Prologue - Les hommes venus de la mer
Tout commença par une journée ensoleillée. L’astre diurne déversait généreusement sa lumière sur l’île perdue au milieu des flots, que les insulaires nommaient avec une affection mêlée de respect, Poni. Le zénith ne serait pas atteint avant quelques heures, mais déjà l’air était suffocant. Fort heureusement, ceux dont le métabolisme ne savait souffrir de températures si élevées pouvaient jouir d’un agréable vent frais venu de l’est.
L’herbe verdoyante de la prairie ondulait gracieusement sous cette douce caresse, tandis que la jeune fille cheminait jusqu’au ruisseau qui la traversait.
Sa peau avait le teint mat des autochtones de Poni, habitués à vivre sous un soleil éclatant presque toute l’année. Ses longs cheveux noirs nattés avaient été rabattus sur son buste, dévoilant sa nuque au soleil et au vent, lesquels se livraient bataille pour y apporter accablante chaleur pour l’un, fraîcheur apaisante pour l’autre.
Elle ne devait pas avoir plus de seize ans, et pourtant ses yeux sombres exprimaient cette quiétude légèrement teintée de sagesse que l’on retrouvait chez les femmes d’âge mûr. Vêtue sobrement d’une robe de soie blanche, elle arpentait le sol herbu de la clairière d’un pas mesuré, quoiqu’un tantinet pressé. Entre ses bras frêles reposait une jarre en terre cuite, qui n’attendait que d’être remplie de l’eau fraîche de la rivière.
Dissimulés derrière les fourrés, quelques créatures magiques la regardaient passer, veillant à garder une distance respectueuse. De temps à autres, la jeune fille leur jetait un regard, et ses prunelles retrouvait l’éclat que créait l’émerveillement dans les yeux des enfants faisant face à quelque curiosité de la nature. Il était bien entendu défendu de s’approcher des créatures magiques sauvages, et la jouvencelle n’en avait pas la moindre intention. Le simple fait de pouvoir en observer, d’avoir conscience de leur présence tout autour d’elle, la comblait.
Le frémissement du ruisseau vint bientôt se mêler aux chants des oiseaux. Né au cœur des hautes montagnes dont les cimes se dressaient fièrement au nord de l’île, le ru sillonnait d’abord dans les souterrains du Grand Canyon, où il se gorgeait en minéraux et en fraîcheur, avant de ressortir à l’air libre via un réseau de petites cascades, d’où le torrent dégringolait en se divisant en plusieurs petits ruisseaux une fois arrivé au pied des montagnes. Un seul d’entre eux avait su trouver le chemin jusqu’à l’océan, en se frayant un chemin au travers de la vaste prairie. Le lieu où les jeunes filles du village avaient pris l’habitude d’aller chercher de l’eau, que ce fusse pour abreuver leur peuple ou pour effectuer la lessive, était un point où le ruisseau perdait de la vivacité qui l’avait animé au moment de descendre des gorges, pour couler paisiblement sur un lit de galets entouré d’une bande de sable gris rugueux.
L’air humidifié par la présence du cours d’eau se laissait doucement porter par la brise, se condensait en une fine rosée sur les herbes folles alentour, avant de s’évaporer, vaincu par la chaleur du soleil tropical. En conséquence, une fine brume s’élevait aux abords du ruisseau, néanmoins pas assez opaque pour troubler la vision.
Avec un soupir discret, la jeune fille s’agenouilla et entreprit de remplir le récipient. Dans un arbre voisin, un pic-vert mitrailleur s’attaquait au tronc avec rythme.
Une fois la jarre pleine – jamais à ras-bord : il fallait limiter au maximum les pertes – la jeune fille la hissa sur sa tête, une main posée sur le côté opposé à l’anse afin de la maintenir en équilibre. Elle s’apprêtait à repartir quand brusquement, le pic-vert cessa de marteler l’arbuste pour s’envoler en toute hâte. Surprise, la jeune fille le suivit des yeux, immobile.
