Chapitre 4 - Ces liens tissés
« Max ?!! »
La voix paniquée provenait du couloir, mais l'adolescent ne s'en rendit pas compte avant que la porte de sa chambre ne s'ouvre en claquant. Un jeune homme qui devait avoir à peine plus de la vingtaine entra en trombe, ses cheveux bruns en bataille, en ouvrant des grands yeux paniqués. Dans le lit, le corps en sueur du garçon tremblait de toutes parts et il luttait pour reprendre son souffle. Leurs regards embrumés se croisèrent et il pinça les lèvres.
« Encore un cauchemar ? »
Maximilien passa sa main moite sur son visage alors que l'autre garçon s'assit à ses côtés, l’air à peine soulagé. Le front plissé, il attendit calmement que son cousin réagisse le premier.
« Jules… Je t'ai réveillé ?
- Non, mentit-il. Tu veux un verre d'eau ?
- Ça ira, merci, souffla-t-il. Tu m'aides à m'asseoir ? J'ai encore du mal avec ma jambe.
- Viens. »
Jules lui tendit une main secourable et le hissa à sa hauteur. Il sentit sous ses doigts le corps encore faible et tremblant de l'adolescent et son cœur se pinça.
« Alors, c'était quoi cette fois ?
- Une noyade. »
Une noyade. Comme d’habitude. À croire que chaque nuit, l’esprit du garçon s’évertuait à le faire plonger vingt-mille lieues sous les mers.
S'ensuivit un long silence. Pas un silence gêné, mais un calme reposant dont tous les deux avaient besoin pour reprendre leurs esprits. Jules avait été tiré du lit par les cris de son cousin et, perdu et paniqué, il avait eu cent fois le temps de s'imaginer les pires scénarios en rejoignant sa chambre. Quant à Maximilien, inutile de préciser qu'il n’avait pas eu un sommeil très reposant.
Lorsque la respiration du plus jeune se fut finalement calmée, ils échangèrent un nouveau regard.
« Tu m'avais dit que tes terreurs nocturnes s'étaient calmées, la dernière fois.
- Un peu. J'ai essayé de ne plus prendre de calmants.
- Et du coup ?
- Eh bien… voilà le résultat, soupira le roux en serrant les poings.
- Tu sais, si tu n'avais pas autant d'appréhension avant d'aller te coucher, ça irait sûrement mieux.
- Je sais ! s'exclama-t-il, avant de se racler la gorge. Désolé. Je sais, mais je n'y arrive pas. Dès que je m'allonge, j'ai ces images qui reviennent et je ne peux pas dormir. »
Avec un soupir résigné, il tendit la main vers sa table de nuit et sortit d’entre ses clefs et ses stylos un flacon en plastique blanc, orné d'une étiquette sur laquelle étaient griffonnées quelques lettres au stylo bic. Il fit sauter le bouchon d'un geste adroit et machinal du pouce et avisa les gélules blanches qui s'entassaient à l'intérieur. Les tremblements de sa main les faisaient cliqueter entre elles et le geste n'échappa à Jules, qui posa sa main sur l'avant-bras du garçon.
« Je continue à penser que tu es vraiment trop jeune pour ça. Ça ne va pas t'aider de continuer à en prendre.
- Je n'arrive pas à dormir sans, Jules. Je ne peux pas, insista-t-il en serrant les dents.
- Essaie encore. Je te connais, Max. Tu peux y arriver, c'est certain. Mais si tu continues à te reposer sur ces gélules, comment vas-tu faire quand tu n'en auras plus ? Tu ne peux pas passer ta vie accroché à ces machins. »
Jules désigna la boîte en plastique du doigt et fronça les sourcils.
« Je suis chimiste. Je passe mes journées dans les labos à mélanger, contrôler et étudier toutes sortes de substances. J'ai lu ce qu'il y a là-dedans, et ça peut certainement t'aider à passer des nuits plus calmes. Mais rien de tout ça n'est vraiment bon pour ton organisme. Tu as déjà lu tous les effets secondaires ? »
Maximilien leva les yeux au ciel.
