Chapitre I
Une plaine aride battue par les vents. Une forêt dense où l’ombre est à la fois votre meilleure alliée et votre pire ennemie. Une côte aux récifs menaçants, en-dessous de laquelle une fureur volcanique sommeille. Un canyon inhospitalier, où le soleil chauffe impitoyablement la pierre à blanc.
Tel est le décor de la sauvage île de Poni. Plus petite île de l’archipel nommé Alola par ses humbles insulaires, elle n’en demeurait pas moins redoutable que ses trois consœurs, du temps où toutes les îles d’Alola étaient des foyers de nature luxuriante, où l’homme n’était qu’une créature parmi les autres.
Les êtres qui ont su s’adapter à la nature hostile de Poni ne sont pas forcément les plus forts, les plus robustes, ou les plus résistants. Ils possèdent simplement une chose en commun : la rage de vivre. Celle qui brûle dans les entrailles de chaque être peuplant la terre, les mers et les airs. Celle qui aiguise l’esprit et affûte les sens. Celle capable de pousser le corps au-delà de ses limites. Poni est un défi lancé par la vie à ceux qui osent fouler son sol, braver ses eaux et sillonner ses cieux. Elle est l’obstacle à franchir, l’épreuve à surmonter, le mur à abattre.
C’est cette nature impitoyable qui rendait, et rendra encore longtemps les habitants de Poni si mémorables. Ils sont l’incarnation même de la valeur de la vie, du courage face aux difficultés qu’elle imposait, et de l’espoir de connaître un lendemain. Qu’ils soient humains, loups de roche, vautours squelettes, ou dragon à sonnettes, chacun d’entre eux fait partie de Poni, et contribue à écrire son histoire. Elle est à la fois leur berceau et leur tombeau. Ils sont à la fois ses prisonniers et ses gardiens.
Cette histoire n'est pas seulement celle d'un habitant de Poni. Ce n'est pas celle du combat que lui et ses compatriotes ont mené pour préserver leur liberté. Ce n'est qu'une page, un pan d'une histoire qui a commencé il y fort longtemps, et qui perdurera tant que perdurera la flamme qui brûle dans le cœur du peuple de cette île si singulière. C'est l'histoire de Poni, le Royaume du Soleil.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sur Poni comme sur chacune des autres îles de l’archipel d’Alola, il était autrefois coutume d’accueillir chaque nouveau lever de soleil avec gratitude. Voir le soleil percer les ténèbres de la nuit signifiait que l’on avait réussi à survivre, un jour de plus ; chaque espèce, à sa manière, célébrait ce pas franchi dès le lever du jour.
Parmi les créatures magiques qui peuplaient Poni, une espèce en particulier avait su se distinguer des autres par le rituel quotidien qu’elle menait à chaque aube naissante. Oh non ; je ne parle pas de ces êtres civilisés qui avaient, au fil de leurs générations, érigé un temple à la gloire de l’astre du jour au confins du Grand Canyon. Non, ceux-là n’avaient rien de magique. Ils ne subsistaient que par la force du groupe, leur ingéniosité et leur adaptabilité ; mais aussi et par-dessus tout grâce à leur maîtrise du terrible feu, élément que peu d’êtres sur Poni savaient manipuler.
Non, les créatures dont je parle étaient vénérées par les faiseurs de feu. En réalité, elles étaient respectées par bon nombre des habitants de Poni. À l’apparition des premiers rayons du soleil, leur chant mélodieux pouvait être entendu jusqu’aux quatre coins de l’île, tel un clairon saluant l’astre sacré. Avec le temps, cet oratorio matinal était devenu un signal pour toutes les âmes de Poni ; l’annonce d’un nouveau jour et le signe que la vie pouvait reprendre son cours.
Celui que les légendes nomment Hâmama ne s’étonna donc pas de flairer, une fois la dernière note de sa mélopée poussée dans la fraîcheur matinale, l’odeur de plusieurs créatures magiques rampantes ou volantes, qui faisaient frémir buissons et frondaisons, sans jamais toutefois oser montrer le bout de leur museau ou de leur bec au terrible prédateur.
