Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Le Royaume de Kirazann : Les Sources de Vie de Lief97



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Lief97 - Voir le profil
» Créé le 27/08/2018 à 11:05
» Dernière mise à jour le 25/01/2019 à 20:12

» Mots-clés :   Aventure   Cross over   Fantastique   Médiéval   Mythologie

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Prologue
« Kerchakh : Nom du peuple le plus ancien vivant sur les terres du Royaume de Kirazann. Anciennement protecteurs de la famille royale, ils se font aujourd’hui plus discrets. Leur village, Kohork, est situé au creux des Hauteurs des wailords, au nord-ouest de la région de Nucléos, un endroit isolé et difficile d’accès. »

Extrait d’Histoire et géographie générale de Kirazann



***


Une roue de la carriole trace une ondulation dans une flaque d’eau, et continue sa route, lasse et imperturbable face à la boue qui la macule. De chaque côté du sentier s’élèvent des falaises vertigineuses, lissées et érodées par la pluie et le vent, qui semblent insensibles face à leur incroyable verticalité. Les hauteurs, dans toute leur arrogance, s’abritent derrière de longs rubans de brume.

Les herbes hautes qui parsèment le fond du large ravin semblent éviter la chaussée creusée par les charnières des charrettes et le passage des pokémons ; l’endroit paraît plutôt emprunté d’ordinaire. Pour preuve, des balises — de simples pierres rondes et peintes de symboles rouge vif — sont plantées à intervalles réguliers au bord de la sente, signe que le village de Kohork est à proximité.

La carriole, tirée par un grand arcanin docile au pelage lustré, ne montre aucun signe de richesse extérieur. Bois de chêne ordinaire, à la fois robuste et solide, vitres épaisses un peu crasseuses, derrière lesquels pendent des rideaux pourpres pour préserver un semblant d’intimité, cocher imperturbable au dos courbé sur les rênes, et roues à l’armature de fer. La peinture verte et mordorée, écaillée par endroits, semble souffrir depuis plusieurs jours. Le bois grince à chaque tressautement trop violent.

Pourtant, on devine facilement que la carriole n’amène pas n’importe qui dans cette région reculée.

Elle ne ressemble pas aux charrettes à toits ouverts des commerçants locaux, ni aux plus sophistiquées caravanes de théâtre qui arpentent les routes. Et en plus de ces détails, elle est solidement escortée.

Six cavaliers cheminent de part et d’autre du véhicule, montés sur divers pokémons impressionnants : mastouffes, zéblitz et galopas avancent de concert, à une allure mesurée et régulière : typique des soldats du Royaume.

La pénombre est lourde malgré une faible lumière perceptible au-delà des nuages bas et sombres. C’est l’après-midi, mais d’aucuns pourraient penser qu’il fait nuit. Le firmament brumeux déverse depuis des heures une pluie fine mais drue, et, dans les Hauteurs des wailords, un manteau de brouillard dense, d’un blanc sale, tente de leur obstruer la vue. On peut croire que des centaines d’altarias se pressent au-dessus de leurs têtes pour les empêcher d’atteindre leur but.

Pour autant, l’escorte n’y prête guère d’attention. Elle ne faiblit pas. Le cavalier de tête, juché sur son galopa dont la crinière incandescente lui lèche les cuisses sans lui faire le moindre mal apparent, tient une lanterne qui éclaire à peu près la route devant lui. Il ne montre aucune peur, aucune hésitation, mais on sent une certaine tension dans ses épaules trop droites.

L’atmosphère est lourde, pesante. Le sentiment d’être observé leur colle à la peau depuis plusieurs minutes. Il y a une présence dans les environs, peut-être plusieurs. Le cavalier ralentit imperceptiblement la cadence, prudent. Le reste de la troupe l’imite.

Un des rideaux pourpres est tiré vers l’intérieur de la carriole. Un visage apparaît derrière les vitres embuées. Large, pâle, masculin, encadré de boucles blanches et avec un nez proéminent. Une main furtive replace les rideaux à leur position initiale et empêche quiconque de mieux dévisager l’occupant du véhicule.

Au même moment, un craquement retentit à l’avant.

— Halte ! lance une voix surgie de nulle part, sèche et sans appel.

Un accent, dur et presque rocailleux, accompagne la voix incontestablement masculine.

