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L'Archange de MissDibule



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Informations

» Auteur : MissDibule - Voir le profil
» Créé le 30/04/2019 à 04:12
» Dernière mise à jour le 04/08/2019 à 03:02

» Mots-clés :   Aventure   Famille   Mythologie   Sinnoh   Suspense

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Chapitre 2 – Cœur brisé
31 mai 1819, aux abords du village de Bonaugure, région de Sinnoh
Le petit étang était calme en cette journée de printemps. Seule une légère brise remuait les feuilles et les fleurs, qui ne tarderaient pas à porter leurs fruits. À l’écart de l’animation du petit village, au sud, le lac miniature baignait dans une clairière de quiétude. Un jeune homme brun surgit alors des fourrés, serrant dans ses mains calleuses un sac de toile. Son kimono blanc et gris, usé jusqu’à la corde, flottait au vent, retenu à grand-peine par une ceinture tout aussi mal en point.

L’adolescent posa son regard noisette sur l’étang ; il semblait anxieux. Il inspira profondément, pour s’imprégner de l’atmosphère sereine du lieu. Enfin, il s’avança vers le point d’eau. Là, au bord de l’eau claire, il s’agenouilla, posa le sac sur l’herbe fraîche et joignit ses mains en prière : « Merci pour ce repas. » dit-il doucement. Il ouvrit alors le sac de toile et en extirpa le contenu : des os blancs et fins, qui étaient en réalité du cartilage.

Le garçon contempla un instant l’ossature du défunt Magicarpe. Ce Pokémon faisait sans conteste partie des mets les plus populaires auprès des familles modestes de Sinnoh. Il n’était certes ni très nourrissant, ni très savoureux, mais sa prolifération légendaire faisait de lui une ressource halieutique proche de l’inépuisable. Malgré tout, comme à chaque fois, la vue des minuscules os fit ressentir du remords au jeune homme : pour lui, l’abondance de Magicarpe ne justifiait pas qu’on les consommât avec tant d’avidité.

Il secoua soudainement la tête. Son rôle n’était pas de se poser des questions, mais d’accomplir le rituel. Une tâche simple, imposée par les traditions millénaires de Sinnoh. Le jeune garçon décida d’en finir au plus vite : sans plus de cérémonie, il se saisit des restes du Pokémon et les plongea délicatement dans l’eau claire. Il les regarda silencieusement sombrer au fond de l’étang. Puis il ferma les yeux, joignit à nouveau ses mains en prière, et réitéra ses remerciements à l’intention du ciel.

Une légère brise agitait ses mèches de cheveux en bataille. Le silence était si pénétrant qu’il mit rapidement le jeune homme mal à l’aise. « Bon, il est temps d’y aller. Père m’attend. » pensa-t-il soudainement une fois sa prière finie, comme s’il espérait briser par la pensée cette anormale quiétude. Il rouvrit les yeux. Sac de toile en main, il se releva et épousseta son kimono usé. Au même moment, une voix venue de derrière lui le fit sursauter :

— Bonjour, Elio.

Il se retourna vivement vers la personne qui l’avait interpellé, mais il savait déjà de qui il s’agissait. Elle était là, en chair et en os – et, comme lui-même, plutôt en os qu’en chair. Une jeune fille d’à peu près son âge, également en kimono, se tenait face à lui. À ceci près que le sien était des plus somptueux : tissé de soie rose pâle, il était décoré de fines fleurs indigo brodées, et la longue jupe plissée, d’un rose plus foncé, n’avait pas un seul faux pli. Un curieux collier blanc, plutôt épais, semblait lui enserrer le cou. Enfin, dans ses mains, un petit sac à main baluchon en soie indigo complétait l’apparat.

Pourtant, la fastueuse tenue de la jeune femme ne suffisait pas à tromper l’œil avisé. Sa chevelure auburn ondulait sauvagement et retombait en une volumineuse cascade dans son dos. Elle n’était pas coiffée de façon sophistiquée comme l’étaient les dames de la cour impériale, pas plus que ses yeux brun châtaigne n’étaient peinturlurés de maquillage, comme le préconisait l’étiquette. Sa peau ainsi découverte laissait voir certaines imperfections parfaitement habituelles pour son âge, qui trônaient encore fièrement sur son visage ovale. Ses lèvres roses, gercées par le climat froid de Sinnoh, semblaient n’avoir jamais été en contact avec un quelconque artifice.

