Jour 1 : Chroniques de Blüforst, par Flageolaid
Alors que la soirée la plus sacrée de l'année – et sans doute la plus importante de ma vie – débute, j'observe le décor sauvage si familier de Blüforst qui se déploie à perte de vue devant moi. Bleuies par ma vision nocturne, la neige et la brume englobent tout le paysage, comme bien souvent en cette saison.
Le jour ne s'est jamais vraiment levé. Le mauvais temps a assombri les cieux, de l'aube tardive au crépuscule précoce, masquant le soleil froid jusqu'à la tombée de la nuit. Celle-ci est survenue encore plus tôt que l'année précédente. La doyenne pense qu'il s'agit d'un signe bénéfique pour les tribus. Fadaises ! Que cette vieille folle laisse la divination à ceux instruits des mystères de ce monde. Ce n'est qu'une chasseuse, comme nous autres, elle ne lira jamais plus que la piste d'une proie facile dans les formes de la nature.
Depuis que Lögnacht a débuté, l'euphorie gagne la tribu. Les chasseuses jouent avec les enfants dans la neige bleutée, quand d'autres dansent autour de la doyenne, en faisant onduler leurs queues. Personne n'est à son poste de garde ; la trêve entre les différentes tribus de Blüforst durera jusqu'à l'aube. Or la nuit la plus longue de l'année vient de commencer.
Je remarque une forme rouge qui se détache sur la neige à l'orée de notre territoire. Soudain, les danseurs arrêtent leurs mouvements et s'élancent à la suite de la doyenne vers cette invitée de marque. Depuis l'entrée de la grotte principale, j'observe notre cheffe saluer humblement la Sorcière. Cette vieille lippoutou aux cheveux ternes lui accorde sa bénédiction par des grimaces et des cris. Puis elle reprend son chemin en direction de nos cavernes, escortées par quelques-unes de nos jeunes chasseuses.
Tandis qu'elles se rapprochent, je finis par distinguer les sept apprenties de la Sorcière qui la suivent en file, leurs têtes blondes s'éloignant de plus en plus du sol, au fur et à mesure que les années passent. Elles cesseront bientôt d'être des lippoutis pour entrer enfin dans l'âge adulte. L'une d'elle deviendra un jour la prochaine Sorcière de Blüforst, quand l'actuelle rejoindra le Froid Éternel. Les six autres s'en retourneront alors au pays des Mages, où se couche le soleil, pour donner naissance à une nouvelle génération d'apprenties.
La Sorcière préside aux cérémonies sacrées de Lögnacht dans chaque tribu, selon l'ordre des mérites. Elle commence par la nôtre, la plus glorieuse, puis se rendra auprès des vaillants polagriffes En-amont-des-eaux. Ensuite, elle ira voir les stupides cochignons Au-creux-de-la-plaine et les lâches asablaireaux dans leur galerie Sous-la-neige. Elle évitera les Adorateurs de la Nuit Noire, ces barbares cinglés, pour se rendre de l'autre côté de la Wradrëvir, chez les sauvages blizzarois, seracrawls et hexagels.
Chaque tribu a ses coutumes. La nôtre célèbre la seule union de l'année durant Lögnacht. Notre clan, à peine assez nombreux pour ces noces annuelles, doit parfois chercher des époux parmi la tribu En-amont-des-eaux. Nous entretenons de bons rapports avec ce peuple de fiers guerriers depuis bien longtemps.
Cette année, le futur époux n'est pas de notre tribu, ni d'aucune autre des deux rives de la Wradrëvir. Il est né loin de notre contrée, par-delà le pays des Mages, sur les terres bariolées que décrivent certains de nos contes. C'est un Étranger, comme on en voit pas deux en cent ans. Ses paroles ne font pas toujours sens, mais il a su prouver sa valeur plus d'une fois jusqu'à se faire accepter dans notre clan.
À notre première rencontre, je n'ai pas aimé cet Étranger. À la deuxième non plus, pas plus qu'à la dixième. Je lui reprochais son parler étrange et un caractère trop serein pour un environnement aussi hostile que celui de Blüforst. Et pourtant, ce soir c'est lui que j'épouse, Lazuli l'Étranger, mon amour.