« Je sais, oui. Ça fait un moment que je les prends, je sais à quoi m'attendre.
- Justement, ça fait beaucoup trop longtemps. Tu t'es créé une dépendance à ce machin, Max. Et aussi jeune, ce n’est pas beau. »
Le jeune homme soupira et détourna le regard. Tous les deux s'évitèrent soigneusement en silence, l'un fixant ses comprimés et l'autre un des murs de la chambre. Seuls les ronflements de Henry provenant du rez-de-chaussée leur parvenaient et Maximilien choisit de briser le silence qui devenait trop pesant.
« Tu peux aller te recoucher, ça va aller maintenant.
- Tu en es sûr ? Je peux rester un peu, si tu veux.
- Non, c'est bon. Désolé de t'avoir réveillé.
- Il n’y a pas de mal. Si je peux faire quoi que ce soit… insista-t-il, avant d'être coupé d'un geste de la main par le plus jeune.
- Jules, tout va bien. De toute façon... »
Il posa ses yeux sur le réveil qui trônait sur sa table de nuit aux côtés d'un zippo chromé, et le reflet rouge des chiffres figés alluma ses iris d'un étrange feu. Il ferma le flacon d'un geste sec avant de le tendre à Jules.
« Je me lève dans deux heures, je n'aurai jamais le temps de me rendormir d'ici là. Je vais réviser un peu en attendant. Tu peux aller ranger ça pour moi ? »
Un léger sourire flotta sur le visage de Jules qui glissa le flacon dans la poche de son pyjama.
« Aucun problème. Je vais aller me coucher, maintenant… ajouta-t-il en baillant à s'en décrocher la mâchoire, les yeux larmoyants.
- Ah, et merci beaucoup pour le stage. T'aurais pas pu trouver mieux ! Ça va être dément.
- Avec Claire, t'as pas idée mon vieux. Cette fille est une tarée du caillou, je te jure qu'à la fin de ta semaine de stage tu voudras plus voir un volcan de ta vie, rit-il.
- Ça a l'air vachement bien, sourit Max en lui envoyant son coude dans les côtes. Moi je dis qu'après ce stage, c'est mon nom qui fera trembler tous les volcans de Hoenn. Et du monde entier, pourquoi pas !
- C'est ça, compte là-dessus. »
Jules reçut pour toute réponse à geste obscène de son cousin avant de quitter la chambre en riant. Une fois dans le couloir, il plongea la main dans la poche de son pyjama et referma son poing autour du flacon en plastique, un sourire fier sur son visage.
***
« Mais allez, lance ! »
Avec un éclat de rire, Arthur leva la balle au-dessus de sa tête.
« Non, pas tant que tu ne m'auras pas avoué qui a mangé les derniers poffins. Je t'avais dit que j'en voulais un pour quand je rentrais de la pêche, et mon dernier poffin jaune a mystérieusement disparu. Tu as une explication ? »
Emi croisa les bras, ses yeux noirs plissés à cause du soleil éblouissant. Ils avaient beau être au printemps, le temps était radieux et les giboulées rares. Le vent ne soufflait pas fort non plus et ils n'avaient pas à craindre la secousse des grosses vagues. Les enfants pouvaient donc jouer en toute sécurité sur les passerelles flottantes du village et la plupart d'entre eux s'amusaient ensemble sur la place. Emi en faisait partie, et si elle avait été très timide les premiers jours elle faisait maintenant partie intégrante du groupe et connaissait tous les enfants du voisinage. Eric n'aimait pas être arrosé mais adorait les jeux en équipe, Fred et Sam les inséparables partageaient toujours tout avec les autres, Rose adorait être coiffée pendant des heures et personne ne pouvait la battre au lancer d'anneaux. Mais celle avec qui Emi s'était le plus vite lié d'amitié était l'une de ce que les enfants appelaient le « groupe des grands ». Celui auquel appartenait Arthur, et auquel elle appartiendrait un jour. Ils devaient apprendre à faire vivre le village comme le faisaient les adultes pour eux afin de pouvoir à leur tour veiller sur les générations futures.