Partout dans la forêt, le chant des loups de roche s’éteignit, et la vie s’éveilla, prête à entamer un nouveau cycle.
Sans perdre une seconde, Hâmama bondit sur ses pattes, la truffe au vent, à l’affût de proies. Silencieux comme une ombre, il évolua lestement entre les pins. Cela ne faisait que quelques lunes qu’il vivait au sein de la forêt, mais il avait vite appris à reconnaître chaque ruisseau, chaque racine, chaque dénivelé. Originaire des montagnes qui s’élevaient bien au-delà de la canopée, il avait dû les quitter lorsque vint son tour de fonder son propre territoire. Ses talents de chasseur n’avaient hélas su compenser sa tare naturelle : son pelage bleu pastel, si différent du brun sablonneux de ses congénères. À cause de cette singularité, les proies des montagnes le repéraient instantanément, qu’importe les ruses qu’il utilisât pour tromper leur vigilance. S’il avait réussi à survivre plus d’une lune après ses adieux à la tutelle parentale, c’était uniquement dû à d’heureux coups de chance.
Mais ceux qui ne subsistent que par la chance n’ont aucun espoir de vaincre la cruauté de la nature de Poni. Hâmama l’avait bien compris. Aussi, ce ne fut que lorsqu’il parvint à attraper une proie sans recours à sa bonne étoile qu’il comprit quel était l’environnement qui lui convenait le mieux. Ainsi décida-t-il d’établir son territoire en forêt. Le changement ne le déconcerta jamais. Ce n’était qu’une question d’adaptation. Et au cœur de cette forêt ombragée, il était dans son élément : la pénombre offerte par les frondaisons épaisses teintait les taillis d’un vert sombre reposant, parmi lequel le bleu de son pelage se fondait parfaitement.
Les oreilles pointues du loup se redressèrent soudain. Sous ses griffes, les faibles vibrations d’un animal creusant le sol se firent ressentir. Aussitôt, Hâmama se mit au pas. Très vite, le fumet d’une proie parvint à ses narines. Hâmama inclina progressivement la tête jusqu’à ce que les pointes pierreuses qui perçaient son épais collier de fourrure blanche frôlent le sol. Avançant avec une lenteur mesurée pour éviter que celles pointant vers le haut ne fassent craquer les pointes sèches des arbrisseaux, il suivit la piste jusqu’à atteindre une petite trouée. Là, il repéra sa cible : une belette à dents tranchantes. Cette créature magique était reconnaissable grâce à sa fourrure brune rayée de jaune, mais aussi et surtout grâce à son énorme gueule remplie de crocs acérés.
Les griffes saillantes d’Hâmama effleuraient à peine le sol. Ses yeux restaient rivés sur la fourrure jaune de la belette, trop affairée à creuser une fermitière pour repérer le danger qui s’avançait vers elle en rampant. Cependant, elle aussi avait bon flair. À la faveur d’un traître changement de direction du vent, elle perçut l’odeur du loup.
Son premier réflexe fut de creuser frénétiquement, dans l’espoir non plus de se nourrir, mais de s’enfuir. Mais Hâmama fut plus rapide. La belette n’avait pas la moitié de la tête enfoncée dans le sol meuble qu’un éperon rocheux jaillit de ce dernier. Hélas, la lame de roc avait été invoquée de trop loin pour être tout à fait précise. Au lieu de percer la jugulaire de la belette, elle lui fendit la tête de la lèvre inférieure jusqu’à l’œil droit, lui arrachant plusieurs dents au passage.
Mais cela était amplement suffisant. Aveuglée par sa blessure et la douleur, la bête sentit trop tard les crocs pointus s’enfoncer dans sa gorge. Dans un sursaut de vitalité, elle tenta à son tour de mordre son agresseur. Mais c’était peine peine perdue : ses crocs si puissants ne pouvaient atteindre la gorge du loup de roche sans d’abord affronter les quatre pics rocheux qui l’encerclaient. Hâmama secoua violemment la tête afin de briser la nuque de sa proie. Le petit corps s’effondra sur l’humus, sans vie.
