φJe n’irai pas prétendre que j’aime les abrutis, mais il y a une qualité que je dois concéder à ceux qui habitent aux flancs de la montagne-aux-pentes-sans-longueur : ils sont très divertissants. Rancuniers, orgueilleux et fiers, audacieux, parfois expérimentés… J’ai passé une excellente semaine à me battre avec eux. Les quelques premiers étaient des moralistes qui m’en voulaient pour mes convictions, puis j’ai eu droit à leurs connaissances, leurs alliés, et pour ceux qui en avaient, leurs familles, voire même leurs Familles ; plus tous les jeunes coqs venus me vaincre pour prouver leur force… Oui, ce fut une bonne semaine. Ce soir, il n’y a pas une personne, sur la montagne, qui ne me considère comme le prédateur Dominant ; et ce n’est pas étonnant, parce que j’ai probablement vaincu la majorité des habitants du coin.
Demain, je m’envole vers l’inconnu. J’irai où le vent me conduira, je me laisserai porter sans but clair. Quels que soient les obstacles que je rencontrerai, je les franchirai, comme je l’ai déjà fait souvent — et il y a peu encore, pour venir sur cette terre au milieu des mers où réside mon ami le sage.
Voyager n’est pas une liberté en soi : c’est une soumission à l’inconnu et au merveilleux. J’aurais pu à plusieurs reprises mourir au-dessus des flots, et je sais pour en avoir subi quelques-unes que la noyade n’est pas une méthode agréable pour mourir. Mais en contrepartie, combien de lieux ai-je découverts ? Ce goût du risque et de l’aventure qui fait de moi un migrateur parmi les sédentaires est la vraie signification du surnom que me donne l’ermite Œil-Voyant. Voyageur… Je recherche en effet le voyage plus que sa destination.
Demain je m’en vais, mais demain n’est pas ce soir, et ce soir, c’est un abri qu’il me faut trouver. Toujours la même rengaine : dormir c’est mourir, à moins d’être en sécurité. Et ce soir, je ne trouve pas d’abri assez sûr. Un groupe de Crête-Agile a décidé de manger du Paillette-du-Volcan, et manque de veine, je suis le seul du coin. Isolément, ils ne font pas le poids contre moi (on a vérifié ce matin), mais tous ensemble, ils peuvent m’avoir. Il ne me faut pas seulement un endroit auquel nul ne puisse accéder sans que j’en sois prévenu, mais bien un refuge, une cachette. La montagne semble n’en contenir aucune.
Dans mes recherches, je m’approche de plus en plus du territoire des Sans-Essence. Certes, les limites de ce territoire sont floues, mais au fur et à mesure que je descends la rivière, je me rapproche de la ruche-où-les-roches-sont-éventrées. Et ça ne me plaît pas beaucoup. Les Sans-Essence, quoique faibles, sont ingénieux, imprévisibles, et ils vivent en meutes. On ne sait jamais à quoi s’attendre avec eux, et c’est normalement une marque des prédateurs. Néanmoins… Entre une mort certaine et une absence totale de certitudes, je prends l’incertitude.
Et c’est pourquoi je suis en train de raser les bords de la montagne, à une bonne distance au-dessus de l’eau, scrutant la paroi pour y trouver quelque anfractuosité assez profonde pour moi. J’ai de la chance dans ma malchance, cependant. Depuis les combats de ce matin, un Crête-Agile me suivait ; tout à l’heure, en me voyant m’aventurer vers la ruche-des-Sans-Essence, il a hésité pendant quelques instants, assez pour que j’échappe à sa poursuite. Il ne m’a pas encore retrouvé : si je déniche rapidement un endroit où je pourrais me cacher, j’échapperais jusqu’au matin à la Horde dont le Dominant a juré de se venger de moi.
Absorbé dans mes recherches, je me rends soudain compte que je ne suis pas seul. Ce qui est une faute. Tout d’abord, je n’aurais pas du regarder seulement la paroi, mais l’intégralité de mon champ de vision. À quoi ça sert d’avoir des yeux si je ne m’en sers pas ? Ensuite, et toujours parce que j’ai trop concentré mon attention, je n’ai pas assez écouté autour de moi. Et franchement, c’est une faute grave. Écouter permet normalement d’identifier l’approche de quelqu’un, et surtout de savoir à quelle Famille il appartient, donc de savoir s’il peut manipuler des Essences dangereuses ou non.