— Ah, c’est toi, Malicia. Tu… Euh, je veux dire, vous m’avez fait peur, dit alors le dénommé Elio en s’inclinant respectueusement. Comment allez-vous ?

La jeune femme appelée Malicia se fendit alors d’un petit rire :

— Pas besoin d’être si formel, Elio. Pour l’instant, nous sommes à l’abri des regards : ton père est à l’orée du bois. J’ai réussi à le convaincre de me laisser venir te chercher seule, mais à mon avis, il guette notre retour comme un Démolosse de garde.

— Ah, tant mieux alors… lâcha Elio dans un soupir de soulagement.

En se redressant, il vit le voile noir qui assombrissait le regard de son amie. Sans réfléchir, il prit alors ses mains dans les siennes et lui demanda ce qui n’allait pas.

— C’est-à-dire que… commença-t-elle, les mains crispées sur la fine lanière de son sac. Cette comédie ridicule commence vraiment à me peser. Plus le temps passe et plus j’ai l’impression de devenir une étrangère aux yeux de tout le monde…

Elio chercha un instant ce qu’il pourrait dire à Malicia pour la réconforter, mais rien ne vint. Aucune parole, aucun mot, aucun son ne parvint à sortir de sa gorge. Désemparé, le jeune homme se contenta de prendre son amie dans ses bras. Celle-ci commença alors à sangloter. Elle pleura ainsi contre lui durant de longues minutes. Puis, quand les larmes s’arrêtèrent enfin, Malicia s’écarta doucement du garçon et prononça ces paroles à demi-voix :

— Merci d’être là, Elio… je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

— Non, c’est bien normal, répliqua-t-il en secouant la tête. Moi aussi, dans ta situation, j’aurais probablement envie de pleurer. Toute cette pression… Je me dis que tu dois être très forte pour réussir à la supporter.

— Mais c’est bien ça le problème, je n’arrive plus à la supporter, Elio. Je suis… fatiguée de tout ça.

Le ton de Malicia mêlait lassitude, angoisse et tristesse. Un long silence suivit ce court échange. Même la brise semblait s’être arrêtée. Un ange passa. Puis, enfin, Malicia brisa la glace :

— Désolée de m’épancher comme ça sur toi…

Le jeune homme s’apprêtait à protester, mais son amie ne lui en laissa pas le temps :

— Je vois que le rituel s’est bien déroulé, reprit-elle en commençant à s’agenouiller au bord du petit étang pour en observer le fond. Enfin, maintenant que l’étang a dégelé, je ne vois pas pourquoi il y aurait un problème.

— Fais attention, le sol est encore humide. Tu pourrais te salir…

— Je m’en fiche, assena-t-elle d’un ton sans réplique. C’est en partie à cause de ces beaux vêtements que tout le monde me regarde de travers. Alors s’ils finissent couverts de boue, ça m’est bien égal.

— Ah euh… Oui, bien sûr… Désolé.

Malicia secoua la tête.

— Ne sois pas désolé… Tu n’y es pour rien, le rassura-t-elle en fixant les eaux d’un œil morne.

Un nouvel ange passa. Malicia se mit soudainement à réciter :

— « Régalez-vous d'un Pokémon attrapé dans une mare ou un ruisseau. Remerciez-le pour ce repas, et ne laissez pas de restes. Quand ses os sont blancs comme l'albâtre, déposez-les au point d'eau qui a vu naître ce Pokémon. Le Pokémon réapparaîtra, bien en chair…

— …pour commencer une nouvelle vie. » compléta Elio. Contes populaires de Sinnoh, partie une, ajouta-t-il.

Tous les habitants de Bonaugure connaissaient ce conte. Il était enseigné aux enfants, ainsi que tous les autres mythes de Sinnoh, dès leur plus jeune âge.

— Tu penses que cette histoire est vraie ? lui demanda Malicia en relevant la tête vers lui.

Ses yeux bruns brillaient de sincérité. Elio sembla réfléchir un instant.