La loi du plus fort l’emportait toujours.
À peine essoufflé, Hâmama saisit son trophée entre ses crocs, et repartit d’un pas pressé. Malgré le goût du sang qui excitait son estomac hurlant famine, il résista à la tentation d’engloutir sa proie en quelques bouchées. Cette viande était destinée à d’autres vies, plus importantes que la sienne. Ainsi le lui dictait son instinct de père.
Soudain, le loup se figea. L’air vibrait d’une manière menaçante. Le poil hérissé, Hâmama hésita entre ralentir ou au contraire presser l’allure, tous les sens en éveil afin de déterminer l’origine du danger.
Des pas aussi lourds que mesurés ne tardèrent pas à se rapprocher. Dans l’ombre de la forêt, l’ours broyeur rôdait. Hâmama capta un mouvement parmi les ombres ; il était tout proche. La bête ne cherchait même pas à cacher sa fourrure rose vif. Elle avançait tranquillement, écrasant littéralement tout obstacle se dressant sur son chemin. Arbres, buissons, racines, rochers ; rien ne pouvait résister à ses pattes sombres extraordinairement puissantes.
Il était trop tard pour l’éviter. Les petits yeux noirs du colosse se rivèrent sur le loup et sa proie. Aucune expression ne vint étirer les traits de son visage faussement adorable. Et c’était cela le plus terrifiant. Cette créature était une force tranquille, que chaque geste rendait menaçante.
Hâmama banda les muscles avant même que l’ours ne lève son immense patte. Cette anticipation fut sans doute ce qui lui sauva la vie, car le coup fut aussi rapide que puissant. Le poing de l’ours broyeur s’abattit sur le sol à la manière d’un marteau. La terre fut soulevée sur plusieurs longueurs de queue ; les arbres qui avaient le malheur de s’être trouvés sur le chemin de l’onde de choc furent déracinés en un instant. Hâmama dut lâcher sa proie pour retomber sur ses quatre pattes. Pas le temps hélas de la récupérer : l’ours armait déjà sa prochaine attaque. Ni une ni deux, Hâmama s’enfuit au triple galop, abandonnant sa proie à son adversaire.
La loi du plus fort n’interdisait pas d’être lâche. Au contraire, il s’agissait de la première règle de la survie. Le tout était de connaître sa place dans le rapport des forces. Et le loup savait que jamais il ne pourrait vaincre seul un ours broyeur. Même une meute entière de loups de roche y laisserait des pertes considérables.
L’ursidé était certes puissant, mais sa célérité n’était bonne que sur de courtes distances. Jamais il ne serait capable de rattraper un loup de roche lancé à vive allure. Néanmoins, Hâmama ne s’arrêta pas avant de déboucher sur une partie plus éloignée de la forêt. Les arbres, plus sombres et à l’odeur plus prononcée, y étaient largement espacés entre eux, mais leurs frondaisons épaisses formaient comme un réel toit bloquant presque toute la lumière. Une fois assuré que l’ours ne l’avait pas suivi, Hâmama se remit en quête de quelque pitance pour sa progéniture.
L’odeur des pins, forte et épicée, troublait légèrement son odorat ; le loup resta sur le qui-vive. Un tel espacement entre les arbres, un sol matelassé d’aiguilles sans aucun buisson ou arbrisseau derrière lequel se dissimuler… Autant de conditions qui l’exposaient au danger. L’avantage cependant était qu’il pouvait lui aussi voir parfaitement ses proies.
Comme ce jeune cochon de feu imprudent, par exemple.
Ce n’était plus tout à fait un marcassin : ses défenses commençaient à poindre en-deçà de son groin rouge sombre. Ses pattes arrière musclées ne tarderaient pas à lui permettre de se tenir debout, et de pouvoir pleinement exploiter le potentiel de ses pattes avant, non moins robustes.
Malheureusement pour ce jeune porcin, sa vie n’aurait jamais l’occasion de s’épanouir jusque-là.
