Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

La Cendre et la Braise de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 23/03/2019 à 18:45
» Dernière mise à jour le 24/08/2019 à 14:04

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Amitié   Mythologie   Présence d'armes   Suspense

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 2 : Une merveille de plus au monde
δ

Mon cher Dédale, c’est à nouveau un pur chef-d’œuvre que vous nous livrez là !

C’est ça, cause toujours. Et ne vas surtout pas t’imaginer que je te crois ! À mes yeux, c’est un taudis.

Ces colonnes de marbre, ce fronton entièrement fait d’un seul bloc d’obsidienne, ces fresques dorées à la feuille d’or, ce plancher de chêne poli et vernissé !

Des apparences, du tape-à-l’œil, du futile et du minable. Les matériaux dont je ne fais qu’imaginer l’agencement sont certes beaux (ou du moins tenus comme tels…), mais leur travail laisse énormément à désirer. Que ce soit de ma part ou de celle des sculpteurs !

Ah, je pourrais disserter pendant des heures de toute cette magnificence !

L’avantage de discuter avec le Stratège Antidekoi, c’est qu’il n’y a pas besoin d’entretenir la conversation, et que personne ne viendra la déranger ! Je le relance donc.

Non, vraiment ? Pour moi, ce palais restera toujours l’ensemble de lignes, d’angles et de courbes, que j’ai légué aux contremaîtres et aux sculpteurs dès que j’eus fini de les tracer.

— Et pourtant, et pourtant ! Je ne sais que trop votre caractère impitoyable vis-à-vis de vos propres travaux, mais laissez-moi essayer, une fois encore, de vous les faire apprécier…

Je sais bien que tu en meurs d’envie. Ce que toi, tu ne sais pas, c’est que pendant que tu t’entraîneras à discourir, moi j’en profiterais pour critiquer mon travail. Ça te va ?

Alors… Par où commencer ?

Ô Stratège Antidekoi, tu es prévisible. C'est ça, prend discrètement une grande inspiration avant de commencer, tu vas en avoir besoin.

Par l’entrée, peut-être, par ce fronton qui s’avance, fier, vers une rue dont il n’a pas à rougir ; car ce n’est pas tant lui qui la rehausse qu’elle qui lui sert d’écrin, de faire-valoir ! Au milieu d’une avenue de blanches façades aristocratiques, ce fronton fait fausse note, avec sa couleur noire… Mais quel éclat, quelle aura lui donne son matériau, cette obsidienne pure finement taillée selon la proportion parfaite ! Voilà un fronton qui diffère de tout autre, mais bien parce qu’il s’élève au-dessus de la plèbe de ses semblables !

Le matériau lui-même est assez beau, je l’admets. L’obsidienne est un minéral splendide et envoûtant. Mais sa sculpture est un enfer : il s’agit d’une forme de verre, que la taille a de fortes chances d’abîmer ! Un sculpteur téméraire peut s’y risquer… mais ce ne fut pas le cas ici : ce fronton a été poli. À la main, avec une pierre de ponce, par une école entière de sculpteur, les élèves élaguant les contours et le maître achevant la création. Le tout pour un prix obscène, comme l’aristocratie aime à en dépenser en décorations d’extérieur. Une futilité qui fait tache, surtout avec la vision que j’avais de ce fronton !

Quant à la forme elle-même de l’objet… Disons-le tout net, osons le penser : j’en suis déçu. En voyant ce bloc énorme d’obsidienne brute être lentement extrait d’une carrière au flanc du mont Psiloritis, je me suis immédiatement demandé ce que je pouvais faire d’une telle masse. Et j’ai pensé à beaucoup de choses. J’ai fini par choisir la forme géométrique d’un fronton, afin de tenter de recréer par les fresques qui y seraient taillées les scintillements que jettent les éclats d’obsidienne, quand on les tient à la lumière. Comme prévu, je n’ai eu aucun mal à vendre le fronton à un aristocrate quelconque ; comme je m’y attendais, il est raté.

Et ces captivantes colonnes de porphyre qui le soutiennent ! Rien ne pourrait satisfaire les yeux plus que leur rubicond veiné de vermeil ; qui donc pourrait trouver laids les motifs que forment ces veines en s’enroulant autour de leurs cylindres de pierre ?

