mais pas cette fois-ci ; Minos a appliqué mon point de vue, et a plus sermonné que vaincu Athènes. Comme tu le disais tout à l’heure, c’est du travail très propre ; et les soldats sont mécontents qu’il le soit autant. Ils adulent leur chef, et en croyant qu’il est le responsable de cette… situation, ils font comme si de rien n’était ; mais ça ne durera pas.
—
Pourquoi ?— Ici, Anamorphas a fait des siennes. Il a été tellement peu enthousiasmé par mes opinions qu’il a décidé de les faire connaître. En prenant la précaution d’être ivre au moment du fait, et donc en échappant au potentiel courroux du roi ; lequel n’est sans doute que trop heureux de cette opportunité qu’on lui donne.
—
Je l’imagine assez bien, oui… Donc tu es dans la situation complexe d’avoir énervé un roi et son armée.— Oui… mais la réalité est encore plus gênante.
—
Pourquoi ?— Pas de formulation moins répétitive ?
—
En vertu de quels facteurs différentiels par inconnaissance appliquée aux variables pseudo-aléatoires de colinéarité psychique à gradients doublés ?— Pas mal. Bref. Toute la ville en a eu vent. Et les gens auront tendance à voir en premier la sauvegarde des vies des soldats, qui restent des amis, des proches…
—
Donc tu risque de devenir un point focal des tensions entre Minos et son peuple.— Voilà. Le roi comprendra cela dès qu’il apprendra le comportement d’Anamorphas ; mais quelle réaction il aura, je l’ignore. Il me fera certainement arrêter, tôt ou tard, mais il a pas mal de raisons de me laisser mariner. Laisser les soldats me prendre en grippe, la population se désintéresser de moi, voir comment je réagis à cette position…
—
Et toi, tu restes là sans rien faire ? Réagis à l’inverse de ce qu’il pensait ! Tu peux sans doute lui montrer que tu ne cherches pas le pouvoir, ou…— Oui.
—
C’est ça, casse mon argumentaire.— Je le peux, mais je ne le ferais pas. Ça n’a plus aucune importance pour Minos ; tout dépendra uniquement de sa curiosité. Ce qui importe, c’est que le peuple pourrait voir en moi quelqu’un d’apte au pouvoir. C’est cela que le roi désapprouve ; un concurrent potentiel. Le moment ne compte pas non plus ; je pourrais tout à fait plier l’échine en attendant mon heure. Voilà la raison qui rend mon exécution inéluctable.
—
Pas exactement ; cela rendrait inéluctable la décision de ton exécution. Tu pourrais l’empêcher.— Et comment ?
—
Déjà, tu as un ami à tes côtés. Et ensuite, je crois bien que tu as dépassé la réserve des habitués du marché… J’aurais eu du mal à m’en rendre compte, étant donné que je regardais le sol à un ou deux pas devant moi. Pas par intérêt artistique, simplement parce que j’ai, malgré cette bonne résolution de m’amuser un peu, la flemme de lever la tête. Mais Icare a raison. Les gens laissent trainer leurs oreilles autour de nous d’une façon qu’ils espèrent sans doute discrète ; mais qui est assez insistante pour que moi-même, je la remarque. Ce qui n’est pas sans m’exaspérer un peu.
Bon sang, mais on se croirait dans la haute ville, ici ! N’y a-t-il plus moyen d’avoir un peu de respect dans un marché ?
Gênés, la plupart des indiscrets détournent le regard et retournent à leurs soi-disant emplettes. Cela ne me calme en rien.
Génial. Je ne suis même pas foutu de réussir mes dernières journées.
—
Bon sang, mais on te croirait déjà mort ! Icare exagère ma propre voix, en une tentative de me remonter le moral qui ne fait que me dépiter encore plus.