L’escorte se fige et la carriole s’arrête sur une injonction sifflée du cocher. Le cavalier de tête abaisse sa lanterne devant lui pour tenter de percer la brume trop épaisse. On distingue des flaques d’eau, le chemin boueux, les arbustes qui griffent le pied des falaises, quelques ronces, ainsi qu’une balise de Kohork.

Il y a un silence inquiétant. Plusieurs secondes passent, rompues uniquement par le bruit des gouttelettes qui crépitent sur le sol comme des centaines de larmes célestes. Le vent siffle dans les branches d’une végétation presque maladive, et une silhouette se détache soudain devant le convoi, enveloppée dans le brouillard.

Une silhouette humaine, aux contours hésitants. Affublée d’un petit capuchon, celle-ci s’arrête à quelques mètres, fixée par les soldats. Soudain, une flamme apparaît dans sa main, éclairant les alentours d’une lueur flamboyante. C’est un trentenaire, boiteux, et vêtu d’une drôle de façon.

Sa tenue, aux teintes très sombres, est un ensemble souple, tout en lanières et en tissus enchevêtrés parmi des plaques de cuir fin. Les vêtements épousent la forme de son corps avec plus ou moins de perfection. C’est un ensemble fait pour le combat, qui ne gêne pas les mouvements et résiste vraisemblablement à la chaleur. Un ensemble fait pour la discrétion et l’action, digne des meilleurs assassins de combat.

Digne d’un Kerchakh.

La main tendue devant lui, le boiteux laisse la flamme, née du creux de sa paume, s’aviver pour mieux distinguer le cavalier de tête. Pendant un fol instant, la brume se disperse presque.

— Excusez notre défiance, dit soudain le boiteux avec ce même accent dur, pourtant presque lancinant. Les temps sont rudes.
— Nous le savons, Kerchakh, répond le cavalier de tête d’une voix forte et assurée. Comme convenu, nous voilà arrivés.
— Je vous en prie, suivez-moi. Kohork n’est qu’à quelques minutes d’ici. La Doyenne sera rassurée de vous voir arriver en avance.

Le boiteux éteint la flamme en refermant sa main, et fait demi-tour sans plus de cérémonie. Les soldats échangent un regard entendu, avant que la carriole ne reparte lentement. La méfiance est de mise, même face à un potentiel Kerchakh.

Après tout, le Gang des Ténèbres est connu pour sa faculté à revêtir l’apparence de n’importe qui.



***


L’intérieur de la carriole, éclairé par une unique lanterne dont la lueur diffuse vacille et permet à peine d’y voir quelque chose à un mètre de distance, est plongé dans une atmosphère calme et sereine.

La pluie, comme une berceuse, martèle doucement le toit du véhicule trop secoué. Les roues patinent dans la boue, agrémentant d’une mystérieuse note cette faible série de percussions, alors que le vent ajoute périodiquement sa voix criarde à cette étrange symphonie.

Un homme, vêtu de riches étoffes et d’une large cape d’un bleu-gris, observe l’extérieur flou à travers les rideaux. Pensif, le front plissé d’une ride inquiète, il ne semble pas vraiment à son aise. Sa couronne, posée sur ses genoux, tinte dès lors qu’il la tapote du bout des doigts avec impatience.

Face à lui, dans un état bien plus détendu, dort une jeune fille, de dix-sept ou dix-huit ans. Elle a une impressionnante chevelure dorée et bouclée, un visage très légèrement maquillé, et reste emmitouflée dans une épaisse couverture en fourrure d’ursaring, alors que sa poitrine se soulève régulièrement au rythme de sa respiration endormie. Ses chaussures à semelle fine, guère adaptées pour un voyage, peuvent être celles de n’importe quelle femme du Royaume ; mais le bracelet qui pend à l’un de ses fins poignets, visible entre les replis de la couverture, indique le contraire. Le fil tissé comporte une série de perles minuscules et d’un azur vif, des « yeux d’oniglali », comme les surnomment les joailliers. De véritables bijoux qui valent une fortune, et d’une beauté à faire rougir de honte les femmes de la Cour.

L’homme passe une main sur son visage fatigué. Le voyage a été entrepris à la va-vite, ce qui explique l’escorte minimale, et l’absence de serviteurs. Tout comme leurs maigres bagages, qui tiennent dans à peine deux valises. Mais ils n’ont pas eu le loisir de choisir grand-chose en quittant la citadelle. La Doyenne des Kerchakh a été claire dans sa missive.

