An 5
An 5
Il pleuvait à verse ce jour-là. Poussé par le vent violent, le crachin venait s’écraser sur son visage comme autant de piqûres glacées. Une main agrippée à la capuche de son manteau, Clémence tentait de se prémunir au mieux des éléments qui se déchaînaient contre elle. Le vent sifflait en passant entre ses jambes et faisait claquer l’ourlet de son vêtement contre ses cuisses. Elle n’était qu’un point sombre dans un océan de noirceur.
Un éclair raya le paysage pour dévoiler de monstrueux nuages se découpant à peine dans un ciel de plomb privé de ses étoiles. Le roulement fracassant d’un tambour gigantesque fit trembler le sol. Le cœur de la tempête n’était pas très loin. La jeune femme devait trouver un abri. Et vite.
Cet entrelacs de galeries souterraines, de chemins de montagne et de cascades naturelles qu’elle devait traverser faisait passer le séjour de Clémence dans le Mont Sélénite pour une balade de santé. Sans oublier les Pokémon sauvages d’une force spectaculaire qui peuplaient la région. La rumeur voulait que la Route Victoire fût une des épreuves les plus laborieuses pour les aspirants Maîtres Pokémon, permettant à la fois de tester la résistance et la patience des dresseurs, ainsi que leur communion avec leurs Pokémon. Ce chemin avait vu plus d’un rêve se briser car nombreux étaient ceux qui, après avoir obtenu les 8 badges, abandonnaient ici, au seuil des marches du Plateau Indigo.
Mais pour la jeune dresseuse il était hors de question de jeter l’éponge si proche du but. Toutes ces années de sacrifice, ces jours d'entraînement intense, ces heures de joie et de douleur ne seraient pas réduits à néant par quelques secondes de doute. Elle était une dresseuse Pokémon. C’était sa raison d’être. Elle parviendrait à rejoindre coûte que coûte sa destination.
Profitant de la lumière d’un autre éclair qui dévoila la surface de la paroi rocheuse, Clémence repéra une fente assez large pour l’accueillir à quelques mètres au-dessus d’elle. Malgré des mains couvertes d’égratignures et un vent dont chaque souffle menaçait de la faire s’envoler, l’intrépide aventurière commença à grimper le flanc de la montagne. Si elle parvenait jusqu’à cet abri, elle pourrait attendre que la tempête se calme avant de reprendre son ascension. Dans son dos, sa capuche volait follement. Plus qu’un petit effort…
La fissure se révéla plus profonde et plus spacieuse que de prime abord. Mais également plus habitée. Lorsqu’elle parvint enfin à se hisser sur le rebord, une paire d’yeux jaunes la fixait d’un air réprobateur. Sans lui laisser le temps de réagir, le Rapasdepic déploya ses ailes de toute leur envergure et lui donna un violent coup de bec.
La dresseuse hurla. Le choc aurait bien failli la faire dégringoler de l’abri si elle ne s’était pas farouchement accrochée à une excroissance rocheuse. Du sang dégoulinait le long de son bras et imbibait ses vêtements. Blessée à l’épaule, elle chercha fiévreusement les Pokéball accrochées à sa ceinture et en lança une au hasard.
Dans une vive lumière rouge-orangé, Pikachu fit son apparition. Presque immédiatement, le Pokémon électrique se mit en position de combat. Elle ne l’avait pas depuis aussi longtemps que les autres mais le petit être jaune était déjà bien dressé.
« Pika ! Pikapiii !
- Vas-y, Pikachu. Défonce-moi cet oiseau de malheur avec un éclair. »
Amplifiées par le temps exécrable, les capacités de Pikachu réduisirent son adversaire à néant en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Le Rapasdepic, désavantagé par son type et par l’espace clos dans lequel il était réfugié n’avait eu aucune chance.
Un peu plus tard, alors qu’une cuisse de Rapasdepic cuisait au-dessus du feu de fortune qu’elle avait allumé ; Clémence regardait s’abattre la pluie à l’extérieur, le menton reposant sur le crâne de Pikachu juché sur ses genoux. L’épaule de la dresseuse était encore douloureuse mais la blessure avait été désinfectée et la plaie proprement bandée. Dehors, l’orage commençait à passer. Bientôt le soleil percerait de ses flèches rayonnantes les nuages et elle pourrait reprendre son chemin.