— Pour tout te dire, je ne me suis jamais vraiment posé la question… répondit-il avec honnêteté. Je ne fais qu’appliquer le rituel. Après, je t’avoue que je ne suis pas vraiment sûr que ça se passe exactement comme ça…

— Moi, je me suis posé la question. Plusieurs fois. Et pas seulement sur ce mythe-ci. Sur tous les autres aussi, tous ceux que l’on nous fait apprendre par cœur sans jamais vraiment réfléchir à leur signification. Bien sûr, je ne conteste pas l’existence ni l’omnipotence des dieux Pokémon. Je crois dur comme fer à leurs pouvoirs. Mais je pense au contraire que les contes comme celui-ci ne sont qu’une vaine tentative de justification de la part des humains.

— Une justification ? Une justification de quoi ?

— Une justification de la consommation de Pokémon par les humains, expliqua-t-elle. Ce conte utilise la réincarnation comme une excuse bien pratique pour justifier le meurtre de Pokémon.

— Oui, c’est vrai. Moi-même je me sens mal à chaque fois que je dois faire ce rituel… admit Elio.

— Tu crois que quelqu’un s’est déjà soucié du fait que le Magicarpe fraîchement englouti réapparaisse ou non dans l’étang ? l’interrogea Malicia en se relevant.

— Eh bien… Il y a toi, fit valoir Elio.

— Oh oui, moi, c’est sûr… Mais bon, si je me pose toutes ces questions, c’est parce que réfléchir, je n’ai que ça à faire, soupira son amie. Si tu savais comme c’est ennuyeux, de méditer quatre heures tous les matins dans une caverne sombre… Et encore, normalement je suis censée « faire le vide dans mon esprit et ne penser à rien », me dit grand-mère ! Non mais, vraiment, je te jure, il y a de quoi devenir fou…

— Je te crois… répondit simplement Elio.

Le jeune garçon n’arrivait même pas à imaginer que l’on puisse rester quatre heures au même endroit sans rien faire, et ce, chaque jour. Il admirait la force d’esprit de Malicia. Mais il voyait bien qu’elle était totalement accablée en cette matinée. Il préféra donc changer de sujet :

— Vérité n’est pas avec toi aujourd’hui ?

L’effet fut au rendez-vous : le visage de Malicia se fendit d’un léger sourire.

— Bien sûr que si ! Elle est toujours avec moi. Mais elle a trouvé un nouveau jeu… Montre-lui, Véri !

À ces mots, l’étrange collier blanc qui entourait le cou de Malicia s’ouvrit en deux, puis disparut dans un éclat irisé. Une fraction de seconde plus tard, le même éclat aveugla Elio, et une petite créature blanche à la tête verte apparut dans les bras de Malicia.

— Sal ! Tarsal ! s’écria le petit Pokémon.

Elio ne cacha pas sa surprise :

— Vérité était sur ton dos depuis tout ce temps ?

Son amie opina du chef, sourire aux lèvres. Elio, lui, était sincèrement étonné : il n’avait absolument rien senti quand il avait pris Malicia dans ses bras. Probablement parce que les longs cheveux ondulés de la jeune fille étaient suffisamment épais pour cacher la présence du frêle petit Pokémon.

— Décidément ça doit être pratique de pouvoir se téléporter pour tout et n’importe quoi… Elle n’a pas beaucoup d’efforts à faire, remarqua Elio, amusé de voir que la Tarsal s’était téléportée pour si peu.

— Vérité est encore petite et farouche : elle a toujours peur de se blesser, alors elle se téléporte dès qu’elle a le moindre mouvement à faire, expliqua Malicia. Pas vrai, Véri ? demanda-t-elle à la petite créature alors qu’elle caressait sa tête verte, entre les deux excroissances rouges.

La Tarsal émit un petit bruit aigu en guise de réponse. Alors qu’Elio s’apprêtait à dire quelque chose, une voix tonitruante surgit soudain des fourrés :

— ELIO !

En entendant cet appel, l’intéressé devint soudainement blême : c’était la voix de son père ! En effet, l’homme de grande stature à l’air bourru qui venait de sortir des buissons était bien le père d’Elio. Il semblait profondément excédé :

— Tu comptes me faire attendre encore longtemps ? Ça prend quand même pas des plombes de balancer une carcasse de Magicarpe dans la flotte ! vociféra-t-il en accourant vers son fils.