Je crois qu’il va falloir que je te secoue un peu.— Tu n’as aucune, commencé-je avant de m’interrompre en surprenant à nouveau l’intérêt des badauds,
aucune idée de l’ampleur des deux bourdes que je viens de commettre.
— Ah, on en retourne à la discussion argumentée ! J’aime mieux ça ; explique-moi donc ces problèmes, et je t’expliquerais les tiens !
— Fort bien. La première, c’est d’avoir parlé du roi de façon aussi négative à des gens qui le voient d’assez loin pour ne pas vraiment être émerveillé par lui. Ce qui signifie qu’ils sont plus prompts à le craindre, et que je viens donc de les lui aliéner.
— Peux-tu être un peu plus clair, sur ce point-ci ?
— Je leur ai montré Minos sous son pire aspect. Ils n’ont naturellement aucune envie d’être dans ma situation, compatissent et se rendent compte que c’est un peu leur cas. Résultat, ils sont effectivement en train de m’ériger en… Je ne sais même pas en quoi. C’est probablement plus une vague préférence informulée entre deux hauts personnages de leur société.
— Je vois… Ça ne me semble pas si terrible.
— Parce que tu n’as visiblement pas compris la deuxième. Ce coup de gueule qui a poussé les gens à m’obéir est une action terriblement stupide. Comme la plupart de celles commises sous l’emprise de la colère…
— Attends, je crois saisir le problème. Tu as montré que tu étais… qu’il pouvait t’arriver de donner des ordres… Et tu pense donc avoir confirmé à Minos qu’il doit—devrait—t’abattre.
— Le plus tôt possible.
— Je continue de soutenir que ton fatalisme est déplacé.
— Je n’appellerais pas fatalisme le fait d’être promis à l’exécution par un monarque !
— J’appelle fatalisme le fait de considérer qu’elle est inéluctable alors que tu pourrais—
— Non ! Je ne pourrais rien !Icare recule légèrement, choqué. C’est-à-dire qu’il a l’air choqué. Encore un de ses tours de passe-passe psychique. Il ne dit rien pendant un moment, et j’ai peur de l’avoir vexé. Ce n’est pas comme si ça pouvait changer grand-chose.
—
C’est marrant, tu as presque utilisé toi-même l’Essence du sur cette dernière réplique. Le foisonnement de ces petites interactions est vraiment fascinant…
— Bon… Désolé de t’avoir crié dessus comme ça ; je t’autorise donc à me faire un cours aussi assommant que tu le voudras, en guise de dédommagement.
— Ça n’aurait pas de sens, non. Bref ! Je prends tout de même la place pour parler un peu. Je ne réponds rien, rendu à la fois un peu confus par ma colère contre moi-même qui s’en va et par la brutalité dont j’ai fait preuve envers Icare. Il ne m’en tient pas rigueur, mais… s’il se demandait si tous les Humains peuvent être semblables, voilà une preuve ! L’Habitant poursuit donc, en exagérant volontairement son intonation de passionné. C’est-à-dire, la mienne.
Le fait est que… Je n’avais encore jamais vu l’expression Humaine du désespoir, et j’ai une furieuse envie de bien prendre mon temps pour l’étudier. Mais sache ceci, Dédale : je te considère comme un ami, et dans ma grande mansuétude, je vais donc t’aider à surmonter ce chemin difficile qui sépare la mort de la conscience qu’on en a. Apparemment, je ne vais pas tarder à regretter mes mots. Ça ne fera qu’allonger la liste, j’en ai peur. J’en suis si dépité que j’en cesse de faire l’effort de parler à Icare sans parole. À quoi bon, de toute façon ?
Merci, c’est gentil d’essayer.
—
Du coup tu préfères quoi : je te force à survivre ou je t’apprends à mourir ? J’éclate de rire. Cette absurdité est tellement inattendue après ce début de discours sérieux que je ne peux pas m’en empêcher… Finalement, Icare a réussi son coup !
