Jour 21 : Blanc comme neige, par Goldenheart
Noël. Quand j’étais gamin, j’adorais cette période. Les musiques, les décorations, les sourires, l’odeur des marrons chauds… Chaque année, dès que venait la mi-novembre – l’impatience est toujours très précoce chez les enfants, que voulez-vous – je trépignais d’impatience, allant parfois jusqu’à fixer le calendrier en espérant voir les jours défiler sous mes yeux, jusqu’à ce qu’arrive la date fatidique de 24. Et encore, quand je dis le 24… dès que le jour tant attendu était enfin là, il fallait encore attendre jusqu’au soir ! Car oui, comme tous les enfants, ce que j’attendais le plus, c’était bien entendu l’ouverture des cadeaux.
J’ai vingt-cinq ans. D’aucun dirait que je suis désormais trop vieux pour les cadeaux de Noël. Ces gens-là, je leur tape dans le dos en riant et menaçant faussement de ne pas leur offrir quoi que ce soit de mon côté. Mais dans le fond, ce qui compte avec les cadeaux, ce n’est pas leur valeur marchande, mais leur valeur sentimentale. Pour moi, chaque cadeau de Noël est rattaché à un souvenir particulier. Un souvenir qui durera aussi longtemps que battra mon cœur…
*~*~*
Allongé sur mon lit, je fixe le plafond. J’admire les ombres grises et bleutées qui s’y glissent, dessinant des formes que moi seul peux interpréter, tel un enfant capable de voir des silhouettes de Teddiursa ou de Sapereau dans la forme des nuages.
Aucune lumière n’est allumée chez moi – pas même la guirlande électrique qui enserre maladroitement le vieux sapin synthétique qui trône dans le coin de la pièce. Je n’ai pas eu le cœur de chasser la pénombre. En fait, je la trouve plutôt reposante. Mes yeux se perdent dans le vague sans jamais trouver quelque chose sur quoi se fixer, laissant à mon esprit la liberté de vagabonder où bon lui semblait. Ce soir – peut-être était la période qui voulait cela ? – il avait décidé de revisiter mes souvenirs. Les plus beaux comme les plus tristes.
Un rectangle blanc apparaît soudain sur le plafond, irradiant son agressive lumière. Au même instant, une douce mélodie s’élève dans la pièce silencieuse. Un petit air enregistré que j’ai moi-même composé, il y a quelques années. Et aujourd’hui, plus que comme alarme, je m’en sers surtout comme rappel au devoir de mémoire.
Je me lève, sans me presser. Inutile de brusquer les choses – ceux que je dois rencontrer sont patients. J’attrape mon portable sans éteindre l’alarme, qui finit par se stopper d’elle-même au bout d’une minute. J’enfile le nécessaire pour survivre au grand froid des campagnes unysiennes : gants, écharpe, bonnet, double blouson. Et bien entendu, je n’oublie pas le plus important : mon harmonica. Avec ça, je suis fin prêt.
La lumière chaude du lustre accroché au plafond m’oblige à plisser les yeux lorsque je pénètre dans le salon, dernier rempart de chaleur avant le froid mordant qui m’attend au-dehors. Assise dans son rocking-chair, mamie tricote paisiblement près du feu. Sans lever les yeux de son ouvrage, elle me demande :
« Tu y retournes encore cette année ? »
J’acquiesce silencieusement. Elle n’a probablement pas vu mon geste ; mais elle n’en n’a pas besoin. Elle connait déjà la réponse. Le cliquetis des aiguilles à tricoter s’arrête un moment. Par-dessus ses lunettes, mamie me lance un regard où se mélangent amour et peine.
« Ne rentre pas trop tard. » me dit-elle simplement.
Je me contente de lui déposer un baiser affectueux sur le front, avant d’enfoncer mon bonnet sur mes oreilles. Un vent sec et glacial s’engouffre dans la chaleureuse pièce lorsque j’ouvre la porte.
Il est temps d’y aller.
*~*~*
Quand j’étais petit, je vivais à l’orphelinat de la ville d’Arabelle. D’après la nourrice qui s’occupait de nous, un des membres du personnel de l'orphelinat m'avait découvert emmailloté dans un linge, abandonné près de la rivière gelée. On était en plein hiver ; d’après elle c’était un miracle que je ne sois pas mort congelé.
Personne n’était venu déclarer un enfant disparu. Alors on me garda à l’orphelinat.
Jamais je n’ai cherché à retrouver mes origines. J’avais vraisemblablement reçu une nature me poussant à prendre les choses comme elles étaient, sans me plaindre. Et après tout, j’ai eu une vie correcte à l’orphelinat. Les nourrices étaient gentilles, les autres gamins pas trop insupportables – il suffisait simplement que je ne me mêle pas à eux. Et comme je le disais, nous passions des soirées de Noël inoubliables.
C’étaient des moments magiques : le sapin décoré par nos soins qui arborait fièrement ses multiples couleurs au centre de la pièce principale, les guirlandes et les décorations en papier mâché qui ornaient murs et vitres de fenêtre, la bonne odeur des marrons chauds… et par-dessus tout, la montagne de cadeaux qui s’étalait au pied du grand arbre. Chaque soir, les rivalités s’apaisaient au moment de l’ouverture – elles reprendraient aussitôt le lendemain, dès que les uns voudraient jouer avec les cadeaux des autres.
