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L'Archange de MissDibule



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» Auteur : MissDibule - Voir le profil
» Créé le 20/03/2019 à 23:07
» Dernière mise à jour le 28/02/2021 à 02:28

» Mots-clés :   Aventure   Famille   Mythologie   Sinnoh   Suspense

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Chapitre 1 – Entre passé et avenir
9 janvier 2019, ville de Féli-Cité, région de Sinnoh

On l’appelle « le fauve ». Rien ne lui résiste. Il est imbattable. Véritable révélation, ce jeune dresseur terrasse chacun de ses adversaires avec une férocité sans pareille. Le Conseil 4, dont il est sorti victorieux la veille, ne fait pas exception : il n’a fait qu’une bouchée de ce soi-disant surpuissant quatuor. Il se remémore alors le conseil donné par le lucide Lucio, spécialiste du type Psy mais également son dernier adversaire en date : « Bonne chance pour vaincre notre Maître. ».

Bah ! Comme s’il avait besoin de chance ! La victoire, il va l’emporter grâce au fruit de ses efforts acharnés. Du moins l’espère-t-il. Le jeune homme, du nom de Leo, s’apprête à affronter l’une des plus redoutables dresseuses du monde : Cynthia, le Maître de Sinnoh. Il mérite sa place plus que quiconque ; malgré les échecs et les coups durs, sa volonté inébranlable a fini par le mener – presque – au sommet. Il ne lui reste qu’une étape avant de l’atteindre. Mais c’est la plus difficile.

Le jeune dresseur triture les mèches de sa crinière blonde : il ne tient pas en place. Cela va bientôt être l’heure pour lui d’entrer dans l’arène, face au Maître, mais aussi à des milliers de spectateurs et téléspectateurs. En effet, depuis quelques années, la tradition exige que chaque combat disputé pour le siège de Maître se déroule en public. Ainsi, en cas de défaite du tenant du titre, la présence de témoins permet d’attester de la légitimité de la victoire de l’adversaire, qui devient alors le nouveau Maître.

Leo Ferox n’a jamais été aussi nerveux qu’en ce moment précis, dans les vestiaires de l’immense colisée de la Ligue Pokémon de Sinnoh. Ce match est le tournant de sa carrière de dresseur. C’est le combat qui va lui permettre – s’il l’emporte – de devenir une légende dans l’art du dressage Pokémon.

Il doit réussir.

Un membre de l’équipe technique vient vers lui ; il sursaute à sa vue. L’heure est venue d’entrer en scène. Le jeune dresseur tremblant hoche la tête d’un air décidé et se dirige vers la sortie qu’on lui indique. Avant de s’y engouffrer, Leo inspire profondément, puis expire : c’est maintenant que tout se joue. Le jeune homme rassemble alors tout son courage et franchit la porte d’un air farouchement décidé : ce match, il va le gagner !

*
« Merci à vous de nous suivre sur Sinnews, il est à présent vingt-deux heures. Nous vous rappelons l’information principale de ces dernières heures : l’abandon surprise, en direct, du dernier prétendant au titre de Maître Pokémon – le jeune Leo Ferox – face à l’actuel Maître de Sinnoh, Cynthia. Cela s’est passé aux alentours de quinze heures cet après-midi : alors que le match approchait de son apothéose – il ne restait plus qu’un seul Pokémon à chacun des deux dresseurs – le jeune challenger, pourtant réputé tenace, a subitement déclaré forfait, sans raison apparente ; en effet, les Pokémon des deux dresseurs semblaient jusque-là se livrer une bataille acharnée, mais somme toute équilibrée. Nos demandes d’entretien avec Leo Ferox étant restées sans suite, nous ne savons toujours pas, à l’heure actuelle, ce qui a motivé cette décision pour le moins– »…

Elle coupe sec la télévision, agacée. La jeune femme n’en peut plus : les mêmes informations passent et repassent inlassablement à la télévision, comme une boucle infernale. Elle sent la fatigue de cette interminable journée peser sur ses épaules. Mais plutôt que d’aller dormir, elle attrape fébrilement son téléphone fixe posé sur la table basse et compose une fois de plus le même numéro, pour au moins la douzième fois de la journée – enfin, d’après ses estimations, qui ne sont particulièrement précises.

