Chapitre 1 : Familles
Un homme affalé et ronflant sur la table à manger, une canette de bière à la main. La scène habituelle. Lionel Mélric soupira ; il ramassa la veste brune qui traînait au sol et la posa sur les épaules de son pauvre père. Sans faire de bruit, Lionel lui confisqua sa bière et la jeta à la poubelle.
Dans la famille Mélric, Lionel se réveillait toujours en premier. Il fallait quelqu’un pour tenir la maison, et c’était tombé sur lui. Non pas parce qu’il le voulait, mais parce que ni son père ni sa grande sœur n’étaient suffisamment responsables.
Après avoir passé un coup de balai, Lionel prit une boîte de conserve dans le placard et la partagea équitablement en trois assiettes. Vint ensuite le problème majeur : l’eau. Lionel était confiant concernant les réserves de nourritures, mais les réserves d’eau potable fondaient beaucoup trop rapidement à son goût. La hantise de Lionel était d’épuiser la totalité du précieux liquide avant le prochain ravitaillement.
Lionel soupira encore une fois, et concéda à ne se servir qu’une demi-portion d’eau pour permettre à son père d’avoir un verre plein. Il allait certainement se réveiller avec une petite gueule de bois ; s’il ne s’hydratait pas assez, il risquerait de tomber malade. Et la maladie n’était pas juste une hantise, c’était un cauchemar.
Alors que Lionel soupirait une énième fois, deux mains chaleureuses obstrua soudain sa vue.
— Devine qui c’est ? s’écria une voix joviale.
— Sœurette je t’en prie, tu n’es plus une gamine.
Lionel avait beau paraître agacé, sa voix amusée le trahissait. Fiona Mélric descendit ses mains sur les épaules de son frère, le retourna vers elle, et l’enlaça affectueusement.
— Roh, si on ne peut plus plaisanter ! fit-elle mine de ronchonner. Je passe ma vie à m’occuper de types désespérés, c’est épuisant tu sais ! J’ai besoin de ma dose de Frérot-énergie si je veux tenir !
— Frérot-énergie, qu’est-ce que tu ne vas pas inventer encore…
— C’est la source de tout mon pouvoir ! s’amusa Fiona en renforçant son étreinte.
Lionel se laissa faire et apprécia lui aussi ce moment d’affection. Il le fallait bien. Fiona n’avait pas tort, c’était ces moments qui leur donnaient l’énergie de survivre.
Il fallut attendre deux bonnes minutes avant que Fiona ne soit satisfaite. Rayonnante, elle remercia son petit frère et s’empressa de se mettre à table.
— Papa dort encore ? remarqua-t-elle.
— Comme d’habitude. Il faudrait lui dire de ralentir sa consommation de bière, nos réserves ne tiendront pas à se rythme.
— Haha, tu sais bien que papa fonctionne à la bière-énergie, tu ne peux pas lui enlever ça !
— … j’ai entendu ça, fille ingrate.
Lentement, le visage négligé d’Arthur Mélric se releva de la table. Son regard hagard fureta de Lionel à Fiona.
— Papa ? s’étonna Fiona. Je pensais que tu dormais !
— Comment voulez-vous que je dorme avec tout ce boucan, jeune fille ?
Un large sourire se dessina sur les lèvres du père de famille, avant d’être perturbé par une violente migraine.
— Ouch, je crois que j’ai pris la bière de trop…
— Bois de l’eau, conseilla Lionel. Et ressaisis-toi vite, c’est bientôt l’heure d’aller travailler. Et ça vaut aussi pour toi sœurette.
— Travailler, travailler, toujours travailler…, soupira Fiona.
— Ton frère a raison, avança Arthur, nous avons une réputation à tenir !
Lionel, désabusé, fixa pendant un instant sa grande sœur qui se dandinait sur sa chaise et la mine déconfite de son père.
— La fameuse famille Mélric, ironisa-t-il.
C’était pourtant la vérité. La famille Mélric était la famille ouvrière la plus célèbre d’Espérance. Arthur Mélric, responsable de l’une des nombreuses serres du Bunker. Fiona Mélric, la religieuse la plus convoitée de l’église, celle qui savait toujours trouver les mots pour apaiser les âmes les plus tourmentées. Et enfin, le dernier mais pas le moins méritant, Lionel Mélric. À 16 ans, il était déjà responsable de la Ferme Pokémon, l’usine la plus importante de tout Espérance.
Sans la Ferme Pokémon, Espérance serait morte depuis bien longtemps. Impossible de faire tourner la Centrale sans les Pokémon électrique, impossible d’assurer les gros travaux sans les Pokémon Combat, impossible de gérer le chauffage sans les Pokémon Feu, impossible de synthétiser des médicaments sans les Pokémon Plante.