Dans tous les cas, je suis vraiment irrité d’avoir pu rater le boucan que fait mon intrus en barbotant dans la rivière. Un Sans-Essence, évidemment ; les créatures les moins discrètes qui soient. Ces êtres arrogants se comportent toujours comme s’ils étaient des prédateurs, malgré leur incapacité à manier les Essences… Il reste vrai cependant qu’ils sont capables de compenser cette faiblesse par une ingéniosité débordante, et qu’en général, on considère donc que les prédateurs, ce sont eux. Ce qui me donne une idée.
Je cesse de voleter et me perche en surplomb du Sans-Essence. Il ne remarque rien, bien entendu ; mais dans son cas, c’est normal. Je n’ai pas envie de perdre trop de temps ici, mais avant que j’aie pu signaler ma présence, le bipède sort de l’eau… et me remarque. Bon, d’accord, j’admets avoir été moins attentif qu’un Sans-Essence. Je m’en fous, je suis encore vivant.
Je descends lentement la paroi, sur mes pattes beaucoup trop courtes. Le temps que je sois en bas, le Sans-Essence s’est assis en repliant ses propres pattes arrières (franchement plus efficaces que les miennes) et il reste où il est, me fixant sans bouger. Est-il vraiment en train d’essayer de m’imposer sa domination, où bien est-ce qu’il ne comprend rien à rien ? Dans les deux cas, ça m’arrange. Cette faible créature pourrait bien être ma planche de salut contre mes poursuivants d’Essence
(une vraie saleté que cette Essence-là).
Bref. Je m’envole à nouveau, pas très haut ; puis je libère en partie le
de mes ailes, et je lance quelques braises vers le Sans-Essence. C’est assez clairement une attaque, je crois, et le plus souvent, quand je fais ça, la personne en face de moi se met immédiatement sur ses gardes. Je suis donc surpris de voir le bipède se relever et attraper une braise dans sa patte avant ouverte. Il se brûle, évidemment. Pourtant, même ça, ça ne le décourage pas : il plonge sa main un instant dans l’eau, puis va arracher une feuille d’un buisson voisin et revient tenter sa chance. Ce coup-ci, il arrive à piéger une braise dans sa feuille sans se brûler. Il la regarde un instant, puis lève la tête et me dit :
Je n’avais jamais vu une flamme semblable… Merci.
Hein ? Je sais que je ne comprends pas grand-chose aux langages des Sans-Essence, mais je crois saisir qu’il vient de me remercier, comme si je l’avais aidé. Il n’a même pas compris que je l’attaquais ! C’est exactement le genre de bipède timbré qu’il me fallait. Je crois bien que je vais survivre à cette soirée, finalement. Je me concentre et mobilise ma maigre Essence du
; bientôt, ma perception s’étend au-delà de mes sens. Et je vois ce que je cherchais : la Horde m’a trouvé, et elle arrive. Parfait. Je me pose non loin du Sans-Essence, puis me tourne sur le côté et me recroqueville.
L’autre ne comprend rien, mais je n’ai pas besoin qu’il comprenne. J’espère juste qu’il va me laisser en paix. Il s’est approché, indécis ; ce qui ne peut pas faire de mal. Les Crête-Agile surgissent au-dessus des pentes de la montagne, et plongent vers nous, au moment même où le Sans-Essence se baisse.
Ensuite, ça s’est compliqué. Le bipède a entendu les battements d’ailes, et s’est retourné vers mes poursuivants. Ceux-ci, surpris par sa présence et surtout par ma position, qui est celle de la souffrance, se posent tout autour de nous, mais sans oser s’approcher. En effet, la mise en scène que j’ai provoquée leur fait croire que le Sans-Essence m’a tué, et ils craignent qu’il ne leur inflige le même sort. Pour moi, il s’agit de les faire me lâcher définitivement ; pour eux, il s’agit de comprendre la situation ; et le bipède ne sert qu’au décor. Du moins, c’était mon idée initiale. Manque de veine (histoire de changer), je suis tombé sur un Sans-Essence malin.
Mes perceptions me révèlent qu’il a compris non seulement que les volatiles en avaient après moi, mais également quel jeu je jouais. Et il rentre dedans. Le plus innocemment du monde, il se met à marcher vers le Crête-Agile le plus petit. Celui-ci commence par reculer en marchant, mais il ne peut soutenir le rythme d’un authentique bipède et perd du terrain. En bon membre le plus faible de la bande, il s’enfuit donc.
Reste là, crie le chef, espèce de trouillard ! Vous autres, ne vous avisez pas de le suivre. J’écharpe le premier qui essaie à notre retour au nid !