C’est une demande urgente qui concerne directement le futur du Royaume.

En d’autres circonstances, le Roi aurait refusé de se déplacer jusque dans les tréfonds des montagnes du nord de Nucléos ; le Royaume est vaste, et certaines zones difficiles d’accès. Il a déjà trop de soucis à gérer avec les attaques récurrentes du Gang des Ténèbres et la prolifération des pokémons poison du nord. Mais là, c’est différent.

Les seuls pouvant se permettre de convoquer le Roi pour circonstances exceptionnelles sont sans nul doute les Kerchakh. Et la Doyenne à leur tête, surtout.

Cette tribu, plus ancienne que le Royaume lui-même, est depuis bien longtemps liée à la famille royale. Respectés de tous, les Kerchakh ont souvent été des gardes du corps ou des conseillers pour les rois précédents, et bien que leur rôle se soit amenuisé depuis plusieurs décennies, ils restent particulièrement importants aux yeux de tous.

Bien qu’ils aient des traditions mystiques, pleines de bizarreries, de superstitions étranges et de légendes abracadabrantes, l’homme sait que cette tribu est fiable. Jamais ils n’ont pu appeler le Roi de Kirazann pour une mauvaise raison.

C’est d’ailleurs la première fois depuis quarante ans qu’un Roi ne s’est pas aventuré jusqu’ici. L’homme y va pour la première fois de sa vie. Il sait que le moment est historique. Mais il n’en a cure. Il veut en finir avec cette pluie, ce trajet monotone, et enfin connaître les raisons de sa visite. La Doyenne a eu l’air plutôt angoissée dans ses dernières lettres ; ce qui ne lui ressemble pas. Est-ce à cause d’une menace bien réelle ? Ou alors s’agit-il d’un coup fourré du Gang des Ténèbres, ennemi naturel du Royaume depuis bien trop longtemps ?

Le Roi se dévisse le cou derrière la vitre. Il essuie la buée avec un des rideaux et le repousse négligemment sur le côté pour y voir plus clair. Les falaises les entourant se rétrécissent un peu. Le chemin devient pierreux et plus stable sous les roues de la carriole. Et les bas-côtés sont entretenus avec soin. Enfin un signe de civilisation !

Le véhicule passe sous une grande arche de bois sculpté et décoré de masques aux visages déformés et grimaçants. Des tiges de roseau, tressées en éventail, forment d’étranges motifs en demi-cercle sur les poutres. Pas de doute, ils sont bel et bien arrivés sur les terres Kerchakh.

Le Roi se penche en avant et pose une grosse main calleuse sur l’épaule trop menue de sa fille. Il la secoue doucement.

— Sœlis, réveille-toi.

La jeune fille papillonne des yeux, et marmonne une phrase inintelligible en regardant autour d’elle. Le Roi plisse les yeux et dit d’un ton sévère :

— Réaction indigne d’une princesse, Sœlis.
— Oui, désolée, Père… dit-elle en se raclant la gorge. Que se passe-t-il ? Nous faisons halte ?
— Nous sommes arrivés à Kohork.

Au même instant, la pluie cesse de s’abattre sur le toit de la carriole. Une seconde arche de bois, plus petite que la précédente, les avale. La brume qui stagne au fond du ravin disparaît progressivement, et, enfin, les falaises s’écartent et s’ouvrent sur un paysage plutôt surprenant.

Sœlis se penche vers une des fenêtres et écarquille les yeux.

Dans une petite vallée en pente douce, creusée par paliers successifs à la manière de marches géantes, s’enchaînent et se côtoient arbres fruitiers, potagers, rochers peints et maisons aux toits de chaume pointus. Des lampions multicolores et des feux sont allumés un peu partout, éclairant les étranges plaquettes orange suspendues à des cordes qui s’entremêlent au-dessus de la route, soutenus par de grands poteaux.

La jeune fille et le Roi aperçoivent les premiers Kerchakh.

Silencieux, dans leurs jardins ou au bord de la route qui descend lentement vers le fond de la vallée creusée, des silhouettes vêtues de sombre portent un poing à leur cœur, et s’inclinent sur le passage de l’escorte. Des enfants bagarreurs, dans une arrière-cour, cessent soudain leur dispute pour se planter près de la charrette et mettre genou à terre, incroyablement respectueux. Des hommes et des femmes plus âgés, restés sur le pas de leurs portes coulissantes, font de même. Le tout dans un silence que seul rompent la carriole sur les pavés plats, et les feux qui craquent.