Rétrospectivement, nos cadeaux n’étaient pas si extraordinaires que ça, si on compare à ce que les gamins gâtés d’aujourd’hui reçoivent. Nos présents allaient de la simple mandarine au plus finement sculpté des jouets de bois. Cela dépendait entre autres de notre comportement tout au long de l’année. Eh oui, le Père Noël qui n’offre les plus beaux cadeaux qu’au plus méritants n’est pas une légende… Mais quoi que je reçoive, j’étais toujours heureux. Heureux d’avoir quelque chose bien à moi, et qui soit lié à cet endroit qui était ma maison. Quand bien même je devrais le quitter un jour – j’attendais avec impatience ce moment, mine de rien – j’emporterais son souvenir au travers de ces bouts de tissus ou de bois.
Cependant, aucun cadeau au monde, si luxueux soit-il, ne pourra égaler celui que j’ai reçu l’année de mes dix ans.
L’hiver était rude, cette année-là. Comme toutes les autres années, en fait. Arabelle était connue pour ses hivers enneigés où, d'après les habitants – qui aimaient exagérer les choses – le froid égalait presque celui de Flocombe, ville située plus au nord d’Unys. Les nourrices nous interdisaient formellement de sortir de l’enceinte grillagée de l’orphelinat à cette période de l’année, tant la tombée de la nuit s’annonçait dangereuse, à ainsi amener brouillard, givre et parfois même blizzard. Hélas pour nos sages gardiennes, mon amour des grands espaces me poussait souvent à braver leurs interdits. Mais loin d’être blâmée, ma témérité fut récompensée par l’inoubliable rencontre que je fis ce jour-là, en cette veille de 24 décembre.
J’étais alors descendu en ville pour me promener, comme j’en avais pris l’habitude depuis quelques mois. Le marché de Noël illuminait les rues de la ville. Les enfants jouaient à se courir après en riant, accompagnés par leurs Pokémon, principalement des Ponchiots ou des Caninos. J’aurais volontiers suivi leur exemple, mais j’étais d’une nature trop calme et réservée pour courir dans tous les sens comme un fou. Mon émerveillement s’exprimait silencieusement au travers de mes yeux écarquillés. C’était la première fois que je sortais en ville l’hiver, et le changement d’ambiance avait à mes yeux quelque chose de magique.
Je pris le temps de visiter les différents stands, et achetai un cornet de marrons chauds à un vendeur énergique, qui les faisait griller par son Flamoutan. Leur saveur était à tomber par terre. Mon cornet à la main, je poursuivis mon périple jusqu’à la lande voisine.
Comme tous les jours qui avaient précédé celui-ci dès le début du mois, la brume était venue s’accrocher aux flancs des collines aux creux desquelles nichait la petite ville d’Arabelle. Émerveillé par la manière dont ses volutes enveloppaient le paysage, j’en oubliai de surveiller l’heure. Le temps de me rendre compte de mon erreur, j’étais déjà perdu au beau milieu d’un décor que je ne reconnaissais plus. Le ciel et l’horizon ne formaient plus qu’un avec le sol, tous trois rayonnant de la vive couleur du vide : le blanc. Où que je pose mon regard, le paysage restait immuable, désespérément uniformément blanc. Pas un arbre, pas une colline ne venait rompre cette monotonie d’albâtre. Sans doute le brouillard les avait-il cachés à ma vue.
Paralysé par la peur, je n’osais plus faire un pas. À vrai dire, je pus à peine rester debout : cette sensation étrange, celle de sentir à la fois prisonnier et lâché dans une immensité infinie, m’envahissait peu à peu, et me donnait le tournis. Je commençais à grelotter ; non seulement de terreur, mais également de froid. Je serais sans doute resté à jamais prisonnier de ce monde d’ivoire, froid comme la mort qui rôdait autour de mon petit corps gelé, si je n’avais pas entendu ce cri.
En fait de cri, cela ressemblait tout d’abord plus à un couinement. Mais il était si faible, si ténu, que je doutai de l’avoir vraiment entendu. Puis le bruit se manifesta de nouveau, plus fort cette fois.
La curiosité prit peu à peu le pas sur la peur. Lentement, je réussis à me mettre debout. Le cri retentit encore. Il semblait se rapprocher. Essuyant les larmes qui commençait à cristalliser sur mes joues, je fis quelques pas hésitants dans la neige épaisse, où je m’enfonçais jusqu’aux chevilles. Je suivis ce que je pensais être la direction des cris, et bien vite, mes yeux captèrent l’anomalie tant espérée dans ce décor lunaire. Là, à quelques pas devant moi, la neige était parsemée de taches rouge orangé. Ces dernières formaient une espèce de croix à trois branches. Intrigué, je m’approchai davantage… Quand soudain le cri résonna, tout près de moi. Non… en fait, il venait de ces étranges taches !
Un phénomène incroyable pour mes yeux d’enfant se produisit alors : autour des taches, la neige se souleva, et resta ainsi en suspension dans les airs, formant deux petits triangles parfaitement espacés. Légèrement en arrière, ce fut un filament entier qui sortit de la poudreuse, s’agitant comme un tuyau d’arrosage laissé ouvert.
« Miaaaaa ! »
Je faillis tomber à la renverse lorsque surgit à mes pieds un petit museau roux, surmonté de deux grands yeux jaunes en demi-lune. La neige était vivante ! Du moins, c’est ce que mon esprit juvénile se dit sur l’instant.