Invisible sur le sol ocre, le piège se referma autour de la patte postérieure gauche du cochon de feu, qui se retrouva brusquement propulsé dans les airs, tête en bas. La stupeur lui arracha un cri. Ses pattes brassèrent inutilement l’air dans une vaine tentative de se libérer.
Ce fut finalement une flèche plantée en plein cœur qui abrégea ses souffrances. Le corps délicieusement gras pendait, sans vie, au bout d’une corde. Caché derrière le tronc d’un conifère, une créature bipède, dépourvue de poils – hormis sur son crâne bien développé – tenait dans ses pattes l’arme qui avait occis le porcin. Sans un bruit, sans une quelconque forme d’exclamation, elle alla défaire son piège afin de récupérer son tribut.
Hâmama choisit ce moment pour attaquer.
Tout occupé à surveiller son piège, le bipède avait omis de vérifier la présence d’éventuels prédateurs, qui n’hésiteraient pas une seule seconde à jouer les charognards en s’accaparant sa proie. Une erreur qui à défaut de lui coûter la vie, lui coûta son repas.
Le corps flasque du cochon de feu n’avait pas encore atteint le sol lorsque le loup bondit et, telle une comète bleue, saisit le trophée entre ses crocs. Le bipède lâcha un hoquet sous le coup de la surprise. En désespoir de cause, il tenta de se saisir de la corde qui avait maintenu sa proie prisonnière ; mais elle était aussi insaisissable qu’un serpent d’herbe. Hâmama était déjà loin quand les cris d’indignation du bipède résonnèrent sous la canopée.
La loi du plus fort n’était pas la seule loi de Poni. Parfois, c’était simplement le plus malin qui l’emportait.
Le plus rapide, aussi.
Victorieux, Hâmama se débarrassa de la corde qui enserrait toujours la patte du porcin – fourbe serpent qui avait failli le faire trébucher plus d’une fois ! – et repartit en direction de sa tanière.
Fort heureusement, il ne croisa aucun autre ours broyeur sur son chemin. De toutes les créatures magiques de la forêt, ils étaient ceux que les loups de roche craignaient le plus. Les bipèdes pouvaient également se montrer dangereux, mais uniquement s’ils étaient en meute. Un individu seul n’avait aucune chance.
Hâmama franchit le lit de la rivière près de laquelle lui et sa compagne avaient établi leur tanière. Éclairée par la divine lumière solaire, autorisée à pénétrer cette partie de la forêt par un bon espacement des branches des arbres, une petite grotte se dissimulait derrière une barrière touffue d’aubépines. Hâmama se faufila à l’intérieur d’un pas toujours plus hâtif, comme poussé par quelque sentiment d’urgence.
Il faut accueilli par un grondement sourd et menaçant, qui le fit presque reculer. Tapie au fond de la caverne, une louve majestueuse au pelage brun clair et à la fourrure immaculée se tenait recroquevillée, les crocs à découvert. Nullement inquiété, Hâmama déposa le fruit de sa chasse à quelques pas de sa compagne d’un geste respectueux, mesuré, et s’éloigna sans décourber l’échine. La louve le regarda ressortir sans desserrer les mâchoires. Elle savait qu’elle n’avait rien à craindre de son compagnon : c’était un bon loup, qui l’accompagnait depuis quelques lunes déjà et avec qui elle avait partagé maintes parties de chasse. Elle savait qu’il ne ferait jamais rien aux petits corps blottis contre elle, et qui pépiaient en réclamant son lait. Mais son instinct de mère surpassait tout sentiment de confiance – d’autant plus qu’il s’agissait de sa première portée.
Celle que les légendes nomment Imala allongea le museau jusqu’à la proie encore tiède, la renfila, puis s’empressa de la dévorer avec avidité. Minuscules et fragiles, les trois boules de poils brunes et blanches se pressaient contre le giron de leur mère, absorbant goulûment le liquide vital que chaque nouvelle proie permettait à la louve de produire.
Si Poni était un défi lancé par la vie, ces trois petites choses étaient la réponse d’Imala à ce défi. Car même si un jour viendra où elle ne verra plus le soleil se lever, sa descendance continuera à vivre, et leur descendance après eux, répétant un cycle commencé des millénaires auparavant. Son sang et celui de ses ancêtres perdurerait, traversant les âges sans jamais s’éteindre.