Puis, mue par un pressentiment, elle tourna son regard en direction de l’aval de la rivière, qui malgré son cours sinueux s’entêtait à progresser vers l’ouest, vers l’océan.
Alors la jouvencelle les vit. Leurs silhouettes rendues floues à cause de l’air dilaté par la chaleur, ils étaient au nombre de trois, si l’on omettait les deux créatures magiques qui les escortaient. Remontant le lit du ruisseau, ils venaient dans sa direction ; leur pas pressé lui indiqua qu’ils l’avaient repérée. La jeune fille étouffa le pincement d’appréhension qui avait saisi son cœur, et les attendit, la tête haute.
Lorsqu’ils furent suffisamment près, elle put étudier plus en détail l’allure de ces étrangers – car c’en était bien. Tous trois portaient une tunique bleu marine, plus ou moins crasseuse et froissée en fonction de l’individu. En l’occurrence, celui dont l’habit était le plus soigné était également le plus âgé : ses tempes grisonnantes trahissaient l’âge qu’un léger embonpoint s’évertuait à masquer. Par-dessus sa tunique, il portait un veston sans manches dont les épaules étaient décorées de plaques d’or et d’argent. Si ce type d’accoutrements lui étaient peu familiers, l’autochtone devina que ces apparats témoignaient de son importance hiérarchique.
Bien que la tenue sans son ensemble fut plus resserrée que les habits des insulaires, elle restait suffisamment ample pour laisser le corps respirer. Ce qui n’empêchait pas le bonhomme de suer à grosses gouttes.
Ce dernier s’approcha de la jeune fille, et s’inclina poliment, ôtant brièvement son couvre-chef aux bords larges, agrémenté d’un voile sombre, sûrement destiné à repousser les insectes. Il se mit ensuite à parler dans une langue inconnue. Ne souhaitant pas offenser ces étrangers par une absence de réponse, la jouvencelle désigna sa bouche, son oreille, avant d’agiter l’index dans un signe négatif. En face, l’autre hocha la tête, nullement surpris. Au contraire, il semblait s’attendre à ce cas de figure. D’un ton sec, il appela l’un de ses deux acolytes.
Celui qui s’avança avait le teint aussi pâle que son supérieur, et devait par conséquent porter le même genre de chapeau à bords larges – le voile en moins, cependant. À la place du veston décoré, l’homme, d’une bonne trentaine d’années jugea la jeune fille, portait une sorte de cape courte, qui recouvrait tout le haut de son buste et ses épaules. Découpée dans un tissu vermillon pâle, elle gonflait par intermittences sous l’effet du vent. Un symbole représentant un cercle bleu ciel entouré de deux demi-cercles de la même couleur était brodé sur le côté gauche, celui du cœur. D’un bref coup d’œil, la jeune fille s’aperçut que le troisième homme, resté en arrière aux côtés d’une des deux créatures magiques, portait la même cape par-dessus sa tunique, à l’exception près que le motif était vert, et non bleu.
Les deux étrangers qui se tenaient devant elle échangèrent quelques mots, puis celui qui portait la cape s’adressa à la créature magique qui l’accompagnait. Celle-ci était tout aussi étrange que ses maîtres : de taille humaine, ou un rien plus petite, elle avait la peau recouverte d’un duvet fauve et soyeux, ainsi que ce qui ressemblait à des excroissances marron sur le torse et les épaules. Sa tête triangulaire était agrémentée de deux longues moustaches également fauves, au-dessus desquelles deux petits yeux noirs scrutaient la jeune fille, qui se sentit comme sondée par ces prunelles débordantes d’intelligence.
La créature ferma soudain les paupières. Dans chacune de ses mains reposait une cuillère, avec lesquelles elle forma une croix. Avec un hoquet de stupeur, la jeune fille vacilla, manquant de renverser son fardeau. Face à elle, l’homme aux tempes grisonnantes souriait.