Elle porte le combiné à son oreille. Une tonalité. Deux tonalités. « Bon sang, Cynthia, réponds ! Je vais finir par mourir d’inquiétude, moi ! » pense-t-elle en son for intérieur. Après une dizaine de tonalités, la jeune femme s’apprête à raccrocher, jusqu’à ce qu’enfin la voix – extrêmement fatiguée – de sa sœur aînée résonne à ses oreilles :

— Allô, Ley ? Je sais, je suis vraiment désolée, je…

— J’espère bien ! la coupe sa cadette. Tu te rends compte à quel point je me suis inquiétée ? explose-t-elle.

— Je sais bien. Mais je t’assure, je n’ai pas eu une minute à moi ! J’ai été harassée de tous les côtés, affirme Cynthia d’une voix lasse.

— Oh, Thia… Désolée, je ne voulais pas m’énerver, s’excuse la jeune femme, radoucie. Mais j’étais vraiment inquiète pour toi. J’ai eu peur qu’il te soit arrivé quelque chose…

— C’est gentil, mais ne t’en fais pas. Les journalistes ne mordent pas !

— …Mais ils n’en démordent pas non plus, j’ai l’impression, remarque sa petite sœur, pince-sans-rire.

— Non, en effet, répond le Maître de Sinnoh en émettant un petit rire qui s’éteint presque aussitôt. Mais l’heure n’est pas à la plaisanterie, Leyenda, reprend-elle sur un ton éminemment sérieux.

De l’autre côté du combiné, la concernée fait la moue : elle déteste que sa sœur l’appelle par son prénom entier. Elle préfère nettement l’emploi de surnoms, qui rapprochent bien plus les gens selon elle. Sa sœur aînée le sait bien, c’est pourquoi elle ne s’adresse à elle ainsi que lorsqu’elle souhaite justement prendre un peu de distance – pour sortir du cadre de la familiarité – et discuter de sujets graves. Leyenda n’a rien contre cette idée, – c’est même précisément la raison de son appel – mais elle a toujours l’impression de pas être prise au sérieux par son aînée.

— Tu crois que je ne le sais pas ? C’est justement pour ça que je t’ai appelée dix fois, je te signale ! Tu croyais que c’était juste pour m’amuser ? Eh bien non, figure-toi que moi aussi il m’arrive d’avoir des choses à faire !

Elle regrette ses paroles immédiatement après les avoir prononcées. Non seulement car elles sont injustes envers sa sœur, qui vient de passer une éprouvante journée, mais elles ne sont pas exactement vraies non plus : Leyenda ne peut pas vraiment dire qu’elle croule sous le travail en ce moment. Mais c’est justement ce qui la chagrine et la rend maussade, alors même que sa vie semble prendre un tournant meilleur depuis peu. Cependant, il y a toujours des ombres au tableau.

— Je sais bien, Leyenda, et je suis heureuse que le travail dont tu as toujours rêvé te plaise tant. Mais tu sais parfaitement de quoi je parle. Un drame se profile. Quelque chose de très grave. De la même ampleur qu’il y a dix ans. Ce qui s’est passé aujourd’hui en est la preuve, tu le sais aussi bien que moi.

— Oui, confirme gravement Leyenda. Je ne sais pas comment ni pourquoi… Mais elle est en train de disparaître… C’est presque certain.

Suite à cet échange, un ange passe. Les deux sœurs semblent plongées dans leurs pensées.

— Je suppose que l’IRHM était en ébullition cet après-midi, non ? reprend Cynthia après ce court silence.

— Oui, l’atmosphère était carrément explosive. C’était un tel remue-ménage que M. Komoss a congédié presque tout le monde pour organiser une réunion de crise avec le grand conseil. Je pense que j’en saurai plus demain… dit Leyenda en bâillant.