*~*~*
Les légendes tendent souvent à l’oublier ; mais s’ils pouvaient parler, les montagnes et les plus vieux arbres – rares survivants de la sombre époque à venir – vous murmureraient, discrètement, l’identité de la créature qui fut premier témoin de l’origine des nombreux changements qui allaient bientôt s’opérer. Ils ne vous parleraient pas simplement d’un lémurien des cocotiers : ils vous souffleraient le nom de Quilbi. Quibli le jovial. Quibli le boute-en-train de la colonie. Quibli le solitaire.
Les lémuriens des cocotiers sont une espèce de créatures magiques vivant en grands groupes, et survivant grâce à leur esprit d’équipe et leur solidarité.
Quibli était l’exception qui confirme la règle. Ses aptitudes et son instinct au combat auraient pu lui permettre de devenir chef de sa horde, si seulement il n’avait pas été si insouciant et désinvolte. Confiant envers sa propre force, il obéissait rarement aux ordres du chef de la colonie et faisait souvent bande à part. Ce n’était que lorsque la situation l’exigeait qu’il acceptait de travailler en collaboration avec ses congénères ; ceux-ci pouvaient alors admirer ses incroyables compétences. Agilité, vitesse, puissance… il n’était pas un domaine dans lequel Quibli ne les surpassât. S’il s’y impliquait, un travail d’équipe comprenant Quibli n’échouait jamais. Il ne serait pas indécent de dire que si la colonie mangeait toujours à sa faim et possédait un territoire plus grand que celui des colonies rivales, c’était en grande partie grâce à lui.
Mais Quibli n’était hélas pas parfait. C’était un esprit libre, à qui le travail d’équipe ne convenait pas. Tout ce qu’il voulait, c’était laisser parler la puissance qui coulait dans ses veines. Il était passionné de combats ; il n’était pas rare de le voir chercher querelle à ses camarades de colonie, juste pour s’amuser. Quand le chef menaçait de l’expulser du groupe, Quibli s’en allait vagabonder là où ses pas le portaient, à la recherche de puissants adversaires.
Les langues satiriques diraient que Quibli aimait vivre dangereusement. Peut-être était-ce vrai. Non pas que l’intéressé se soit un jour posé la question. Il ne faisait que vivre comme il l’entendait. Là où la plupart des espèces ne se préoccupaient que de leur lendemain, et de comment ils allaient s’y prendre pour survivre jusque-là, Quibli profitait du moment présent. Était-ce une tare ? Ou était-il plus avancé que les autres ? Nul ne saurait vous le dire.
Ce fut donc à l’occasion de l’une de ces journées d’errance dans la forêt dont il avait l’habitude que Quibli put assister à la naissance d’un des plus grands tournants de l’histoire de Poni.
Après une récolte fructueuse qui allait assurer la satiété de chaque membre du groupe pendant plusieurs cycles-soleil, Quibli s’en était allé vadrouiller dans les sous-bois. Ses muscles puissants roulaient sous sa fourrure noire et blanche à chacun de ses sauts d’arbre en arbre. Alternant mains, pieds et queue, le primate se balançait de branche en branche, accompagné du fruit à coque rond et blanc dont il ne se séparait jamais, qu’il lançait et rattrapait entre chaque saut avec une dextérité phénoménale.
Tout à coup, des exclamations se firent entendre non loin. Quibli se réceptionna sur une haute branche, et en repéra l’origine. En contrebas de sa position, un groupe de queues-mains batifolait gaiment en comparant leurs acrobaties. Ces créatures magiques arboraient une fourrure courte et violette, et devaient leur nom à leur queue préhensile, dont l’extrémité rappelait une main à trois doigts.
Quibli ne chercha nullement à dissimuler son arrivée. Lorsque les singes mauves l’aperçurent, ils cessèrent aussitôt de rire. Profitant de son emplacement plus élevé que le leur, le lémurien poussa un cri de défi, prêt à en découdre. Les queues-mains ne se firent pas prier. Bien supérieurs en nombre – ils étaient huit en tout – ils se ruèrent sur ce fou qui osait les provoquer seul.
