Chapitre IV
PLOP ! Une grosse goutte d’eau s’écrasa sur la truffe de Koa. Le louveteau tressauta et s’ébroua violemment ; elle était si froide !
Koa leva la tête en direction des hautes frondaisons. Les pins détrempés par la dernière pluie déversaient toute leur cargaison mouillée sur quiconque osait passer imprudemment en contrebas. On aurait presque pu croire qu’il pleuvait encore, ce jour-là.
Le sol matelassé d’aiguilles, gorgé d’eau, était devenu si spongieux qu’il était impossible de faire un pas sans craindre de s’y enfoncer. Le petit loup de roche souffla par les narines. L’eau n’avait définitivement plus rien d’un élément amusant.
Depuis sa première sortie de la caverne, Koa avait eu tout le loisir d’apprendre à connaître cet élément. D’abord par la rivière, à laquelle toute la famille s’abreuvait ; puis par la pluie. Le louveteau avait d’abord été subjugué par toute cette eau qui tombait du ciel. Lui et son frère avaient essayé d’attraper les gouttes avec leurs petites pattes, avec pour tout résultat que de se retrouver trempés et boueux. Mais l’insouciance de la jeunesse leur avait fait apprécier ces moments précieux.
Si seulement ils avaient pu les partager avec leur sœur.
Hae ne s’était pas réveillée le jour qui avait suivi celui de la première sortie des louveteaux. Koa et Aku avaient tout tenté pour la faire se lever, mais en vain. Une odeur qu’ils n’oublieraient jamais imprégnait son petit corps froid. L’odeur de la mort.
En voyant leurs parents se pencher sur elle pour la renifler, Koa s’était dit qu’eux seraient capables de la remettre sur pattes. Au lieu de quoi, Imala avait saisi la petite louve entre ses crocs, délicatement, et l’avait emmenée à l’extérieur de la caverne. Depuis, Koa et Aku n’avaient plus jamais revu leur sœur.
L’euphorie causée par l’arrivée de la pluie fut bien vite oubliée. Chasser les gouttes devint rapidement un jeu des plus ennuyeux. L’absence de Hae creusa un vide que même l’entrain d’Aku ne parvint à combler. Sans compter que plus les jours passaient, plus la tension montait chez Imala. Les deux frères ressentaient le stress qui sévissait sous ce visage impassible, et le partageaient.
Puis un jour, ce fut au tour d’Hâmama de disparaître. Le père de la portée s’absentait certes très souvent pour une durée indéterminée, afin de rapporter à la famille de quoi se nourrir ; mais cela faisait maintenant plusieurs cycles-soleils que leur père n’avait plus reparu. À défaut de gibier, les louveteaux et leur mère avaient dû se contenter d’insectes. Le goût et la texture de leur viande rappelant vaguement ceux de la viande de gibier prémâchée, Koa s’y était habitué sans trop de souci. Et en même temps, il n’avait pas tellement d’autre choix.
Chaque matin, après avoir longuement chanté, Imala scrutait les arbres, puis jetait un œil à sa portée, avant de guetter de nouveau quelque mouvement dans les sous-bois. Sans doute hésitait-elle à partir chasser elle-même. Il était déjà arrivé que les parents laissent leurs petits seuls à la caverne ; cependant, quelque chose semblait retenir Imala. Quelque chose qui l’empêchait de trop s’éloigner de la caverne. Quelque chose qui hérissait son poil et amplifiait son stress.
Le jour qui suivit celui de la première pluie de Koa, Imala apporta à ses deux petits un paquet d’herbes et de baies. Les louveteaux l’avaient regardée avec des yeux ronds : faute de viande, voulait-elle leur faire avaler des plantes ? Avait-elle perdu la tête ?
Imala avait ensuite happé quelques herbes, les avait mâchées longuement avant de les avaler d’un trait. D’un grognement péremptoire, la louve avait intimé à ses petits de suivre son exemple. D’abord réticents, les louveteaux s’étaient finalement pliés à la volonté de leur génitrice. Les herbes avaient un goût amer qui persistait sur la langue – même la viande prémâchée était meilleure.
Une fois les herbes englouties et les museaux rafraîchis par une bonne rasade – l’eau n’avait pas réussi à enlever ce goût horrible, cela dit – Imala s’était levée, indiquant à ses petits de la suivre d’un battement de la queue. Koa et Aku s’étaient exécutés sans broncher. Cependant, au moment de dépasser la grotte qui les avait vus naître, les louveteaux furent saisis d’un pressentiment. De concert, ils s’étaient tournés vers leur foyer qui, baigné dans une pâle lumière, leur apparaissait plus paisible et chaleureux que jamais. Imala les avait laissés faire, avant de sonner l’heure du départ.
Car c’était bien un départ dont il s’agissait. Koa et son frère, intrinsèquement, savaient qu’à compter de ce jour, ils ne reverraient plus ce nid douillet où ils avaient passé leurs premières lunes. Plus résignés que tristes, les louveteaux de roche s’étaient détournés, et avaient suivi leur mère en direction de l’inconnu.
Koa jappa de surprise. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas vu que la terre devant lui s’affaissait abruptement en une pente assez raide. Le louveteau glissa sur le tapis d’aiguilles sans trouver de prise pour s’accrocher. Il termina sa course quelques longueurs de queue plus bas, trempé mais indemne. Plus de peur que de mal.
Koa s’ébroua, mais les aiguilles collaient à sa fourrure. Agacé, il s’y attaqua à petits coups de crocs. Il en avait marre de l’eau du ciel et des aiguilles de pin !