« Je pense qu’à présent, nous pouvons communiquer en toute liberté, n’est-ce pas ? »
L’insulaire n’en revenait pas. Les paroles de l’homme résonnaient dans on son esprit, transposées directement dans son propre dialecte. Quelle étrange sensation… c’était comme si un voile venait d’être retiré de son esprit, voile dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence avant qu’il ne fût ôté. Patient, l’étranger lui laissa le temps de reprendre contenance. La condescendance qui se lisait dans ses yeux déplût tout de suite à la jeune fille. Plaquant un masque d’impassibilité sur son visage, cette dernière répondit :
« Il semblerait. Doit-on ce prodige aux pouvoirs de cette créature magique ?
— Tout à fait. N’ayez plus aucune crainte de la barrière de la langue. Alakazam se chargera de la briser. »
Alakazam. Ce devait être le nom de la créature, pensa l’insulaire. C’était la première fois qu’elle expérimentait les pouvoirs d’un de ces monstres, d’autant plus que les créatures manipulant l’élément psychique étaient rares sur Poni.
« Mais je manque à tous mes devoirs, reprit l’étranger. Je me présente : Andrew Smith, explorateur. Voyez-vous, mon équipage et moi-même venons d’accoster sur votre charmante île, et… oh mais je pense qu’il serait préférable d’en parler en présence du dirigeant de ces terres. Y en a-t-il un ?
— Combien êtes-vous au total ?
— Oh, pas plus d’une vingtaine d’hommes… »
La jeune fille hésita, jetant un bref coup d’œil aux créatures magiques. La deuxième, restée en arrière, lui était également inconnue. C’était un félin élancé, à la fourrure couleur feuille morte tachetée d’or. Ses yeux bleus glaciers se mouvaient sans cesse, alertes. À ses côtés, l’homme à la cape fumait quelque étrange chique, l’air profondément ennuyé.
Taisant ses méfiances, l’autochtone adressa un signe de tête au meneur du groupe d’étrangers.
« Je vais vous conduire jusqu’au Kahuna. Quoi que vous soyez venus quémander en venant sur cette île, c’est à lui qu’il faut s’en remettre.
— Dois-je en déduire que ce "kahuna" est votre chef ?
— Vous seul et vos deux compagnons ici présents pourront venir, ajouta la jeune fille comme si elle ne l’avait pas entendu. Cela sera amplement suffisant. »
De nouveau, le joufflu s’inclina poliment.
« Entendu. Puis-je me permettre de vous demander votre nom, jeune demoiselle ?
— … Elyra.
— Nous nous en remettons donc à vous, chère Elyra. »
Raffermissant sa prise sur la jarre, Elyra entreprit d’indiquer aux hommes le chemin à prendre. Lorsqu’ils s’engagèrent à sa suite, cependant, la jeune fille s’arrêta un instant pour poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis le début de leur échange :
« Ces créatures magiques… Sont-elles sous vos ordres ? »
Si les trois étrangers furent surpris par l’interrogation, ils n’en montrèrent rien. Leur meneur esquissa même un petit sourire empreint de mystère.
« En effet. N’ayez crainte, elles sont bien dressées. Elles ne vous feront aucun mal. »
Dressées. Curieusement, ce mot fit courir un frisson chez la jeune femme. Sans plus rien ajouter, elle reprit sa route, les étrangers la suivant poliment. Durant tout le trajet, Elyra constata que plus aucune créature magique n’osait se montrer, ni même faire frémir le moindre brin d’herbe. Le vent lui-même était tombé, laissant libre place au soleil et à ses cruels rayons.
L’île de Poni toute entière semblait retenir son souffle face à la venue de ces étrangers venus de la mer…
*~*~*
Un doux fumet de légumes mijotés s’élevait dans les airs. Par l’odeur alléché, un lapereau des souterrains perça le sol de ses puissantes oreilles, la truffe frétillante. Cependant, des vibrations toutes proches lui firent rapidement oublier l’idée naissante d’aller flairer cette potentielle pitance d’un peu plus près : un groupe d’enfants humains s’approchait en martelant le sol de leurs petits pieds. Effrayé, le rongeur retourna dare-dare dans son tunnel au moment où les jeunes bipèdes passèrent à sa hauteur.