C'est ce que Sarah lui avait expliqué, un jour.
Sarah. Son modèle en tout point. Emi clamait haut et fort vouloir être comme elle, en grandissant. Parce que Sarah était forte et courageuse. C'était l'une des plus jeunes à être allée sur la terre ferme, et tout le monde connaissait l'histoire de son premier jour. Comment elle était tombée nez à nez avec un Medhyèna, et comment elle avait tenu tête à celui-ci alors qu'il l'avait menacée, tous crocs dehors. Elle lui avait grogné dessus si fort que le Pokémon s'était enfui la queue entre les jambes.
« Emi. Tu ne m’écoutes pas, hein ? »
La brunette secoua sa tête ronde de droite à gauche comme pour se réveiller et fronça les sourcils.
« Je l'ai mangé. J'avais plus rien à goûter. Désolée. »
Arthur fit la moue devant la réaction de la petite et haussa un sourcil.
« C'est tout ? T'es pas sympa, tu aurais pu me le garder. »
Déçu, il posa le ballon à ses pieds et fit demi-tour. Le vent faisait battre son tee-shirt blanc contre sa peau mate et il glissa ses mains dans ses poches, les épaules légèrement affaissées. Emi se tordit les doigts en regardant la balle. Il avait vraiment l'air vexé. Elle était peut-être allée un peu trop loin en se laissant emporter par la gourmandise.
« Je le referai plus, Arthur. Mais je veux pas que tu boudes. »
L'adolescent jeta un regard par-dessus son épaule et soupira.
« Ça va, Annie et moi on a récupéré de quoi en refaire sur le marché ce matin. »
La petite fille ramassa le ballon et trottina jusqu'au garçon.
« Si tu veux je peux apprendre à les cuisiner, comme ça je t'en referai un meilleur que l'autre ! Il était pas bon de toute façon, il m'a fait mal aux dents. »
Arthur ne put retenir un petit sourire fatigué et marqua sa reddition d’un geste de la main. Qui pouvait bouder une enfant aussi adorable ? En comprenant qu'elle avait gagné, Emi sourit de toutes ses dents et ses yeux s'illuminèrent.
« Je peux même mélanger toutes tes baies préférées dedans !
- T'emballe pas, c'est une fausse bonne idée. Je suis sûr que ce sera dégoûtant.
- T'as pas d'imagination, mon vieux.
- Qui tu traites de vieux ? fit-il en fronçant le nez.
- Toi, nanab ! T'es vieux, mais je t'aime quand même.
- En quoi le fait d'être vieux… Bon, peu importe. On devrait rentrer, le vent se lève et le village ne va pas tarder à tanguer. Si tu tombes à l'eau, je ne te repêche pas.
- Gna gna gna... »
Emi soupira et croisa les bras. Elle avait beaucoup grandi mais, malgré leurs longs mois en mer sous le soleil ardent, sa peau était restée très pâle. Ses petites épaules couvertes de taches de rousseur portaient à peine les marques des bretelles de son haut et son nez rougi par les coups de soleil se fronça lorsqu'elle reçut quelques gouttes d'eau froide.
« Oui, tu as raison. Il commence à faire un peu froid ici. Tu as beaucoup pêché ? »
Arthur afficha un sourire fier et gonfla légèrement le torse.
« Trois Magicarpe et un Octillery. On aura une bonne soupe ce soir !
- On peut pas plutôt en faire des beignets ? C'est meilleur.
- C'est mieux avec des Sepiatop, mais on n’en a pas à Hoenn. Il faut aller les chercher sur le marché.
- Même pas pendant les migrations ? demanda-t-elle, curieuse.
- Si, mais c'est rare et je ne saurai pas te dire quand.
- Et Carvanha, il s'entraine bien à la pêche ?
- Il m'aide à rabattre les poissons.
- Et Démanta ? Il est comment, quand Annie elle pêche avec lui ?