Toutefois, si frustré qu’il fût, le louveteau arrêta rapidement de s’en prendre à son pelage. Il n’avait pas le temps de faire sa toilette. Le pas pressé d’Imala donnait le rythme, et les louveteaux devaient suivre.
La petite famille avait marché toute la journée, remontant toujours plus loin dans les profondeurs de la forêt. Au fil de leur progression, le sol s’était fait plus irrégulier, montant en pente douce avant de descendre en pente raide, et inversement. Les arbres s’étaient faits plus dispersés, mais leurs troncs immenses s’élevaient jusqu’au ciel, qui restait peu visible par-delà leurs frondaisons vert sombre. Éventuellement, on en devinait çà et là des morceaux de voûte gris terne, dépourvue de soleil. Un petit vent vicieux soufflait entre les branches et caressait la fourrure humide du louveteau, qui croyait que celle-ci se changeait en glace.
Koa grelotta. Il ne se sentait plus capable d’avancer, avec ses petites pattes transies de froid. En plus, la fatigue et la faim commençaient à le gagner… Elles l’avaient laissé tranquille toute la durée du périple – sans doute un effet des herbes qu’Imala leur avait fait avaler. Mais à présent, elles revenaient le tirailler, drainant son énergie. Le petit loup gémit. Devraient-ils marcher encore longtemps ?
POUM ! Un coup porté à son arrière-train manqua de faire tomber Koa museau le premier dans le matelas d’aiguilles. Gardant tant bien que mal l’équilibre, le louveteau retint un jappement, et regarda en silence son frère passer à côté de lui. Lorsqu’Aku disparut derrière un taillis de fougères, Koa se précipita à sa suite, inquiet de voir la silhouette rassurante de son frère disparaître ainsi. Le contact des fougères détrempées était pareil à celui de mille langues baveuses qui léchaient sa fourrure de part en part. Beurk ! Quelle horrible sensation !
Une fois extirpé du taillis, Koa s’ébroua de plus belle. Si les aiguilles avait fini par se détacher de sa fourrure, impossible de se débarrasser de ce froid mordant qui le gelait jusqu’aux os. Un peu plus loin, Aku semblait l’attendre. Dès que Koa eut terminé de se secouer, l’aîné repartit sans prendre la peine de prévenir son cadet.
Le mutisme de son frère inquiétait Koa. D’habitude, Aku était toujours enclin à lui grogner dessus ou à l’invectiver par de petits jappements lorsqu’il était mécontent – ce qui arrivait très souvent. Mais depuis que Hae ne s’était plus réveillée, Aku avait changé. Il n’avait plus jamais chargé son frère sans une bonne raison – comme le faire avancer – et ne l’embêtait plus comme quand ils étaient encore dans la caverne. Plus que ce changement de comportement, c’était surtout la gravité qui fronçait le museau et étrécissait les pupilles de son aîné qui terrifiaient Koa.
Aucun des deux louveteaux n’était dupe. La disparition de leur père, le manque de nourriture, et maintenant, leur mère qui les pousse à quitter leur foyer pour une destination connue d’elle seule… Quelque chose de terrible était en train de se passer, quelque chose qui écartait toute perspective de jeux et ne laissait plus aucune place à l’insouciance.
Mais la différence qui régnait entre l’aîné et le cadet était que seul Aku semblait savoir comment réagir face à ce genre de situation. Il ne se laissait pas gagner par la peur et le doute, à l’inverse de son jeune frère. Car Koa, lui, détestait cette tension qui flottait dans l’air. Elle le rendait malade ; sans le réconfort de sa mère et le modèle de force qu’était son frère, il aurait sûrement cédé à la panique depuis bien longtemps.
Un bref aboiement apostropha les deux louveteaux. Aku pressa l’allure, suivi de près par Koa. Quelques buissons dégoulinants plus tard, le tapis d’aiguilles fut remplacé par un sol plus dur, rocailleux, semblable à celui de la caverne. Le profil élancé de leur mère apparut à la vue de Koa.
Le regard alerte, la louve attendit que ses petits aient rejoint ses grandes pattes si rassurantes, et leur donna un bref coup de langue sur le sommet du crâne. Aku rentra la tête dans les épaules en étouffant un grommellement irrité. Au moins, cet aspect de sa personnalité n’avait pas changé : il détestait toujours autant être traité comme un bébé. Koa, quant à lui, appréciait d’être ainsi choyé. Il avait plus que jamais besoin de courage.
Imala leva le museau, truffe au vent. Suivant la direction de son regard, Koa découvrit une étendue immense, presque dépourvue d’arbres si on la comparait avec la dense forêt. Le ciel, camaïeu de gris, était enfin visible dans son entièreté. La brise qui soufflait dans leur dos charriait une odeur épicée, que Koa associa à celles des pins.
La lumière déclinante teintait la base des nuages de couleurs chatoyantes, à mesure que le soleil quittait sa couverture nuageuse pour descendre vers un horizon percé de hautes pierres. Ces dernières, couleur ocre, s’élevaient en direction du ciel comme si elles espéraient le toucher avec leurs pointes rocheuses. Le contraste entre l’ombre et la lumière donnait à ce paysage une allure quasi mystique.
Les yeux azurés de Koa s’illuminèrent sous l’émerveillement. À côté de lui, Aku laissa échapper un couinement impressionné. Aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer qu’un tel spectacle puisse exister en dehors de la forêt.
