δ Bon. Récapitulons. Si je parle de l’eau, cela peut être le liquide qui constitue les mers, ou bien son Essence.
—
Oui.— L’Essence baigne tout ce qui existe, c’est un peu comme l’idée des choses. Et l’eau, c’est son expression, sa mise en forme.
—
Oui. — Par exemple, l’eau peut s’évaporer au Soleil ; c’est toujours de l’eau, mais sous une autre forme. Ou bien elle peut geler.
—
… Non. Je te rappelle que la et l’ participent de deux Essences différentes, que vous confondez en un seul type. Elles s’expriment à partir du même matériau, l’eau, et peuvent d'ailleurs toutes deux s'exprimer à partir d'eau gelée aussi bien que liquide ; mais ce sont deux expressions différentes : comme le même mot dans deux langues différentes, et avec un sens différent. Et je parle en connaisseur : mon Essence de craint celle de l’ mais fait fondre celle de la . — Ça n'a aucun sens, cette analogie.
Icare parvient à répondre sur un ton encore plus sarcastique que moi :
C'est une analogie par le langage Humain, donc son sens est de la gauche vers la droite. Je reste confus un instant devant son intonation inchangée : est-ce qu'il est vraiment aussi sérieux, ou bien essaie-t-il de me perturber ? Voyant son grand sourire, je décide d'ignorer sa remarque.
Donc par exemple, le feu. Il peut s’exprimer en tant que flamme, voire qu’incendie, ou bien… La chaleur solaire, peut-être ?
Quoi ? Mais... Il n'a pas de bouche, c'est-à-dire que je ne lui en vois pas...
Oui. Mais comment a-t-il réussi à me faire imaginer qu'il souriait ?
Facile. Tu es tellement habitué à cette marque d'amusement que tu ne l'associe même plus à un visage en particulier. Je peux donc la copier ! Ah bon. Que ça ait été son but ou non, il m'a complètement déstabilisé : je n'ai plus la moindre idée de ce que je viens de dire.
Le feu. On est bien partis s'il est si simple pour tes pensées de t'échapper. Cette fois-ci, je l'ignore directement.
Voilà. Et ainsi, ce sont deux expressions différentes d’une même Essence. La différence entre le feu, la chaleur ou encore une de tes attaque réside dans l’expression de l’Essence… Je comprends à peu près pour ce qui est du Soleil : c’est un feu lointain, mais qui vient jusqu’à nous.
—
Pas exactement un feu, mais un rayonnement. L’Essence initiale de ce rayonnement est d’ , mais en traversant l’air, et son Essence latente de , l’ devient une forme de . — Attends. L’Acier… C’est quel type, déjà ?
—
Roche. Soit dit en passant, ce type Roche est complètement inapproprié. Il contient les Essences de , de et d' , qui se blessent les unes les autres. — C’est vrai. Du coup oui, je comprends un peu mieux. Mais quelle est la différence entre une simple flamme et une de tes attaques ?
—
Le feu est un aspect de l’Essence de , quelque chose de simplement visible. C’est une Essence latente, non exprimée. Mes attaques, au contraire, contiennent une Essence vivante, réveillée ; elle s’exprime volontairement, et cette expression interfère avec l’Essence de ma cible. Ce qui modifie l’expression de cette Essence. — Je vois. C’est assez logique, en fait, et plus simple que je ne le croyais.
—
Oui, parce nous avons juste effleuré la notion d’Essence. Je redis ce par quoi j’ai commencé tout à l’heure, en espérant que tu en comprendras un peu plus. — Vas-y…
—
Il y a dans l’Essence une part omniprésente, car libre, qui vit autour de nous tous, qui baigne tout ce qui existe ; et une part plutôt intérieure, à la fois présente en toute chose et non manifestée, parce que transcendante. — C’est toujours plutôt obscur, mais je vais essayer de l’éclairer un peu.
—
Toujours cette comparaison avec la vision, hein ? — Eh oui, je n’ai pas d’autre sens utilisable, moi ! Bref. Une omniprésence à l’extérieur des choses, dont la présence en elles serait en fait une absence, c’est quand même un peu abscons.
—
Là encore, c’est toujours le même phénomène. Une différence d’expression. — Comment ça ?
—
L’Essence existe partout, le plus souvent à l’état latent. C’est pourquoi certaines choses ne sont pas vivantes, mais je reviendrais là-dessus plus tard. — Non ! Attends un instant. Les montagnes sont-elles vivantes ?
Percevant la surprise d’Icare, je m’explique rapidement.
C’est une question que je me pose de temps à autres. Comment savoir si elles ne sont pas simplement beaucoup plus lentes que nous ? Et j’ai pensé que tu avais peut-être la réponse.