Moi. Pour une raison simple : il est impossible d’arranger ces colonnes joliment ! Ou bien je les incline de façon à ce qu’elles semblent droites, ou bien elles sont droites mais semblent penchées ! J’ai choisi une troisième voie, qui est de les faire tailler courbes. Elles s’enroulent légèrement sur elles-mêmes, en spirale. Ainsi, elles ne semblent jamais parfaitement droites ni parfaitement penchées. Le prix à payer est colossal : elles ne sont pas droites ! Elles sont à des lieues de la perfection mathématique d’une colonne ! La colonne est un objet simple : un cylindre (décoré) qui supporte un poids. Et les miennes sont tordues ! C’est honteux.

Et cette entrée où nous nous tenons, cette entrée, ah, cette entrée ; c’est sans conteste le sommet du chef-d’œuvre ! Là où l’on affiche d’habitude toute l’étendue de la richesse d’une maison, vous avez taillé un bloc de pur dénuement… Quelle impression autrement plus forte cela fait-il sur l’invité qui entre ! Les ombres couvrent le sol au-dessus du plancher de chêne obscur qui les renforce, cachant pudiquement ses recoins, oppressant et étouffant ; mais sous le plafond, la lumière s’engouffre à flots, et agrandit l’espace autant que ne le fait la voûte céleste ! Cette entrée suggère aux Hommes le domaine des Dieux, et elle élève l’âme autant qu’elle la rabaisse.

Bla, bla, bla. Le plancher est moche, les ouvertures laissent passer des vents totalement indécents, et le plafond sera une horreur à dépoussiérer ; car il faudra bien le garder propre ! Vraiment, j’ai pitié des serviteurs qui entretiendront cet endroit.

Je me laisse aller à mes pensées, oubliant de mépriser ma création. C’est fatiguant de toujours être cynique. Je préfère largement profiter de la… péroraison d’Antidekoi, pour me laisser aller à ma nature contemplative.

Mon métier ne me plaît pas. Architecte ; toute l’année, on attend de moi que je livre des plans de palais, de palais, de… palais, ou de n’importe quel autre prestigieux gourbi. Et immanquablement, le résultat me déçoit et me fait honte. La seule chose qui m’intéresse n’est pas l’art, mais son inspiration. Sa source, sa Muse, son origine. La création de ce qui existe déjà. La recréation du monde autour de soi.

Car la Nature est un lieu formidable. Vraiment. Partout où l’Humain n’appose pas sa marque d’infamie, partout où seul le hasard, les Habitants ou la volonté des Principes ont présidé à l’agencement des formes et des couleurs, il y a une harmonie, une pureté, qui me sont précieuses. L’Humain ne répand que médiocrité autour de lui ; à l’écart des villes, dans la Nature sauvage et absente de cultures, je peux trouver le calme et la sérénité.

Là, dans un bois, près d’une source, au flanc d’une montagne, ou en tant d’autres endroits, j’aime méditer et contempler. Il m’arrive (souvent) d’observer pendant une journée entière l’écoulement de l’eau dans un ruisseau. La beauté est partout, il suffit de savoir la regarder… C’est cette beauté que j’essaie d’apporter aux Humains et aux villes dont ils sont si fiers. Mais je n’ai pas le talent de la Nature, et de loin.

Elle peut sculpter l’obsidienne aussi proprement que le marbre et le calcaire, et rendre sur une falaise comme sur un éclat de verre les mêmes scintillements avec pour seul besoin la lumière du Soleil. Je ne le puis. Les falaises de craie les plus banales, les plus communes, sont plus splendides que mes frontons les moins laids. Car j’enlaidis la Nature en voulant la reproduire… Elle ne m’en tient pas rigueur, d’ailleurs. Malgré ma conduite totalement irrespectueuse, elle continue de s’offrir à mon regard et de me surprendre chaque jour.

Cette pensée me rappelle la dernière découverte que j’ai faite… Ce jour-là, j’étais à Arkhanès pour y visiter un artisan avec lequel j’ai souvent travaillé, et une fois nos affaires communes conclues, j’ai décidé d’escalader la colline connue sous le nom d’Iouchtas. Ce n’est pas vraiment un endroit humanisé : on y trouve un ou deux villages, et des Chevroums. Je me suis promené quelques heures sur la face ouest, en appréciant l’éloignement avec la capitale ; j’en étais tout de même à presque trois heures de marche ! Et encore, trois heures pour un Humain sain. À vue de nez, Antidekoi en mettrait cinq ou six.