« Tu vois, Pikachu, après la pluie vient le beau temps. Il ne faut jamais abandonner car nos efforts sont toujours récompensés. »
***
C’est appuyée sur une branche rabougrie faisant office de bâton de marche, les genoux et les mains tout ensanglantés que Clémence arriva en vue du Plateau Indigo. Dressée fièrement dans la vallée, la première porte n’était plus qu’à quelques minutes de marche.
Pikachu qui galopait gaiement à côté de sa maîtresse se dressa sur ses pattes arrière et lui lança un regard interrogateur. La jeune femme aurait bien esquissé quelques pas de danse mais elle était tellement épuisée qu’elle peinait à tenir sur ses jambes. Elle se contenta donc d’un sourire triomphal. Elle l’avait fait. Clémence avait réussi à passer la Route Victoire et, dissimulée derrière les 8 immenses portes, se cachait l’épreuve ultime de tout dresseur qui aspirait à accéder au titre de Maître Pokémon de la Ligue Indigo : le redouté Conseil des 4.
Une à une elle passa les portes du Plateau, immenses masures qui rappelaient l’entrée d’un temple. Chaque fois un individu en habit cérémoniel lui demandait de présenter l’un des badges qu’elle avait durement obtenu au cours de son voyage initiatique à travers Kanto. Roche, Cascade, Foudre, Prisme, me, Marais, Volcan… Arrivée devant la porte du badge Terre, l’homme qui en gardait l’accès resta un long moment silencieux, se contentant de fixer intensément son lecteur de Carte Dresseur.
« Il y a un problème ? s’enquit Clémence soudain inquiète.
- Non, répondit l’homme en s’écartant enfin. Vous pouvez passer. Félicitations… »
Tout en s’éloignant la dresseuse pouvait sentir le lourd regard de l’étrange individu dans son dos. Un long frisson lui parcourut l’échine.
« Pikaaaa… » résuma Pikachu d’un air dépité.
Marchant dans une allée dallée bordée de bosquets taillés en forme de dresseurs renommés, Clémence avançait vers son destin. Le bâtiment face à elle grossissait à chacun de ses pas. C’était dans ce dernier qu’elle allait devoir se frotter à la Ligue Indigo. Dans sa poitrine, son cœur résonnait de plus en plus fort. Elle se sentait légère, si légère. Comme dans un rêve éveillé.
Elle s’apprêtait à pousser les portes vénérables derrière lesquelles étaient nées les plus grandes légendes de dresseurs quand des cris retentirent à l’intérieur. Puis les battants s’ouvrirent violemment en la refoulant contre un mur. Un convoi de 6 miliciens passa en trombe devant la dresseuse, ombres noires au brassard marqué de l’omniprésent logo du Front des Pokémon. Ils traînaient avec eux un garçon, à peine un jeune homme, qui pleurait, hurlait, se contorsionnait, donnait des coups tout en même temps. Une camionnette noire arriva par un chemin de terre dérobé et, sans arrêter son moteur, ouvrit sa portière latérale dans laquelle les Miliciens jetèrent sans ménagement leur prisonnier. Le véhicule repartit alors en trombe et disparut derrière les arbres. L’opération, entre le cri et la disparition de la camionnette, n’avait pas duré deux minutes.
Abasourdie, Clémence se tourna vers les badauds qui étaient venus observer l’étrange scène depuis l’encadrement de la porte et discutaient à mi-voix entre eux.
« Pourtant ses Pokémon étaient tous homologués au Pokédex et certifiés comme provenant de la région, disait une femme qui portait un costume d’hôtesse de Centre Pokémon.
- Oui, mais à ce que je les ai entendus dire c’est qu’avant il possédait un Goupix d’Alola, pas de Kanto. Un Goupix d’Alola !
- Avant ? » s’étrangla Clémence malgré elle en joignant la conversation.
L’homme qui avait parlé en dernier la gratifia à peine d’un regard mais hocha la tête.