- Plutôt impressionnant, soupira Arthur. Dis, tu as encore beaucoup de questions ? Je suis fatigué, là.
- Elles attendront un peu, mais pas trop ! »
L'adolescent leva les yeux au ciel quand une voix au loin lui arracha un sursaut.
« Emi ! Emiiii ! »
La petite se retourna et dans ses yeux passa un éclair qui n'échappa pas à Arthur. Il inspecta rapidement la personne qui se dirigeait vers eux et reconnut sans peine la silhouette élancée et les longs cheveux noirs dansant dans son sillage. Surprise, cette dernière se figea devant eux et cligna des yeux en fixant Arthur.
« Ah, je ne t’avais pas reconnu de dos… ça va, la pêche a été bonne ?
- Plutôt, oui. De ton côté ?
- On n’a pas trouvé de banc de Pokémon de la journée. Tout ce qu'on a pu ramener, c'est quelques œufs de Bekipan. Ça fait deux fois ce mois-ci, ils ont peut-être migré ailleurs.
- Sûrement, il faudra en parler aux adultes.
- C'est déjà fait, fit-elle avec fierté.
- Hé, Sarah ! interrompit Emi. Tu voulais me parler ? »
La brune baissa ses yeux couleur du ciel vers son amie et sourit.
« Ah, oui… tu ne remarques rien ?
- Tu es toujours plus grande que moi et tu as encore parlé à Arthur en premier, fit-elle en croisant les bras.
- C'était une façon de lui dire bonjour.
- Pas la peine d'en faire tout un plat, je vous laisse entre filles, soupira Arthur en s'éloignant avec un signe de main. À la prochaine, Sarah.
- Oui, à la prochaine ! répondit-elle avant de se retourner vers Emi. Sûre, rien vu du tout ? »
La petite décroisa les bras et rit.
« Bien sûr que si ! »
A ces mots, elle désigna du bout de son index la mèche bleue qui barrait la tignasse ébène de Sarah.
« Tu m'avais dit que tu allais la faire aujourd'hui, j'ai pas oublié hein !
- Alors, tu en penses quoi ? fit-elle, nerveuse.
- C'est trop beau ! Tu crois que moi aussi je pourrais m'en faire une ?
- Demande à Annie, elle voudra peut-être bien. En tout cas j'ai ramené plein de teintures de la terre ferme, si jamais tu as le droit je peux t'en faire. »
Emi frappa dans ses mains et sautilla sur place tellement elle était excitée, déséquilibrant momentanément Sarah qui écarta les bras pour se stabiliser le plus naturellement du monde.
« Attention, les passerelles…
- Je vais aller demander à Annie tout de suite ! Si elle veut bien, je peux venir quand ?
- Emi, pose-lui d'abord la question. On verra ensuite, d'accord ?
- Ok, se calma-t-elle un peu. Alors je vais rentrer, et lui demander. »
Mais elle n'avait pas fait deux pas en direction de sa maison qu'elle se retourna.
« Quelle couleur m'irait le mieux ? Bleu comme toi, tu crois ? Ou un truc plus rouge ?
- Plus rouge que quoi ? questionna Sarah. Attends, tu sais quoi ? Je vais y réfléchir et je te dis demain, d'acc ? Pose d’abord la question à Annie.
- Oui oui, j'y vais ! À plus !
- Rentre bien. »
Emi aurait sautillé jusqu'à la maison si elle n'avait pas eu à se déplacer sur des passerelles qui tanguaient maintenant avec la houle plus forte. Elle fit un détour pour emprunter les passages les plus sécurisés avant d'arriver devant la maisonnette. La tête ailleurs, s'imaginant déjà avec une chevelure flamboyante ou bien bleu océan, elle frappa un coup distrait à la porte avant d'entrer sans attendre la réponse.
Seulement pour tomber nez à nez avec Annie, appuyée sur la table et une main crispée sur sa poitrine. La respiration sifflante, la pêcheuse leva des yeux vitreux vers elle.
Avant de s'effondrer sur le sol, sa tête heurtant le parquet en bois avec un bruit sourd.