3 - Décision difficile
Tout est différent une fois à l'intérieur du centre hospitalier, Téthys a vu juste. Qui aime ce genre d'endroit ? Délia ne s'est jamais sentie à l'aise de sa vie en pénétrant dans un hôpital, or l'accident de Sacha n'a pas amélioré les choses. À peine entrée, l'odeur typique du lieu, un mélange de désinfectants et de médicaments, étouffe la quadragénaire jusqu'à l'écœurement. Elle ne montre rien de son malaise et poursuit son chemin jusqu'à l'ascenseur. Téthys ôte déjà son manteau et le plie sur son bras gauche. Il fait si chaud dans les couloirs du bâtiment.
Au bout de vingt ans de visites hebdomadaires, Délia connaît le chemin par cœur. En fonction du jour et de l'heure, elle peut alterner entre trois itinéraires optimisés pour voir le moins possible de cette misère humaine qui grouille à tous les étages du bâtiment. Elle en a bien assez de son drame personnel, qu'elle peine encore à gérer après toutes ces années, pas question de laisser encore les malheurs des autres filtrer dans sa vie. Des dresseurs aux corps et rêves brisés, comme son Sacha, elle en a rencontré beaucoup depuis qu'elle fréquente le centre hospitalier de Safrania. Certains ont fini par sortir d'ici, certains non, et d'autres...
Délia se mord le poing pour ne pas y penser. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur un couple de trentenaires à l'air grave. Une lueur démente brille dans les yeux du mari, celle d'un espoir démesuré, condamné à être déçu. Délia la connaît bien, elle l'a longtemps vu dans le reflet de son regard.
Téthys et elle pénètrent dans la cage d'ascenseur vide toujours sans un mot. La championne appuie sur la touche trois, puis les portes se referment en un bruit désagréable. Délia regarde longuement la jeune femme qui l'accompagne. Elle est contente de l'avoir avec elle pour supporter tout ceci. Son soutien depuis plus de dix ans est inestimable. Elle ne reproche qu'une seule chose à Téthys : son aveuglement au sujet des voyages initiatiques.
Comme tout champion d'arène, Téthys défend l'idée que les voyages initiatiques participent grandement à la responsabilisation et à la prise de confiance des jeunes dresseurs. Diverses études, que la Ligue Indigo s'empresse de mettre sous le nez de ses détracteurs à la moindre occasion, ont prouvé que les enfants ayant réalisé leur voyage initiatique sont plus matures, ouverts d'esprit, débrouillards et généreux que les autres. Une vie "à la dure" entourée de fidèles compagnons et valorisant le courage forgerait donc bien mieux les jeunes esprits à leur entrée dans le monde adulte.
Il fut un temps où Délia croyait en tout cela, où elle espérait que son fils deviendrait un jour un dresseur d'exception, fort et valeureux, protégeant les siens avec ses redoutables Pokémon, car c'était pour elle ce qui représentait le mieux un adulte accompli. Puis elle a pris conscience des centaines d'accidents qui surviennent chaque année sur les routes de Kanto. Fréquenter régulièrement l'hôpital lui a renvoyé ses clichés sur le voyage initiatique en pleine figure. Elle en a vu des mômes blessés, estropiés, paralysés à vie durant ces vingt dernières années. Elle en a entendu des histoires pas jolies, de la bouche du personnel soignant ou des familles. Elle s'est noyé dans les drames des autres à chacune de ses visites jusqu'à ne plus pouvoir le supporter. Aujourd'hui, rien ne l'effraie plus en entrant ici que d'apprendre une nouvelle tragédie.