La « neige » s’ébroua, projetant de gros flocons autour d’elle. Ainsi debout sur ses pattes, elle ressemblait à un Chacripan, mais en plus petit et avec le pelage tout blanc, strié de roux sur les pattes et le front. Je ris, plus émerveillé qu’effrayé par cette étrange créature des neiges, que je n’avais jamais vu auparavant. Sauf que cette dernière ne riait pas du tout. Me décochant un regard noir en voyant mes cabrioles, elle replia ses pattes sous elle, et se recroquevilla au fond du trou qu’elle avait créé dans la neige. Je cessai aussitôt de rire, et me penchai vers la neige vivante. Elle ne semblait pas blessée, mais elle tremblait de tous ses membres, comme moi un peu plus tôt. Avait-elle froid, elle aussi ? Est-ce que la neige pouvait avoir froid ?
Je piochai dans mon cornet, où les marrons commençaient à refroidir. Peut-être que la neige avait faim ? Je tendis un marron dans sa direction.
Sauf que ma main n’était pas à dix centimètres de la créature que celle-ci se leva brusquement et s’enfuit, son énergie soudain recouvrée. Paniqué à l’idée de me retrouver de nouveau seul dans le brouillard, je m’élançai à sa poursuite.
Heureusement, elle n’était pas allée bien loin. La neige, la vraie, ralentissait sa progression, et elle devait souvent s’ébrouer pour s’en débarrasser. Je retrouvai mon compagnon de fortune alors qu’il s’apprêtait à se créer une nouvelle cachette dans la neige dans laquelle il aurait presque pu se fondre, sans les rayures rouges qui zébraient son corps. Me voyant approcher, il cracha et s’éloigna davantage. Bien vite, notre petit manège se transforma en une vraie course-poursuite. Et si je trouvais cela très amusant, cela n’était pas vraiment du goût de mon partenaire de jeu, qui multipliait œillades acérées et feulements mécontents chaque fois que je réduisais la distance qui nous séparait.
« Charlie ! »
Cette voix que je ne connaissais pas fit se dresser les oreilles triangulaires de la créature des neiges. Elle pressa aussitôt le pas, et je dus forcer également l’allure pour ne pas la perdre de vue dans le brouillard. Enfin, je perçus la silhouette d’une vieille dame, qui tenait entre ses bras le petit tas de neige ambulante. Ce dernier ronronnait à présent comme un moteur.
« Oh ? Que fais-tu ici tout seul, mon garçon ? »
Maintenant qu’elle était devant moi, je pouvais mieux distinguer le visage rond creusé de rides de la vieille dame. Ses cheveux blonds virant au blanc étaient ramenés en un chignon serré, et une épaisse doudoune protégeait son frêle corps à peine plus grand que moi du froid mordant. Essoufflé, je tendis le doigt vers le chat des neiges, ahanant de manière incompréhensible. La vieille dame parut tout de même comprendre le message.
« Est-ce toi qui as trouvé mon Charlie ? sourit-elle tandis que « son Charlie » me toisait d’un air méfiant. Tu as le coup d’œil ! s’exclama-t-elle lorsque j’opinai du chef. Avec sa fourrure, il est presque invisible dans la neige, et avec ma vue qui baisse… »
Je fus sauvé d’une longue tirade sur sa vue déclinante par le personnel de l’orphelinat qui, paré de longs manteaux et de lanternes, scandait mon nom. Je fus également sauvé d’une punition mémorable par la vieille dame, qui prit ma défense sans hésiter tandis que je me faisais copieusement réprimander :
« Sans ce petit garçon, mon Charlie aurait très bien pu ne jamais revenir. Il l’a sauvé, et je lui en suis extrêmement reconnaissante. »
En regardant la créature blanche et rouge, qui semblait dérangée par la présence d’autant de personnes, je me demandais qui de lui ou de moi avait vraiment sauvé l’autre. Et je me le demande encore aujourd’hui…
À défaut de punition, je ne reçus pour Noël qu’une mandarine, toute ronde, et d’un orange flamboyant. Pas aussi profond que celle des rayures de la créature des neiges, mais tout de même magnifique.
Le lendemain, alors que je dégustais mon cadeau dans le jardin de l’orphelinat, je l’aperçus, de l’autre côté du grillage. C’était drôle de le voir évoluer sur la neige. Seules ses rayures l’empêchaient de parfaitement s’y fondre. Tout excité, je courus me coller à la grille. La créature sursauta, et parut me reconnaître. Cela se voyait à son regard mécontent. J’agitai ma main avec vigueur pour le saluer.
Le félin agita les oreilles, puis s’éloigna, disparaissant derrière le pâté de maisons voisin.
Ainsi débuta mon histoire avec Snow, le Flamiaou blanc.
Car sans le savoir, en cette veille de 24 décembre, j’avais reçu le plus beau des cadeaux : un ami Pokémon.
Par la suite, je revis Snow plusieurs fois, dès lors que le printemps eut ramené la douceur et le soleil sur les collines d’Arabelle. Le petit chat aimait se prélasser dans un petit carré d’herbe bien précis, son pelage immaculé illuminé par les rayons de l’astre. La neige ayant fondu, il ressortait parfaitement sur le vert de la végétation. Chaque fois que je l’apercevais, au cours de l’une de mes nombreuses promenades en ville, je m’accroupissais et essayais d’attirer son attention. Mais la plupart du temps, Snow m’ignorait royalement. Parfois, il se lassait de me voir et s’en allait tout simplement. Il tenta même de modifier son lieu de sieste plusieurs fois. Peut-être aimait-il juste tester de nouveaux coins ; mais j’étais persuadé qu’il essayait de me berner. Malheureusement pour lui, je réussissais toujours à trouver sa nouvelle cachette – les rues et les parcs d’Arabelle n’avaient aucun secret pour moi.