La tension augmente chez ses ouailles. Désormais, ils considèrent le Sans-Essence comme une menace et se focalisent sur lui. Pour ma part, je me rends compte que j’ai été très chanceux : plus personne ne fait attention à moi. Je peux en toute tranquillité réveiller mon Essence de
.
Les Crête-Agile commencent à avoir vraiment peur ; le Sans-Essence en a déjà poussé trois à la fuite malgré les imprécations renouvelées du Dominant, et tous sauf lui reculent plus ou moins. Cependant, mon providentiel bipède n’a pas exactement compris comment fonctionne l’intimidation : la première cible à abattre, c’est l’adversaire le plus puissant, le chef de la Horde. Et il ne faut lui laisser aucune chance. Ça tombe bien, c’est précisément cet adversaire qui a juré ma perte. Il est temps de démotiver la Horde et de m’inscrire à nouveau en prédateur dans leurs mémoires.
Le Dominant abandonne l’idée de conserver ses troupes et s’avance vers le Sans-Essence pour l’intimider. Ça ne marchera pas, mais je ne compte pas leur laisser le temps de s'en rendre compte. Aucun des deux protagonistes ne se sent en sécurité : le volatile crève de trouille, et le bipède est conscient de sa faiblesse. C’était sans compter sur moi : je pousse le hurlement le plus strident dont je suis capable tout en projetant ma rage par l’Essence du
; et je libère en même temps toute la puissance accumulée par mes ailes en une boule de
qui file droit sur le Crête-Agile Dominant. L’attaque n’est pas très propre, et ses projections roussissent tout le monde alentour, à commencer pas le Sans-Essence ; mais j’ai atteint mon objectif.
Effrayés par la perte de leur chef, et pour la plupart légèrement brûlés, eux aussi, les volatiles restants s’enfuient en catastrophe. Quant au bipède, il plonge dans la rivière. C’est un réflexe approprié, étant donné qu’il a en partie pris feu.
Cette idée stupide était bonne. Maintenant, je ne serais plus poursuivi, et je vais pouvoir dormir en paix. Le crépuscule s’achève, il faudrait donc que je retourne chercher un abri. Mais… Quelque chose m’en empêche. Un sentiment que je ne me connaissais pas : je n’aurais pas aimé être à la place du Sans-Essence, et je sens une réticence en moi à l’abandonner ainsi. Ça n’a aucun sens, mais c’est comme ça. Ce sentiment est désagréablement proche de celui qui, depuis des années, me pousse à traîner un caillou avec moi où que j’aille. Je comprends donc qu’il est inutile de lutter, et je ne pars pas.
Le Sans-Essence émerge de l’eau, et j’en profite pour l’examiner un peu plus en détail. Grâce à ce réflexe d’aller dans l’eau, il s’en sort bien pour ce qui est des brûlures, mais il portera tout de même des traces de mon attaque. Sa peau elle-même n’a pas eu le temps de brûler, et sa grande chance aura été d’être particulièrement dépourvu de fourrure, même pour ceux de sa Famille : aucun poil ne poussait sur le dessus de son crâne, au contraire de la plupart des autres Sans-Essence, et il n’aura donc pas de cicatrice à cet endroit-là. En revanche, il a perdu les fins sillons de poils que les siens arborent autour de leurs yeux. Plus quelques autres, mais je sais que ces marques-là seront cachées par la toile dont les Sans-Essence aiment à s’enrober. Il récupère justement son morceau de toile, et s’en enveloppe, avant de se retourner vers moi. Devinant qu’il va parler, j’étends mes perceptions vers lui, pour essayer de comprendre au moins quelques concepts.
Jolie boule de feu. Tu m’as l’air d’un Pyrax puissant… Ces Roucarnages te pourchassaient-ils ?
L’ermite de la montagne-aux-pentes-sans-longueur n’aurait eu aucun mal à comprendre ce que le Sans-Essence vient de dire, et aurait pu lui répondre, de la même façon qu’il parle d’habitude ; mais je n’ai pas son entraînement, et l’Essence du
ne m’est pas familière. Je comprends cependant que mon étrange interlocuteur voudrait savoir pourquoi les Crête-Agiles sont apparus. Quant à répondre, c’est une autre histoire. Je modélise un concept dans l'Essence du
et l’envoie vers le bipède.
Rancune car humiliés Je ne sais même pas pourquoi je prends la peine d’essayer de communiquer avec un Sans-Essence : je ne maîtrise pas leur langage, et celui des Avec-Essence leur est inaccessible, et… et je prends cette peine. Avec un certain succès, d’ailleurs, parce qu’il me répond.
Tu… Tu peux parler ?