Délia n'a jamais cherché de coupable pour ce qui est arrivé à son fils. Elle n'a jamais fait aucun reproche au professeur Chen, qu'elle connaît depuis sa plus tendre enfance, et n'a jamais cherché à retrouver le Pikachu de Sacha pour lui faire payer son crime. Mais au fil des années, s'est développée en elle une implacable rancœur à l'encontre de ce modèle social du dresseur de Pokémon. Cette gloire qui auréole les plus puissants dresseurs lui donne à présent des envies de vomir. Pourquoi valoriser à ce point la violence du guerrier ? En quoi le combat est-il plus noble que les Concours où l'on sublime les capacités des Pokémon en œuvre d'art ? Quid des artisans et ouvriers qui travaillent de concert avec leurs créatures au quotidien ?
Les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur aucune réponse. La quadragénaire ne se sent pas la force de changer le monde. Et quand bien même, cela ne rattraperait pas toutes ces années de chagrin et celles à venir. On a bien essayé de la convaincre d'intégrer une de ces associations luttant pour reconnaître un statut particulier aux enfants gravement blessés durant leur voyage initiatique et forcer les Ligues Pokémon à payer leurs soins. On lui a dit que cela donnerait un sens à sa vie, à son drame. À quoi bon gaspiller son énergie dans un combat perdu d'avance ?
Par habitude, Délia tourne à droite au bout du premier couloir, mais Téthys l'attrape par la manche pour lui rappeler d'un mouvement de tête le but de leur visite aujourd'hui. Elles iront voir Sacha plus tard. Il y a d'abord ce papier à signer. Les yeux de Délia s'écarquillent. À force de redoubler d'efforts pour ne pas y penser, le retour à la réalité est douloureux. Elle observe le corridor aseptisé à sa gauche avec une répugnance marquée. Pourtant, d'une démarche raide et hésitante, elle se dirige du côté opposé à la chambre de Sacha, Téthys sur ses talons. La jeune championne garde un œil bienveillant, quoique empreint de tristesse, sur son aînée.
« Madame Ketchum ? »
La concernée se retourne. Un médecin au crâne dégarni et aux joues pendantes la dévisage. Il s'agit du chef de service. Délia ne l'apprécie pas beaucoup, et en ce jour elle se demande si elle ne le déteste pas.
« Je ne pensais pas vous voir si tôt, poursuit-il de sa voix de baryton. Je vais chercher les papiers de ce pas, je vous prie de patienter quelques instants. »
Les deux femmes le regardent s'éloigner rapidement. Délia devine la raison de son empressement, il ne veut pas répéter le même scénario qu'il y a deux ans, quand au dernier moment, Délia s'est ravisée. En y repensant, la quadragénaire se met à trembler. Téthys lui saisit délicatement les mains. La jeune femme garde toutefois le silence. Elle ne peut pas se mettre à la place de Délia, rien de ce qu'elle pourra dire n'apportera le moindre réconfort à sa pauvre amie. Pour une championne habituée à l'action, la situation est frustrante. Il ne reste qu'à attendre les larmes.
Le médecin revient bientôt avec un formulaire attaché à un porte-bloc qu'il tend à Délia en même temps qu'un stylo à bille bleu. Le chef de service n'ose pas la regarder droit dans les yeux, il fixe ses sourcils. En dépit de son avis médical sur la question, il éprouve un peu de honte à forcer la main à cette dame désespérée sur ordre de la nouvelle direction de l'hôpital. Mais voilà, après vingt ans dans un état végétatif, les lésions sur le cerveau de Sacha sont considérables. La peine de Délia ne prendrait pas fin avec le "réveil" de son enfant, pas au vu de son état actuel.
Les yeux de la quadragénaire parcourent le formulaire sans chercher à lire les mots imprimés dessus. Le jour tant redouté est finalement arrivé, celui de débrancher Sacha à la machine qui le maintient en vie. Des années auparavant, Délia aurait préféré mourir plutôt que de signer l'arrêt de mort de son fils unique. Il y a deux ans, la simple vue de ce document l'a plongée dans une violente crise de nerfs. Pourtant, cette fois-ci, elle ôte le capuchon du stylo et commence à tracer les lettres de son nom en capitales d'imprimerie. Sa main tremble de plus en plus au fur et à mesure qu'elle descend les lignes jusqu'à l'encadré final.