—
Je l’ai : l’Essence. Celle des montagnes est latente, donc elles ne vivent pas. L’Essence participe de la vie ; toute vie contient une certaine quantité d’Essence vivante de la Grande , et si quelque chose en est dépourvu, alors cette chose n’est pas vivante. Ce qui ne veut pas non plus dire qu’elle est morte, comme ton langage le signifie. Mourir, c’est rendre l’Essence de la Grande à son origine. — Je devrais tenir le compte des incohérences entre nos deux langages… Sinon, cette Grande Fée, qui est-ce ?
—
Attends, attends ! Tu avais posé une autre question juste avant, à laquelle je voulais répondre, et tu me l’as fait oublier ! — Désolé.
—
Ça va me revenir dans un instant… Bon sang, j’ai moi aussi oublié ce dont il s’agit ! Pourtant, c’était vraiment une question importante… Mais quoi ? Ma mémoire se dérobe, et mes pensées dérivent vers la conversation elle-même plutôt que son sujet. Icare est très doué dans ce domaine, plus même que nombre d’Humains que je connais. C’est bien simple : j’oublie complètement que je parle à un Avec-Essence. Il n’est pas de type Esprit… ou de l’une des Essences associées… mais il donne l’impression d’avoir conversé par télépathie avec des Humains pendant toute sa vie.
On est bien loin des transmissions déjà pas si sommaires de concepts, d’idées, d’images, qu’il employait quand nous nous sommes rencontrés (hier !) : désormais, Icare est capable de s’exprimer directement en Grec, et de me comprendre quand je parle à vitesse normale. Quant à moi, j'ai l'impression de vraiment l'entendre parler ! Le seul détail étrange, c'est qu'il le fait avec ma propre voix. C'est perturbant d'entendre ce timbre rocailleux chez quelqu'un d'autre, surtout quand l'autre est un Habitant...
Des résultats pareils, en un jour ! Il dit que c’est là la nature profondément adaptative, mutagène, de son type Plante. Le type en question est d’ailleurs apparemment incorrect, rassemblant trois Essences. En même temps, beaucoup de types Humains semblent l'être, et nous ne comprenons pas leur vraie nature.
Tiens, justement. C’est cette histoire de types et d’Essence qui nous a amenés au sujet perdu. Cela tient, je pense, à la façon dont il avait amorcé ce sujet : il m’a fallu plusieurs minute rien que pour comprendre (si l'on peut dire) la phrase dans laquelle il présentait les deux faces de l’Essence. D’ailleurs, ce qui l’avait gêné dans mon silence n’est pas le silence lui-même, mais le fait que je n’ai pas compris à la fin. Oh, une contradiction... Ces minutes ne m'ont pas été nécessaires pour comprendre ; plutôt pour associer les mots et leur sens entre eux. Et donc c'est l'absence de compréhension qui a perturbé Icare, et pas le silence. Voilà. Après tout, n’est-il pas celui de nous deux qui se tait le plus ?
Cette étrange façon de converser est le premier sujet sur lequel je l’ai interrogé, apprenant ainsi que c’était une coutume qui vient d’un froid pays du Nord. Il l’applique non seulement pour mettre ses idées en ordre, mais aussi, comme moi, pour décourager ses interlocuteurs trop… ennuyants. Ça m’avait beaucoup surpris de rencontrer un comportement aussi Humain… Jusqu’à quel point peut-on pousser la comparaison entre les Humains et les Avec-Essence ?
La différence d’expression entre les apparences transcendante et omniprésente de l’Essence ! Ah, oui, c’est vrai. J’ai donc moins de suite dans les idées qu’un Habitant philosophe qui aime le silence.
Et sans vouloir te vexer, je n’ai même pas besoin de percevoir tes pensées pour savoir que tu n’as pas cherché. — Ah, oui ? Je parie que tu t’es repassé toute la conversation, de mémoire.
—
Touché.— La mienne a été un peu plus récalcitrante… Du coup, j’aurais une nouvelle question.
—
Ben voyons. Je reprends. Est-ce que je dois répéter une troisième fois cette notion de dualité qui te perturbe tant ? — Il y a dans l’Essence une part omniprésente, car libre, qui vit autour de nous tous, qui baigne tout ce qui existe ; et une part plutôt intérieure, à la fois présente en toute chose et non manifestée, parce que transcendante.
—
C’est ça, fais le malin. L’Essence omniprésente est une Essence qui ne s’exprime pas (je dis qu’elle est latente) mais qui est tout de même vivante, éveillée. Sa présence a des effets que nous pouvons percevoir ; c’est ainsi une telle Essence qui fait le lien entre le feu et le . — En quelque sorte, cette Essence serait assimilable au concept de feu, quel que soit son expression ?