Ramenant sa progéniture à la réalité, Imala se mit en route, prenant la direction des Hautes-Pierres. Koa et son frère la suivirent, à la fois inquiets et excités par cette nouvelle aventure qui s’offrait à eux.
*~*~*
Lorsque la pluie s’était abattue sur la forêt, et que l’orage avait grondé au point de faire trembler la terre, Imala sut que plus rien ne serait comme avant. Son instinct le lui avait soufflé : quoiqu’il fût arrivé à son compagnon, celui-ci ne reviendrait plus jamais. Elle et les louveteaux étaient désormais livrés à eux-mêmes.
Bien sûr, ce n’était pas la première fois que la pluie tombait sur Poni. Ce n’était pas non plus la première fois qu’Imala assistait à la colère du ciel. Mais cette fois, c’était différent. La louve ne pouvait l’expliquer : un indice laissé dans l’air, porté par le vent, caché dans les nuages noirs zébrés d’éclairs saisissants, lui avait simplement mis la puce à l’oreille. C’était son instinct qui avait parlé, et il ne lui avait jamais fait défaut.
Et une fois que la pluie eut cessé de tomber, ce même instinct lui avait soufflé qu’il était temps de partir.
Ne pas entendre le timbre de son compagnon percer le silence matinal, dès lors que les timides rayons du soleil entamèrent de percer la sombre voûte nébuleuse, acheva de décider Imala.
Puisque la forêt ne pouvait plus leur fournir de quoi se nourrir pour subsister, il fallait la quitter. Hâmama n’étant plus là, la louve n’avait plus personne à attendre. Pour elle qui n’avait connu que le couvert des arbres, cela allait être une expérience inédite. Mais elle était prête à faire face. Pour elle comme pour ses petits, elle devait se montrer forte.
Accordant à leur mère une confiance aveugle, les louveteaux avaient suivi le mouvement sans protester. Il n’était jamais facile de quitter la grotte qui vous avait vu naître, encore moins à un si jeune âge. Cependant Koa et Aku étaient faits de ce bois dont sont faits les habitants de Poni : tant que la vie animerait leurs corps, ils se dresseraient face à n’importe quelle difficulté afin de la surmonter. De cette épreuve, ils ressortiraient soit brisés – voire morts – soit plus forts et grandis que jamais.
Imala n’avait pas de destination précise en tête. Tout ce qui importait était de trouver un territoire riche en gibier, sûr, où les louveteaux pourraient s’épanouir et grandir sans crainte de la famine. Les loups de roche étaient endurants ; ils pouvaient parcourir des lieues avant de quitter leur vie de nomade et de s’établir définitivement.
En règle générale, les jeunes louveteaux de roche n’entamaient leur quête de territoire que lorsque les pierres qui garnissaient leur fourrure avaient suffisamment poussé. Aku et Koa avaient encore quelques lunes devant eux avant d’atteindre ce stade, mais les circonstances ne leur laissaient pas le choix. Ce voyage serait le premier de leur vie.
En espérant que ce ne soit pas le dernier.
Imala se stoppa net. Sans réagir aux geignements de ses petits qui lui étaient rentrés dedans accidentellement, la louve inspira à fond. Pas de doute. L’odeur charriée par la brise était celle d’un feu de sans-fourrure.
La louve renifla de mécontentement. Depuis leur départ, deux cycles-soleils auparavant, cela faisait la troisième fois que la petite famille devait prendre un détour pour éviter les faiseurs de feu. D’ordinaire, ces derniers ne s’aventuraient jamais très loin en forêt. Pourtant, depuis l’ultime départ de son compagnon, Imala avait flairé la présence de plusieurs groupes, non loin de leur tanière.
D’un grondement discret, la louve intima à ses petits de la suivre. Rester trop près des faiseurs de feu pouvait se révéler dangereux, surtout quand on avait deux louveteaux avec soi. Ces créatures bipèdes étaient imprévisibles, et leur travail de groupe inégalable. En cela, ils ressemblaient beaucoup aux lémuriens des cocotiers ou aux queues-mains…
La louve avisa le soleil mourant jetant ses derniers feux à l’ouest des montagnes. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Il leur fallait vite trouver un abri un tant soit peu sûr. Si efficaces qu’elles soient, les herbes d’endurance ne faisaient pas effet éternellement. Les louveteaux avaient besoin de repos.
L’occasion finit par se présenter : une aspérité dans le terrain soulevait la terre, formant un abri dans lequel les trois canidés pourraient se dissimuler. Imala inspecta rapidement les lieux : pas d’odeurs suspectes. Parfait.
Alors que les louveteaux reniflaient leur abri de fortune, le poil d’Imala se hérissa brusquement. Un étrange frisson venait de traverser son échine. Sans réfléchir, elle tourna son regard en direction de la forêt. Là, s’élevant par-dessus la canopée, un étrange nuage couleur cendre pourchassait les nuées d’oiseaux qui fuyaient les arbres. Un incendie ? Non, les fumées n’étaient pas assez épaisses. Alors quoi… ?
Imala retroussa les babines en grondant, comme si elle faisait face à un ennemi qu’elle ne pouvait pourtant pas voir. Quelle que fut sa nature, le danger avait envahi leur forêt. La louve frémit en réalisant qu’elle et sa progéniture était peut-être partis juste à temps
.
*~*~*
Quibli ne savait plus où donner de la tête. Partout dans la colonie, c’était la panique. Sans leur chef pour les guider, les lémuriens des cocotiers se seraient volontiers dispersés au hasard face au danger qui déferlait sur eux.