Âgés d’une dizaine d’années, les trois garnements appartenaient à la plus récente génération peuplant le village, quoiqu’une nouvelle commençait à poindre sous le nombril d’une heureuse femme depuis quelques lunes. Inséparables compagnons, ces trois enfants avaient l’habitude, depuis leur plus tendre enfance, de partager jeux et espiègleries comme le feraient de véritables frères et sœur.
Néanmoins, ce jour-là, ce n’était pas la frivolité d’un quelconque amusement, ni l’excitation d’une nouvelle farce à accomplir qui pressait leur pas. Les trois petits se hâtaient vers la hutte du Kahuna ; en effet, d’après les murmures des conversations d’adultes entendues tout à fait par hasard – quoiqu’ils s’étaient peut-être cachés volontairement pour écouter les messes basses… – des étrangers venus de la mer seraient en train de s’entretenir avec le chef de leur village.
Des étrangers. Venus de l’autre côté de l’océan, qui plus était ! Comment ne pas être emporté par l’émerveillement, par la curiosité ? Comment ne pas se demander quelle allure avaient ces gens qui n’étaient pas nés sur la même terre qu’eux, s’ils leur étaient semblables ou au contraire radicalement différents ?
Les enfants évitèrent de justesse dans leur course un âne de boue qui, placide, broncha à peine et continua de mâcher un maigre brin d’herbe. La hutte du Kahuna était à présent en vue, son immensité dressée face à la foule de curieux qui s’était rassemblée devant.
En fait de hutte, la demeure du chef du village était un grand édifice de terre cuite, bien plus imposant que les autres maisonnées du village, ce qui soulignait l’importance de celui qui y résidait.
Selon la légende, le premier Kahuna aurait construit cette demeure de ses propres mains, combattant nuit et jour face aux créatures magiques qui vivaient sur l’île. Par son courage et sa persévérance, il gagna le respect de la déesse de l’île, qui rendit la terre autour de sa maison fertile afin qu’il puisse y faire pousser toutes les ressources nécessaires à sa survie, et à celle de son peuple. Depuis lors, l’humanité, bien que non bénie par quelque pouvoir surnaturel, a gagné sa place aux côtés des créatures magiques peuplant l’île impitoyable de Poni, et prospérait encore aujourd’hui.
Les Kahuna s’étaient succédés de génération en génération, obtenant leur titre par la réalisation d’une Épreuve, prouesse qu’ils se devaient d’accomplir seuls, sans aucune autre aide que leur propre force. Ainsi, le peuple humain se souvenait que leur présence sur l’île n’était pas uniquement dû à la bonté d’un dieu clément, mais aussi et surtout par les efforts qu’ils fournissaient, en travaillant d’arrache-pied pour atteindre leur but. Cependant, si le titre de Kahuna pouvait revenir à quiconque passait l’Épreuve, les mères ne manquaient jamais de chuchoter à leurs enfants, le soir avant de les offrir au sommeil réparateur, combien la force d’un Kahuna ne devait avoir d’égal que sa bonté. Si son désir de réussir l’Épreuve n’était nourri que par une ambition personnelle, et non par la volonté de protéger le groupe, il était assuré d’échouer, disaient-elles.
Mais revenons au temps présent. Devant cette demeure chargée d’histoire, l’actuel Kahuna se tenait assis sur un lit de paille, un calumet à moitié éteint maintenu entre ses lèvres pincées. Face à lui, les trois étrangers conversaient en une langue étrange, aux accents plus hachés que leur langue à eux, si mélodieuse en comparaison.
Cependant, lorsqu’ils arrivèrent à hauteur cercle formé par les curieux, les enfants sentirent comme une rivière glacée parcourir leur esprit. En un instant, une lucidité nouvelle les saisit, et les paroles de l’étranger leur parvinrent clairement, comme s’ils avaient toujours parlé la même langue.