Le Roi, bien que fasciné, reste de marbre, ne sachant que dire à sa fille subjuguée. Seul un léger tremblement des mains indique que l’homme est en proie à une forte émotion que véhiculent ces nombreux signes de dévotion et l’ambiance mystique du village de Kohork.

Jamais une foule d’Hymnus ne s’est montrée aussi unanime que celle-ci.

Soudain, la carriole s’arrête. Sœlis déglutit, visiblement très impressionnée. Elle ferme les yeux une seconde, inspire, et retrouve cette élégance et ce calme qui semblent si naturels chez elle. Dehors, les éclats de voix brefs des soldats retentissent. Les montures s’ébrouent.

Le Roi, l’air grave, se penche vers sa fille. Les jeunes yeux noisette sont aspirés par ce regard bleu nuit, empli de sagesse.

— Tu te souviens ? Laisse-moi parler. Observe et apprends.
— Oui, Père.
— Quoi qu’il arrive, reste près de moi. La Doyenne n’a pas précisé que tu étais concernée, mais j’estime que tu dois savoir, car cela concerne le Royaume.
— Je sais, Père.
— Bien. Allez, sortons. Garde la tête haute et les épaules droites.

Au-dehors, dans la pénombre que les lampions de Kohork peinent à percer de leurs chaudes lueurs colorées, la foule des Kerchakh s’est amassée à une distance raisonnable de la carriole royale. La silhouette menaçante des falaises des Hauteurs des wailords planent toujours dans la vallée enfoncée entre les montagnes.

Le Roi ouvre la porte latérale sans attendre l’arrivée du cocher, et, ayant préalablement remis sa couronne sur sa tête, sort lentement en prenant soin de ne pas trébucher. Les Kerchakh, faisant toujours preuve de ce même respect, évitent habilement ses yeux et conservent leur poing sur leur cœur.

Le Roi pose pied à terre, sur des pavés humides et légèrement glissants, et se retourne pour saisir délicatement la main de sa fille.

Cette dernière a laissé la fourrure d’ursaring derrière elle ; elle porte une robe turquoise longue mais pas trop ample, bien que légère pour les basses températures, ainsi qu’une veste assortie, plus chaude. Ses cheveux d’or cascadent sur ses épaules au rythme de ses mouvements. Sa prestance ne laisse pas indifférent. Des murmures parcourent les rangs des Kerchakh les plus jeunes, mais de rapides regards d’adultes font taire les indiscrets comme les trop curieux.

La princesse rejoint le sol avec légèreté. Le cavalier de tête a quitté le dos de son galopa et reste derrière le duo royal, en tant que garde du corps personnel. Les autres ont plantés leurs épées devant eux, dans le sol, en signe la paix comme le veut la constitution de Kirazann lors des visites diplomatiques.

Le Kerchakh boiteux qui les a guidés là s’avance et tend un bouquet de Lys-Eoko, avec la tête baissée pour éviter les deux paires d’yeux royaux qui l’observent. Le garde du corps s’avance et saisit le cadeau, qu’il va aussitôt rapporter dans la carriole.

— Je vous remercie, mon brave, dit le Roi au boiteux.
— C’est à nous de vous remercier, Votre Altesse, pour votre visite. Puis-je vous indiquer le chemin jusqu’à la Doyenne ?
— Avec grand plaisir.

Le boiteux fait un geste en direction d’un escalier de bois brut, plutôt vertigineux. Passé une première arche décorée de sculptures de dracaufeux, les marches mènent tout droit vers une grande et haute maison perchée sur pilotis, devant une des falaises entourant la petite vallée ; une cascade de taille réduite coule derrière la maisonnée pour alimenter une mare sous les grands piliers qui soutiennent l’habitation.

L’endroit, pittoresque, dégage un certain charme. La verticalité de la construction, le toit de chaume presque plus grand que le reste de la maison, rend l’endroit plutôt saugrenu et inattendu. On dirait une tour de guet au sommet de laquelle un ingénieux architecte a eu l’arrogance de poser un petit palais de bois.

Les statuettes, les lampions, les plaquettes suspendues et les rambardes spiralées sont typiques de cette atmosphère particulière propre à la tribu Kerchakh : un mélange de tradition, de savoir-faire, de naturel et d’histoire se dégage de chaque petit détail, et la pénombre humide aide à s’y immerger davantage.