—
Oui, en quelque sorte. Quant à l’Essence transcendante, il s’agit d’une manifestation de la nature même de l’Essence. Cette partie-ci se rapproche d’une charpente, comme les branches d’un arbre qui soutiennent ses feuilles (et on ne voit que les feuilles). Elle est donc, elle aussi, présente partout ; elle aussi, elle baigne l’univers. Mais surtout, elle le supporte : elle est plus vaste que lui, et le relie à d’autres aspects de lui-même. Pour reprendre ta comparaison, elle fait le lien entre une idée, un concept ; et l’objet, l’entité qu’il désigne. D’où la transcendance. — … Bon, je comprends mieux tout ça.
—
Ça nous aura donné du mal ! Je vais donc me reposer l’esprit en admirant le paysage pendant quelques instants. — Bonne idée.
En tant qu’esthète, c’est typiquement le genre d’idée que j’applique continuellement ; mais je n’aurais pas songé à la lancer en plein milieu d’une conversation. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le Pyrax me surprend ainsi. Je doute de jamais regretter cette décision de cohabiter avec un Habitant. J’en apprends sans cesse avec lui, et je ne cesse d’être étonné ; que ce soit par ses connaissances sur les Avec-Essence ou par les similitudes frappantes qu’il présente avec un autre Humain. Il y a toujours quelque chose à apprendre de l’étranger.
Et le paysage, dans tout ça ? Voilà que je deviens penseur au contact d’Icare. Moi, délaisser un paysage pour des divagations ? Quelle ironie. Ce n’est même pas un paysage particulièrement remarquable : la Crète et même la Grèce toute entière semblent parfois avoir été conçues à l’image de cette vallée des Montagnes Blanches, aux versants noyés sous une mer de verdure olivine.
Une mer dans le domaine de la Terre, et qui en adopte la lenteur minérale. Une mer aux vagues gigantesques, dont la surface n’est agitée que d’un léger ondoiement sous l’action du vent. Une mer qui n’est pas d’eau, mais d’huile, de cette huile d’olive si abondante ici que nous avons été contraints et forcés d’inventer une myriade de moyens de l’ajouter discrètement à tous nos repas. Une mer d’huile, de feuilles, de troncs aussi ; une mer, agile et souple, des troncs rugueux et tordus que seuls arborent les oliviers.
Une forêt d’olives comme il y en a tant d’autres ! Et pourtant, chacune est remarquable ; chacune diffère légèrement, par les cours d’eau qui la traversent, par les sentiers qui la sillonnent, par son âge et celui de ses arbres… Chaque forêt est belle à sa façon ; ce ne sont pas seulement des variations autour d’un même thème, l’olivier ; ce sont des entités à part entière, différentes dans leurs formes et chacune impossible à confondre avec aucune autre…
On dirait que le discours d’Icare sur l’Essence refuse de sortir de mes pensées ; je peux presque le sentir essayer de revenir sur le devant de la scène de mes idées, plus ou moins subtilement, en s’immisçant comme volontairement dans ma rêverie… Et je crois aussi reconnaître une comparaison avec les éclats de lumière variés que renvoie ma gemme. Deux perturbations n’arrivant jamais seules, c’est ce moment que choisit l’Habitant pour reprendre la parole.
Tu m’avais demandé qui est la Grande … C’est une question simple mais qui appelle une réponse compliquée. — Alors je vais essayer de mieux m’accrocher que pour l’Essence.
—
Laisse-moi juste le temps de trouver le bon mot pour commencer… Voilà, c’est cela. La Grande est un dieu . — Un dieu… Un dieu ou un Principe ? J’oublie souvent la différence.
—
Du point de vue Humain, il n’y en a guère. Mais pour les Avec-Essence… Les Principes, ainsi que tu les appelles, sont des puissances transcendantes, mais qui s’expriment dans la réalité perceptible : le temps, le hasard… Tu noteras qu’ils sont tout de même difficilement exprimables : on a l'impression de les comprendre, mais on est incapable de les expliquer.
Quant aux dieux, ils possèdent une puissance semblable, mais ils en ont conscience. Leur interaction avec la réalité est volontaire, et leur absence d’interaction également. — Je vois. C’est assez proche, mine de rien.
—
La différence est importante. Un Principe s’exprime partout : sa perception implique juste d’avoir des sens affûtés. Un dieu peut choisir de ne pas exprimer sa puissance ; donc s’il l’exprime, c’est par choix. — Du coup, on ne peut que respecter un Principe ; alors qu’un dieu, on le vénère.
—
Voilà. Ces religions sont souvent de véritables poisons… Et ce d’autant plus que nos dieux et les vôtres ont une dernière différence, si j’en crois le sens du mot. Les Humains inventent des dieux lorsqu’ils ne parviennent pas à concevoir la façon dont fonctionne la nature. Mais nous ! Nous pouvons sentir la présence des dieux comme celle des Principes. Les dieux se révèlent à nous tous, nous font savoir qu’ils sont là, omniprésents et d’une puissance inimaginable.