« Ouais, avant. Maintenant il est illégal d’avoir eu un Pokémon Exotique, même si on l’a rendu. En plus ce n’est pas difficile à savoir puisque le gouvernement a autorisé la Milice à accéder aux données personnelles contenues dans les Cartes Dresseurs. A la radio ils disaient que ce n’est pas parce qu’un dresseur est aujourd’hui en règle qu’il a forcément changé de mentalité. Depuis ils ont arrêté des centaines de personnes dans la région et recherchent activement les autres. »
Pendant qu’ils discutaient, les Miliciens s’étaient dispersés, certains revenant vers le bâtiment, d’autres se dissimulant dans les fourrés ou derrière un arbre. Clémence agit instinctivement. Attrapant Pikachu pour le mettre sur son épaule, la jeune dresseuse descendit la volée de marches et, à pas lent, rebroussa chemin. Dès qu’elle fut hors du champ de vision des Miliciens, elle pressa le pas, puis se mit à courir. De la sueur, qui n’était pas totalement dû à l’effort, trempait ses vêtements.
Avant ! C’était du délire ! Comment pouvaient-ils faire ça ? S’ils recherchaient tous les dresseurs qui, un jour, avaient eu un Pokémon n’apparaissant pas au Pokédex Régional, ils n’avaient pas fini d’en arrêter ! Bon sang ! Laureline comptait-elle parmi les dresseurs appréhendés par la Milice du Front des Pokémon ?
Lorsque Clémence arriva devant la porte du badge Terre, le gardien qui l’avait dévisagée un peu plus tôt se tenait en son centre, lui bloquant l’accès. Contrairement à son premier passage, il portait cette fois-ci le brassard du FdP. Son regard était plus froid que le baiser d’un Lippoutou.
Comment Kanto avait-il pu tomber si bas ? Les gens auraient dû plus se rebeller, non ? Même après les premières arrestations. Clémence aussi aurait pu un peu plus protester quand on lui avait confisqué Phyllali. Résister. Dire non. Au lieu de courber l’échine. D’attendre que la vague passe. Mais elle n’était pas la seule fautive. Les autres aussi avaient baissé les bras. Non, elle n’était pas responsable !
Réfléchissant à peine, Clémence bifurqua brusquement et, quittant le chemin pavé, sauta dans les fourrés, disparaissant dans les arbres de l’épaisse forêt qui bordait la porte. Elle se mit à courir de toutes ses forces, pendant que Pikachu s’accrochait à son cou comme il le pouvait. Les branchages lui griffaient les bras et les racines la firent trébucher plus d’une fois. La douleur à son épaule, là où le Rapasdepic l’avait blessée, s’était réveillée mais elle n’en tint pas compte. Elle était comme aveuglée, fonçant toujours plus vite vers une destination inconnue.
Tout était allé tellement vite. Beaucoup trop vite. Kanto ne s’était même pas méfié, obnubilé par ces discours de lendemains qui chantent. Elle avait préféré se voiler la face, croire que si elle appliquait toutes les directives à la lettre tout se passerait bien pour elle. Que son objectif personnel était bien trop important pour être sacrifié par quelques désagréments quotidiens. Merde ! Depuis combien de temps s’était-elle endormie pour vivre son rêve dans ce cauchemar ? Maintenant il était trop tard.
Clémence fuyait, fuyait, fuyait. Elle finit par débouler sur l’autre versant de la forêt. En contrebas on distinguait un petit chemin de terre. Il serpentait entre les montagnes et les collines au bout desquelles s’élevait l’infranchissable mur qui séparait désormais le plateau en deux, excluant tout accès à la région de Johto. Les frontières de la région étaient bloquées et surveillées depuis longtemps. En interdisant aux uns d’entrer, le Front des Pokémon empêchait les autres de sortir. Il n’existait pas d’échappatoire.
Une ombre immense plana au-dessus d’elle, la faisant tressaillir. La dresseuse leva les yeux. Un Pokémon doré volait entre les nuages tandis que ses ailes de lumière battaient gracieusement les airs. Prenant source dans le panache caudal, son fabuleux sillage traçait sur la voûte céleste une route arc-en-ciel. Clémence sentit ses jambes se dérober sous elle et tomba à genoux. Prise à la gorge par ce spectacle, des larmes ruisselaient sans discontinuer de son visage. Or, le Pokémon à la parure chatoyante s’éloignait déjà. Pikachu tenta de briser le charme, tirant vainement sur la manche de sa maîtresse. Hypnotisée, la dresseuse ne pouvait en détacher le regard, même lorsque l’apparition ne fut plus qu’un point lumineux à l’horizon.
Au loin, on entendit le crissement de roues et le rugissement d’un moteur. Un nuage de poussière brune se rapprochait rapidement.
Clémence le savait, elle connaissait ce Pokémon. Mais elle avait oublié son nom.