— Je vois que tu es aussi fatiguée que moi, note Cynthia.

— Oui… Je pense que je ne vais pas tarder à aller dormir, cette journée m’a épuisée…

— À qui le dis-tu ! Je pense qu’il serait peut-être préférable d’aller dormir, dans ce cas, suggère la sœur aînée. Comme tu l’as dit, on en saura plus demain. Et, même si la situation est inquiétante… Il est inutile de se torturer l’esprit pour le moment, ce serait contre-productif, fait-elle valoir.

— Oui. Il vaut mieux se reposer pour être en forme demain, approuve sa sœur.

— Surtout toi… dit soudain Cynthia d’une voix inquiète. Ley… tu ne dois pas te surmener… Tu manges assez, au moins, j’espère ? demande-t-elle brusquement à sa cadette, préoccupée.

Leyenda se raidit d’un seul coup. Elle n’aime pas du tout la tournure que prend cette conversation. Elle rétorque aussitôt :

— Je fais ce que je peux. Je me force. Comme toujours.

— Oh… Écoute, je sais que c'est difficile pour toi, Ley, mais…

— Ouais, la coupe sèchement Leyenda. Bon, je suis vraiment fatiguée, là… Je pense que je vais suivre ton conseil et aller dormir.

Elle n’a aucune envie de poursuivre cette discussion sur son état de santé. Elle l’a déjà entendue maintes et maintes fois. Et ce soir, elle n’a pas la force de la réécouter sans broncher. Elle préfère couper court.

— D’accord… capitule l’aînée, sentant qu’il vaut mieux ne pas insister. Dans ce cas, bonne nuit, Ley. Fais de beaux rêves, lui souhaite Cynthia.

— Toi aussi, répond mollement Leyenda avant de raccrocher.

La jeune femme émet ensuite un long soupir. « Je sens que la journée de demain va être très, très longue… » se dit-elle. Elle se lève laborieusement, la tête et les membres engourdis par la fatigue, et traîne son corps bien trop maigre vers la porte. Avant de quitter la pièce, elle balaie le séjour de son appartement du regard, à commencer par sa table basse en chêne noir. « J’ai passé de super moments avec Thia sur cette table, à lire et relire les mythes de Sinnoh… » pense Leyenda en souriant. « Cela dit, elle commence à se faire vieille. ».

Puis son regard se pose sur le canapé bleu-gris. « Il est assorti à tes yeux ! » lui a assuré Cynthia en le lui offrant, lorsqu’elle a emménagé à Joliberges. Leyenda se souvient encore de l’étincelle d’espoir dans ses yeux : « cette fois ça va te plaire ! ». Si le canapé est effectivement du même bleu vaporeux que ses yeux, sa sœur s’est bien gardée de préciser que d’immondes motifs de fleurs roses et d’énormes rayures blanches gâchent l’harmonie simple du ton pastel. « On n’a clairement pas les mêmes goûts… » soupire-t-elle. Malgré tout, jamais elle ne se séparerait d’un cadeau de Cynthia.

Les deux sœurs sont très proches, le décès précoce de leurs parents ayant presque contraint Cynthia à élever seule sa petite sœur aux côtés de leur grand-mère. C’est pourquoi Leyenda l’admire. Sa sœur est son modèle, l’image de la femme forte qui a réussi avec brio dans la vie, aussi bien sur le plan familial que professionnel. Leyenda l’adore. Mis à part quand elle commence à l’interroger sur sa condition physique.

Bien malgré elle, elle croise son propre regard dans le miroir accroché au mur anthracite. Elle regrette aussitôt. Elle est belle, tiens, avec son visage creusé, ses bras osseux et sa peau laiteuse. Rien de nouveau sous le soleil – ou plutôt, sous le néon jaunâtre. D’aussi loin qu’elle se souvienne, Leyenda a toujours eu cet air rachitique, à cause de sa très faible constitution.