Le boiteux les guide au pied des marches et esquisse un sourire navré en évitant encore et toujours leurs yeux. Il tend la main vers la maison :

— Nous n’avons pas l’autorisation de fouler cet escalier. Mais je vous prie de monter. La Doyenne vous attend à l’intérieur.
— Merci, répond le Roi.

La porte de la maison, en haut des marches, est grande ouverte sur deux servantes : ces dernières n’ont pas l’habit traditionnel mais des tabliers impeccables sur des vestons et robes brunes. On les attend, en effet. Le Roi esquisse un dernier sourire envers le boiteux, et sans plus attendre, prend de nouveau la main de sa fille.

Ils montent les marches côte à côte, accompagnés de leur garde du corps en armure — guère discret malgré son pas léger — tandis que la foule reste dans leur dos. Devant eux, les hautes silhouettes des montagnes et de la maison de la Doyenne s’élèvent vers les nuages gris, aussi silencieuses que les nappes de brume qui rampent sur les éboulis.



***


Les servantes s’écartent, poings serrés contre leur poitrine et tête inclinée en avant ; le Roi leur gratifie un sourire qu’aucune ne peut voir, et passe devant elles dans un froissement de cape. Sœlis fait de même, vaguement en retrait, alors que le garde du corps, droit comme un i, reste sur leurs talons.

Les domestiques les suivent et referment les portes vermoulues dans un chuintement. Le Roi tend l’oreille, surpris par l’ambiance sonore. Les sons paraissent étouffés, ici. La lumière tamisée donne probablement une fausse impression. Ou alors c’est causé par l’épaisse moquette qui s’étale partout dans la pièce.

Soucieux des traditions Kerchakh, le Roi ôte ses bottes à l’aide du retire-chaussure que lui tend timidement une des domestiques. Sœlis l’imite, mais le soldat, sur une brève indication du Roi, reste près de la porte, dans son armure intégrale. Inutile pour lui de les suivre et de perdre du temps à retirer ses cuirasses.

Les poutrelles qui soutiennent le plafond rappellent l’odeur des pins du nord. Une odeur légère, un peu sucrée, mais qui dégage quelque chose de plus rance, comme de la poussière. L’habitation est ancienne, ça ne fait aucun doute. Le plafond semble s’élever vers le fond de la pièce pour créer une voûte que doit former le toit étrangement pointu de la cabane traditionnelle. Quelques bricoles sculptées à la main, peintes de couleurs vives ou creusées d’écritures anciennes sont suspendues à quelques poutrelles, faisant penser à une échoppe vendant des produits louches.

Les meubles, rares, sont tous en bois clair, plutôt bas, et garnis de multiples tiroirs. Des pots de fleurs odorantes, aux corolles épanouies, envahissent les lieux parmi des statuettes et des étagères garnies d’épais livres poussiéreux, certainement écrits dans le premier dialecte Kerchakh, que le Roi n’a jamais réussi à maîtriser, à sa propre honte.

Le Roi et sa fille s’avancent sur les tapis. Les domestiques se retirent dans un couloir habilement dissimulé par un jeu d’ombre qu’offrent les dizaines de grosses bougies parfumées disséminées dans la pièce. Le Roi ne peut s’empêcher de légèrement plisser le nez. Des odeurs d’encens divers s’ajoutent à celles déjà bien présentes dans la pièce. Nul doute qu’un couafarel aurait eu bien du mal à rester là sans avoir la truffe toute émoustillée.

Au fond de la salle, assise en tailleur sur de gros coussins de velours satinés, se tient une vieille femme voûtée. Vêtue d’une ample toge, qui cache totalement son corps et empêche de discerner sa stature, elle porte des gants noirs qui s’accrochent fermement à une petite canne surmontée d’une tête de cornèbre, en bois d’if. On la devine de petite taille, mais son accoutrement la rend presque imposante.

Le Roi n’a jamais compris pourquoi les Kerchakh ne portent pas d’intérêt pour les pierres précieuses, et semblent vouer une admiration sans nom à tous les types de bois ; mais il doit avouer que ça a un certain charme. Malheureusement, s’il ne veut pas passer pour un dépravé, il n’a pas à se montrer avec ce genre de babiole en présence de sa Cour. Il aurait été la risée du Royaume et les rumeurs auraient vite circulé dans son dos.

