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Long sommeil de Flageolaid



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Informations

» Auteur : Flageolaid - Voir le profil
» Créé le 14/10/2018 à 22:51
» Dernière mise à jour le 15/11/2018 à 10:58

» Mots-clés :   Drame   Famille   Kanto   Présence de personnages de l'animé   Slice of life

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1 - Ce matin-là
Ce matin-là, Délia ne se lève pas immédiatement lorsque la sonnerie de son réveil retentit dans la chambre. Elle l'éteint, rabat la couverture sur ses genoux et reste un moment allongée, les bras le long du corps, à compter mentalement les secondes qui défilent. Cet étrange exercice est une technique qu'elle a développée pour ne pas penser. Ne pas y penser. Du pareil au même pour elle.

Lorsque les nombres finissent par perdre toute signification, elle se lève enfin, plonge ses pieds pâles dans une paire de vieux chaussons et quitte la chambre de sa démarche traînante. Ses pas la conduisent dans la pièce adjacente, la salle de bain. Ses doigts frôlent l'interrupteur sans allumer la lumière, il fait assez clair dehors pour s'épargner l'éclat jaunâtre de l'ampoule nue qui pend au plafond. Mais le reliquat de la nuit passée qui filtre à travers la lucarne accentue l'atmosphère lugubre de la petite pièce.

Plus que tout autre jour, Délia redoute le premier regard dans le miroir. À qui appartiennent ces yeux d'une infinie tristesse aux cernes violacés qui semblent la fixer ? Qui est donc cette femme maigre au teint blafard dont les rides se creusent durement aux coins de ses lèvres décolorées ? Elle a l'air sévère avec ses cheveux bruns coupés courts, dont les racines grises ne trompent personne.

« Je suis... vieille... »

Cette pensée prononcée à voix basse crispe Délia. Puis dans un mouvement paniqué, elle ouvre le robinet d'eau froide et s'asperge abondamment le visage, comme si cela pouvait effacer les affres du temps. Elle a quarante-neuf ans, elle en fait dix de plus.

Encore haletante, Délia referme le robinet et laisse les gouttes ruisseler le long de ses joues creuses jusqu'au menton. La veille, elle s'est jurée de rester calme le plus longtemps possible, ce n'est pas le moment de flancher. Commence alors un autre exercice mental pour faire le vide dans son esprit, énumérer tous les objets présents dans l'appartement. Son regard se promène autour du lavabo, puis dans le reste de la salle de bain. Sa bouche entrouverte marmonne tout ce qu'elle voit. C'est idiot, mais ça fonctionne. Calmée, Délia quitte la pièce.

« ...le plancher, le papier peint, les plinthes, le dessin de fleurs, le cadre en bois, le canapé, le plaid, la télécommande, la table basse... »

La quadragénaire traverse le séjour ainsi, murmurant pour ne pas réveiller Osselait qui dort paisiblement sur le canapé, tournant le dos à sa dresseuse. Les stores laissent passer juste assez de clarté pour distinguer le mobilier dans la pénombre. De toute façon, Délia connaît sa liste par cœur.

Arrivée dans la cuisine, elle ouvre les stores, puis remplit la bouilloire à moitié et la met sur le feu. Ses lèvres ne cessent pas un instant de former des noms d'objets, cela devient mécanique, la conscience sombre dans le néant. Le contenu du réfrigérateur vient allonger sa liste d'objets. Délia reste quelque secondes devant l'appareil ouvert avant de se saisir de la margarine. La porte refermée, elle sort sa tasse et un couteau, comme chaque matin. Les gestes du quotidien la réconfortent, elle en oublie peu à peu son énumération stérile.

L'eau se met à frémir lorsque Délia finit de beurrer sa deuxième tartine. Le sifflement qui s'échappe de la bouillotte ne manque pas de réveiller Osselait, que Délia entend sauter du canapé. Sans un mot, la quadragénaire sort deux baies du panier en osier posé sur la table. Le Pokémon Solitaire vient se frotter contre le mollet de sa dresseuse, il sait que celle-ci est très sensible à ses marques d'affection. Elle lui tend une Baie Ratam et épluche la Baie Lonme dont Osselait n'apprécie guère la peau trop rugueuse.

Délia connaît bien les goûts de son Pokémon, depuis onze ans qu'il vit avec elle. À leur rencontre, Osselait pleurait sa mère disparue, elle pleurait son fils dans le coma. Ils étaient faits l'un pour l'autre. L'immunité à la foudre du petit Pokémon a sans doute joué aussi. Au moins elle ne le perdrait pas de la même manière qu'elle a perdu son Sacha. Délia dorlote Osselait comme elle l'a fait avec son fils au cours de ses dix premières années. Et le Pokémon lui rend tout son amour par des câlins et des glapissements ravis.

Avant l'arrivée d'Osselait, Délia se laissait aller dangereusement en dépit du soutien infaillible de ses proches. Elle ne mangeait plus, ne dormait plus, ne riait plus. L'arrivée du petit Pokémon dans sa vie l'a empêché de sombrer dans la dépression. Et s'il ne parvient pas toujours à éviter les épisodes de profonde mélancolie de sa dresseuse, Osselait lui apporte quotidiennement assez de joie pour lui donner envie d'aller de l'avant. Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, c'est spécial, Osselait le sent au fond de lui. Tout en dévorant sa Baie Ratam, il examine le visage fin de sa dresseuse. Son regard se perd dans le vide, elle ne sourira pas de la journée. Le Pokémon la connaît par cœur et cela le rend triste de ne pas pouvoir la consoler. Alors il attend, il guette, prêt à venir se blottir contre sa pauvre dresseuse si jamais les larmes menacent d'inonder ses joues.