Lazuli... cela sonne trop mélodieux pour la rudesse glacée de ce pays. Mon aimé répète souvent qu'il s'agit de son nom d'adulte. Dans son clan, on ne donne pas de nom aux enfants, ils le choisissent eux-mêmes après leur évolution. Son espèce donne naissance à si peu de femelles que la moitié des mâles sont contraints de quitter leur territoire à la fin de l'enfance. Les autres doivent se partager une épouse à plusieurs. Quelle disgrâce !
C'est aux abords de Blüforst qu'il devenu un être du froid – un givrali – après des années d'errance. Notre tribu est à l'opposé de la sienne, les afeunardes mettent au monde bien peu de mâles. Mais elles ne se partagent pas un mari pour autant. Oh, non. Notre espèce est trop possessive pour ce genre de comportement.
La Sorcière arrive à présent à ma hauteur. Elle ne m'adresse pas un regard, mais d'un claquement de doigts, elle indique aux deux dernières têtes blondes de se mettre au travail. Les apprenties quittent la file pour me préparer à la cérémonie. De leurs besaces, les lippoutis tirent un pigment bleu sombre qu'elles appliquent sur ma fourrure en traçant des symboles anciens. Leur teinture me brûle jusqu'à la chair, comme si le froid ambiant me devenait insupportable. Quelques enfants me regardent avec incrédulité ; Erda la Téméraire leur paraît tout de suite moins féroce, barbouillée de la sorte.
Après une courte incantation censée porter bonheur, les deux lippoutis me guident vers la colline de l'Ost. Je piétine derrière ces adolescentes aux petits pas qui sautillent dans la neige bleutée, en poussant des trilles. Elles multiplient les détours afin que tous puissent se rendre sur la colline avant les époux et surtout pour éviter que je ne rencontre Lazuli avant le début de la cérémonie. On dit que ça porte malheur... Un grognement agacé m'échappe. J'ai horreur de ces superstitions ! La doyenne me reproche souvent mon incrédulité, mais une chasseuse n'a pas besoin de s'encombrer l'esprit avec ces futilités.
Une brume turquoise, comme on en voit parfois au début de la saison froide, se lève avant que nous n'atteignons le sommet de la colline. Les lippoutis s'échangent des regards inquiets et je dois montrer les crocs pour les faire avancer. Plus vite, gamines ! Ce ne sont pas ces deux-là qui deviendront Sorcière, c'est certain. Nous nous arrêtons derrière la foule, sans un bruit. Toute la tribu est assise en cercle autour de la vieille lippoutou.
Bientôt, le chant suraigu de cette dernière m'exhorte à la rejoindre. Tandis qu'on s'écarte sur mon passage, Lazuli apparaît en même temps que moi, à l'opposé du cercle. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Mon aimé ne m'a jamais semblé aussi beau que ce soir. Et pourtant il est de loin la plus magnifique créature qui ait foulé Blüforst. Avec ses grands yeux sombres, son corps musclé, sa fourrure semblable à un ciel d'été, ses longues oreilles duveteuses, sa crinière de saphirs glacés qui retombe en deux mèches de chaque côté de son visage solennel, il éclipse même la grâce naturelle des afeunards.
Je vois aux plis de son sourire que Lazuli n'est pas ici à son aise. Il n'a jamais vraiment compris nos coutumes, sans pour autant les mépriser. Dans son pays lointain, Lögnacht est nommée Solstice, m'a-t-il un jour raconté, et ce n'est pas la fête la plus importante de l'année. Difficile à croire.
Nous voilà à présent côte à côte, face à la Sorcière qui scande une incantation plaintive de sa voix stridente. L'appel aux ancêtres, sans doute. De par sa petite taille, Lazuli a l'air d'un jeunot comparé à moi. Les autres chasseuses le raillent souvent à ce sujet, mais ce soir, elles n'osent sortir de leur silence respectueux. Bafouer une union durant Lögnacht serait la pire des perfidies.
Et pourtant, un vacarme assourdissant fait bientôt taire le chant lugubre de la vieille lippoutou. En un instant, de longs épieux céruléens s'abattent sur la tribu. L'odeur de sang ravive mes sens de traqueuse mis en sourdine par la trêve. Une ombre terrifiante survole la colline de l'Ost et vient m'arracher mon amour de ses puissantes serres. Invisible dans ce décor bleu et glace, je distingue néanmoins son œil d'acier luisant de haine.