« … et donc, nous souhaiterions nous installer sur cette île, disait le plus âgé d’entre eux. Bien entendu, vous recevrez toute l’aide dont vous aurez besoin, si tant est que vous daigniez partager vos ressources avec nous. »
Le Kahuna tira sur son calumet d’un air songeur. Son regard profond semblait voir dans une autre dimension, voyant des choses que nulle autre créature ne pouvait voir. Puis il s’exprima, parlant d’une voix grave et solennelle :
« Si je comprends bien, vous souhaitez établir votre civilisation sur ces terres… ?
— En effet. Mais n’y voyez là aucune déclaration intempestive d’une quelconque guerre ou que sais-je. Nous ne demandons qu’à sympathiser avec votre peuple, et à partager ses ressources… tout en vous offrant notre savoir et notre technologie. »
En retrait de la foule, à demi dissimulée derrière le mur ceignant la hutte du Kahuna, Elyra observait l’échange d’un œil sombre. Quel que fût le sujet de conversation entre le chef du village et les étrangers, il ne lui avait visiblement guère plu.
« … les autres îles de l’archipel ont accepté le changement, poursuivait l’étranger au visage joufflu.
— Nous nous moquons du sort des autres îles. Seul le nôtre nous importe.
— Allons, ne soyez pas si fermé. Pensez à tous les avantages que cela pourrait procurer à votre peuple ! Sans vouloir vous offenser, votre style de vie est très… rudimentaire. Je parie que vous avez grand mal à subvenir à vos besoins et à vous défendre contre les P… les "créatures magiques" »
L’évocation du bien de son peuple crispa un bref instant le visage ridé du vieux sage en une moue hésitante. Cependant, après avoir tiré sur son calumet, il secoua la tête.
« Votre proposition est très généreuse, et témoigne de votre bonté. Néanmoins, nous ne pouvons accepter. Depuis les temps anciens, ceux où nos ancêtres ont foulé le sol de cette île pour la première fois, notre peuple a toujours su s’adapter aux dangers quotidiens. Les créatures magiques sont certes problématiques pour la plupart, mais regardez… »
De la pointe de son calumet, le Kahuna indiqua un petit groupe d’ânes de boue en train de paître paisiblement dans un carré d’herbe à proximité de la hutte.
« Ces créatures nous font l’honneur de nous prêter leurs pouvoirs afin de nous aider dans nos cultures. Si le village est aujourd’hui si prospère, si grand, c’est en grande partie grâce à notre travail commun.
— Mais ne rêvez-vous pas d’un terrain encore plus grand ? Ne voulez-vous pas que votre peuple prospère davantage ? Je comprends votre position, et je la respecte ; toutefois, de notre point de vue, vos ressources sont bien maigres. Alors que l’île est si vaste… !
— Le reste de l’île appartient aux autres créatures magiques. Elle est leur territoire, tout comme ces terres sont le nôtre. Nous sommes capables de défendre nos terres, mais n’avons pas la force d’aller empiéter sur celles des autres. Il en a toujours été ainsi. Un équilibre s’est instauré entre les peuples de Poni, et nul ne peut le briser impunément.
— … Je vois. »
Malgré le salut respectueux dont l’étranger gratifia le Kahuna, une certaine tension sembla soudainement s’être installée entre les deux parties. Elyra crut d’abord à son imagination, mais lorsqu’elle remarqua les regards perplexes et les murmures inquiets qui se propageaient parmi la foule, elle sut que cette intuition était fondée.
Impassible, le Kahuna regarda l’étranger s’éloigner, et échanger des messes basses avec ses deux compagnons. Celui qui se trouvait à côté de la créature nommée « Alakazam » hocha vigoureusement la tête ; quant à l’autre, il se contenta de hausser les épaules d’un air las. Satisfait, le meneur des étrangers retourna auprès du vieux chef.