Le Roi s’avance. La seule chose qu’il distingue de peau chez cette vieille femme, c’est son visage, et encore. Son chapeau à large bord cache son front et projette une ombre sur une majorité de sa face fripée. On aperçoit tout de même ses yeux verts et brillants, et son sourire un brin espiègle. Son menton pointu lui donne un air assuré qui convient bien à la franchise dont elle fait preuve dans les nombreuses lettres envoyées au Roi ces dernières années ; il sait qu’il a affaire à une femme redoutable, à l’intelligence supérieure à la normale. Hors de question de sous-estimer cette espèce de sorcière.

— Bonjour à vous, Doyenne.
— Bienvenue, jeune roitelet.

Ça, c’est une habitude qu’elle a pris lors de leur correspondance. Le Roi retient à grand-peine une grimace devant ce surnom. Il a oublié à quel point elle se fiche des formalités diplomatiques.

— Et bonjour à toi, petite princesse. Asseyez-vous, je vous en prie.

Elle désigne deux coussins bien en évidence devant eux. Les deux invités s’installent. Il va sans dire que le Roi le fait moins souplement que sa fille. Il trouve d’ailleurs cette position très inconfortable, mais il ne s’en plaint pas. Il a autre chose à faire que de s’inquiéter de ses rhumatismes.

— Merci d’être venus si vite, ajoute la Doyenne en inclinant la tête avec gratitude.

Sa voix est à peine chevrotante, plutôt grave et un peu ondulée. Dépourvue des accents qu’on entend chez les autres Kerchakh. Les rumeurs disent que c’est à cause de l’âge avancé de la Doyenne ; elle aurait ainsi conservé la langue parlée de son époque. Le secret de sa longévité, lui, reste inconnu. Beaucoup remettent ça sur le compte de créatures mystiques qui lui ayant fait don d’années supplémentaires.

— Et merci de nous accueillir, enchaîne-t-il en souriant.
— Je vous en prie, jeune Roi. C’est un véritable plaisir que de vous voir en chair et en os après tant d’échanges à distance ! Vous ne ressemblez pas vraiment au profil plaqué sur la monnaie du Royaume, c’est étonnant.

« Sous-entendu : vous êtes étonnamment vieux. » Le Roi ne s’offusque pas, au contraire. L’échange enjoué l’amuse un peu. Il ne relève pas, la Doyenne se redresse légèrement, comme pour reprendre son sérieux. Le Roi sent que les choses sérieuses vont commencer. Même Sœlis est étrangement concentrée.

— Passons tout de suite au problème, si vous voulez bien, grommelle la Doyenne. Votre homme est-il apte à écouter cette conversation ?

Elle désigne de sa canne-cornèbre le soldat resté près des portes. Le Roi se retourne vers lui et le congédie ; il pivote sans un mot, ouvre les portes et sort, pour les refermer derrière lui. La Doyenne siffle ; les domestiques accourent.

— Sortez, et ne rentrez que quand je vous l’ordonnerai.

Les femmes acquiescent et imitent le soldat dans un silence étrange.

La Doyenne plante ses yeux verts dans ceux, bleu marine, du Roi. Elle inspire un grand coup, frissonne, et s’explique :

— Je vous ai convoqué assez abruptement, je le concède et j’en suis navrée. Mais comme vous vous en doutez probablement, ce n’est pas sur un simple coup de tête. Voyez-vous, depuis l’aube de notre peuple, certains d’entre nous lisent l’avenir, ou du moins, entrevoient les possibles futurs. Vous avez entendu parler de nos ancêtres, liés aux pokémons psy ?
— Bien sûr, oui.
— C’est justement par rapport à certaines de ces visions de l’avenir que je veux parler. Elles pourraient, comme parfois, être fausses. Ou pas. Il se trouve que plusieurs de nos visions coïncident, tant et si bien que je suis devenue certaine d’une chose : il va bientôt se produire un évènement terrible.

Le Roi, surpris et inquiet, penche la tête sur le côté. La Doyenne enchaîne sans lui laisser le temps de poser une question.

— Il y a un mois, deux des nôtres ont eu une vision similaire. Une semaine après eux, un enfant a fait un cauchemar qui y ressemblait beaucoup. Et alors que vous vous tenez ici, un de mes deux domestiques a eu cette même vision il y a trois jours à peine, alors que vous étiez déjà en route. Après quelques recherches dans de vieux témoignages Kerchakh, j’ai découvert des similitudes troublantes avec des rêves visités par nos ancêtres, il y a des siècles. Tous s’accordent à décrire les mêmes évènements.
— Tous ? Combien, au total ?
— Douze. Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ?
— En effet, c’est très troublant.