Ils y auraient alors laissé leur vie.
VRRRRRIIIIIIIIIII ! Encore ce bruit ! Si aigu qu’il menaçait de percer les tympans du primate, il précédait toujours le terrible craquement que Quibli et ses comparses avaient appris à craindre. Celui de la chute d’un arbre.
CRRRRAAAAC…
Un jeune lémurien courait aussi vite que ses longues pattes le lui permettaient. En entendant le cri déchirant d’un conifère en train de chuter, il accéléra, son esprit affolé prenant à peine conscience de l’ombre qui grossissait à vue d’œil sous ses pieds.
BOUUM !
Quibli avait réagi juste à temps. Quelques secondes avant l’effondrement du grand arbre, le lémurien avait plongé pour sauver son congénère, le sauvant d’une mort certaine. Il escalada un pin situé un peu plus loin en toute hâte, et y posa son jeune camarade. Tout en désignant les branches voisines, Quibli l’invectiva à poursuivre sa fuite par les arbres. En aucun cas il ne fallait descendre. Au sol, les primates étaient vulnérables, prompts à se faire écraser à tout moment, que ce soit par une autre créature magique plus imposante ou par un tronc en chute libre.
Le lémurien chétif déguerpit sans demander son reste. Qui sait s’il suivrait les conseils de son aîné ? C’était bien le cadet des soucis de celui-ci. Sans un regard pour son comparse, Quibli remonta à contresens le flot de queues-mains, singes féroces et lémuriens des cocotiers qui bondissaient de branche en branche, portés par une vague de panique.
La terre trembla une nouvelle fois sous le poids d’un énième conifère impitoyablement abattu. Certains primates tombèrent sous les secousses. Les plus chanceux échapperaient au piétinement des daims saisonniers et autres pandas patibulaires qui fuyaient eux aussi le désastre. Les autres seraient perdus à jamais.
Un rayon de soleil aveugla soudain Quibli, qui prit un peu plus de hauteur. À mesure que la forêt était rasée, l’astre aux couleurs sanguines devenait de plus en plus visible, et déversait son agressive lumière dans toute la forêt.
Plus que de voir son foyer, ainsi que celui de la colonie, ainsi détruit, c’était surtout de ne pas apercevoir les responsables de ce désastre qui faisait enrager Quibli. Si jamais il les trouvait, il leur ferait passer l’envie de déraciner sa maison… Le dissident du groupe s’éloigna du raz-de-marée des fuyards. Il devait en avoir le cœur net.
Un cri impétueux le héla dans son dos. Quibli reconnut son chef, qui hurlait à son intention, lui intimant de suivre le mouvement. Si Quibli daigna s’arrêter, il ne fit pas demi-tour. Fuir ? Pourquoi s’enfuir ? Lui ne voulait pas fuir. Il voulait se battre. À quoi bon être aussi puissant que lui si c’était pour regarder son foyer être détruit sans rien faire ?
VRRRRRRRR !!
Le bruit était tout proche, désormais. Ce n’était plus qu’une question de temps avant que les assassins d’arbres n’arrivent jusqu’à eux.
Quibli les aperçut alors, à la faveur d’un rayon de soleil. Les bêtes métalliques. L’une d’entre elles, dépourvue de visage, possédait toutefois une sorte de bec, ou de langue métallique, qui ratissait la terre et poussait les troncs soigneusement découpés. Derrière elle, une deuxième créature de ferraille, bien plus grosse, saisissait les troncs ainsi écartés avec son bras démesurément grand, doté de trois énormes griffes, et les posait sur le dos d’une troisième créature. Leurs énormes pattes rondes écrasaient sans pitié tout ce qui se trouvait sur leur passage.
Quibli et son chef contemplèrent ce spectacle, l’un comme l’autre sans voix. Quelles pouvaient bien être ces choses ? Des créatures magiques ? Jamais les lémuriens n’en avaient vu de la sorte.
En revanche, ces silhouettes qui louvoyaient entre les arbres, s’arrêtant parfois pour trancher ou déplacer l’un de ceux déjà abattus, étaient des créatures magiques à n’en pas douter. Certaines étaient similaires à celles vivant sur l’île, tels que ces scarabées à corne, ou leurs rivaux les pinceurs-broyeurs. D’autres étaient inconnues de Quibli et de son chef, et manipulaient des éléments tels que le feu, l’électricité, ou encore l’eau.
Et ils n’étaient pas seuls. Des faiseurs de feu, similaires à ceux que Quibli avait aperçus l’autre jour, se trouvaient également sur place. Leur tour de taille était garni de ces baies maléfiques, capables de faire disparaître les créatures magiques qu’elles touchaient.
Quibli n’hésita pas un seul instant. Ignorant les cris de son supérieur hiérarchique, il se précipita à l’assaut. Oubliée, la peur qu’il avait ressentie à la vue des pouvoirs de ces faiseurs de feu. À présent qu’il les savait responsables de toute cette agitation, il n’avait plus qu’une envie : leur régler leur compte. On ne s’en prenait pas impunément à son foyer !
Au moment d'arriver à hauteur des premiers faiseurs de feu, Quibli repéra deux renards-mirages. Ces goupils à la crinière noire et rouge étaient de très féroces prédateurs, qui immobilisaient leurs proies en l’étourdissant à l’aide d’illusions créées via leur énergie magique ténébreuse. Essentiellement nocturnes, ils adoraient se fondre dans l'obscurité, et se montraient rarement sous leur véritable forme.