Et cette usine fondamentale, c’était le jeune Lionel Mélric, 16 ans, qui en était le responsable.
Il n’avait cependant pas eu ce poste par hasard. Ses compétences étaient bien réelles et personne n’osait les remettre en doute. Et son principal talent était indéniablement…
— Sœurette, tu as une mèche de travers.
— Ah ? Impossible, j’ai passé des heures à me coiffer ce matin !
— Je n’en doute pas, je n’en doute pas.
Lionel s’approcha de sa sœur et recadra professionnellement les quelques mèches blondes indisciplinées.
— Il est facile de bien faire les choses, mais si l’on veut être parfait il ne faut laisser aucun détail au hasard, et en particulier les détails que le commun des mortels ne voit pas.
Lionel avait une capacité inouïe à remarquer le moindre détail. Rien ne pouvait échapper à son regard d’aigle ; il serait capable de discerner un grain de poussière sur une surface noire. Ce talent lui permettait de remarquer les imperfections que personne ne voyait, et de les régler avant qu’elles ne deviennent des problèmes.
— Merci pour cette précieuse leçon, Ô grand sage ! exagéra Fiona.
— Mh, sourit Lionel. Si seulement tu pouvais retenir mes enseignements.
— Hé, ce n’est pas de ma faute si j’ai une cervelle de Poichigeon !
— De même, ce n’est pas de ma faute si je suis un soûlard ! ricana Arthur Mélric.
— Cette famille me rendra fou, s’amusa Lionel.
Lionel se détendit. L’ère glaciaire pouvait dévaster la surface de la terre autant qu’elle le voudrait, ici, dans ce bunker nommé Espérance, elle ne pouvait rien contre la bienveillante chaleur d’une famille unie.
— Oh, réalisa soudain Lionel. Je n’ai pas encore préparé vos boîtes pour le déjeuner…
***
Les relents d’excréments, de moisissures et de pourritures s’entremêlaient dans un immonde cocktail infernal. Aucun être humain ne pouvait supporter une telle odeur. Heureusement, Edelweiss n’avait jamais eu le droit à l’humanité. Elle, ainsi que tous ces camarades, étaient les rats d’Espérance. Des êtres rejetés, qui avaient le choix entre mourir dignement dès l’abandon, ou perdurer et survivre sans dignité.
Assise sur une pile d’ordures, Edelweiss mâchait froidement un morceau de pain qui avait baigné dans les eaux des canalisations. Le goût terrible ne lui parvenait plus. Pour elle, c’était simplement une source de nutriment et c’était déjà un privilège d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent de si bon matin. Les rats n’avaient pas à se plaindre de leur nourriture.
C’était la politique instaurer par les Maîtres, le groupuscule aux commandes d’Espérance. Pour avoir accès aux rations de survie, il fallait posséder une carte d’identité. Cette carte était le passe-droit d’Espérance, sans elle, vous n’étiez même pas un être humain.
Normalement, la carte était attribuée à la majorité de l’enfant, à 13 ans. Avant 13 ans, un enfant ne pouvait pas travailler et était entièrement à la charge de ses parents. Malheureusement, il pouvait arriver que cette charge était beaucoup plus écrasante que prévu, surtout dans un monde où les ressources étaient si rares et précieuses.
Les parents ayant fait l’erreur de procréer sans penser aux conséquences n’avait alors plus qu’une chose à faire : écouter leur raison et abandonner leur enfant dans la fosse, ce trou béant qui menaient aux strates les plus profondes d’Espérance. Une fois jeté dans la fosse, c’était fini ; vous n’étiez qu’un simple déchet.
La plupart des enfants abandonnés mourraient, mais parfois, certaines âmes sacrifiées possédaient une telle rage de survie qu’elles repoussaient inlassablement la mort et s’accrochaient désespérément à la vie.
Edelweiss était l’une de ses âmes. Elle vivait ici, dans les strates les plus profondes d’Espérance, depuis ses trois ans. Elle avait dû s’adapter à ce lieu si sombre qu’il était impossible de voir devant soi. Elle avait dû d’adapter à ce lieu se répugnant que seules les pires vermines acceptaient de visiter. Elle n’avait simplement pas le choix.
— Tu ne devrais pas rester seule, Edel.
— J’ai besoin d’un peu de solitude, de temps en temps.
Edelweiss baissa les yeux.
— … les autres attendent bien trop de moi.
— Tu n’y peux rien, tu es leur modèle. Tu as survécu ici depuis tellement longtemps.
— Toi aussi Prime, et pourtant personne ne t’admire.
Prime, ou Primerose de son nom complet, ricana doucement.
— C’était une insulte ?