Quibli n’attendait que ça.
D’un geste expert, le lémurien lança son fruit à coque. Le queue-main qui se trouvait sur sa trajectoire l’évita sans effort, riant de la piètre tentative d’attaque de son adversaire.
Ce qu’il ignorait, c’est qu’il n’était pas la cible de Quibli.
Le fruit rebondit sur le tronc d’un arbre, puis sur un autre, et encore un autre, gagnant en vitesse à chaque ricochet. Un premier queue-main fut fauché en plein vol. Le fruit rebondit sur son pauvre corps, puis un deuxième primate fut emporté. Le temps que le reste du groupe se rende compte de ce qu’il s’était passé, Quibli avait quitté son perchoir. Usant de leur queue préhensile, les singes mauves se lancèrent à sa poursuite.
Quibli récupéra son fruit avant qu’il ne touche terre, et réitéra son attaque. Cette fois-ci, trois queues-mains tombèrent. Les trois restants ne parvenaient toujours pas à atteindre Quibli, qui esquivait leurs assauts avec agilité, sans fournir d’effort apparent.
Cependant les queue-mains étaient malins. Lorsque Quibli exécuta son attaque pour la troisième fois, ils savaient à quoi s’attendre. L’un d’entre eux utilisa sa queue pour intercepter le projectile. Malheureusement, celui-ci avait été lancé avec une telle force que les « doigts » de la queue du primate mauve se brisèrent sous l’impact. Toutefois ce sacrifice permit à ses deux comparses de s’emparer du fruit, laissant Quibli les mains vides.
Comme si cela allait l’arrêter.
Alors qu’il jonglait avec le fruit qui avait terrassé ses congénères pour narguer leur agresseur, le queue-main déchanta bien vite lorsque le lémurien fila vers lui à une vitesse insoupçonnée. Un simple coup tranchant porté au ventre, et le petit singe vola littéralement dans les airs. Quibli réceptionna son fruit comme si de rien n’était, et avisa le dernier queue-main encore debout.
Ce dernier n’hésita pas longtemps. Il prit la fuite en criant, abandonnant ses acolytes derrière lui. Quibli ne tenta pas de le poursuivre. Son fruit coincé sous le bras, il s’en fut à son tour, lâchant un long bâillement. Ce combat n’avait rien eu de très palpitant.
Le primate poursuivit sa route, jusqu’à apercevoir l’orée de la forêt. Nullement inquiété de quitter le couvert des arbres, Quibli continua en marchant à quatre pattes, son fruit maintenu en place sur son dos grâce à sa queue.
De nouveau, il entendit des clameurs. Mais différentes, cette fois. Il semblait que deux groupes distincts se disputaient.
Évoluant silencieusement entre les quelques rochers et arbrisseaux qui jaillissaient du sol, Quibli arriva jusqu’aux tanières des sans-fourrure. Les faiseurs de feu. En règle générale, les créatures magiques de la forêt évitaient de s’approcher de ces tanières d’argile, lieu de prolifération de ces êtres capables d’invoquer le terrible élément que seuls les dragons vivant aux confins de Poni pouvaient également maîtriser.
Mais Quibli était de nature curieuse. Et ces cris l’intriguaient. En s’approchant un peu plus, il put apercevoir les deux groupes en conflit. De son côté, lui tournant le dos, se trouvaient le peuple de faiseurs de feu à la peau hâlée, le genre qu’il lui était arriver de croiser au cours de l’une de ses errances. De l’autre, tournant le dos à l’étendue d’eau infinie dans laquelle le soleil sombrait pour laisser place à la nuit, se trouvait un groupe d’individus ressemblant aux faiseurs de feu, quoique… différents. Pour commencer, ils ne portaient pas le même type de peaux, celles qui comblaient l’absence de fourrure de ces créatures. Quibli n’aurait pas su les décrire. Elles étaient moins éparses, moins… primitives.