Un jour, remarquant notre petit manège, la vieille dame qui s’occupait de Snow m’invita à prendre le goûter chez elle. Ce que je ne manquai pas d’accepter ; j’allais pouvoir découvrir où habitait mon ami au pelage couleur neige. Je fis ainsi la connaissance d’Anela et de son mari Oswald, un vieil homme aux tempes grisonnantes et un début d’embonpoint, et dont la barbe mal rasée piquait lorsqu’il faisait la bise.
Le couple faisait preuve d’une bienveillance rare envers moi. Anela me racontait, parfois pendant des heures, ses multiples voyages dans différentes régions. J’appris ainsi que Charlie – dans ma tête, je m’évertuais à appeler ce petit Pokémon Snow – était un cadeau offert par une amie qu’elle avait rencontrée lorsqu’elle s’était rendue à Alola. Elle m’informa également qu’il s’agissait d’un Pokémon de type Feu, et que sa couleur singulière le distinguait de ceux de son espèce, dont la fourrure était d’un noir de jais au lieu du blanc immaculé que je connaissais chez Snow. Bref, j’appris un tas de choses.
Oswald, lui, ma parlait avec passion de son ancienne carrière de musicien. Son œil expert notant mon intérêt croissant pour la musique, il m’apprit à jouer de l’harmonica, son instrument de prédilection.
Mes visites chez le couple devinrent de plus en plus fréquentes. Je pus ainsi voir Snow autant de fois que je le voulais – ou plutôt autant de fois que lui voulait bien rester dans la même pièce que nous…
Hélas, l’hiver revint, rapportant avec lui sa brume laiteuse et sa bise glaciale. Docile, je respectai sans protester l’interdiction sempiternelle de quitter l’enceinte de l’orphelinat, cette fois. Je n’aimais pas causer du souci aux autres – je commençais à devenir bien mature pour mon âge.
Néanmoins, je passais mes journées dehors, collé au grillage, espérant apercevoir les rayures rousses de Snow évoluer sur la neige opaline. Malheureusement, lui aussi avait dû être confiné chez lui. Anela et Oswald n’avaient sans doute pas voulu risquer qu’il se perde cette année encore. L’étau de la solitude se referma sur moi, aussi froid que l’air du dehors. Je ne m’étais pas rendu compte, avant cet instant, combien être seul, sans véritable ami, me pesait. La chaleur des maîtres de Snow me manquait terriblement.
Quelle ne fut pas ma surprise quand vint l’ouverture des cadeaux de découvrir, confortablement installé dans son étui, un harmonica chromatique couleur ivoire, flambant neuf. Les nourrices m’informèrent qu’Anela et Oswald avaient tenu à me l’offrir pour Noël. Lorsque mes yeux se posèrent de nouveau sur l’instrument, ce fut comme si un peu de la douce chaleur de leur foyer enveloppait mon cœur. Ma solitude s’estompa.
Je mis par la suite un point d’honneur à exercer mes talents de musicien en herbe. À mon tour cette fois de choisir des cachettes où m’installer, afin de pouvoir jouer en toute quiétude. Je ne vais pas vous mentir, je choisissais toujours intentionnellement les cachettes préférées de Snow… Mais à mon grand étonnement, et pour mon plus grand plaisir, celui-ci ne m’évitait plus. Quand je m’asseyais à l’ombre du même arbre, ou sous le soleil à côté de lui, il ne bronchait pas et me laissait jouer tout en m’écoutant d’une oreille discrète. Oreille qui frémissait, accompagnée d’un grondement mécontent, lorsque je laissais échapper une fausse note. Pour un Pokémon, Snow avait l’oreille musicale : il grognait à chaque fausse note, ne disait rien quand je jouais juste. Mine de rien, je fis d’énormes progrès grâce à lui. Le regard impressionné d’Oswald me remplissait de fierté chaque fois que je passais chez les maîtres de Snow pour leur jouer un petit concert.
Puis arriva ce jour où un groupe de gamins de mon âge, que je côtoyais depuis presque toujours à l’orphelinat, vinrent gâcher l’un de ces instants privilégiés. Ai-je évoqué un amour des grands espaces un peu plus tôt ? Je pense ne pas me tromper en affirmant que ce dernier était avant tout né de mon habitude à vouloir fuir ces sales garnements, qui prenaient toujours un malin plaisir à se rassembler telle une meute de Medhyènas excités pour me pourrir la vie. Leur méfait du jour était tout trouvé : ce qu’ils visaient était bien entendu mon harmonica. J’avais bien repéré leurs regard emplis de jalousie au moment où je l’avais reçu. Eh oui, être gâté pouvait avoir ses inconvénients…
Seulement, cette fois-là, mes bourreaux ne s’attendaient pas à ce qu’une créature blanche comme neige leur crache furieusement au visage, les poils de son dos virent au roux clair à mesure que le feu montait dans ses entrailles. Deux boules de poils enflammées éructées plus tard, les petites frappes déguerpissaient comme des Sapereaux apeurés. Je ris à la vue de ce spectacle ; Snow m’avait défendu ! Je n’aurais pas pu rêver plus belle preuve d’amitié…
Mais lorsque je voulus remercier Snow, ce dernier se contenta de pousser l’harmonica contre ma main, avant de miauler bruyamment, les yeux plissés. Je grimaçai un sourire. Le message était clair. Je me rassis et recommençai à jouer. Snow bâilla, satisfait, avant d’en retourner à sa sieste. Malgré ce que je savais sur le caractère ingrat des Pokémon félins, je voulais me persuader que c’était bien moi, et pas ses séances quotidiennes d'harmonica que Snow avait voulu protéger…
Notre nouveau rituel dura toute l’année, jusqu’au retour de l’hiver. Celui-ci se déclara plus tôt que les années précédentes, ce qui fit que je passai plusieurs mois sans revoir Snow, ni ses maîtres. Cependant, quand arriva le soir de Noël, le plus beau cadeau dont je pouvais rêver me fut offert : la demande d’adoption d’Anela et Oswald avait été officiellement acceptée. Après un dernier réveillon avec mes nourrices et mes camarades de l’orphelinat – je me surpris à penser qu’ils allaient me manquer, les bougres – je rejoignis Anela et Oswald en tant que membre de leur famille. Lorsque je pénétrai dans la chambre qui désormais serait la mienne, une autre surprise vint se présenter à mes yeux ébahis. Une créature couleur neige striée de roux était couchée sur le lit. Lorsque qu’elle tourna la tête vers moi, je reconnus les yeux jaunes et acérés de Snow. Mais il avait… grandi. Ses pattes avant étaient plus grosses, plus musculeuses, et une clochette orange pendait à son cou.