Elle a certes grandi, mais le reste n’a pas changé. Elle se sent toujours aussi mal dans sa peau. Elle ne s’est jamais habituée aux regards de pitié qu’on lui lance parfois. Mais elle essaie de ne pas y penser. Elle préfère détourner le regard de ce corps squelettique pour cultiver son esprit. Elle n’est, au fond, qu’une grande enfant qui s’émerveille chaque jour du monde et des trésors dont il regorge. Et si son corps ne vieillit pas, elle essaie d’en faire de même avec sa pensée. Avoir un regard neuf en permanence. Toujours regarder les choses d’un œil jeune.

Elle observe une dernière fois, dans le miroir, de ses yeux bleu nuageux, son corps famélique à la peau blanchâtre recouvert d’un chemisier noir et d’un jean qui lui collent aux os, ses cheveux blond vénitien négligemment attachés en queue-de-Ponyta, hormis les fines mèches longues qui lui barrent le front et forment sa frange, ses traits tirés, ses cernes… « Bon, arrêtons ici le massacre. », pense-t-elle avec accablement. En un geste brusque et violent, la lumière s’éteint alors et le mal-être de Leyenda se fond dans l’obscurité.

*
Leyenda retire la clé rouillée de la serrure de son appartement, non sans un certain empressement. Effectivement, elle n’est pas exactement en avance. « J’ai encore trop dormi… Fichu réveil ! On l’entend à peine ! » peste-t-elle en son for intérieur. « Bon, c’est vrai que j’aurais peut-être pas dû éteindre à deux reprises le rappel… ». Il est de toute façon trop tard pour s’appesantir sur ce genre de détails : Leyenda doit se dépêcher.

Elle dévale les escaliers du vieil immeuble : elle sait d’expérience que l’antique ascenseur la mène en bas moins rapidement que ses frêles jambes ; et cela n’est pas peu dire ! Elle traverse le hall d’entrée aux murs jaunis sans même lui accorder un regard. Celui-ci est rivé sur sa montre : elle a exactement vingt-six minutes pour se rendre à son travail… Où elle a rendez-vous avec son supérieur. « Pour une fois qu’il se passe un truc intéressant, il fallait que je sois en retard… Résultat, je n’ai même pas pu arranger ma carcasse. Je n’ose pas imaginer ma tête… Enfin, peu importe. Il y a plus urgent ! ».

La trentenaire s’extirpe enfin du vétuste immeuble et retrouve alors happée par l’atmosphère paisible et l’air marin de Joliberges. Malgré son retard, elle ne peut s’empêcher de prendre un petit moment pour emplir ses poumons de l’air iodé et admirer la mer à l’horizon. C’est un peu son rituel du matin. Yeux clos, elle écarte les bras et lève le nez vers le ciel, où un timide soleil commence à poindre et baigner de ses fins rayons la chevelure de Leyenda. Elle sent que cela lui fait du bien. Elle le sait.

« Il est grand temps d’y aller. J’ai déjà trop traîné… » pense-t-elle à regret. Elle fouille alors sa besace de travail gris foncé. Au milieu des épais dossiers, elle trouve enfin ce qu’elle recherche : une Poké Ball. La jeune femme libère ensuite le Pokémon de la capsule ; c’est une gigantesque Étouraptor dont le cou est entouré d’un bandana rouge. Elle étreint avec ferveur sa dresseuse de ses ailes aussitôt qu’elle la voit. « Haha, moi aussi je suis heureuse de te voir, Tornade. » affirme Leyenda, alors que Tornade la prend sous son aile, de manière littérale. « Prête à partir ? » demande-t-elle au Pokémon oiseau. Celui-ci émet un cri enthousiaste en guise de réponse. « Alors c’est parti ! ».

Juste avant de prendre son envol, Leyenda jette un dernier coup d’œil à Joliberges. Elle aime cette ville. Si calme et pourtant… empreinte d’Histoire. Son dernier regard se pose sur la bibliothèque, lieu qu’elle affectionne tout particulièrement, et pour cause… « Ma vocation a commencé entre ces murs. Alors que je lisais et relisais, toujours avec la même fascination, les mythes de Sinnoh avec Thia. J’avoue que ça me manque, parfois… ».

