4 - Et après ?
Un grand soleil éclaire Kanto, alors que midi approche. Il fait un temps superbe pour la saison, on pourrait presque déjeuner dehors. Téthys se doute que ce genre de considération passe loin au-dessus de son amie, pourtant cela lui ferait tant de bien. Délia n'a plus prononcé le moindre mot depuis son hurlement de tristesse et elle-même ne sait trop que dire. Comment pourrait-elle comprendre les sentiments d'une mère qui signe à contrecœur la mort de son enfant après avoir passé deux décennies à espérer le voir sortir de l'état végétatif dans lequel il se trouve ?
La championne a toujours géré ses émotions par le combat, elle n'est pas à l'aise avec les mots. À part des encouragements et des phrases stéréotypées, que peut-elle apporter comme soutien à la pauvre femme accablée de chagrin qui attend l'autocar qui les ramènera à Azuria ? Pourtant, c'est systématiquement vers elle que Délia se tourne quand elle a besoin d'aide ou de réconfort.
Le car arrive avec huit minutes de retard. Au moins celui-ci est-il à peu près potable comparé au tas de ferraille de ce matin. Les deux femmes vont s'asseoir sur la banquette à côté de la sortie. Téthys ne prend même pas la peine de sortir ses écouteurs. Le silence de son amie commence à l'inquiéter sérieusement.
Pour Délia, depuis sa crise dans la chambre de Sacha, tout se déroule comme dans un rêve, comme si sa conscience flottait à côté de son corps. Elle voit les événements se succéder, mais sans en saisir la logique. Quelque chose est mort en elle à l'hôpital. Son fils devrait bientôt suivre.
Si la quadragénaire semble calme en surface, son esprit est en pleine ébullition. Contrairement à ce qu'elle a pu anticiper, c'est la colère qui l'emporte sur tout le reste. Non seulement elle s'en veut terriblement d'avoir ordonné le meurtre – elle ne trouve pas d'autres mots – de Sacha, mais elle se déteste surtout pour la pointe de soulagement que cet acte odieux lui procure. Pour la première fois en vingt ans, elle respire. Et pour se sentir vivante alors que son fils va mourir, elle se hait au point de vouloir se frapper la tête et les poings contre un mur jusqu'à s'évanouir de douleur.
Sa colère ne se limite pas à sa propre personne. C'est à croire que cette signature maudite l'a libérée de ce refoulement d'émotions qui dure depuis trop longtemps. Elle déteste enfin la Ligue Indigo et tous ses représentants pour inciter les gosses de la région à se lancer dans un périple dangereux en vue d'une gloire illusoire. Elle déteste le professeur Chen pour avoir confié un Pokémon à moitié sauvage à son petit garçon. Elle déteste ce Pikachu qui a foudroyé son Sacha, même pour le défendre. Elle déteste l'hôpital de Safrania et son personnel qui, en vingt ans, ne sont pas parvenus à sortir son fils de cet état végétatif. En fait, elle déteste les médecins et ses proches qui l'ont forcé à débrancher son enfant. Elle déteste Téthys qui reste si gentille avec elle, alors qu'elle vient de commettre le pire crime possible pour un parent. Mais surtout, elle déteste Sacha pour lui avoir volé vingt années de sa vie !
À cette pensée, Délia manque de s'étouffer. Elle tousse bruyamment, s'attirant les regards agacés des autres passagers de l'autocar. La quadragénaire est bien obligée de l'admettre, une partie d'elle-même éprouve du ressentiment envers son pauvre garçon. Ce n'est pourtant pas de sa faute si elle se sent vieille et triste aujourd'hui. Elle aurait pu passer outre sa peine et tenter de refaire sa vie malgré tout. Trouver à nouveau l'amour, fonder une seconde famille, sans pour autant oublier Sacha. Mais elle ne l'a pas fait.
Délia inspire profondément. Elle n'a aucune raison de haïr son fils. Cependant, elle ne trouve pas d'autre façon de se pardonner cette mise à mort. L'expression est mal trouvée d'ailleurs, Sacha devrait s'éteindre à petit feu dans les jours à venir, ce sera plutôt une longue agonie, qu'un exécution. Quelle mère ferait subir un tel tourment à son enfant ? Délia se sent lasse, mais vivante.
Que Sacha lui pardonne d'être aussi égoïste. Elle aurait accepté tous les sacrifices pour que son fils réalise ses rêves, mais aujourd'hui, elle veut faire passer ses envies avant son devoir parental. Tant pis si cela fait d'elle une mauvaise mère. Les yeux humides, elle se projette pour la première fois depuis trop longtemps dans un avenir dont elle est le centre.