— M. Kleyne ! Ce n’est pas la faute d’Elio… C’est moi qui l’ai retenu ! intervint presque immédiatement Malicia, pour plaider la cause de son ami.

— C’est trop généreux de votre part de prendre la défense de ce garnement, Prêtresse, déclara l’homme sur un ton bien plus mielleux, en s’inclinant ridiculement bas face à Malicia. Maintenant, poursuivit-il avec agressivité à l’adresse de son fils, toi, tu viens avec moi ! Assez traîné !

Malicia observa donc, impuissante, M. Kleyne tirer violemment son fils Elio par le bras en direction du village. Ce dernier, résigné, adressa un dernier sourire à sa meilleure amie pour tenter de la rassurer. Mais Malicia lui jeta au contraire un regard profondément triste et désolé.

— T’en fais pas, Licia, ça va aller ! lui assura-t-il en se retournant vers elle.

Malicia lui répondit par un léger sourire qui sembla le satisfaire. Puis il disparut de son champ de vision. La jeune femme eut néanmoins le temps d’entendre M. Kleyne houspiller une nouvelle fois son fils parce qu’il avait osé la tutoyer. Une fois seule, Malicia soupira longuement.

« Dire que quand on était petits, M. Kleyne me traitait avec la même rigueur qu’Elio… Maintenant, il me vouvoie et m’appelle “prêtresse“… Quel titre ronflant. Je crois que je préférais quand même avant. Je ne m’habituerai jamais à tout ça… » pensa-t-elle.

— Saaaal ? fit soudain la petite Vérité, toujours pelotonnée dans ses bras.

La petite créature semblait avoir remarqué que quelque chose n’allait pas. Malicia lui sourit doucement. « Les Pokémon sont incroyables. Mais Vérité l’est encore plus. Elle a un don extraordinaire pour déceler les états d’âme… J’aimerais bien avoir le même. »

— Ne t’inquiète pas, Véri, dit-elle à son Pokémon en lui caressant la tête. Comme l’a dit Elio, ça va aller !

Même si elle s’adressait à son Pokémon, elle essaya d’être le plus convaincante possible ; car c’était avant tout elle-même qu’elle essayait de persuader. Elle espérait sincèrement que tout irait bien, pour Elio comme pour elle-même. Vérité émit alors un nouveau petit cri, que Malicia interpréta comme un rappel à l’ordre :

— Oui, tu as raison, il est temps pour nous d’y aller aussi. Grand-mère risque de me gronder si je ne suis pas à l’heure pour assurer mon rôle de conseillère.

Les deux amies prirent donc la direction du village. Alors qu’elle cheminait, la jeune fille soupira à nouveau : être une prêtresse était une lourde tâche. Si on lui avait dit à l’avance à quoi ressemblait la vie d’une prêtresse, elle n’aurait jamais accepté d’endosser ce rôle. Enfin, si elle avait eu le choix, évidemment. Malheureusement pour elle, c’était le tuteur du futur prêtre ou de la future prêtresse qui soumettait la candidature pour son enfant.

Les parents de Malicia étant décédés depuis longtemps, ce fut sa grand-mère qui proposa à la Grande Prêtresse de faire de Malicia la future Prêtresse des Émotions. Par un heureux – ou plutôt, malheureux – hasard, la jeune fille fut choisie. Ainsi le destin de Malicia fut scellé, sans qu’on ne lui demande jamais son avis.

Malicia s’était souvent demandé pourquoi sa grand-mère avait fait une telle chose. Des années avaient passé sans que la jeune prêtresse comprenne les motivations de son aïeule. Mais, en grandissant, elle avait commencé à comprendre certaines choses, et à voir le monde d’un œil un peu moins candide. Ainsi, alors qu’elle venait d’avoir quatorze ans, la réponse s’était imposée d’elle-même, comme un fulgurant raz-de-marée.

La jeune fille s’était sentie stupide de ne pas l’avoir remarqué avant. Sa grand-mère était la Doyenne de Bonaugure, elle jouissait donc d’un prestige certain. Mais sa position ne lui assurait cependant aucun revenu, et son grand âge l’empêchait de pratiquer un quelconque métier. Et pourtant, elle parvenait à subvenir à ses besoins et à ceux de sa petite-fille. Cette situation, que Malicia avait toujours considérée comme évidente, ne l’était en réalité pas du tout.