Délia ne le remarque pas. Elle termine d'éplucher la Baie Lonme, puis attaque ses tartines. Le petit-déjeuner dure plus longtemps que d'habitude, sans qu'elle ne le savoure vraiment, trop concentrée à s'abstenir de penser. Il lui reste deux ou trois autres exercices de secours si jamais elle se met à paniquer, des techniques qu'elle a élaboré les premières années, lorsque le silence de la maison se faisait trop pesant pour elle, ou lorsqu'elle s'aventurait un peu trop près de la chambre de Sacha. Déménager à Azuria lui a ôté une grande peine. Délia n'a plus à vivre avec des fantômes dans cet appartement douillet.

Laver la vaisselle lui prend trois fois plus de temps qu'à l'accoutumée. Délia sait bien qu'elle ne pourra pas reculer l'échéance de cette façon puérile, mais son corps refuse d'accélérer. À quoi bon, d'ailleurs ?

Une terrible lassitude marque le moindre de ses gestes, comme si sa vie tournait au ralenti. Il est presque huit heures lorsqu'elle termine sa toilette matinale. Osselait continue de la garder à l'œil, bien conscient qu'il se trame quelque chose qui lui échappe totalement. Déjà la veille, sa dresseuse ne semblait pas dans son assiette. Il devine que cela a un rapport avec le fils de Délia qui dort dans cette chambre triste à Safrania.

Debout devant sa penderie, Délia cherche du regard la tenue de rigueur pour cette journée. Une voix lui souffle depuis les tréfonds de son esprit de se vêtir de noir, un habit de deuil pour marquer l'occasion. La pauvre femme renifle, elle n'a pas cette couleur dans sa garde-robe. Finis les gilets roses, cela fait des années qu'elle ne porte plus que du gris et du marron. Des vêtements de vieille, songe-t-elle en retenant un nouveau sanglot. Alors commence une nouvelle astuce mentale, énumérer tous les Pokémon vivant à Kanto dans l'ordre alphabétique. Encore une liste qu'elle connaît par cœur.

« Abo, Abra, Aéromite... »

Elle ôte lentement sa chemise de nuit et entreprend de se vêtir tout en récitant à voix basse. Ses mouvements sont raides, ses mains tremblent. Délia se revoit sur les bancs de l'école, petite fille angoissée qui recourait déjà à des techniques bizarres pour garder son calme. Devenir mère l'a rendu pleine d'assurance, jusqu'au jour du départ de Sacha.

« ...Florizarre, Galopa, Goupix, Gravalanch... »

Délia enfile enfin son pull et quitte sa chambre. Osselait se tient à l'écart, il n'aime pas quand sa dresseuse marmonne des mots comme ça, il ne comprend pas à qui elle parle. Pourtant, le Pokémon revient bien vite se blottir contre Délia quand celle-ci s'assied sur le canapé du salon, les mains posées sur ses genoux. La quadragénaire regarde son compagnon avec gravité. Elle veut sourire, mais n'y parvient pas. Non, elle en sera incapable aujourd'hui.

Soudain, le bruit de la sonnette retentit dans tout l'appartement. Délia inspire profondément, mais ses doigts crispés trahissent son angoisse. C'est l'heure. Il vaut mieux descendre, pour ne pas compliquer les choses. La dresseuse rappelle son Pokémon dans sa Poké Ball, puis se lève. Le premier pas est le plus difficile, Délia se sent sur le point de défaillir. Finalement, elle traverse son appartement, enfile son manteau et sort sans s'en rendre compte. Elle hésite un instant en tournant sa clé dans la serrure, mais finit par s'éloigner d'une allure pressée.

Dix marches plus bas, la voilà dehors. Délia se prend comme une claque la clarté matinale, le vent froid et les bruits d'Azuria qui s'agite paisiblement autour d'elle. Son univers mental aseptisé vit ce débordement sensoriel comme une agression. Ça ira mieux demain, sans doute.

Téthys, la championne d'arène, l'attend adossée à la façade de l'immeuble. Cette jeune femme de vingt-six ans remarque immédiatement le trouble qui secoue la quadragénaire et s'empresse de lui saisir les mains.

« Délia ? Délia, regardez-moi. »

La concernée détourne d'abord le regard, mais cède bien rapidement et plonge ses yeux dans les magnifiques pupilles bleu sombre de la jeune femme. Elle se mord les lèvres.

« Délia, écoutez-moi. Vous devez être forte. Je sais que c'est dur pour vous, mais vous en êtes capable. Je resterai à vos côtés pour vous soutenir, d'accord ? »

Réponse d'un hochement de tête, les mots s'étouffent dans la gorge de Délia. Elle a toujours trouvé la présence de Téthys particulièrement rassurante, même lorsque la championne n'était qu'une adolescente. Savoir qu'elle sera là pour cette épreuve à venir lui donne un semblant de confiance et de courage.

Les deux femmes traversent une partie d'Azuria à pied jusqu'à atteindre l'arrêt de bus au sud de la petite ville. Si Délia garde le silence, Téthys lui parle de l'arène, de ses Pokémon, de la Ligue, s'irrite au sujet de ce vieux con de Peter, se moque des dresseurs trop vaniteux, s'étonne de certaines migrations de Pokémon sauvages ou s'inquiète de la disparition de quelques espèces. La quadragénaire lui est reconnaissante de lui vider ainsi la tête. Pour le moment, elle n'a pas besoin de se souvenir pour quelle raison elle se rend au grand hôpital de Safrania.