Artiködin ! Démon céleste ! Suppôt du Froid Éternel ! Monstre pervers ! Tu crois pouvoir me prendre mon époux la nuit de nos noces ? Attends-toi à subir la colère d'Erda la Téméraire !
Je ne m'autorise qu'un bref regard vers mon jeune frère, encore goupix, qui cherche à comprendre ce qu'il se passe, l'air hagard. Par chance, il n'a pas été blessé, ou pire. Puis je me lance à la poursuite d'Artiködin, le héros déchu. Le cri déchirant de Kris la gardienne s'élève et parvient à mes oreilles ; elle a sûrement perdu son petit au cours de l'attaque. Je compatis à sa peine, elle sera vengée !
À toute allure, je dévale la pente arrondie de la colline de l'Ost, le regard braqué vers le ciel où ma proie s'enfuit. Je distingue Lazuli qui se débat, prisonnier des serres de l'oiseau terrible. Il frappe son ravisseur à l'aveugle, son attaque réussit à peine à lui faire perdre une plume. Celle-ci s'allonge alors, grossit en un épieu de saphir et s'écrase violemment au pied de la colline. C'est donc ainsi qu'il nous a attaqué.
Je contourne ce pilier glacé d'un bleu irréel sans prendre le temps de l'examiner, il finira par disparaître au lever du jour. En cela, Lögnacht peut être cruelle, la sorcellerie d'Artiködin ne fonctionne que de nuit. Je dévie ma course en voyant tomber une autre de ses plumes. Le fracas de la glace perçant la neige est assourdissant. Lorsqu'une troisième plume s'écrase un peu plus loin devant moi, je comprends qu'il s'agit là de l'œuvre de Lazuli : mon aimé me crée une piste facile à suivre pour le retrouver.
S'il demeure un piètre chasseur, mon amour est un combattant redoutable et un habile stratège. Aucun de nos nombreux duels n'a trouvé de vainqueur. Mais s'il saura longuement tenir au serviteur du Froid Éternel, je crains que ses forces ne suffisent à terrasser le vil Artiködin. Tu auras besoin de mon aide, ô amour, pour survivre à cette nuit ! Me voilà, j'arrive !
Hélas, le terrain me force à prendre un détour ; un amas rocheux sombre émerge de la neige bleutée. Contrainte de le contourner, tandis que ma proie s'éloigne sans obstacle sur son chemin, je suis la piste de Lazuli à l'oreille, suivant le vacarme des plumes maudites qui martèlent le sol à l'impact. Le vol du démon azuré ne me semble pas rectiligne, mon amour doit vraiment lui mener la vie dure.
Je retrouve le chemin marqué par les épieux de givre en quittant les limites de notre territoire. J'ai perdu du terrain sur Artiködin, mais je me sais plus rapide que ce traître. La colère alimente mes efforts, je hâte le pas guidée par la haine que m'inspire cette attaque sournoise, menée durant Lögnacht. Du coin de l'œil, j'aperçois au loin les limites du territoire Au-creux-de-la-plaine. Artiködin a sûrement survolé les terres des cochignons ou des asablaireaux pour venir m'enlever mon cher Lazuli. Ces couards n'ont pas sonné l'alerte. Ils subiront nos représailles au lever du jour, la doyenne ne laissera pas cet acte impuni. Dire que cette vieille peau s'imaginait de bons présages pour cette nuit !
La piste des colonnes de saphir incline de plus en plus vers la Wradrëvir. Dans ce décor glacé rendu bleu par ma vision nocturne, je distingue des formes et des textures : la neige, la glace, la brume, l'avant de mes pattes, le plumage du vil Artiködin en l'air, la queue et la tête de Lazuli qui dépassent de ses serres. Tout est bleu, mais pas uniformément, comme dans un songe. En voilà une chasse irréelle ! J'ai traqué de nuit comme de jour, sans jamais rencontré ce panorama monochrome. Seraient-ce les forces mystiques à l'œuvre durant Lognächt qui perturbent mes sens ?