Tu poses des questions sans attendre de réponse ? Non mais c’est quoi, ça ? Le Sans-Essence prend un air confus, et je réalise que ces pensées sont sorties de ma tête.
Eh bien… C’était peut-être idiot de ma part, oui. Je… Je ne m’attendais pas à recevoir de réponse, non, mais en même temps, je n’avais jamais entendu parler d’un Habitant capable de communiquer avec un Humain sans être de type Esprit.
En même temps qu’il parle, je comprends ce qu’il évoque. Alors comme ça, les Sans-Essence confondent les Essences du
, des
et de
? Il est vrai aussi que leur pensée est très différente de la notre.
Communication égale étrange. Entre Sans-Essence et ?Habitants?, très différents, comment comprendre ? J’en suis quand même arrivé à lui envoyer des concepts qui sont difficilement intelligibles dans le Langage.
Oulà, ça fait beaucoup d’un coup. Mais moi-même, je parle beaucoup. Ça ne doit pas être facile à suivre… Cette façon que tu as de projeter des idées, est-ce ainsi que tu me comprends ? Est-ce ainsi que vous communiquez entre vous ?
Trop vite !
Trop vite ! Pardon.
Pas méchant, ça m’a échappé. Je ralentis le rythme avec lequel j’émets dans l’Essence du
; quitte à communiquer, autant essayer d’être compris.
Oui [projection d’idées], je perçois concepts par-dessus langage. Non [communication] : plus simple ! Mon interlocuteur se met à émettre une succession de bruits sans significations, qui ne me permettent de percevoir qu’une certaine joie. Ce doit être l’équivalent du rire. Puis il reprend.
Tu as ralenti ; je fais de même.
Plus que ça, il s’imprègne à chaque parole de la signification de celle-ci. Cela rend ses propos considérablement plus intelligibles.
C’est tout de même fascinant… Pouvoir franchir de telles barrières de langage, par la pensée… J’ai cru comprendre que le terme que tu as employé pour
Humain
était
Sans-Essence
; qu’est-ce que cela signifie ?
Je peux d’ores et déjà associer certains concepts à des mots du langage des Sans-Essence. Ainsi, répondre m’est plus facile, et en le faisant de la même façon que lui, je sens que j’arrive à me faire comprendre.
Ce que vous appelez ?feu?, ce n’est pas du . Il y a ce qui est et son Essence, le feu et le . Vous ?Humains? n’avez pas accès à l’Essence, contrairement à nous Habitants : nous sommes Avec-Essence, vous êtes Sans-Essence. Je vois…
Voir ? Drôle d’usage pour comprendre. En même temps, c’est la clarté d’un raisonnement, la façon dont il dissipe l’incompréhension autour de lui. Il y a une certaine logique là-dedans.
C‘est une façon simple de dire les choses… Nous autres Humains avons souvent tendance à trop en rajouter quand il s’agit de parler.
Je le constate. Drôle de chose que le langage, n’est-ce pas ?
Oui. J’avez toujours pensé que le langage Humain était dénué de logique parce qu’il n’avait pas d’Essence, mais il en suit une, il se définit lui-même. Je songe que c’est une étrange aventure que de discuter avec un Habitant des spécificités de nos langages respectifs, alors que nous sommes complètement inconnus l’un de l’autre.
Y a-t-il un sujet de discussion plus approprié que le langage ? Devant son air ahuri, j’ajoute :
Désolé, c’est le genre de questions que je pose parfois spontanément. Si même les Habitants pratiquent la philosophie, il va vraiment falloir que je m’intéresse à cette discipline !
Bah, la plupart ne comprennent rien à ce que je dis. Ces Crête-Agiles de tout à l’heure, par exemple, voulaient m’écharper à cause de mes convictions. C’est-à-dire, leur comportement découlait de cela. J’apprécie de plus en plus ce mode de communication, en plus d’y devenir de plus en plus habile : l’Humain, puisque c’est ainsi que son Langage-soi-même-défini le nomme, comprend tous les sous-entendus de la situation.
Ravi d’avoir pu t’aider à t’en débarrasser.
À ce sujet, désolé de t’avoir à moitié incendié. Il fallait que je tue ce ?Roucarnage? pour faire fuir les autres. Oh, ça aurait pu être bien pire. Mais cette mort, était-elle nécessaire ? N’y avait-il pas d’autre moyen ?