La Doyenne acquiesce énergiquement, rassurée de ne pas être la seule à penser ainsi. Le Roi toussote, fébrile.

— Cela concerne le Royaume de près, je suppose. Quelle est la nature de cette vision ?

Bref silence.

— L’Apocalypse, souffle la Doyenne. Ni plus ni moins. La fin de ce monde, de ce Royaume, et de l’humanité tout entière. L’annihilation du monde connu.

Le Roi, bouche bée, reste immobile, pensant à une mauvaise plaisanterie. Sœlis s’est tendu à sa gauche, et s’est visiblement empêchée de lâcher une remarque. La Doyenne secoue la tête devant eux :

— C’est la stricte vérité. Vous connaissez les récits, n’est-ce pas ? Ceux de l’Ancien Temps ?
— Quand les humains vivaient avec les pokémons, et qu’ils se servaient d’eux car ils n’avaient pas de pouvoirs ? intervînt soudain Sœlis.

Le Roi ne songe même pas à la réprimander ; il veut lui aussi savoir, et il se fiche bien maintenant de respecter le protocole. La Doyenne est dans le même cas, de toute façon, et c’est un embarras en moins. Le Roi n’aime pas vraiment faire semblant.

— Cette époque-même, oui, soupire la Kerchakh. Il y a eu un évènement terrible. L’arrivée de monstres sanguinaires, qui ont causé du tort à l’humanité déjà très affaiblie par la guerre et la famine. Mais ils ont été repoussés après des années de lutte.
— Vous voulez parlez des… des Ombres ? bafouille le Roi.
— Exactement.
— Les Ombres vont revenir, c’est ce que vous dites ?
— C’est ce que révèlent plusieurs visions Kerchakh, oui, achève-t-elle dans un soupir.

Le Roi plonge son visage dans ses mains tremblantes, dépité et terrifié. Il sait évidemment que les Ombres ne sont pas qu’une simple légende, contrairement à d’autres histoires de l’Ancien Temps. Les hommes de cette époque, érudits et éduqués, ont précisés beaucoup trop de choses à leur sujet pour qu’il s’agisse d’une histoire à raconter auprès du feu.

Les Ombres.

Des créatures surgies tout droit d’un autre monde, conçues pour envahir et détruire un univers à petit feu. On raconte qu’elles se nourrissent des âmes des hommes, aspirent la vie des végétaux, et transforment une terre en désert infertile par leur simple présence. Sans parler de leurs facultés physiques hors normes, de leur cruauté, et de leurs serviteurs, des monstres aux formes variées, capables de décimer une armée et se déplaçant toujours en horde.

Le plus effrayant, c’est que les Ombres viennent d’une autre dimension… par des moyens inconnus et imprévisibles.

Elles ont traumatisé l’ancienne humanité au point où leur passage, qui a duré moins de dix ans, a ramené les hommes à l’âge de bronze.

Les bougies tremblotent ; les ombres des invités se projettent sur un mur en lambris, menaçantes. Un silence de quelques secondes, pendant lesquelles tout le monde semble retenir sa respiration, s’éternise.

Enfin, la grande robe de la Doyenne frémit.

— Ce serait terrible, achève-t-elle simplement.
— Quand ? dit le Roi en se reprenant soudain. Quand cela va-t-il arriver ?

Sœlis se tourne vers la Doyenne, craignant sa réponse. Le Roi se tend.

— Je l’ignore. Dans un an, peut-être deux. Peut-être même dix. Mais pas au-delà.
— Pensez-vous que nous soyons de taille ?
— Je l’ignore. Les humains de l’Ancien Temps… commençaient déjà à développer des pouvoirs semblables aux pokémons. Ils obtenaient les premières mutations, et savaient s’en servir. Du moins, ceux qui ont affronté les Ombres. Il s’agissait d’un peuple exilé sur une île, si nous en croyons les récits. Le reste de l’humanité a succombé à l’arrivée des Ombres.
— Ils avaient des pouvoirs aussi, mais ne sommes-nous pas plus nombreux ? interroge le Roi.

La Doyenne hausse les épaules.