— Je te laisse deviner la réponse.
Un mince sourire se dessina sur les lèvres d’Edelweiss. L’endroit était si sombre qu’il était impossible de le voir, et pourtant, Primerose le percevait. Les enfants sacrifiés avaient appris à percevoir les choses dans la pénombre, sans avoir à se servir de leurs yeux.
Primerose s’assit derrière son amie et apposa son dos contre le sien. Les deux filles restèrent silencieuses, savourant l’instant. Dans un endroit aussi froid, ces simples contacts chaleureux étaient les seules choses qui leur rappelaient qu’elles restaient humaines.
— Tu sais Prime, parfois, j’imagine ce que je serais devenue si j’avais vécu autre part.
— Bah, tu aurais certainement été la même merveilleuse petite teigne !
— Haha, peut-être. Mais ce qui est certain, c’est que je n’aurais pas aussi froid.
Primerose jouait l’idiote, mais elle comprenait parfaitement ce que voulait dire son amie. Elle s’était elle-même posé la question des millions de fois. Qu’elle aurait été sa vie, si elle n’avait pas été jetée dans la fosse lors de sa jeune enfance ?
— Je n’aurais pas à nager entre les ordures, rêva Edelweiss. J’aurais l’assurance d’avoir quelque chose à manger chaque jour. Mes yeux se seraient naturellement habitués à la lumière. J’aurais le temps de m’amuser, sans devoir penser incessamment à notre survie.
— Mais tu ne m’aurais pas connue ! fit remarquer Primerose.
— Qu’est-ce que tu racontes ? sourit Edelweiss. Dans mon rêve, bien sûr que tu es avec moi. Je suis à la surface, et tu l’es aussi, à mes côtés. On est enfin libres et heureuses. Oh, et les autres sont là aussi. Ils sourient tous. Ils mènent leur vie comme bon leur semble. Mon rêve ne serait qu’un cauchemar si j’étais la seule à m’en sortir.
— Edel…
Primerose se débarrassa de ses larmes naissantes en secouant vivement sa tête.
— Assez parler d’hypothèses utopiques, tu sais bien que ça me déprime !
— Haha, désolée Prime. J’ai eu un petit coup de blues.
— Je ne vais pas te jeter la pierre, sourit doucement Primerose. Au fond, nous sommes tous des dépressifs qui se cachent derrière des masques ici.
— Mais moi, je n’ai pas le droit d’être dépressive. Les autres enfants… compte sur moi.
Il y a peu, Edelweiss venait de fêter ses 18 ans. Un record hallucinant. Avant, l’espérance de vie des enfants sacrifiés n’était que de 6 ans. Peu importe à quel point un enfant se raccrochait à la vie, les strates profondes d’Espérance étaient bien trop cruelles. En plus du manque de nourriture, les maladies rôdaient perpétuellement. La moindre égratignure pouvait s’infecter et devenir mortel. Et ici, tomber malade revenait presque automatiquement à mourir.
Pourtant, Edelweiss avait survécu. Elle avait vaincu tout ce qui en voulait à sa vie. Elle voulait vivre. Lorsqu’elle tombait malade, sa rage soignait son corps. Lorsqu’elle passait des semaines sans manger, sa rage nourrissait son corps.
Sa rage de vivre rayonnait à travers les ténèbres et lui façonnait un invincible escalier d’espoir. Un escalier qu’elle ne fut pas la seule à suivre. Les autres enfants sacrifiés, témoins de ce prodige de rage, avaient décidé de suivre ses pas. Si elle pouvait le faire, alors nous aussi, nous le pouvons. C’était ce que ces enfants se répétaient, encore et encore. Petit à petit, la rage contagieuse d’Edelweiss avait infecté cet enfer de détritus. Et miraculeusement, l’espérance de vie de chacun doubla.
— Oui, tu es l’espoir de tous. Et bien sûr, tu es aussi le mien !
Aussi vive qu’un animal, Primerose pivota rapidement, se plaça devant Edelweiss, et l’enlaça soudainement. L’étreinte était puissante. Primerose serrait puissamment le dos de son amie, comme si elle avait peur de perdre prise.
— Je sais que l’on t’en demande beaucoup, mais je t’en prie, ne craque pas. Nous… non, j’ai besoin de toi, Edel.
— …
Edelweiss sourit faiblement, et enlaça son tour Primerose. Au contraire de son amie, ses bras étaient bien plus doux.
— Moi aussi, marmonna-t-elle. Moi aussi j’ai besoin de toi. Je te protégerais toujours parce que… parce que tu es ma famille.
Peu à peu, son étreinte devint cependant de plus en plus serré.
— Oui, je te protégerais. Je protégerais toujours ma famille, coûte que coûte.