Puis la jeune femme s’envole dans les airs, sur le dos de Tornade. Une fois là-haut, Leyenda frissonne : « Brr… Il fait toujours aussi froid… ». En effet, Sinnoh est une région au climat presque polaire en hiver. Du moins lui semble-t-il. Elle emmitoufle son visage dans son écharpe azur pour tenter d’échapper au vent glacial. « Tout va bien, Tornade ? Pas trop froid ? » demande-t-elle à son Étouraptor, qui la soutient vaillamment. « Rrrrrou ! » répond joyeusement l’oiselle. « Apparemment, ça va bien de son côté. Tant mieux. ».

Leyenda regarde à nouveau sa montre : il lui reste dix-neuf minutes. Tornade met environ un quart d’heure pour voler de Joliberges au siège de l’IRHM, à Féli-Cité. « Bon, ça va être chaud, mais ça va le faire… » se rassure-t-elle. Au moins, pendant ce temps, elle peut souffler un peu et se livrer entièrement à ses pensées. Et, en ce matin, ses pensées se bousculent dans son esprit. Les événements de la veille lui reviennent en mémoire. « Thia avait l’air si préoccupé… Et pour cause. Si nos soupçons se vérifient, alors le pire est à prévoir… » se dit Leyenda avec inquiétude.

Ses pensées dérivent ensuite naturellement ; la plupart sont teintées de crainte et d’appréhension. Et, enfin, le sujet brûlant se présente à son esprit : « Qu’est-ce que le patron peut bien me vouloir ? Ça peut aussi bien être positif que négatif, je suppose… Je suis à la fois nerveuse et excitée. Je me demande… si j’aurais dû en parler à Thia. J’en mourais d’envie… Mais si c’est quelque chose d’anodin voire carrément une mauvaise nouvelle, je lui aurais une fois de plus montré quelle incapable je suis, et… ».

Le flot de ses pensées s’interrompt soudainement : Tornade vient de se poser sur le sol de Féli-Cité, juste devant l’IRHM, une immense tour sombre. La jeune femme descend de son Pokémon et le remercie chaleureusement avant de le rappeler dans sa Poké Ball. Elle est désormais seule face à un immense bâtiment, dans une ville encore plus gigantesque : l’éclectique Féli-Cité. La main sur la porte de verre qu’elle ne peut se résoudre à pousser, Leyenda jette un regard à la ville qui s’éveille.

Les géants immeubles obscurs déchirent le ciel qui blanchit petit à petit. L’acier et le verre renvoient un éclat sombre. Le béton noir est martelé par des dizaines de pas pressés et décidés. La neige fondue devient alors un détestable amas fangeux que de courageux enfants tentent d’apprivoiser pour façonner un bonhomme de neige difforme devant l’École des Dresseurs, non loin de là ; en vain. Atterrée par ce triste spectacle, Leyenda préfère lever la tête vers le ciel, où le soleil n’a hélas pas subsisté bien longtemps : il est désormais lourd de nuages, et de fins flocons commencent à en tomber.

C’est peut-être un signe. Leyenda ferme les yeux, inspire un grand coup puis se contemple dans le verre de la vitre : elle n’y voit qu’une silhouette grise et indistincte. « Ce n’est pas plus mal. Oublie ton corps, pour une fois. C’est de ta carrière qu’il s’agit, là. Le métier de tes rêves ! Peu importe d’être un squelette. L’important, c’est d’être un squelette heureux ! » se dit-elle avec humour. Cette pensée la fait sourire et lui donne du courage.