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Kahuna… Mes camarades et moi souhaiterions vous faire une petite démonstration de ce que notre aide pourrait apporter à votre peuple. Je suis sûr qu’après avoir assisté à une telle prouesse, vous reconsidérerez notre offre. »
Le Kahuna haussa un sourcil à la fois méfiant et intrigué. Les étrangers n’attendirent de toute manière pas son accord pour s’exécuter. L’homme à l’air fatigué avança d’un pas traînant jusqu’au groupe d’ânes de boue, la créature féline sur les talons. Habitués à la présence des humains, les équidés daignèrent à peine lui accorder un regard.
L’homme détacha alors de sa ceinture un objet sphérique, couleur gris métal et brillant d’une lueur mate sous le soleil. Le peuple autochtone, le souffle coupé, le regarda lancer cette étrange balle sur l’un des ânes.
Ce fut ensuite la stupeur générale. Lorsque la balle entre en contact avec la peau douce de l’équidé, celui-ci s’illumina d’une vive lumière rouge sang, avant d’être aspiré à l’intérieur de la sphère. Sous les regards médusés de la foule sans voix, celle-ci remua une fois… deux fois… trois fois… avant de s’immobiliser complètement.
Le silence irréel qui s’était installé fut soudain brisé par la voix aiguë de l’un des enfants :
« Le cadichon ! Il l’a fait disparaître !! »
Comme si un enchantement venait d’être levé, la foule fut prise d’une brusque agitation. On chercha soudainement à cacher les enfants, à mettre à l’écart les femmes, à prendre les armes contre ces profanateurs ayant osé s’en prendre à l’une des divines créatures magiques de l’île.
« Quelle est là cette magie ?! s’exclama le Kahuna.
— Magie ? Allons, ne soyez pas si simple d’esprit, indigène ! »
Le joufflu partit d’un grand éclat de rire tandis que son compère ramassait la balle. Le chef du village se leva, à la fois furieux et terrorisé par ce qui venait de se produire. Cependant, le félin s’était retourné, et grondait dans sa direction, prévenant toute tentative d’intervention de sa part.
Qu’aurait-il pu faire de toute manière ?
« Vous portez un grand respect à ces "créatures magiques", n’est-ce pas ? Vous travaillez avec eux, mais vous avez également peur d’eux ! »
L’homme joufflu secoua la tête d’un geste théâtral.
« Ce que nous vous offrons là, c’est une chance de vaincre cette peur ! Nous vous offrons… »
D’un claquement de doigts, il indiqua à son camarade de poursuivre leur plan. Alors le barbu à l’air fatigué lança la balle et, dans un éclair de lumière blanc, l’âne réapparut.
Face à ce prodige surnaturel, les autochtones retrouvèrent un semblant de calme, qui n’était en réalité qu’une peur croissante paralysant de plus en plus leur corps.
« Donne un bon coup de sabot à cette baraque. »
La voix rauque de l’homme résonna comme un coup de gong. L’âne s’ébroua, regarda l’homme, parut hésiter un instant puis, d’un puissant coup de sabot, fit s’écrouler le mur droit de la hutte du Kahuna.
« … nous vous offrons le pouvoir sur ces créatures ! »
Le félin et le « Alakazam » se placèrent aux côtés de l’âne de boue, formant comme une ligne défensive entre les étrangers et les autochtones. Une ligne courte – mais une ligne aux pouvoirs incommensurables, preuve de la différence frappante séparant les deux peuples humains.
Elyra, affairée quelques secondes plus tôt à éloigner les enfants médusés, arborait désormais une expression similaire à la leur. Mais avec la peur comme ingrédient supplémentaire pour venir étrécir ses pupilles et serrer son cœur.
Qui que fussent ces hommes venus de la mer, ils n’étaient pas comme eux. Contrairement à eux, ils avaient un pouvoir : celui de pervertir les créatures magiques et de les soumettre sans le moindre effort.
Un pouvoir terrifiant qui, malgré les belles paroles de l’étranger, ne pouvait rien présager rien de bon.
Comme en écho à ses pensées, le vent se leva brusquement, et le ciel s’assombrit, voilant le soleil d’un rideau de nuages noirs comme la nuit…