Mais le point le plus important étaient les armes. Quibli avait déjà vu les faiseurs de feu chasser leurs proies à l’aide d’arcs et de flèches. Mais les armes portées par le deuxième groupe n’avaient clairement rien à voir. Elles ressemblaient à de longs bâtons, dont l’éclat métallique resplendissait sous le soleil.
Et puis, il y avait ces étranges fruits, qui pendaient autour de leur taille… De petits fruits gris métal, qui luisaient de la même manière que les bâtons.
Ceux qui semblaient être les chefs respectifs des deux groupes se parlaient avec véhémence. Un troisième se tenait entre eux, se tournant d’un côté ou de l’autre chaque fois que l’un des deux chefs disait quelque chose. Étrange.
Quibli était trop loin pour entendre parfaitement ce qu’il se passait – de toute manière, il n’aurait pas compris un traitre mot du dialecte étrange des faiseurs de feu. Cependant, il comprit rapidement que la situation était en train de dégénérer. Et ceux qui avaient l’avantage étaient clairement les sans-fourrure aux bâtons. Il pouvait voir le rire secouer leurs épaules de là où il était.
Le primate hésitait à se rapprocher pour en apprendre davantage, quand le chef des faiseurs de feu à l’aspect étrange décrocha l’un des fruits qui décoraient sa taille. Calmement, sans se presser, il s’approcha d’un âne de boue, l’une des rares créatures magiques à vivre en cohabitation avec les faiseurs de feu. D’après ce que Quibli avait vu lors de sa première expédition du côté des tanières des sans-fourrure, ces créatures et leurs aînés, les chevaux tremble-terre, les aidaient à cultiver la terre et produire leur propre nourriture. Cela avait fasciné Quibli tout autant que cela l’avait décontenancé. Il n’aurait jamais imaginé que des espèces différentes puissent s’entraider de la sorte. Cela ne l’avait hélas pas inspiré pour faire de même avec ses camarades de la colonie…
Quibli se demandait si le faiseur de feu allait offrir ce fruit à l’âne boue. Ce serait un signe de paix, si c’était le cas. Cependant, quelque chose soufflait au primate que les intentions du bipède n’étaient pas si bonnes…
Habitué au contact des faiseurs de feu, l’âne ne broncha pas en voyant l’étranger s’approcher de lui. Sous les yeux inquiets des faiseurs de feu locaux, l’étranger lança le fruit sur la tête de l’âne.
Et là, incroyable, le fruit s’ouvrit. L’âne brilla d’une lueur rouge, avant d’être aspiré. Le fruit se referma avec un "CLAC" retentissant, avant de tomber au sol, où il remua avant de se stabiliser, immobile.
Le silence qui s’ensuivit fut rapidement comblé par les cris d’horreur des faiseurs de feu locaux. Celui qui avait lancé le fruit rit à gorge déployée face à leur désarroi, et ramassa la boule qui avait fait disparaître la créature magique en un instant.
Quibli était pétrifié. Ce à quoi il venait d’assister dépassait l’entendement. Pour la première fois depuis des lunes, il ressentit de la peur. Ces sans-fourrure n’étaient pas normaux. Ils possédaient un pouvoir absolument terrifiant, bien plus terrifiant que le feu lui-même : celui de faire disparaitre les êtres vivants.
Tous les sens de Quibli hurlaient au danger. Se secouant pour reprendre contenance, le primate réussit à ordonner à ses pattes de l’emmener loin d’ici, loin de ces sans-fourrure étranges. Lui qui était si fier de sa puissance, prenait la fuite pour la première fois. Mais c’est qu’il n’était tout simplement pas de taille face à un tel ennemi.
Quibli ne revint par la suite plus jamais errer du côté des tanières des sans-fourrure. Cependant, il n’avait pas envisagé que l’arrivée de ces êtres capables de faire disparaitre les autres créatures annonçait un bien plus tragique destin pour les habitants de Poni. S’il avait pu l’imaginer, s’il avait prévenu ses congénères du danger qui avait envahi les côtes de leur île, les choses auraient-elles été différentes ?
Rien n’est moins sûr.