Reprends-toi, Erda ! Ce ne sont pas des pensées pour une chasseuse ! Ces rêveries futiles ralentissent mon pas et émoussent mon esprit. Alors que j'entre sur le territoire boisé des Adorateurs de la Nuit Noire, il me faut toute ma concentration pour ne pas subir une escarmouche de ces fous emplumés. Ces farfurets ne respectent la trêve de Lögnacht qu'à contrecœur, c'est à peine s'ils retiennent leur soif de sang durant la nuit sacrée. J'entends déjà leurs cris sinistres s'élever de la cime des sapins, la présence d'Artiködin a dû exciter leurs instincts belliqueux. Ils le haïssent. Quelques plumes grenat bondissent bientôt des ombres.
Je perds du temps à me faufiler entre les arbres. Heureusement, les Adorateurs de la Nuit Noire se chargent de ralentir ma proie. Je les entends bombarder de leurs éclats gelés le suppôt du Froid Éternel. Un concert de bris de glace s'élève au-dessus de moi, suivi du bruit d'un arbre qui s'écrase au sol. Je commence à craindre pour la vie de Lazuli. Un de ces zélés sanguinaires pourrait le tuer en visant Artiködin... alors il ne resterait plus un farfuret en vie à l'aube !
Après plusieurs minutes d'une course effrénée, je sors enfin des bois. Mon regard se braque immédiatement vers les serres du démon bleu. Mon aimé s'y débat encore avec tant de vigueur. Me voilà soulagée. Je remarque ensuite une silhouette noire accroché au long ruban céruléen que forme la queue d'Artiködin. Je reconnais le patriarche dimoret à sa crête de plumes écarlates, guère discrète. Il s'imagine sûrement pouvoir occire le démon céleste et manger son cœur. Quel idiot ! Artiködin ne meurt pas, il cesse d'être quelques temps, puis revient quand on ne s'y attend pas.
D'ailleurs, le monstre ailé ne compte pas le laisser faire. Sa queue ondule subitement, provoquant la chute du patriarche surpris à quelques foulées de moi. Je ne lui adresse pas un regard, ce barbare ne mérite que mon mépris.
Je serre la mâchoire en entendant le mugissement impitoyable de la Wradrëvir qui se rapproche. Artiködin espère-t-il se débarrasser de moi en franchissant ce torrent enragé ? Il ignore qu'on me surnomme la Téméraire et que les eaux dangereuses ne m'effraient pas. Je ne ralentis pas en voyant la violence de ces flots percer glace et roche. La Wradrëvir ne gèle pas, même au plus froid de la saison, son courant est bien trop déchaîné pour rester figé. Tout en accélérant, je souffle un rayon givré sur la surface de l'eau, créant un pont éphémère vers l'autre rive. Je n'ai que le temps de le traverser qu'il est pulvérisé par le torrent furieux.
Nulle brume ne voile ce côté-ci de la Wradrëvir. Munröhe, notre protectrice, brille dans le ciel nocturne, à peine masquée par quelques nuages. Son disque ne luit qu'à demi, mais je sens son pouvoir lunaire raviver mes forces. Lazuli prétend que les afeunards ont du sang de faërie qui coule dans leurs veines, c'est pourquoi nous tirons notre puissance de Munröhe la blanche. Qu'importe, me voilà au sommet de ma forme pour affronter Artiködin. Plus rapide que jamais, je rattrape ce démon bleu en quelques foulées. Ce dernier ne parvient pas à maintenir son cap, malmené par Lazuli qui lutte avec l'énergie du désespoir.
Le monstre volant perd de plus en plus de plumes qui s'abattent autour de moi, transformées en piliers de glace. Je ne les évite qu'à l'instinct. À tout moment, un de ces épieux peut me transpercer, il me faut m'éloigner. J'examine le terrain que je ne connais pas, peu habituée à chasser sur cette moitié-là de Blüforst. Un sapin solitaire se dresse au milieu de la plaine bleuâtre. C'est ma chance de faire tomber l'ennemi sans blesser mon aimé.
Je m'écarte à la recherche de l'angle parfait où lancer mon attaque. Puis un rayon glacial jaillit de ma gueule et frappe Artiködin à la gorge, le projetant sur l'arbre. Sous la violence de l'impact, le traître ailé relâche Lazuli, qui s'élance à mes côtés. Son pelage azuré porte les marques de la poigne implacable de son ravisseur. Je vois briller au fond de ses grands yeux doux une lueur combative. Il veut faire payer Artiködin pour son audace, et moi aussi.