C’était le plus simple. Il faisait de sa Horde des prédateurs et de moi une proie, et maintenant que je l’ai supprimé, je ne risque plus rien de sa part. Je vois ta tristesse pour cette mort, mais la mort fait partie de la vie, et quand deux prédateurs de même force s’opposent, cela finit souvent ainsi. Et sa Horde le rendait aussi fort que moi. Et moi qui avais toujours pensé que l’existence des Habitants était plus paisible que celle des Humains… En fait, vous êtes très semblables à nous.
Non, oui ? Je ne sais pas… Mais je perçois beaucoup de fausses-compréhensions mutuelles. Chacun de nous semble avoir une vision inexacte de l’autre. Oui ; je l’ai senti aussi dans tes paroles. Si l’on peut appeler paroles ces pensées que j’entends jaillir de nulle part, d’ailleurs que de mon esprit. Vous tenez par exemple les Humains pour une meute organisée alors que nous luttons en permanence, chacun contre tous les autres…
Je laisse planer un moment de silence. À ma grande surprise, l’Humain le respecte : il connaît la valeur du silence. Il sait, il sent que j’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes pensées. Et j’en ai franchement besoin, oui !
Je suis complètement désorienté. Je songeais partir demain, mais je ne suis plus sûr de rien. Le voyage qui s’offrait à moi, l’inconnu qui commençait à devenir routinier, vient d’être remplacé par autre chose. La Famille des Sans-Essence. Pour la première fois de ma vie, je parle à un Sans-Essence — non, un Humain : bien qu’il comprenne que le terme de Sans-Essence contient plus de pitié que de moquerie, il reste légèrement blessé par lui, et lui préfère Humain, de telle sorte que ce mot soi-même-défini est en train de s’imposer dans mon esprit à la place de Sans-Essence… — je parle à un Humain, et j’ai l’opportunité d’apprendre à connaître cette Famille. En matière de saut dans l’inconnu, ça dépasse de loin un simple voyage au-dessus de la petite mer qui entoure ces montagnes ! Cette pensée précipite ma décision. J’entreprends de l’expliquer à l’Humain.
J’aime découvrir l’inconnu, apprendre de nouvelles choses, contempler de nouveaux paysages… Et pour cela, je voyage beaucoup. J’avais prévu de partir, de voyager loin d’ici, mais je reviens sur ce choix. Je ne sais rien, je ne comprends rien des Humains. Aussi, je voudrais rester à tes côtés, Humain-qui-sait-parler, et apprendre de toi ce que sont les Humains. Car bien qu'il m'en coûte de l'admettre, je ne sais pas grand-chose d'eux. Et je pourrais rester ainsi... mais ce serait inapproprié. Non, toute ignorance, toute incomplétude, mrite d'être comblée.
Je suis flatté par ce choix… J’accepte, si je peux moi-même en apprendre plus sur les Avec-Essence.
Naturellement. Et puisque nous allons nous côtoyer un certain temps, sache que je m’appelle Dédale.
Dédale ? Qu’est-ce que c’est que ce concept-là ? C’est à la fois soi-même et une suite de sons ; tous les mots humains sont certes des suites de sons, mais celui-là l’est bien plus que les autres.
Dédale ? Je ne comprends pas. Quoi, tu veux dire que tu n’as pas de nom ?
Nommer un individu ? Cette idée ne me serait jamais venue. Non, je n’ai pas de nom, pas de concept-abstrait-mais-qui-est-moi. C’est triste ; c’est important, un nom ! C’est avoir une identité, c’est être reconnu par son interlocuteur…
Je sens que cela t’attriste, en effet. Puisque les noms sont importants, pourrais-tu m’en donner un ? Eh bien… C’est assez personnel, tu vois, et...
Il sent que cet argument ne résonne pas en moi, et accepte.
D’accord. Que dirais-tu d’Icare ?
Icare ? Ça ne veut rien dire. Ça ne signifie rien, rien qu’une suite de sons… Mais maintenant c’est moi. Ce concept m’appartient, comme un territoire imprenable… J’aime assez cette idée.
Tu vois, que c’est important.
… Merci. Bon… c’est pas tout ça, mais il fait nuit. Je pense qu’il est temps de dormir.
Notre lente conversation s’est en effet étirée sur une durée assez surprenante… Je vois avec surprise l’Humain s’étendre à même le sol, sans même chercher d’abri. Il ne conçoit pas être menacé quand il dort… Étrange créature, vraiment. Je pourrais aller moi-même chercher un abri, mais après tout, pourquoi ne pas dormir ici, moi aussi ? Après tout, qui oserait s’approcher d’un Humain qui dort à côté d’un Paillette-du-Volcan ? C’est une idée qui va à l’encontre de mes instincts de vétéran, mais je finis par imiter l’Humain.