Étrangement, ces renards-mirages ne semblaient pas fuir le désastre comme les autres créatures magiques de la forêt. Au contraire, ils restaient aux côtés des faiseurs de feu, nullement inquiétés de leur présence. Soudain, un groupe de toucans hurleurs passa au-dessus de leur tête, cherchant à atteindre les frondaisons des arbres derrière Quibli. L'un des faiseurs de feu pointa son doigt dépourvu de griffe dans leur direction en baragouinant quelque chose. Et là, incroyable : les deux goupils sautèrent simultanément et prirent en chasse. La stupeur coupa le souffle de Quibli. Comment les museaux-plats pouvaient-ils commander à ces chasseurs de l’ombre ? Quelle était cette magie ?
Un toucan hurleur plongea soudain vers le sol, en proie à de terribles hallucinations. Sur un nouvel ordre de son maître, le goupil lui assena un terrible coup de griffes. Le sang gicla, mais la blessure était si peu profonde que le toucan survécut. Il s'écrasa bec le premier sur le sol matelassé d'aiguilles, secoué de spasmes incontrôlables. Le faiseur de feu dicta à sa créature de ne plus bouger, et celle-ci obéit avec une docilité déconcertante. Il arma sa baie, prêt à la lancer sur la créature ailée sans défense.
Il n’en eut pas l’occasion. En un éclair, Quibli s’interposa et, avant même que quiconque ne prenne conscience de sa présence, frappa le renard au ventre. La créature nocturne roula au sol sur plusieurs longueurs de queue, jusqu’à percuter son maître. La baie maléfique roula au sol, sans toucher aucune âme. D’un poing rageur, Quibli la réduisit à l’état de miettes.
Un cri retentit à sa gauche. Faisant passer son fruit à coque de sa queue à sa main, Quibli le lança avec force sur un genre de grand singe à la fourrure verte, qui se précipitait vers lui. Touché en pleine tête, le primate feuillu s’écroula au sol, sonné. Quibli en profita pour récupérer son arme fétiche, avant de la relancer pour la faire ricocher sur deux grandes créatures bipèdes se trouvant à quelques pas, dont le corps bardé de lames aiguisées fendait l'écorce épaisse des arbres avec aisance. Prises par surprise, les créatures inconnues n’eurent pas le temps de trancher l’arme de Quibli ; celle-ci ressortit cependant de sa double collision couverte de rainures. Quibli récupéra son fruit, puis évita la contre-attaque de l’un de ces lames-au-corps en bondissant sur un arbre voisin.
Des exclamations fusèrent en contrebas. Quibli aperçut alors une horde entière de faiseurs de feu. Tantôt montés sur des créatures magiques de foudre noires et blanches ressemblant aux cheveux tremble-terre, tantôt au sol, tous levaient la tête vers lui en le pointant avec leurs doigts roses. Le primate serra les dents. Maudits faiseurs de feu venus de la mer ! Il aurait dû se douter que la présence sur l’île de ces êtres capables de faire disparaître une créature magique en un battement de cœur ne pouvaient rien amener de bon.
Mais l’heure n’était pas aux regrets. Maintenant que les faiseurs de feu l’avaient repéré, ils allaient forcément s’en prendre à lui. Le doigt toujours pointé sur le lémurien, trois d’entre eux beuglèrent quelque chose d’incompréhensible pour ce dernier. Aussitôt, trois créatures magiques bondirent à l’assaut de Quibli. Celui-ci sauta sur une plus haute branche, se balança jusqu’à une autre, s’y agrippa avec sa queue et, lançant son fruit d’une main, se propulsa et frappa un singe vert de l’autre. Le primate émeraude s’écrasa au sol, tandis qu’une sorte d’anguille électrique prenait de plein fouet le fruit de Quibli. Malgré sa gueule garnie d’énormes dents, la coque épaisse de la baie trop mûre lui infligea de lourds dégâts sans se briser.
Quibli ne se réceptionna au sol qu’une fraction de seconde, un renard-mirage fondant sur lui à vive allure. Le primate évita ses crocs aiguisés de justesse ; cependant il reçut un coup de griffes sur le museau. Quibli souffla des caillots de sang par le nez. Le goupil réitéra son attaque sans aucun répit.
Néanmoins Quibli possédait d’excellents réflexes. Il attendit que son adversaire s’approche suffisamment et, à la toute dernière seconde, fléchit les genoux, plaça une main sous les bras qui avait voulu le taillader, une autre sur le thorax de renard. Un tour de bassin, une poussée sur les genoux, et le renard-mirage fut projeté avec force, emporté par son propre élan. Quibli sauta soudain, laissant les deux autres créatures magiques revenues à la charge se percuter l’une l’autre. Le lémurien se saisit ensuite de l’anguille par l’arrière, et usa de son corps flasque et longiligne comme d’un fouet afin de faucher le singe feuillu. Les deux créatures magiques s’en allèrent rejoindre leur camarade goupil au banc des vaincus avec fracas.
Tout en récupérant son fruit, Quibli repartit se réfugier dans les arbres. Les faiseurs de feu, désormais dépossédés de leur créature, braquèrent leurs bâtons sur lui.
PAN ! Une douleur cuisante saisit Quibli à la jambe droite. Par réflexe, le primate sauta sur une plus haute branche. D’autres détonations retentirent, accompagnées de ce qui ressemblait à un jet de particules en feu.