Que Sacha s'éteigne ou se réveille miraculeusement, il se produira bientôt quelque chose. Dans le cas le plus probable, la tristesse envahira ses journées pour un temps. Elle finira par faire son deuil, et après ? Délia se le demande. Elle ne pense pas rester à Kanto. Tout ce qui faisait le charme de sa région natale a disparu. La quadragénaire songe à déménager pour un lieu plus chaud. Alola, par exemple. Le prix du billet d'avion est élevé, mais il paraît que le coût de la vie est plus intéressant là-bas. Osselait pourrait s'y plaire et elle aussi. On lui a dit que les locaux sont très accueillants et attachés à la nature.
Le car s'arrête à l'orée d'Azuria, que l'urbanisation excessive de la région viendra bientôt dévorer. Téthys et Délia quittent le véhicule et s'éloignent de quelques pas lorsque la plus âgée des deux brise enfin le silence :
« Merci pour tout, Téthys. Je... je te suis reconnaissante pour tout ce que tu fais pour moi depuis qu'on se connaît.
– Ce n'est rien, voyons, dit la jeune femme en haussant les épaules. Ça va un peu mieux ?
– Non.
– Ça prendra du temps, peut-être plusieurs années, mais un jour ça ira mieux. Je ne peux pas vous le promettre, en tout cas vous le méritez.
La quadragénaire se contente de hocher la tête. Elle n'est plus certaine de mériter quoi que ce soit, mais elle préfère garder cette pensée pour elle. Durant les jours à venir, elle se noiera sous la compassion de ses proches, le soutien de Téthys et l'amour sans faille d'Osselait. Toutes sortes d'émotions se percuteront dans son crâne jusqu'à en oublier pourquoi elle se sent si triste.
Et un jour, les choses iront mieux.
* * *
Après une trentaine de minutes à survoler la région, le Roucarnage diminua son altitude en approchant d'un paisible village entouré de champs verts. Sur son dos, Sacha et Pikachu, qui admiraient le panorama en poussant des exclamations enthousiastes, se cramponnèrent à ses plumes. En moins d'une minute, le Pokémon volant se posa devant la maison de la mère de Sacha.
– Youhou, Sacha !
– Maman ?
– Pika, pi ?
La mère de Sacha s'avança vers son fils en souriant, M. Mime suivant derrière elle. Le garçon lui rendit son sourire et la prit dans ses bras.
– Je suis content d'être de retour à la maison !
– Et moi, je suis très heureuse de te revoir, Sacha ! s'exclama Délia. Tu as fait bon voyage ?
– Oh oui, je me suis bien amusé !
– Roucaaaaaa !!!!
– Et regarde qui j'ai retrouvé ! fit Sacha en indiquant Roucarnage.
– Ouah, je ne l'avais pas revu depuis ton départ pour Johto ! Cela me semble si loin.
– Pika pika, confirma Pikachu en hochant la tête.
– Ha ha !
– Ha ha ha ha ha !!! Mettons-nous en route, Sacha, le professeur nous attend !
– Ah bon ?
– Il se doutait que tu arriverais un peu plus tôt, il a donc organisé un barbecue dans son jardin en ton honneur.
– Génial !!!
Sacha, sa mère et leurs Pokémon gambadèrent joyeusement jusqu'à la maison du professeur accolée à son laboratoire. La porte étant fermée, ils contournèrent la demeure pour se rendre directement dans le jardin où s'amusaient une trentaine de Pokémon, tous capturés par Sacha. Ceux-ci arrêtèrent leurs jeux en voyant arriver leur dresseur.
– Ha ha, salut les amis !
– Pikachu !
Le professeur apparut bientôt, en tablier et blouse blanche. Il salua ses invités avec amabilité :
– Bonjour tout le monde !
– Bonjour professeur !
– Pika, pika !
– C'est un plaisir de te revoir Sacha, poursuivit l'éminent scientifique, tu nous as manqué à tous, surtout à ta maman.
– Ha ha, eh bien me revoilà !
– Tu comptes rester combien de temps avec nous avant de repartir à l'aventure ? s'enquit Délia.
– Je ne sais pas encore. Jusqu'à ce que me parle d'une nouvelle région avec de nouveaux Pokémon à découvrir !
– Piiika !
– En attendant, c'est l'heure de manger ! annonça le professeur Chen.
Les trois humains s'assirent à la petite table de jardin, tandis que les Pokémon se regroupaient autour. Chacun eut largement de quoi remplir son estomac. Le repas se poursuivit jusque tard dans l'après-midi en raison des histoires que Sacha raconta sur son périple et des nombreuses crises de rire qui suivirent. Ce fut une belle journée, comme la plupart de celles qui précédèrent et qui suivront.
Sacha ressentait tout simplement le bonheur d'être un enfant plein de rêves, entouré de personnes et de Pokémon qui l'aiment.