Iouchtas, donc. Un endroit vallonné, verdoyant, où plantes et Habitants se disputaient ardemment la lumière agréable d’un été encore vigoureux, et non finissant comme il l’est devenu. Un endroit aussi où affleurent parfois les roches qui forment l’échine de la Terre. On y trouve des fragments de beauté minérale, qui souvent aiment jouer avec l’œil de leur observateur, qui jettent autour d’eux des irisations dignes d’un arc-en-ciel, et qui, toujours, me captivent pendant quelques heures.

De nombreuses fois déjà j’ai trouvé à Iouchtas quelque tesson magnifique ; toujours, cependant, je les laissais en place. Ils étaient mieux au flanc de la colline qu’ici, à Cnossos. Mais cette fois-ci… La gemme que j’ai trouvée est indescriptible ; c’est à peine si on peut la contempler sans être ébloui. Une sorte d’éclat de lumière cristallisée, une étoile tombée du ciel et enfermée dans une gangue de verre. La première fois que je l’ai vue, elle était cachée entre les racines d’un buisson, et la maigre clarté qui filtrait à travers le dôme de feuillage suffisait à la faire luire.

Je l’ai saisie et tenue dans la lumière directe du Soleil ; alors, mille reflets se sont répandus, et l’air lui-même a semblé s’iriser autour de la gemme. Où que je tournais mon regard, l’éventail de couleurs bariolées qu’elle émettait imprimait son harmonie ; puis ma main a tremblé, et d’autres couleurs se sont substituées aux premières. J’ai continué de varier l’angle par lequel les rayons solaires entraient dans ce prisme naturel ; autour de moi, une variété infinie de formes et d’assemblages ont dansé. Il n’y avait pas deux configurations semblables, tant la variété des angles à la surface de la gemme était grande.

Je suis resté envoûté pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que le crépuscule ensanglante le ciel. À ce moment là seulement, j’ai commencé à me dire que c’était peut-être une bonne idée de rentrer. Mais il était trop tard pour être à Cnossos avant la nuit, alors j’en ai profité pour dormir à la belle étoile. Plus précisément, j’ai dormi à la belle étoile une fois que j’eus fini d’admirer les étoiles au travers de la gemme.

Le lendemain, je n’ai pas voulu m’en séparer. C’était égoïste de garder cette merveille pour moi, mais c’était plus fort que moi, il fallait absolument que je l’étudie en détail, et mon esprit fourmillait déjà d’idées pour tenter de reproduire chez mes concitoyens ne serait-ce qu’un fragment de l’émerveillement que j’avais senti. Je ne m’en suis pas séparé depuis.

Alors ! Qu’en dites-vous, architecte ? Ai-je su redorer votre création à vos yeux ?

On dirait que la pause est finie.

Comme à chaque fois, Stratège Antidekoi.

— Hmpff. Vous me répondez cela à chaque fois, justement, et je n’ai jamais su si cela valait un oui ou un non.

— La beauté est dans l’œil de celui qui regarde. Si je peux la faire voir, ce n’est pas plus mal ; mais je saurais toujours ce dont je me suis inspiré, et mon œuvre me semblera terne en comparaison. En somme, vous m’avez plus renseigné sur vous que sur le palais dont vous parliez, car vous ne parliez que de son apparence, laquelle vous est propre ; moi, je continue de voir son idée, qu'il est impossible de nier.

— Vous êtes un interlocuteur difficile, Dédale.

— Je sais.

Il se détache de moi et tente d’intercepter un autre aristocrate qui déambule dans l’ombre entre les colonnes de marbre blanc. C’est une façon de signifier qu’il abandonne sa proie et que le reste de la bonne société venue assister à la cérémonie de fin des travaux, à commencer par un propriétaire fort désireux de se pavaner, va à son tour pouvoir s’entretenir avec moi. La pause est bel et bien finie, en effet. Je vois déjà Xylophas, un des nombreux courtisans qui encombrent la cour du roi, s’approcher.

Antidekoi vous a lâché assez soudainement, ne dirait-on pas ? Permettez-moi de vous tenir compagnie à sa place.