Anela m’expliqua que Snow avait tout simplement évolué en Matoufeu.
*~*~*
Les lumières d’Arabelle brillent de mille feux ce soir. Leurs couleurs dorées percent le faible brouillard qui tente de s’immiscer, tel un spectre, dans les ruelles. Le marché de Noël bat son plein. Malgré le caractère éloigné de la ville, beaucoup de personnes des villes voisines ainsi que de nombreux touristes affluent chaque année pour l’admirer et y faire leurs emplettes.
Les mains enfoncées dans mes poches, je louvoie entre les différents stands, périodiquement enveloppé par le nuage pâle que produit mon souffle dans l’air glacé. Je souris sous mon écharpe en croisant les yeux piquetés d’étoiles des plus jeunes enfants. Je me rembrunis aussitôt. Hélas pour moi, ces étoiles s’étaient éteintes dans mes yeux depuis longtemps, déjà. Pourquoi avait-il fallu que le malheur frappe en cette période, pourtant supposée apporter joie et réconfort ?
« Marrons chauds ! Marrons chauds ! Qui veut des marrons chauds ? »
Je cesse un instant de marcher et lève la tête en direction de l’appel. Derrière son poêle fumant, d’où s’échappe une délicieuse odeur de marrons grillés, un grand gaillard dans la cinquantaine braille à qui veut l’entendre, tandis que son Flamoutan surveille la cuisson des marrons. Les mains expertes du singe manipulent le poêle avec autant de dextérité que celles d’un humain. L’odeur alléchante fait grogner mon estomac. J’hésite à céder à son invective. Finalement, c’est le vendeur qui m’aperçoit et m’appelle :
« Hé, Éric, c’est toi ? Viens donc par ici, mon grand !
— Flam, flamouu ! »
Je finis par capituler, et rejoins Enzo, le vendeur de marrons. La dernière fois que je l’ai vu me parait remonter à une éternité…
« Alors, p’tit gars, ça fait un bail, pas vrai ? me lance-t-il joyeusement comme s’il avait lu dans mes pensées. Comment tu te portes ? Et la vieille Anela, toujours la forme ? »
J’acquiesce, mon regard irrésistiblement attiré par les fruits en train de griller. Enzo rit en me voyant presque saliver.
« Allez, fais pas le timide, laisse-toi tenter ! T’as de quoi payer ? Sinon… (Il me fait un clin d’œil complice.) Je t’offre le cornet. C’est toi qui vois ! »
Je n’aime pas l’idée de profiter de notre amitié pour l’empêcher d’empocher quelques sous. Je sais combien son commerce s’essouffle, ces derniers temps… Je sors quelques pièces de mon porte-monnaie, et achète un cornet de marrons chauds. Enzo réceptionne l’argent tandis que son Pokémon me tend le cornet encore fumant. Je le saisis entre mes doigts, sentant la chaleur se diffuser au travers de mon gant. Libérant l’une de mes mains en coinçant l’étui de mon harmonica sous l’aisselle, je signe un « merci ».
« T’es un brave gars, me remercie Enzo en retour. Allez, je te retiens pas plus longtemps. T’as à faire je suppose ? »
Je m’incline poliment, en me demandant ce qui lui avait mis la puce à l’oreille… Peut-être est-il juste perspicace. Cela fait deux ans que nous ne nous sommes plus vus, après tout… Alors que je m’éloigne, je l’entends soudain me lancer un dernier cri :
« Salue Charlie et le vieil Oswald de ma part ! »
J’écarquille les yeux de surprise. Puis j’étouffe un rire. Ah oui. Il est très perspicace.
Je me retourne pour le saluer à mon tour, puis reprends ma route, mordant avidement dans mes marrons. Mmh… Aussi délicieux que dans mes souvenirs…
*~*~*
Anela et Oswald étaient désormais devenus « mamie » et « papi ». Ils me traitèrent comme leur propre petit-fils. Apparemment, ils n’avaient jamais eu d’enfants, et par conséquent pas de petits-enfants non plus. M’adopter leur avait semblé un choix naturel. Je m’étais toujours montré poli et serviable, et je m’entendais bien avec leur Flamiaou. Pardon, leur Matoufeu. Je m’émerveillais de la nouvelle carrure du Pokémon Feu. Il n’avait plus rien d’un frêle chaton. Cependant, hormis son apparence physique, rien n’avait changé chez lui. Il restait toujours ce chat taciturne qui aimait dormir au soleil et ne miaulait que lorsqu’il avait faim ou voulait que je joue un morceau d’harmonica. Sauf qu’à force de me côtoyer, il finit quand même par me laisser le caresser plus souvent. J’étais comblé. J’avais tout ce que j’avais toujours, secrètement, rêvé d’avoir. Une famille et un ami. Je ne pouvais pas être plus heureux.