Après avoir réalisé ceci, elle s’était bien sûr demandé comment sa grand-mère faisait pour gagner l’argent qui leur permettait de vivre. C’était à ce moment-là que Malicia avait compris. Elle avait enfin assemblé toutes les pièces du puzzle, et la réponse était des plus évidentes : sa grand-mère ne gagnait pas d’argent. C’était l’Église elle-même qui fournissait une compensation financière aux familles des prêtres et prêtresses.

Les motivations de la grand-mère de Malicia étaient donc limpides, et se pouvaient se résumer en trois mots : appât du gain. Malicia s’était sentie très blessée lorsqu’elle avait appris cette vérité. Sa grand-mère avait fait d’elle une prêtresse uniquement pour vivre aux crochets de l’Église. Cependant, elle comprenait ce qu’avait dû ressentir sa grand-mère : seule, démunie, fragile, et sans-le-sou, la pauvre femme avait vu dans cette opportunité une chance inespérée.

Malicia ressentait donc des sentiments mitigés envers sa grand-mère. Même si elle lui en voulait de lui avoir imposé cette existence difficile, sa grand-mère était sa seule famille, celle qui l’avait élevée depuis le berceau. Elle soupira à nouveau. Songer à tout cela ne l’aidait pas vraiment à se sentir mieux. Contre elle, elle sentait le corps glacé de Vérité, qui commençait à grelotter. Elle enveloppa alors la petite bête de ses bras, pour la réchauffer un peu, puis continua son chemin, pensive.

Elle arriva bientôt à l’entrée de Bonaugure, où l’attendaient déjà les villageois. Ils espéraient recevoir les précieux conseils de la grande Prêtresse des Émotions, celle qui connaissait mieux que quiconque les confins de l’âme humaine. Du moins le croyaient-ils. Malicia, elle, réalisait parfaitement qu’elle ne savait rien sur tout cela. Ou plutôt, elle comprenait bien qu’elle n’en savait pas plus que n’importe qui d’autre sur les émotions qui animaient Pokémon et humains.

À chaque fois qu’on lui demandait conseil cependant, la jeune fille se devait de paraître sûre d’elle, comme si elle était animée d’une sagesse infinie. On la considérait avec le plus grand respect, la plus grande mansuétude. Chaque parole qu’elle prononçait était accueillie comme un jugement divin qu’il aurait été criminel de contester. Par conséquent, elle était également crainte par la population. On l’adorait, on la redoutait. Sa présence suscitait une véritable fascination.

Une fascination qui la mettait mal à l’aise. Pourquoi ? Parce qu’elle n’était qu’une jeune adolescente d’à peine quinze ans. Pourtant, on ne la voyait pas comme telle. Aux yeux de tous, elle était une présence transcendante et prodigieuse. On lui accordait trop d’importance. Mais surtout, on lui en accordait trop peu. En l’élevant symboliquement et spirituellement au rang de messagère divine, on réduisait à néant sa part d’humanité.

On ne lui laissait pas le droit de faire des erreurs. De rire. De pleurer. D’exister. Ainsi, la Prêtresse des Émotions devint paradoxalement celle à qui l’on interdit de montrer la moindre faiblesse, et donc, la moindre émotion. Pourtant, elle était humaine avant tout. Même si tous refusaient de le voir, elle aussi était assaillie par ses propres peurs, ses propres doutes, ses propres sentiments. Et ces émotions qu’elle devait perpétuellement enfouir au fond d’elle-même la rongeaient un peu plus chaque jour.

Elle qui ne parvenait même pas à saisir l’essence de ses propres émotions, comment pourrait-elle détenir les réponses aux questions métaphysiques millénaires de ces gens qui semblaient tout aussi perdus qu’elle-même ? Elle ne le pouvait pas. Et pourtant, malgré tout, les habitants étaient là, pleins d’espoir, convaincus que Malicia était une sorte de prophète, une lumière destinée à les guider dans les sombres ténèbres de la vie.

Mais dans cette funeste noirceur, c’était peut-être elle, la plus aveugle de tous.