C’était une question sérieuse.— Vraiment ? Il va falloir que tu me l’expliques un peu, alors…
—
La majorité des problèmes viennent de ce qu’on est incapable de prendre une décision. Dans ton cas : agir ou non contre Minos. Le premier choix ouvre encore de nouvelles possibilités, mais tu n’as pas l’air de vouloir l’envisager. Le second est plus restreint, mais tu n’y es pas prêt. D’où ma question : vas-tu agir, peu importe comment, ou non ? — Franchement ? Non.
Ça, ça promet une conversation sinistre ! Portée par une voix (la mienne) enjouée, et par une autre (la mienne aussi !) fatiguée. Je pense que même les passants vont vite se lasser.
—
Alors ça te demandera du travail.— C’est extrêmement logique.
—
C’est-à-dire que j’essaie de t’entraîner dans une discussion sur la conscience de ta mortalité (merci de me le permettre !), au cours de laquelle tu n’auras sans doute pas l’occasion de geindre. Et par la suite, je trouverais bien un moyen de t’en empêcher !— Tu auras plus probablement droit à une attitude impassible. Je me trouve soudainement très fatigué.
—
Je m’en fous. Sais-tu quelle est la différence entre le prédateur et la proie ?— Non. Et je doute qu’il n’y en ais qu’une seule…
—
La proie subit, en attendant que les choses se passent. Le prédateur s’en fout et impose son rythme. Bien sûr, il y a des niveaux intermédiaires, mais c’est cela qui est à la base de tout.— Donc tu prétends que je suis pour ma part une proie. Et que l’impassibilité que je t’offrais tout à l’heure était biaisée. Et… quoi d’autre ?
—
Le Dédale que j’ai rencontré au pied du mont Volakias était un prédateur, bien que pas très enthousiaste.— Ce Dédale est mort en apprenant qu’il allait mourir.
—
C’est la première étape pour l’accepter. Si tu veux mourir, et non être tué, tu devrais abandonner l’idée de n’avoir aucune chance.— Je n’ai aucune chance. Et pourquoi diable devrais-je choisir de mourir, comme tu le suggères implicitement ?
—
Il y a deux raisons. La première, c’est pour mourir en étant toi-même. — Ça reste une mort.
—
Oui, mais ça serait moins ennuyant pour tout le monde. Et tu ferais un joli pied-de-nez à Minos !— Ta deuxième raison sera aussi farfelue. Inutile de le nier.
—
Vois-tu, si tu choisis explicitement de laisser les événements suivre leur cours, et donc de mourir sans rien dire, tu entres en contradiction avec toi-même. À moins que les Humains n’aient pas d’instinct de survie, mais je n’ai vraiment jamais vu une aberration pareille. En clair, j’espère te secouer un peu et te faire peut-être prendre ainsi la décision de te bouger le train ! — Bon… Maintenant que tu as admis ce but, laisse-moi te dire quelque chose, Icare. Tous les Humains sont profondément contradictoires. Regarde ce peuple Crétois qui aime l’armée qui l’oppresse ! Et moi, il se trouve que je ne fais pas exception.
Tu espères faire de moi un prédateur—comme tu l’es. Mais je ne le suis pas ; je suis un Humain incohérent, incapable de suivre sa propre logique. Et franchement ; désolé d’être encore une fois brutal avec toi, mais en ce moment, j’ai énormément envie d’aller me morfondre dans un coin ! Je ne suis pas toi, Icare ! Je me soucie de ma vie, moi !
—
À vrai dire, je préfère quand tu m’engueule plutôt que quand tu te morfonds dans un coin. Donc, je reste ! Il est de toute façon hors de question que j’abandonne un ami qui pense mourir bientôt. Ce à quoi j’ajouterais que tu es fascinant à observer ! Bon sang, ça me contrarie fortement de le penser, mais j’espère que Minos va se grouiller un peu, parce que le temps promet d’être long si je dois rester avec ce foutu Pyrax !