— Si le cœur vous en dit.

— C’est un charmant endroit que vous avez dessiné à Paraclotis. Dites-moi, comment avance ma propre commande ?

— La rénovation de votre brasserie ?

— Ce n’est pas exactement la mienne, et il s’agit de vin, pas de bière—

Début de conversation désagréable, comme toujours avec Xylophas. Mais ça ne va pas durer : je prends mon ton le plus passionné et je commence à déclamer comme un comédien.

J’ai dessiné le gros des aménagements qui pourraient y être apportés, oui. J’ai d’ailleurs pensé à un système inventé par les savant de la lointaine Ninive, qui permettrait de faire monter l’alcool de la cave à la salle sans être obligé d’y envoyer quelqu’un. Il s’agit d’une vis subtilement inclinée, qui peut faire monter un liquide quand on la tourne. Elle a initialement été développée pour transporter de l’eau, mais j’imagine que ça marchera aussi bien avec du vin.

— Sans doute… Ne vous enthousiasmez pas trop tout de même, hein ?

Et toc ! Je trouve que notre roi s’entoure bien mal. Entre les fourbes avides de pouvoir comme Xylophas, les militaires incompétents comme Antidekoi et les nobliaux riches mais idiots comme Paraclotis, il est le seul capable de gouverner. Et il s’en sort bien, d’ailleurs.

Le ballet des courtisans commence alors vraiment. Maintenant qu’Antidekoi m’a lâché et que Xylophas m’a dit deux mots, il ne reste plus aucun personnage dont on veuille s’éloigner pour me parler et me tenir à l’écart des conversations. Dommage.

Il y a à Cnossos des centaines de nobliaux, d’anciens aristocrates désargentés, de descendants d’oligarques quelconques, qui s’imaginent tous avoir droit à une miette de pouvoir — et la conception que certains ont de la miette est indécente — et cherchent à la récupérer. Malheureusement pour moi, je suis relativement renommé, très apprécié des soi-disant esthètes qui voudraient bien impressionner leurs voisins, et surtout, je suis la personne la plus proche du roi à ne pas avoir ses intérêts propres en matière de pouvoir. Ce qui fait que je suis presque aussi courtisé que lui !

Ainsi, je n’ai fait que dessiner un palais de ville, mais il me faut endurer les conversations mesquines de nombreux opportunistes qui cherchent, sinon à s’attirer mes faveurs — personne ne les a jamais reçues, et ça va durer —, du moins à en donner l’air. Quiconque parviendra à s’afficher en ma compagnie plus d’une minute sentira se modifier la façon dont les autres le perçoivent. Mais une minute, c’est long, et j’ose dire que je peux énerver n’importe quel idiot manquant d’esprit esthétique bien avant ce délai. Et si ça ne marche pas, je n’ai qu’à me taire. Voilà une technique qui marche à tous les coups !

J’évite de trop l’employer, cependant : il ne faudrait pas non plus insulter les individus qui assurent ma subsistance. J’imagine que je pourrais me passer de la plupart d’entre eux, sinon de tous, et n’offrir mes services qu’à la populace ; celle-ci, cependant, n’a guère l’usage des architectes. Sans les riches désireux de d’affirmer leur importance mensongère, je serais donc dépendant du seul roi. Et c’est une situation que je préfère éviter. Elle est en effet particulièrement dangereuse.

En parlant du roi… Le voici justement qui fait son entrée. La marée humaine qui encombre l’entrée s’éclaircit ; elle reflue vers les autres salles du palais. Ceux qui ne sont pas assez importants pour se tenir en présence de l’altesse sont discrètement mais fermement écartés, afin de dégager un espace respectueux autour de lui. Une bonne partie d’entre eux s’éclipse d’ailleurs d’elle-même ; le roi est un de ces humains qui, à peine entrés dans une pièce, font percevoir leur pouvoir, et repoussent les gens qui leur sont trop inférieurs. On sait, on sent immédiatement qu’il est dangereux de l’avoir dans les parages.