« Tu peux le faire, Ley ! ». Ainsi, alors qu’elle a enfin trouvé le courage de franchir le seuil de son lieu de travail, un homme ouvre brusquement la porte de verre à sa place et s’adresse à elle d’un ton pressé :

— Mlle Myst-Eerie, enfin ! On ne vous attendait plus ! Je vous signale que vous avez exactement deux minutes et trente-deux secondes de retard sur l’horaire prévu, la sermonne-t-il en consultant une montre à gousset qu’il replace ensuite dans la poche de son veston. Ce manque de ponctualité est très inconvenant, et indigne d’un membre de l’IRHM. Nul besoin de préciser que M. Komoss vous attend avec impatience. J’espère que vous en avez bien conscience.

Leyenda sourit à ces mots. Ce jeune homme, qui répond au nom de Stéphane, est le réceptionniste excessivement courtois et procédurier de l’IRHM. Et, bien qu’il mette un point d’honneur à lui reprocher le moindre retard, ils s’entendent plutôt bien ; car Leyenda sait que sous ses airs psychorigides, Stéphane a bon cœur.

— Tâchez d’être à l’heure la prochaine fois, Mlle Myst-Eerie. Vos retards ne cessent de me faire gagner un peu plus de cheveux blancs chaque jour qui passe.

La jeune femme l’observe un instant : les cheveux noirs et lisses du trentenaire, rabattus vers l’arrière, ne souffrent d’absolument aucun défaut. Elle émet un petit rire.

— C’est gentil de t’inquiéter pour moi, Steph, mais t’inquiète pas, tout va bien ! lui répond-elle.

Le jeune homme rajuste ses lunettes sur son nez, la scrute à son tour et rétorque :

— Vraiment ? Eh bien, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela n’est pas vraiment évident, à vous voir.

— Roh, tu vas pas t’y mettre, toi aussi ! s’exclame Leyenda, piquée au vif. Et puis, je te l’ai déjà dit cent fois, arrête de me vouvoyer, on a le même âge ! Appelle-moi au moins par mon prénom…

— Je crains que ce ne soit pas possible, Mademoiselle. Ce serait contraire aux règles de bienséance. Bien, maintenant, il est grand temps pour vous de vous diriger vers le bureau de Monsieur le Président. Il ne vous a que trop attendue.

— Bien reçu, j’y cours ! Bonne journée, Steph ! lui souhaite-t-elle avant de se ruer dans l’ascenseur au fond du hall.

« Quelle jeune femme turbulente… commente Stéphane après le départ de Leyenda. Mais il est vrai que mes matinées seraient plus mornes sans elle ! Bonne chance, très chère Leyenda. »

*
Cela fait maintenant un peu plus de dix minutes que Leyenda attend impatiemment sur une chaise rembourrée prévue à cet effet, juste à côté de la porte du bureau du grand patron, le Président Komoss. Elle ronge son frein. « C’était bien la peine de me presser, tiens ! En fin de compte, c’est lui qui me fait attendre… Mais bon, il fallait s’y attendre : avec les événements d’hier, le boss doit être débordé. D’ailleurs, je me demande si cette entrevue a un rapport avec ça ? On verra bien… ».

Anxieuse, la jeune femme fixe ses mains posées sur son pantalon beige. Son col roulé noir lui semble soudain très inconfortable. Elle a chaud. Elle retire donc son paletot gris, son bonnet blanc et son écharpe bleue, haletante. Au même moment, la porte du bureau s’ouvre en grand. Leyenda sursaute, prise au dépourvu. Le visage de M. Komoss apparaît alors dans l’encadrement de la porte blanche.

— Ah parfait, vous voilà. Bonjour, Mlle Myst-Eerie. Veuillez m’excuser du retard. J’ai voulu profiter du vôtre pour passer un rapide coup de fil, mais il s’est révélé moins rapide que prévu.

— Oh non, c’est moi qui vous présente toutes mes excuses, Monsieur ! s’empresse de répondre Leyenda qui a littéralement bondi de la chaise comme si elle avait subitement pris feu à l’arrivée de son supérieur.

— N’en parlons plus. Entrez, je vous en prie.