Puis vint l’hiver de l’année de mes dix-huit ans. Je rentrais d’Ogoesse, où je menais mes études pour devenir professeur des écoles, afin de passer les vacances de Noël avec ma famille. Mais lorsque j’arrivai sur le pas de la porte, Snow fonça entre mes jambes, manquant de me déséquilibrer. Il y frotta vigoureusement sa tête, en miaulant à fendre l’âme. Je m’accroupis à sa hauteur, cherchant à comprendre la raison de sa détresse.
Soudain, une sirène retentit dans mon dos.
Une ambulance venait d’arriver.
Un froid glacial me saisit lorsque je vis le véhicule stationner devant notre jardin. Deux personnes en sortirent tirant, un brancard derrière eux. Une main se posa sur mon épaule, me faisant sursauter.
« Papi est très malade, souffla mamie d’une voix faible. Ils vont l’emmener à l’hôpital. »
J’aurais préféré être sourd que d’entendre ça. L’hôpital ? Je savais que papi avait eu des complications à cause de ses rhumatismes… Mais cela s’était-il tant aggravé que ça ? Snow gémissait misérablement, manifestement inquiet. Ou peut-être sentait-il quelque chose ? Les Pokémon étaient parfois capables de pressentir ce que nous, humains, pouvions à peine envisager. Mais je ne voulais pas y croire. Toute la nuit, plutôt que de prendre le diner dans la joie et la bonne humeur avec mes grands-parents d’adoption, je serrais Snow contre moi, refusant d’admettre que l’air abattu du Pokémon signifiait que l’inéluctable était proche.
Hélas, la réalité rattrape bien vite ceux qui veulent la fuir. Mamie ouvrit la porte de ma chambre, le visage déformé par un chagrin palpable.
« C’est papi… (Sa voix se brisa.) Il est mort… »
Je me retrouvai à serrer mamie dans mes bras, sans être capable de me souvenir quand et comment je m’étais levé pour m’approcher d’elle. Snow gémit de plus belle, et vint se frotta contre nos jambes.
Je m’attendais à pleurer à chaudes larmes, comme le faisait mamie Anela. Mais je n’en fis rien. Un vide sans nom s’était ouvert en moi.
Ce ne fut qu’en rentrant de l’enterrement que je m’enfermai dans ma chambre pour pleurer, toujours en silence. Lorsque la porte grinça, je crus que c’était mamie qui venait m’apporter le chocolat chaud qu’elle m’avait promis de faire lorsque nous étions rentrés. Mais au lieu de quoi, je découvris Snow. Ses yeux jaunes avaient recouvré leur air inexpressif habituel. Oh, mon cher Snow, comment faisais-tu pour dissimuler aussi bien tes émotions ? Ravalant un sanglot, je tendis les bras ; Snow vint s’y blottir. Son ronronnement apaisant redoubla paradoxalement mon chagrin, et je pleurai de plus belle en le serrant dans mes bras. Ses oreilles blanches étaient constellées de points noirs.
*~*~*
Peut-être est-ce mon imagination, mais l’air me semble encore plus froid à présent que j’ai quitté la ville. Sans doute le fait d’avoir autant de personnes rassemblées en un même endroit génère-t-il plus de chaleur qu’on ne le croit. Sans y réfléchir davantage, je poursuis ma route. Je suis sur le point de finir mon cornet de marrons ; il en reste deux. Après un instant de réflexion, je décide de les garder. Je les enveloppe dans leur papier constellé de taches de graisse, et replonge mes mains dans mes poches. Même avec mes gants, le vent glacé me mord sauvagement les doigts. Mais je ne suis plus très loin, heureusement. Je vois déjà se dessiner dans le brouillard l’ombre de ma destination.
Les portes du cimetière se dressent désormais devant moi.
*~*~*
Le temps passa après la mort de papi. Lentement, la vie reprit son cours. Dès que je le pouvais, je me rendais avec Snow sur la tombe de papi, pour me recueillir.
Mais le chagrin qui m’envahissait chaque fois que nous nous tenions devant la tombe de papi ne m’empêcha pas de voir que quelque chose clochait avec Snow. À chacune de nos visites, il se grattait continuellement les oreilles. Une fois, il manqua de s’étouffer avec l’une de ses boules de poils, qu’il finit par cracher dans un torrent de flammes. Fort heureusement, les fleurs déposées sur les tombes échappèrent à ce feu d’artifice si soudain. Je ne comprenais pas. Était-il tombé malade ?
Plus le temps passait, et plus le bout de ses oreilles noircissait. Et plus elles noircissaient, plus il se léchait vigoureusement le visage. À cause de cela, il crachait de plus en plus de boules de poils enflammées, causant parfois sans le vouloir quelques accidents. Inquiets, mamie et moi l’emmenâmes chez le vétérinaire. Snow se frotta à nous dès que nous arrivâmes, non par signe d’affection, mais parce que ses oreilles le démangeaient atrocement. Elles étaient en sang.