Téthys et le médecin l'observent sans oser bouger, de crainte que le moindre bruit ne fasse revenir Délia sur sa décision. Tous deux sont convaincus qu'il s'agit du meilleur choix. Selon la championne, son amie a encore une chance de connaître la joie dans sa vie si elle accepte de laisser partir son fils. Pourtant, elle se sent cruelle à la regarder remplir cette foutue paperasse. Il fait décidément bien trop chaud pour elle dans cet hôpital.
Arrivée en bas de la page, la quadragénaire s'arrête. Il se passe cent interminables secondes avant que Délia n'abandonne une signature d'un coup de stylo fébrile, les dents plantés dans sa lèvre inférieure. Le médecin lui reprend le formulaire avec sans doute trop de promptitude. Il s'en excuse avec un sourire poli, mais forcé.
« Vous avez fait le bon choix, madame Ketchum.
– Ce n'est pas vous qui venez d'assassiner votre enfant, réplique Délia d'une voix hésitante, mais pleine de reproches. »
L'homme n'a rien à répondre à cela. Gêné, il s'éloigne à grandes enjambées sans récupérer son stylo. Tandis que Téthys se permet un juron pour qualifier l'attitude du médecin, Délia se dépêche de sortir Osselait de sa Poké Ball ; elle a besoin de voir les grands yeux aimants du petit Pokémon, de le serrer contre elle, même si son cuir est rêche, de se sentir aimée aveuglément. À peine sorti de sa capsule, Osselait remarque immédiatement que sa dresseuse va très mal. Il saute dans ses bras en jappant pour la consoler. Les pleurs étouffés de la quadragénaire résonnent dans le couloir vide. La championne d'Azuria passe à son tour une main sur l'épaule de Délia pour lui signifier son soutien. Téthys n'a jamais été tactile, elle préfère laisser les câlins aux Pokémon.
Au bout de quelques minutes, les gémissements cessent. Comme réveillée en sursaut d'un rêve étrange, Délia se met à courir jusqu'à la chambre de Sacha, Osselait toujours dans ses bras. Elle s'arrête, haletante, devant un jeune homme ratatiné, dormant paisiblement dans les draps blancs de son lit d'hôpital. Délia n'ose pas l'approcher, pas après son crime. Elle s'en veut tellement d'avoir cédé, par lassitude ou par égoïsme.
Deux infirmières entrent dans la pièce à la suite de Téthys. Consciencieusement, elles commencent par vérifier une dernière fois les réflexes de Sacha. Elles lui posent des questions, lui pressent le bras, frappent dans leurs mains. Aucune réaction. Alors, la plus jeune des deux ôte le masque à oxygène, tandis que l'autre s'affaire sur la perfusion. Dans un élan de repentance, Délia essaie de les empêcher, mais Téthys la ceinture de ses bras vigoureux.
« Arrêtez Délia ! Vous savez très bien que si Sacha pouvait parler, il vous dirait de le laisser partir. Je suis sûre qu'elle aime très fort sa maman, comme tous les petits garçons, et qu'il ne veut pas vous voir souffrir.
– Sacha ! Oh... Sacha...
– Nous devrions sortir d'ici.
– Non ! s'exclame la quadragénaire en s'effondrant dans ses bras. Je veux voir mon fils jusqu'au bout. »
Après toutes ces années à pleurer, rêver, déprimer, ressasser, se flétrir, lutter contre le chagrin, on peut bien lui autoriser un dernier espoir, celui de voir son fils reprendre conscience d'un coup, au dernier moment, au mépris de la science ou de ce que pensent savoir les médecins. C'est improbable, et alors ? Vite, un dernier sursaut, même si elle ne le mérite pas. Surtout si elle ne le mérite pas.
Mais il ne se produit absolument rien. Sacha reste allongé, imperturbable, sa tignasse sombre enfoncée dans le gros oreiller blanc. Alors un cri déchirant venu du plus profond des entrailles de sa mère retentit dans tout l'étage.