Leyenda ramasse en quatrième vitesse paletot, bonnet, écharpe et besace puis entre en tremblant dans l’opulente pièce. C’est la première fois qu’elle s’y rend. L’atmosphère du bureau est agréable : bibliothèques de bois sur les côtés, un bureau de verre croulant sous les papiers et dossiers en tous genres au centre, quelques plantes vertes, et surtout, une immense baie vitrée au fond, qui illumine l’intégralité de la pièce et offre un panorama à couper le souffle de Féli-Cité qui se recouvre, lentement mais sûrement, d’un épais voile de neige.

Fascinée par la vue, Leyenda reste quelques secondes figée devant la vitre, à contempler les flocons qui éclaircissent peu à peu la ville noire, comme si le jour se levait une deuxième fois sur Sinnoh. Le noir de la ville et le blanc des flocons se mélangent alors dans l’horizon indistinct des nuages gris. Pourtant, la brume naissante, qui calfeutre perfidement la lumière des lampadaires, semble inciter Féli-Cité à se rendormir prématurément, et cette fois-ci dans un très profond sommeil.

— Mlle Myst-Eerie ?

L’intéressée sursaute en entendant son supérieur prononcer son nom. Plongée dans ses contemplations, elle en a oublié jusqu’à la raison de sa venue dans cette pièce, pendant une fraction de seconde. Elle s’empresse de bredouiller :

— O-oui…?

— Asseyez-vous, je vous en prie, lui suggère M. Komoss en désignant une des deux chaises blanches qui faisaient face à la sienne, sur laquelle il était déjà assis.

La jeune femme hoche la tête, dépose rapidement ses affaires sur la chaise et s’assoit enfin face au Président. Pendant un instant, chacun se tait. Pas un bruit ne se fait entendre. Le silence est pesant. Leyenda baisse le regard, intimidée. M. Komoss est certes un homme peu imposant physiquement, mais la présence qu’il possède, qui plus est alors qu’il se tient juste devant elle, dans un silence de mort, ne met pas vraiment la jeune femme à l’aise. Et tout cela, bien sûr, sans prendre en compte le fossé hiérarchique, qui les sépare davantage. Le col roulé de Leyenda commence soudainement à la démanger.

— Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous ai convoquée… déclare abruptement le Président pour briser la glace.

— En effet, répond simplement Leyenda, à nouveau prise au dépourvu et toujours aussi peu à l’aise.

Un nouvel ange passe. La glace reprend ; Leyenda sent une goutte de sueur lui parcourir l’échine. Soudain, M. Komoss se lève de sa chaise et tourne le dos à son employée pour contempler la vue, comme Leyenda l’a fait quelques minutes plus tôt.

— Venez voir ça, Mlle Myst-Eerie, lui intime-t-il.

Anxieuse et intriguée, Leyenda obtempère et vient se placer à côté du Président, qui observe la ville les mains dans le dos, très solennel dans son costume prune à rayures – qui a immédiatement rappelé à Leyenda son hideux canapé, la première fois qu’elle l’a vu.

— Dites-moi, Mlle Myst-Eerie… Qu’est-ce que l’IRHM ? lui demande M. Komoss, les yeux toujours rivés sur l’horizon urbain.

Surprise par la question, Leyenda réfléchit un instant et répond de manière purement rationnelle :

— Il s’agit de l’Institut Régional d’Histoire et de Mythologie, créé par vous-même il y a dix ans de cela, à la suite des événements…

— Vous avez absolument raison, la coupe-t-il. Mais ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande ce que l’IRHM représente pour vous. Je vous demande… ce en quoi vous croyez.

— Ce en quoi… je crois, Monsieur ? répète Leyenda sans comprendre.

— Pourquoi travailler ici ? Selon vous, quelle est la finalité de cet institut ? reformule-t-il.

Ces nouvelles interrogations déconcertent encore un peu plus la jeune femme. Comment répondre à une telle question face à son supérieur ? Leyenda réfléchit un instant, sans succès. Pour la première fois de sa vie, son esprit est complètement vide. La panique commence à s’insinuer dans son cerveau. Elle ne sait absolument pas quoi dire, mais elle ne peut pas faire attendre son patron trop longtemps !