*~*~*
Aucun bruit autre que le crissement de mes bottes dans la neige ne m’accompagne. Il fait déjà nuit noire. Le ciel est bouché, tapissé de nuages plus sombres que les pierres tombales qui m’entourent. La neige qui s’étale à mes pieds forme un parfait contraste avec lui. Blanche, immaculée. Les empreintes de ceux qui sont passés ici avant moi sont à peine visibles, tant le manteau est épais et compact.
Je m’arrête devant une tombe bien précise. Des mots que je connais par cœur sont gravés dans la pierre :
Ci-gît Oswald WHITESIDE
1864 – 1934
Les yeux fermés, je signe une prière silencieuse, en mémoire de mon grand-père adoptif.
*~*~*
Le diagnostic du vétérinaire était sans appel : Snow avait un cancer des oreilles. Un phénomène qui arrivait aux Pokémon chats de couleur blanche s’ils restaient trop souvent exposés à la lumière du soleil.
J’en fus anéanti. Snow avait une maladie incurable. La seule solution pour lui permettre de vivre un peu plus longtemps aurait été de lui couper les oreilles… Mais si l’on faisait ça, il risquerait de s’attirer les foudres des autres Pokémon félins, tels que les Miaouss ou Chacripans qui habitaient les rues d’Arabelle, sauvages comme apprivoisés. Avoir les oreilles coupées aurait fait passer Snow pour un bagarreur, nous expliqua le vétérinaire, ce qui pousserait les autres Pokémon chats à s’en prendre à lui. Or, Snow se faisait vieux. Si les flammes qu’il crachait étaient toujours puissantes, son corps était affaibli par l’âge et la sédentarité. Qui plus est, le vétérinaire nous montra le front et les yeux de Snow. Le premier noircissait également à vue d’œil, comme ses oreilles. Les seconds, maintenant qu’on les voyait de plus près, semblaient plus vitreux qu’auparavant.
D’après le spécialiste, c’était parce que le cancer s’était déjà propagé aux yeux de Snow. En plus de ses oreilles, son front était victime de sensations de brûlures semblables à des gratouilles, d’où son toilettage intensif et compulsif. Quant à sa vue, les tests parlèrent d’eux-mêmes : elle avait drastiquement baissé. Bien plus vite que chez n’importe quel Matoufeu de son âge.
Entendre tout cela me fit bouillonner de l’intérieur. Laisser Snow mourir à petit feu, avec une qui baissait de jour en jour et une souffrance quotidienne, ou lui ôter la source de son mal, sans jamais pouvoir guérir ses yeux, et le condamner à vivre dans la crainte de Pokémon félins rivaux, contre qui il n’aurait plus aucun avantage. Ce n’était pas un choix. C’était une vraie torture.
D’un commun accord, nous décidâmes avec mamie de laisser Snow comme il était. Nous serions là pour le soutenir, après tout. Autant le laisser continuer à vivre la vie qu’il avait toujours vécue jusque-là.
Comme s’il lisait dans nos pensées, le Matoufeu se frotta contre nos jambes en ronronnant une fois notre décision annoncée au vétérinaire.
Nous rentrâmes à la maison, la mort dans l’âme.
Snow tint bon jusqu’à l’année de mes vingt-trois ans.
Ses oreilles n’étaient plus que charpie, malgré tous nos efforts, à mamie et à moi, pour l’empêcher de se gratter jusqu’au sang. Sa vue déclinait plus que jamais, au point qu’il mettait de plus en plus de temps à réagir lorsque j’agitais son jouet préféré devant son museau, lors de nos jeux. Le voir ainsi me brisait le cœur de jour en jour. Le plus ironique était que Snow continuait à se prélasser chaque jour au soleil, alors que ce dernier était la cause du mal qui le rongeait.
Le 23 décembre de cette année, je décidai d’aller visiter la tombe de papi. Au moment de sortir, un miaulement rauque m’interpella. Snow m’avait suivi. En le voyant avancer vers moi, les pattes raidies par l’âge, je ne pus m’empêcher d’éprouver un élan de peine envers lui. Néanmoins, l’affection vint éclipser cette peine. Malgré tout ce qu’il endurait, Snow restait fort, et gardait la tête haute. Il était un exemple à suivre en termes de persévérance face à la maladie et la vieillesse. Je me baissai pour le caresser, et remarquai qu’il tenait une petite boite dans sa gueule. Je reconnus aussitôt l’étui de mon harmonica. Cela faisait si longtemps que je n’en avais pas joué… Depuis la mort de papi, me semblait-il.
À mon regard interrogateur, Snow répondit par un miaulement. Le même qu’il poussait lorsqu’il vouait que je joue pour lui, dans notre jeunesse. Snow se leva et me dépassa, sa queue en panache s’agitant comme pour dire « tu viens ou quoi ? »
Je n’hésitai qu’une seconde. J’emboitai le pas au Pokémon, qui mena la marche. À le voir cheminer ainsi, d’un pas assuré, personne n’aurait été capable d’affirmer qu’il était presque aveugle. Peut-être connaissait-il si bien le chemin qu’il n’avait plus besoin de le voir. En serrant mon étui contre moi, je le suivais en gardant un œil sur lui.
*~*~*
Mon regard glisse ensuite sur une petite pierre, minuscule comparée aux deux stèles qui l’encadrent. Des mots y ont été gravés, bien plus maladroitement que sur la pierre tombale.