La Grande , par exemple, est la source de toute l’Essence vivante. Sans Elle, il n’y aurait aucune vie de possible ; son Essence coule dans tout l’univers, et se manifeste uniquement dans la vie. Elle permet la vie, d’une façon que moi-même je ne suis pas sûr de comprendre. Et cela génère fréquemment des sectes d’adorateurs de cette Essence… — D’accord. Tu sais quoi ? j’ai compris.
—
Tu m’en vois ravi. J’aurais eu beaucoup de mal à expliquer autrement ces concepts-là ! — Je veux bien le croire. Tout est toujours tellement plus compliqué quand il s’agit de dieux…
—
Toujours. À propos, comment as-tu appris ce concept et ce mot particuliers, toi qui respecte plutôt des Principes ? — Oh, c’est parce que… eh bien, disons que la Crète a, depuis un certain temps, des relations, assez importantes, avec une autre population, par-delà la mer, qui vénère des dieux. Le genre de relations qui tend à faire chaque partie en apprendre sur l’autre.
Des relations ! Bon sang, comment expliquer ce dont il s’agit à un Avec-Essence ? Ils n’ont probablement rien de semblable ! C’est horriblement gênant.
Je suppose que ces relations sont aussi compliquées que toutes les autres dans votre société ? — Oui.
—
Alors je ferais comme pour ces bizarres concepts de hiérarchie : je vais laisser ça reposer en attendant d’y assister. Et j’ajoute que tu peux t’estimer heureux quant à la complexité de l’Essence !— C’est vrai. Je pense que je te dois des excuses pour t’avoir charrié avec ça.
—
Bah ! Attends un peu qu’on parle de l’Évolution et tu verras ! Je ris de bon cœur avec lui pendant qu'il ajoute un grommellement incompréhensible où je reconnais seulement les mots
langage
et
Essence
, soulagé d’échapper à ce sujet ; ou plutôt à ces sujets. Mais je suis tout à fait conscient que celui que je redoute le plus, c'est cette foutue guerre. Icare a bien montré qu’il était capable d’aussi peu de pitié qu’un Humain quand sa survie était en jeu, mais j’appréhende vraiment la façon d’expliquer ça. C’est si typiquement Humain, comme comportement ; et si typiquement stupide… Les Avec-Essence n’ont pas de société organisée ; impossible pour eux d’imaginer ce genre d’horreur. Donc…
N’empêche que c’est à mon tour pour les questions, vu tout ce que tu as demandé. — Ça semble logique, oui.
—
Et je dois me borner à des trucs simples ! Voyons. La famille Humaine, c’est raisonnablement peu tordu comme sujet ? — C’est même plutôt maigre. Les deux parents élèvent ensemble leurs enfants ; c’est-à-dire surtout la mère, qui tient la maison pendant que le père travaille.
—
Travailler ! C’est bien une idée de bipède, ça. Et d’ailleurs, même vos familles sont étranges ! Figure-toi que chez nous, si un petit est élevé, c’est toujours par ses deux parents. — J’admets m’en être douté dès l’instant où tu as parlé de famille. Tu as été élevé par les tiens, n’est-ce pas ?
—
Oui. C’est rare parmi l’Essence , parce qu’ils sont généralement trop froids pour couver leurs œufs. — Mais pour des Paillettes-du-Volcan, ce n’est pas un problème avec votre Essence de feu.
—
Exactement ! Du coup, tant qu’on y est, on élève nos gamins. Comme ça on ne fait vraiment rien comme les autres ! — Du feu, de la qualité, de l’éducation… T’as oublié la quantité.
—
Même pas, je n’ai qu’une seule sœur. — J’ai rien dit alors !
Bon sang, je vais de surprise en surprise. Nous avons à peine fait un tiers du trajet jusqu’à Cnossos, et c’est déjà une bonne moitié de mes certitudes et de mes convictions qui se sont effondrées. J’imagine que quand nous arriverons en ville, je serais quelqu’un d’autre. Je me demande si ça m’arrangerait de n’être reconnu par personne ?
Icare s’en sort mieux, d’un certain point de vue. Quand il pose une question compliquée, je suis généralement incapable de répondre assez clairement pour qu’il arrive à comprendre ; ce qui me pousse d’ailleurs à remettre en question la simplicité que j’ai toujours attachée à l’organisation Humaine. Sommes-nous plus complexes, plus tordus qu’il n’est nécessaire ? Après tout, les Avec-Essence ont l’air de très bien survivre sans société, ni hiérarchie, ni physique… Ils ne cherchent pas à comprendre le monde, seulement à l’apprécier. Peut-être avons-nous beaucoup à apprendre d’eux.