Malédiction ! Ces faiseurs de feu ne se contentaient pas de créer le feu via des cercles de pierres comme leurs semblables vivant sur l’île : ils savaient attaquer à distance avec ! Certes, ce n’était pas à proprement parler du feu, mais la douleur provoquée par cette arme valait bien une dizaine de brûlures.
Partout où son regard se posait, c’était le même spectacle : des faiseurs de feu donnaient des ordres à des créatures magiques, se donnaient des ordres entre eux, lançaient parfois ces espèces de baies maléfiques qui faisaient disparaître toute créature qu’elles touchaient. Quibli en évita quelques-unes, évitant avec soin de les toucher, même avec sa propre noix de coco. Il ne pouvait pas prendre le risque de perdre sa précieuse arme.
CRRRRAAACC !
Une nouvelle secousse ébranla la terre. Quibli ragea. Malgré son intervention, les faiseurs de feu étaient trop nombreux : un autre groupe poursuivait leur effroyable ouvrage à quelques longueurs de queue de distance. Si cela continuait ainsi, toute la partie ouest de la forêt serait bientôt rasée.
Le lémurien savait que le seul moyen d’enrayer le phénomène était de s’en prendre aux créatures de métal. C'était elles qui causaient le plus de dégâts.
Quibli n'hésita pas une seconde. Aussi vite que sa jambe blessée le lui permettait, il grimpa suffisamment haut pour se placer hors de portée des tirs de bâtons-feux, et bondit de branche en branche, jusqu'à atteindre un arbre pris pour cible par les créatures coupeuses de bois. L'opération était risquée, mais il ne voyait pas d'autre solution. Il fallait à tout prix préserver leur foyer. S'il ne le faisait pas, qui d'autre le ferait ? Les autres habitants de la forêt avaient fui devant la puissance des monstres métalliques.
Quibli sauta. Ses muscles tendus au maximum, il fit circuler son énergie magique et la concentra en un point précis. Puis, telle une comète noire et blanche, il atterrit poings les premiers sur la carapace du monstre. Celle-ci se plia sous la violence du choc. Le contre-coup fut si puissant que Quibli crut un instant qu’il s’était brisé les os du bras.
Soudain, la bête parut exploser. Toute son ossature s'effondra sous son propre poids. Quibli sauta à temps pour ne pas être emporté dans sa chute. Il atterrit dans un mélange de boue et de liquide noir, poisseux, à l'odeur écœurante. Beurk ! Était-ce le sang de la créature ?
Un « crac » caractéristique l’avertit de la présence de bâtons-feu à proximité. Quibli, que ses poings faisaient encore souffrir, se figea en apercevant un faiseur de feu, à seulement deux bonds de sa position, braquer son arme sur lui. Mais le museau-plat ne tira pas. L'incompréhension ôta au lémurien quelques précieuses secondes, qui auraient pu lui permettre d'échapper aux dizaines de créatures magiques et museaux-plats qui l'encerclaient désormais. Il cracha ; comment allait-il se sortir de ce guêpier ?
Un râle sur sa droite interpella Quibli. Le corps à moitié extirpé du ventre de la créature agonisante, un faiseur de feu gisait, presque inconscient. Un filet de sang coulait sur son front dégarni, et il respirait faiblement. Quibli en resta coi. Mais qu'est-ce qu'un faiseur de feu pouvait bien fabriquer dans l'estomac de ce monstre ? L'avait-elle avalé ? N'étaient-ils pourtant pas alliés... ?
Quoiqu'il en retournât, la retenue des autres museaux-plats s'expliquait désormais. Ils ne pouvaient pas user de leurs bâtons-feux, ni lâcher des créatures magiques sur lui, sans risquer de blesser leur camarade déjà mal en point.
Un camarade... Ces faiseurs de feu possédaient donc un esprit de groupe.
Cela donna une idée à Quibli. Devant l’œil inquiet de ses ennemis, il se redressa de toute sa hauteur, bomba le torse, et hurla à pleins poumons. Certains faiseurs de feu tirèrent en l'air, sans doute dans l'espoir de l'intimider et donc de le faire taire. Peine perdue. Quibli avait entamé son plan d'action. Il espérait seulement que ses alliés répondraient à son appel...
Assez joué. Vif comme l'éclair, Quibli escalada la carcasse du monstre métallique, attrapant au passage quelques morceaux de son ossature en miettes. Une fois qu'il eut pris suffisamment de hauteur, il lança avec une précision déroutante tous ces projectiles de fortune sur ses ennemis en contrebas. Les créatures magiques s'écartèrent en toute hâte, bien vite imitées par leurs maîtres. Profitant de l'effet de surprise, Quibli entreprit de rejoindre les quelques arbres qui subsistaient encore dans la zone. Au sol, son agilité était limitée, d’autant plus que l’ennemi commençait à faire valoir l’avantage du surnombre. Pour poursuivre son plan, il fallait que le lémurien réintègre son environnement.
Quibli sauta, contra, frappa en retour. Les adversaires s'enchaînaient les uns après les autres, tentant vainement de stopper sa progression. Coups de crocs et de griffes pleuvaient, orbes d'énergie spectrale se joignaient aux attaques électriques. Quibli en essuya plusieurs ; mais loin de l’arrêter, la douleur le galvanisait.
Face à ce méli-mélo de fourrures et de crocs, les faiseurs de feu hésitaient à faire usage de leurs armes de feu. Blesser leurs créatures magiques les handicaperaient assurément. Quibli se réjouit de voir leurs mines déconfites à chaque créature magique vaincue, à chaque baie maléfique évitée.