Puis elle arrête de se triturer les méninges. Elle se lance, dans un formidable élan du cœur.

— Je pense… Je pense que l’IRHM est un merveilleux endroit de savoir et de culture historique. Pour la première fois depuis deux siècles, on redonne enfin de l’importance aux magnifiques mythes fondateurs tombés dans l’oubli, qui sont pourtant à l’origine de notre monde ! Du moins… j’en suis persuadée. Même si nos populations semblent l’avoir oublié, les Pokémon légendaires sont bel et bien là, quelque part, déclare-t-elle gravement, les yeux rivés vers le ciel gris. Ils ont créé notre monde, et, encore aujourd’hui, ce sont eux qui le régissent. S’en prendre à eux, c’est mettre en péril notre univers tout entier, comme il y a dix ans… C’est pourquoi… C’est pourquoi je crois que le rôle de l’IRHM est de tout mettre en œuvre pour que ces vérités ne tombent jamais dans l’oubli. Oui… c’est en cela que je crois, Monsieur.

Un nouveau silence suit ce discours enflammé, si profond que Leyenda en vient à se demander nerveusement si elle ne va pas être licenciée sur-le-champ. Enfin, au bout d’une minute qui lui paraît durer une éternité, M. Komoss lui répond par ces quelques mots :

— C’est une belle vision des choses.

— Merci…

— Peut-être un peu trop, malheureusement… ajoute-t-il en laissant échapper un soupir désespéré.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que nous n’en sommes hélas plus au stade de la prévoyance. Regardez cette ville, dit-il en lui désignant la vue panoramique de Féli-Cité. C’est un parangon de la modernité, qui grouille d’animation et ne cesse de s’agrandir chaque jour qui passe. Dans des temps comme les nôtres, le passé n’a plus sa place, vous voyez. Le progrès est tout ce qui compte. Aller de l’avant, ne plus regarder en arrière. Mais… en oubliant l’Histoire, l’humanité court à sa perte. Les événements d’hier… en sont la preuve formelle. Vous, plus que quiconque, devez vous en être aperçue.

Leyenda hoche gravement la tête :

— Oui… Cela semble confirmer tous les signes inquiétants observés jusqu’ici. Et si cette théorie s’avère vraie, alors… commence Leyenda, la voix tremblante et la gorge coupée par l’indicible, tétanisée par une idée qu’elle n’ose ni ne peut exprimer.

— …Alors l’humanité court à sa perte, répète M. Komoss avec force.

Nouveau silence, plus pesant encore.

— Mlle Myst-Eerie, reprend soudain le Président, en se tournant vers elle.

— Oui ?

— Je pense que vous réalisez bien que nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Oui.

— Bien. Je vais donc faire court à partir de maintenant : je viens d’ouvrir trois nouveaux sites de fouilles dans Sinnoh, autour de chacun des lacs.

— Mais les lacs ne sont-ils pas des sanctuaires dont l’Église est propriétaire depuis des siècles ? s’étonne Leyenda, confuse.

— Si, en effet. C’est bien à cause de cela que nous n’avons jamais eu l’occasion d’y mener des fouilles, pour mon plus grand désarroi. Du moins… c’était le cas jusqu’à hier. Un miracle s’est alors produit, ironise-t-il. Après des dizaines d’avertissements, le Grand Prêtre a finalement admis la gravité de la situation et a autorisé l’IRHM à fouiller les sanctuaires. Sans plus attendre, j’ai donc envoyé deux équipes d’archéologues pour couvrir deux de ces sites. La troisième équipe n’attend plus qu’un chef de projet pour se mettre à fouiller.

Leyenda n’en croit pas ses oreilles. Elle commence déjà à trembler d’excitation. Si ce qu’elle pense est vrai, alors…

— Mais alors, vous voulez dire que…

— Oui, vous avez bien compris : j’aimerais que ce soit vous qui vous meniez les opérations du troisième et dernier site de fouilles, Mlle Myst-Eerie.