Remis du choc, le démon de saphir déploie ses ailes monstrueuses et nous toise, amusé de notre hargne. Il est presque aussi grand que le sapin contre lequel je l'ai lancé. Sa crête de glace scintille d'un éclat lugubre. On dit que sa sorcellerie lui permet de lire les esprits. Peu impressionné par le héros déchu, mon amour invoque une tempête de neige d'un chant grave et harmonieux, nous dissimulant partiellement derrière ce rideau froid.
D'un puissant coup d'aile, Artiködin fend le sapin en deux et le projette sur nous. Bien décidée à protéger mon aimé, j'abats mes neuf queues, aussi aiguisées que du métal, sur la cime de l'arbre, la réduisant en copeaux de bois. Lazuli se jette ensuite sur notre ennemi et lui enfonce les crocs dans sa chair infecte. Artiködin le repousse, alors que je me rue à mon tour sur lui. Lazuli se relève et charge à nouveau. Nos assauts incessants, féroces, vengeurs, colorent le plumage bleu du démon de taches sombres. Le faux héros recule bientôt, foudroyé par notre juste colère. Qu'il paie pour les vies prises à notre tribu !
Le lâche tente de s'enfuir, mais nos tirs de glace fusent, l'empêchant de prendre son envol. Terrassé, il s'écrase sans grâce dans la neige. Concentrant toute la puissance que m'octroie Munröhe la lune, j'achève le monstre azuré de mille aiguilles de lumière relâchées en un hurlement formidable. Vaincu, le corps d'Artiködin retrouve sa taille d'antan, puis disparaît. Pour le moment. Ce démon reviendra bien assez tôt.
Tout l'épuisement de cette traque effrénée m'accable alors. Je perds l'équilibre et me blottis contre mon amour, mon si beau Lazuli. Il pose son museau contre mon front en un geste câlin, mais notre réconfort est de courte durée. Une horde de seracrawls patibulaires se rapproche, sortant de leur cachette après la défaite d'Artiködin. Pas avant bien sûr.
La trêve concerne l'ensemble des tribus de Blüforst, toutefois les sauvages d'ici n'aiment pas trop les tribus vivant de notre côté de la Wradrëvir. Acculés par ce groupe qui ne cesse de grossir, nous prenons la fuite, essoufflés, vers la rivière impétueuse. Épuisés comme nous sommes, nous devons longer la rive jusqu'à une formation rocheuse qui enjambe les eaux, unique pont reliant les deux moitiés de Blüforst.
Arrivée de l'autre côté, je m'écroule de fatigue. La soirée a été rude et les brumes turquoises masquent à nouveau la lumière bienfaitrice de Munröhe. J'ai besoin de me reposer quelques instants. Lazuli s'allonge à mes côtés. Nous sommes deux créatures bleues, lovés dans la neige bleue. Tout l'univers s'endort dans cette couleur, celle de l'amour ? Cette nuit est vraiment irréelle.
Une protestation outrée me sort de ma léthargie. Lazuli relève la tête et sourit. Je reconnais la voix nasillarde de la doyenne, flanquée d'une dizaine de chasseuses. Pétrie de traditions et de superstitions, elle s'offusque de nous voir couchés l'un contre l'autre, alors que la Sorcière ne nous a pas encore uni. D'ailleurs, elle ne tarde pas à discourir sur le malheur marquant nos noces. Pauvre folle ! Nos liens d'amour ont été forgés de violence et d'effort au cours de Lögnacht. Si Artiködin n'a pas su nous séparer, nul le pourra, sinon le Froid Éternel !
Je ne dis rien, mais la vieille lippoutou, montée sur deux afeunardes, semble partager mon avis. C'est sans cérémonie qu'elle prononce notre union, ici, en territoire neutre et non consacré. Lazuli m'embrasse passionnément et nous roulons dans la neige teintée du bleu de l'amour. J'entends à peine la doyenne qui jase dans son coin. La plus belle nuit de ma vie débute enfin.
Et à l'aube commenceront de nouvelles aventures pour Erda et Lazuli.