Toutefois, malgré cette impudence, le primate noir et blanc n’était pas inconscient de ses propres blessures. Plusieurs plaies saignaient, notamment sur ses bras, et sa jambe touchée par le tir du bâton-feu le faisait toujours souffrir. Combien de temps l’adrénaline du combat lui permettrait-elle de tenir le coup ?
Il fallut au lémurien plusieurs acrobaties et autres tours de passe-passe pour finalement atteindre l’un des rares arbres tenant encore debout sur la zone. Quibli s’empressa d’y grimper, hors d’haleine.
Soudain, alors qu'il avait à peine atteint la moitié du tronc, l'arbre commença à vaciller dangereusement. Le lémurien s’y agrippa de toutes ses forces, sa baie fermement calée dans les plis de sa queue enroulée.
VRRRIIIIII !!
Ce bruit ! Les museaux-plats essayaient de le faire tomber en abattant son perchoir ! Les yeux du lémurien fouillèrent les environs à la recherche d’une autre branche où sauter. Hélas, le prochain arbre était trop loin. Que faire ?
« Hey, STOP. »
Les secousses se calmèrent. Sans perdre une seconde, Quibli escalada le tronc jusqu'à une branche basse, et jeta à œil à la scène en contrebas. Les faiseurs de feu avaient cessé de s’intéresser à lui pour se tourner vers l’un d’entre eux. Un murmure parcourut l’assistance subitement devenue silencieuse.
Bien que les museaux-plats se ressemblassent relativement tous les uns des autres, celui qui avait parlé d’une voix forte avait quelque chose de différent. Déjà, son faux pelage : là où celle de ses camarades était de couleur bleu sombre et plutôt collée à leur peau, lui portait des tissus amples, dont une cape déchirée, qui flottait au gré du faible vent qui soufflait. Comme tous les museaux-plats, seule sa tête était couverte de fourrure : la sienne était brune comme le sable, et en bataille. Sa main, que Quibli estimait énorme depuis sa position, se promenait nonchalamment dans cette crinière indisciplinée. Coincée entre ses dents, une sorte de feuille blanche roulée se consumait lentement, dégageant une légère fumée blanchâtre.
Quibli cligna des paupières. Était-ce le chef des faiseurs de feu ? Une chose était sûre : le silence qui avait suivi son ordre retentissant témoignait du respect que les autres lui portaient.
Le faiseur de feu à la cape s’adressa à ses comparses de sa voix grave et profonde. Quibli n’avait aucune idée de ce qu’ils pouvaient bien se raconter ; mais désormais, il lui faudrait composer avec l’arrivée de ce présumé chef. S’il parvenait à diriger ses troupes aussi bien qu’un meneur de colonie, les choses allaient se compliquer pour le lémurien…
Un frisson glaça les sangs de Quibli. Aussitôt, le lémurien se retourna d’un bloc. Pas le temps d’esquiver ; il protégea son visage avec ses bras. L’impact lui arracha la fourrure, et le fit tomber. Par chance, il réussit à s’accrocher à une branche plus basse juste à temps. Alors qu’il crut repérer son agresseur, celui-ci disparut en un battement de cils.
Quibli n’avait pas fini d’escalader sa branche quand il revint à la charge, visant avec précision sa patte blessée. Le lémurien serra les dents pour ne pas crier de douleur, et riposta en envoyant son fruit sur le tronc délaissé. La baie rebondit, puis revint vers son propriétaire en frôlant son assaillant de peu. Quibli se réceptionna lourdement, sa baie entre les mains, et toisa celui qui avait eu l’audace de le prendre par surprise.
Il n’avait jamais vu ce genre de créature magique. Quadrupède, ses longues pattes fines supportaient un corps mince, que l’on devinait agile. Son pelage couleur feuille morte était moucheté de taches plus claires, et sa longue queue formait une sorte de faucille. Un masque de poils rose pâle soulignait les contours de sa petite tête triangulaire et moustachue, que paraient deux prunelles bleu glacier.
« … pas besoin, j’vous dis. Mon Léopardus peut l’avoir tout seul. »
Quibli dut fournir un effort colossal pour ne pas sursauter. La voix du chef des faiseurs de feu provenait de derrière lui, et elle était dangereusement proche. L’appréhension fit se gonfler la fourrure bicolore du primate : la situation lui échappait petit à petit.
Et il n’aimait pas ça.
« Onka, utilise Provoc. »
Le museau-plat avait parlé d’une voix calme. Le félin allait-il attaquer ? Quibli se raidit, prêt à riposter.
La créature tachetée fut entourée d’un halo mauve foncé, et ses yeux luirent d’un éclat sanguin. Retroussant les babines, le félin cracha, les griffes plantées dans le sol. Quibli sentit un fourmillement dans sa gorge. Hypnotisé par les lueurs mauves et rouges, il entra dans une frénésie qu’il savait non naturelle. L’énergie magique du félin devait être de type ténébreuse.
Quibli parvint à esquisser un rictus malgré ses babines retroussées contre son gré. On voulait le forcer à combattre ? Quelle précaution inutile. Jamais il n’avait eu l’intention de se retirer : seuls les lâches fuyaient le combat !