Ci-gît Snow, de son vrai nom Charlie
1924 – 1939
*~*~*
Enfin, nous arrivâmes au cimetière. Snow me guida jusqu’à la tombe de papi. J’étais impressionné qu’il se souvienne de son emplacement exact. Ce Pokémon arrivait toujours à me surprendre. Assis devant la pierre tombale, Snow agitait furieusement sa queue, les yeux plissés. S’il ne disait rien, je sentais son agacement de loin. L’âge n’avait pas arrangé son caractère acariâtre. Étouffant un rire, je m’assis à son côté, sortit l’harmonica de son étui, et cherchai l’inspiration. Enfin, je portai l’instrument à mes lèvres. Une douce mélodie brisa le silence mortuaire du cimetière.
Je ne sais pas combien de temps je jouai ainsi, mais quand j’eus terminé, je me sentais un peu mieux. La musique m’avait vidé de toute émotion négative. Quand je me tournai vers Snow, celui-ci m’adressa une œillade satisfaite. Apaisés, nous primes le chemin du retour Snow marchant toujours en tête.
Ce fut au moment d’entrer dans la ville que l’accident se produisit. Notre chemin, assez étroit, croisait une allée s’enfonçant dans les arbres de la pinède voisine. Quand nous arrivâmes à hauteur de cette dernière, un ronronnement de moteur nous alerta. Ses oreilles déchirées dressées, Snow tournait la tête dans tous les sens, comme s’il cherchait à déterminer l’origine du bruit. Sa quasi-cécité était à présent plus que flagrante. Je lui tapotai le dos pour l’éloigner du sentier, quand des phares s’allumèrent d’un seul coup près de nous. Ébloui, je reculai, percevant un crissement de pneus sur la neige boueuse. Ouvrant péniblement les yeux, j’aperçus la carrosserie terne d’une voiture,
Peut-être grâce à la puissance des phares, Snow put voir l’origine du danger, et s’en écarta aussi vite que ses vieilles pattes le lui permettaient. La voiture passa entre nous deux. Je me mis sur le bas-côté pour la laisser passer ; une partie de mon esprit se demanda alors pourquoi la voiture avait traversé le chemin sans l’emprunter. Elle avait à présent le museau à moitié enfoncé dans les broussailles…
Mon cœur cessa de battre lorsque je vis la voiture commencer à faire marche arrière en tournant. Elle reculait du côté de Snow. J’ouvris la bouche pour alerter mon ami ; aucun son n’en sortit. Évidemment.
Il y eut un bruit sourd. Je me précipitai contre la vitre pour stopper le conducteur. Celui-ci stoppa son véhicule, éberlué. Soit il ne s’attendait pas à voir quelqu’un surgir des ombres de la nuit, soit il se demandait pourquoi j’agitais les bras en tous sens en éructant des bruits incompréhensibles. À force de surexploiter ma gorge, ma cicatrice me brûlait le cou, au niveau du point où auraient dû se situer mes cordes vocales.
Dès que le véhicule fut stoppé, je le contournai, le cœur battant à mille à l’heure. Une lance de glace me transperça le cœur lorsque je reconnus le corps de Snow. Son pelage immaculé était couvert de boue, et ce que je pris au premier abord pour ses rayures roux sombre s’étendirent sous lui, formant une flaque écarlate. Je tombai à genoux, la bouche ouverte en un cri muet.
*~*~*
L’émotion m’envahit alors que je me remémore ce pénible souvenir. Snow n’avait pas pu voir à temps la voiture reculer sur lui. À bien y réfléchir, même s’il avait eu sa vision complète, et sa vigueur d’antan, aurait-il pu échapper à l’accident ? Personne ne le saura jamais. Et de toute manière, Snow était vieux et presque aveugle à cet instant-là. Pourquoi se torturer à imaginer des scénarios imaginaires ?
Je m’assois dans la neige, grimaçant à son contact glacé. Un vent léger se lève, faisant à peine frémir les pétales des fleurs déposées sur les tombes alentour, y compris celle de papi. Mamie les a déposées hier matin, mais la morsure du froid s’est montrée impitoyable envers elles.
Avec mille précautions, comme si j’avais peur de briser le silence solennel qui m’entourait avant le moment fatidique, je sors l’harmonica de son étui. Je sais que cela peut paraitre absurde, mais alors que je tiens ce petit instrument entre mes mains, c’est comme si je sentais les présences de papi et de Snow à mes côtés. Je pouvais presque entendre le Matoufeu miauler d’impatience, m’exhortant à jouer sous peine de me faire mordiller la cheville.
Un sourire se dessine sur mes lèvres à cette pensée, tandis qu’une larme solitaire coule sur ma joue, effaçant le givre de ma barbe taillée de près. Je porte l’instrument à mes lèvres.
La musique, douce et mélancolique, s’élève au-dessus des tombes, charriant avec elle mes souvenirs et mes émotions. Ignorant les larmes qui dévalent sur mes joues, je continue à jouer.
Cette musique est une ode à ceux qui ont changé ma vie, et qui l’ont comblée de mille bonheurs. Ceci est mon cadeau de Noël, certes donné en avance en hommage à ce jour anniversaire. Le 23 décembre, je rencontrai Snow le Flamiaou blanc. Le 23 décembre, je lui dis adieu à jamais.
Mon ami, où que tu sois, j’espère que tu es avec papi et que vous allez bien. Un jour, sûrement mamie viendra vous rejoindre à son tour. Puis un jour viendra où se sera mon tour de quitter la terre pour rejoindre les cieux. En attendant, je continuerai à vivre, et à faire vivre votre souvenir à chacun de mes battements de cœur. Voilà le message que porte cette musique, tous les ans.
C’est un message d’espoir qui réchauffe l’air glacé de l’hiver.
Tout comme les rayures rousses de Snow apportaient un peu de chaleur à son pelage blanc comme neige.