Cela tient peut-être à son physique. S’il n’est pas très remarquable pour ce qui concerne son corps, il n’en a pas moins un visage peu commun. En dépit son âge avançant, ses cheveux et sa barbe sont restés noirs comme le jais, ou comme ses yeux, dont les iris ne laissent pas deviner qu’ils sont en réalité marrons. On croirait une statue qui a été taillée au cordeau, et il renforce cette impression avec un regard qui glisse sur les gens comme sur les choses, mais qui transperce les yeux sur lesquels il s’arrête. Malgré la couronne posée sur son front, le roi fait penser à un couteau.

Il s’avance vers moi sans un regard pour Paraclotis, pourtant le maître supposé des lieux, mais indigne même de suivre le sillage du roi. Après tout, il est roi de la ville, et de l’île toute entière : ce palais, comme tout le reste, est à lui. C’est vers moi qu’il s’avance, c’est uniquement vers moi qu’il regarde. Plus personne d’autre n’existe dans la pièce ; les figurants sont renvoyés à leur rôles, et maintenant ce sont les acteurs qui parlent.

Je m’avance à mon tour, lentement d’abord ; puis le roi s’arrête à une dizaine de mètres de moi, et je franchis un peu plus vite les trois quarts de la distance restante. Il convient en effet que ce soit moi qui aille à lui ; un roi n’a pas à aller voir ses sujets. Je m’incline ; le roi m’autorise d’un geste à approcher encore un peu. Les formalités sont terminées, et désormais commence l’épreuve. Car parler à cet homme en est toujours une.

Mon roi, je vous remercie d’être venu jusqu’ici. C’est un honneur de vous voir fouler un sol que j’ai dessiné.

— Alors tu es un homme honoré, Dédale, car tu as dessiné la moitié de cette ville.

Sa voix moins tranchante que d'habitude, presque badine, me fait comprendre qu'il parle de son propre palais. Je me suis inspiré d’un… ce n’est vraiment pas le moment pour se laisser aller à penser dans le vague ! Le roi fait mine d’admirer un instant les jeux d’ombre qui ont tant fait jaser Antidekoi, puis il reprend.

Et tu parviens encore à innover… J’apprécie d’avoir un artiste comme toi dans ma ville, quelqu’un qui soit capable de surprendre en permanence. Ce genre d’humain est rare.

— La surprise n’est qu’une observation différente de ce que l’on connaît déjà, Majesté. Je vois chaque jour des dizaines de colonnes, sans jamais en trouver une qui soit parfaite ; mais de parfaitement mauvaise, il n’y a pas plus. C’est ce qui me donne l’idée de colonnes qui ne puissent pas être parfaites, sans pour autant être hideuses. Un si infime déplacement suffit souvent à perturber l’observateur moyen ; et s’il est perturbé, il est surpris.

— Pourquoi alors innover en tout, chaque fois que tu fais quelque chose ? Déborderais-tu d’idées au point que tu veuilles toutes les réaliser avant de t’en aller définitivement ?

— Je déborde d’idées au point de me permettre de m’adresser à des observateurs qui semblent immunisés à la surprise, Majesté.

— Serait-ce de la flatterie que je surprends dans ta voix ?

— Ai-je déjà pu vous déconcerter totalement, Majesté ?

— La fois où je me suis perdu dans une cour intérieure, oui.

— Toutes mes excuses, mon roi.

— Elles sont superflues, ce fut une bonne journée. Mais trêve d’esprit… Bien que modeste, ce palais est splendide, et suffirait presque à rendre plus grand son propriétaire en enlaidissant ceux de ses voisins.

Je n’aurais pas aimé être à la place de Paraclotis.

Aussi, Dédale, je souhaiterai que l’on te reconnaisse plus fermement qu’auparavant. Par ton génie artistique, tu gagnes aujourd’hui le droit de m’appeler.

— Ma loyauté ne vous en est que plus profondément acquise encore, roi Minos.

Rien d’autre qui ait une quelconque importance ne s’est passé ensuite. Le roi est parti en laissant sa cour patauger, j’ai abaissé mon temps minimal de conversation à trente secondes et je me suis laissé réjouir (un peu) de cette ascension dans la société. Le roi m’a mis sur un pied d’égalité avec les ambassadeurs de nations étrangères, presque son égal. Désormais, je peux imposer mes vues à mes interlocuteurs plus fermement, quoique je dépende toujours d’eux tous ; c’est une façon pour Minos de renforcer son emprise sur moi.