Soudain, le félidé passa à l’attaque. Quibli n’avait pas entendu son maître lui donner d’ordre ; sans doute était-ce un effet de la précédente technique de son adversaire. Qu’importe, cela ne changeait rien. Quibli para le coup de patte avec son bras, avant d’armer son poing et de frapper. Le félin se dégagea juste à temps, et recula en sautillant. Quibli se saisit de son fruit, et le fit passer d’une main à une autre, tandis que son adversaire lui tournait lentement autour. L’énergie magique de ce dernier empêchait Quibli de réfléchir correctement. Tout son être lui hurlait d’attaquer sans tarder. Le mental d’acier de Quibli était soumis à rude épreuve.
« Tu résistes à Provoc ? T’es pas banal, comme Poké. »
Quibli n’entendait plus la voix du faiseur de feu, mais il avait conscience de sa présence. Pour son esprit sous influence de l’énergie ténébreuse, c’était comme s’il avait affaire à deux ennemis.
Tout à coup, le félin passa à l’action. Quibli réagit aussitôt en alimentant ses poings en énergie magique. Mais son coup ne frappa que le vide. La créature de ténèbres avait disparu.
Une douleur cuisante envahit le dos du lémurien. C’était une feinte : le félin l’avait attaqué par-derrière ! Fou de rage, Quibli lança son fruit en l’air, et attaqua avec ses deux poings. Encore raté. La panthère disparaissait en un battement de cils, avant de réapparaître dans son dos, tailladant sans pitié sa fourrure.
La douleur et l’influence de la magie ténébreuse poussaient le lémurien à attaquer sans réfléchir. Le félin n’avait qu’à feinter, feinter encore, pour le mettre totalement à sa merci.
Un mouvement à la périphérie de son champ de vision interpella soudain Quibli. D’un puissant coup de queue, il repoussa la baie maléfique que le museau-plat avait lancée sur lui. La baie s’écrasa contre une créature de métal. Recouvrant brusquement sa lucidité, Quibli se crispa, s’attendant à être aspiré dans la balle de fer. Il n’en fut rien. Le mécanisme avait été brisé à temps.
Cependant ce bref moment d’inattention lui coûta cher. Vif comme l’éclair, le félin le toucha à la hanche d’un coup de griffes implacable. Quibli laissa échapper un cri. Étalé au sol, le museau dans la boue, il sentit que sa vision se troublait. Tous ses muscles tremblaient en criant grâce. Avec horreur, Quibli constata que sa jambe blessée par la bâton-feu avait cessé de lui répondre.
Le lémurien serra les dents. Quoi, cela allait vraiment se finir ainsi ? Lui, le plus fort des lémuriens des cocotiers de tout Poni, allait vraiment disparaître, emporté par un faiseur de feu ?
Les doigts gris sombre du primate empoignèrent la boue. Hors de question que cela se termine de la sorte. Qu’importe son état, jamais Quibli le sauvage ne se laisserait dompter.
Tel était le message silencieux qui brillait au fond des prunelles cuivrées du lémurien lorsque le museau-plat se plaça au-dessus de lui, baie maléfique à la main.
« Un Pokémon comme toi, on n’en trouve pas tous les jours. Tu feras un bon pilier pour ma team, p’tit gars. »
Le cerveau de Quibli carburait à toute allure. Comment allait-il – comment pouvait-il – se sortir de ce pétrin ?
Le concert de hurlements qui résonna soudain dans la clairière sonna son salut. Cinq lémuriens des cocotiers, que Quibli identifia comme appartenant à son groupe, s’étaient rués sur les faiseurs de feu, baies trop mûres à la main en guise d’arme. En reconnaissant son chef, le dissident sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Ses camarades de colonie avaient donc répondu à son appel ! Les effectifs envoyés n'étaient pas aussi nombreux qu'il l'espérait, mais c'était toujours mieux que de combattre seul.
« Ah shit. On dirait que tes potes sont venus te chercher… »
Le museau-plat qui le tenait en respect s’écarta brusquement de Quibli, évitant ainsi une baie plus grosse que sa tête lancée sur lui. Le félin couleur feuille morte se précipita sur l’agresseur de son maître, qui para ses coups autant qu’il put, et riposta avec ses propres techniques.
Quibli sentit qu’on le soulevait. Son chef le plaça sur son dos, et indiqua d’un grommellement qu’ils allaient évacuer la zone. Quibli voulut se dégager, mais dans son état, impossible de se défaire de la poigne ferme de son chef. Du reste, la fatigue et ses blessures drainaient toute son énergie, si bien qu’il était incapable d’émettre le moindre son. Il aurait tant voulu rester pour combattre encore...
Le chef de la colonie l’emporta, laissant ses autres subordonnés semer la panique parmi les faiseurs de feu. Arrivé à la frontière entre la clairière dévastée et la forêt épargnée, il bomba le torse, prêt à hurler le signal du départ.
Hélas, il n’eut jamais l’occasion de le faire.
Une violente secousse ébranla Quibli, qui se sentit tomber. La dernière image qu’il eut de son chef fut le visage pétrifié d’incompréhension de celui-ci, alors que le félin lui tranchait l’arrière de la nuque.
Quibli tomba lourdement sur le sol, qui s’affaissa brutalement sous son poids. Par pur hasard, il était tombé sur une galerie creusée par des taupes foreuses. Le sol malmené par les actions des museaux-plats n’avait pu résister à la chute de ce lémurien : Quibli fut emporté par un torrent de terre et de boue, balloté en tous sens à mesure qu’il progressait dans le tunnel interminable.
Le lémurien perdit connaissance bien avant de terminer sa course folle. Jamais il n’entendit les cris déchirants qui témoignaient de la scène atroce qui se déroulait plusieurs longueurs de queue au-dessus de sa tête.
Quel bien maigre réconfort.