— Si, mais cela changera-t-il quelque chose ? Que nous soyons un millier, ou un million ? soupire-t-elle. Tout le monde n’utilise pas son pouvoir pour combattre. C’est comme demander à des zigzatons de se transformer en malosses. Le problème… c’est que les hommes de l’Ancien Temps possédaient aussi des armes avancées. Capables de détruire des pokémons à elles seules.
— Les armes à feu, c’est bien ça ? dit soudain Sœlis, fière de se souvenir de ses cours d’histoire.
— Oui, mais pas uniquement. Après le passage des Ombres et leur retrait de notre monde, l’humanité s’est déchirée peu à peu, affaiblie et traumatisée. Nous avons perdu les secrets de construction de ces armes. Les peuples ont migré, les terres ont changé du tout au tout, des cataclysmes naturels ont frappé. Et au final, après des siècles de lente renaissance, notre Royaume a poussé. Nous avons régressé, plutôt qu’évolué, durant ces décennies d’errance. L’humanité contrôle désormais pleinement ses pouvoirs, mais pas le savoir-faire et la technologie de l’Ancien Temps.
— Donc en cas de confrontation, nous… nous sommes moins forts qu’auparavant, soupira le Roi. Nous ne survivrions pas…
— J’ai bien peur que ce soit le cas, jeune roitelet… mais il y a peut-être une solution. Infime, mais pas inexistante.

La Doyenne s’agite ; ses mains aux gants noirs fouillent longuement dans les plis et replis de sa toge trop grande. Enfin, après un silence tendu et impatient, elle en sort un objet rond. Une belle sphère, à moitié rouge et à moitié blanche, avec des rainures bleutées qui accrochent la lumière, et de la rouille qui semble s’agripper à sa coque de métal brillant.

— Qu’est-ce que c’est ? questionne Sœlis, admirative.
— Un artéfact de l’Ancien Temps. Une pokéball, si l’on en croit les vieux livres. Les humains s’en servaient pour capturer et enfermer les pokémons à l’intérieur.
— C’est horrible, lâche la princesse.
— En quoi cela nous intéresse-t-il ?

Le Roi n’est guère impressionné, pour en avoir vu de nombreux plans de conceptions autrefois, et des dessins. Mais la Doyenne le regarde soudain avec sévérité.

— C’est un objet technologique, jeune roitelet. Déterré par un des nôtres, alors qu’il cherchait des truffes près de votre citadelle !
— Des truffes ? marmonne-t-il, étonné.
— Ce ne sont pas les truffes qu’il faut retenir ! Cet objet antique a été trouvé près du cœur de votre Royaume, presque au pied de votre citadelle ! Il doit exister d’autres choses du même type là-bas, sous terre.
— Je vois. Nous pourrions nous en servir le jour où les Ombres apparaîtront.
— Exact.
— Je vais dépêcher des hommes, le plus rapidement possible. Sans rien ébruiter. Il serait inutile et contre-productif d’effrayer le peuple.
— Bonne résolution, jeune roitelet ! Il vous faudra aussi compter sur les pouvoirs de votre fille, vous êtes au courant ? Elle ne les a pas encore éveillés, n’est-ce pas ? Je suppose que les rumeurs à ce sujet ne sont pas infondées.

Sujet sensible. Sœlis affaisse les épaules, son père se tend. Il lui jette un regard en coin et lâche un peu trop sèchement :

— Non, pas encore, mais ça ne saurait tarder.
— C’est une priorité. Les anciennes technologies, les pouvoirs du sang royal, et une armée prête à combattre, c’est ce dont nous avons besoin pour survivre face aux Ombres. Si l’humanité ne mérite peut-être pas de vivre éternellement, elle a au moins l’audace d’être toujours déterminée à survivre. Nous devons être prêt pour le jour fatidique.
— Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher les Ombres de nous porter préjudice, Doyenne.
— Je l’espère, jeune roitelet. Sachez que quel que soit le dénouement de toute cette histoire, les Kerchakh seront toujours là pour servir la lignée des rois.

Le Roi incline la tête et serre le poing sur sa poitrine, arrachant un cri de surprise de Sœlis et un soupir stupéfait de la Doyenne. Ce geste, probablement aucun membre de la royauté ne l’a jamais fait envers personne jusqu’à ce jour. Il s’incline devant la vieille femme étonnée, ignorant le froissement de sa cape qui lui glisse sur la nuque.

— Je vous donne ma parole, Doyenne, que je protègerai l’humanité jusqu’à mon dernier souffle.