Al cheikh mat
Al cheikh mat : expression arabe signifiant « le roi est mort » considérée, à tort ou à raison, comme l'origine étymologique de l'expression « échec et mat »
L'ordre est donné. Le Rapion se rue vers le Scalpion affaibli qui attend à deux mètres de lui. Instinctivement, le petit soldat de fer se protège des deux bras, mais, profitant de sa taille, l'insecte rouge plante son Dard Mortel au-dessus de sa garde. La pointe effilée arrache ses dernières forces au Scalpion qui s'écroule.
À l'extérieur du terrain, un arbitre quitte la pelouse et s'approche du damier avec circonspection. Puis il lève la main pour indiquer que le Scalpion n'est plus en état de se battre. Un Groret bouffi use alors de ses pouvoirs psychiques pour déplacer le corps du Pokémon vaincu hors du plateau. Gonflé par l'effet bonus de son attaque, le Pokémon de type Insecte prend place sur la dalle occupée par son opposant.
Depuis son balcon, le vizir Jahan retient un soupir. Scalpion contre Rapion, cela ne reste qu'un duel de pions, mais le quinquagénaire regrette d'avoir perdu un de ses Pokémon d'une façon aussi stupide. Il s'est laissé surprendre par la tactique inattendue de son adversaire. Ou l'absence de tactique. Jahan ne sait que penser de ce gamin qu'il affronte. Génie ou idiot ?
C'est bien la première fois que le vizir dispute une partie où l'un des pions arbore une couleur différente des autres. Cet agaçant Rapion rouge vif l'obnubile. Il détonne parmi ses congénères mauves. Les soldats ne devraient pas briller plus que leur monarque. Pourtant, son regard ne cesse de se poser sur l'insecte écarlate. Serait-ce une stratégie pour détourner son attention du reste du jeu ? Qu'importe le trouble qui s'empare de lui, le visage du vizir demeure impassible.
Il reste vingt-sept Pokémon sur l'immense damier en grès rouge et marbre blanc décorant la plus grande cour du palais royal. Voilà bientôt une demi-heure que dure la partie. Le soleil matinal accable déjà les spectateurs silencieux, debout sur la pelouse, derrière les arbitres, trop loin des dattiers pour se mettre à l'ombre. Les hauts dignitaires de Pradesh, quant à eux, observent la partie depuis la tribune d'honneur d'où ils peuvent apercevoir les deux joueurs. Ces nobles, vêtus de soie et de pierreries, envieraient presque les laquais qui circulent à l'ombre des colonnades entourant la cour, jetant des coups d'œil furtifs vers l'échiquier tout en vaquant à leurs besognes.
La façade blanche décorée de rosaces rouges du palais ne leur fera pas d'ombre, ou à peine, en fin d'après-midi, si la partie dure jusque là. Elle pourrait aussi se poursuivre toute la nuit et même jusqu'au lendemain. Il faudra alors allumer les torches, couvrir les dames et servir de la soupe épicée à tout le monde. Personne n'aime les parties qui s'éternisent. Après plusieurs heures, les Pokémon sur le terrain finissent par s'impatienter, surtout lorsque la faim se fait sentir. Il devient alors difficile pour leurs dresseurs d'en tirer quoi que ce soit. Aussi pour réduire la durée des parties, le temps de réflexion de chaque joueur est limité.
C'est au tour de Jahan de jouer. On retourne son sablier, auquel il n'adresse pas un regard. Le vizir croise les bras devant sa poitrine et fixe intensément l'échiquier. L'homme est grand, très grand. Ses épaules et ses cuisses conservent le reliquat d'une carrure athlétique que l'âge a su émousser. En revanche, sa longue barbe fournie et ses cheveux frisés n'ont rien perdu de leur noirceur. Cela ne fait qu'accentuer la sévérité du visage long et fin du quinquagénaire, marqué par des pommettes saillantes, un nez prononcé et des sourcils épais.
Jahan porte un turban qui dissimule son front, ainsi qu'une robe ample bleue, assortie à sa pèlerine de soie brodée d'or. Une large ceinture embellie de pierres précieuses lui maintient la taille. Le moindre détail de sa tenue témoigne de son statut social élevé, jusqu'au khanjar à la lame courbe damasquinée et au manche de jade représentant un Galopa qu'il porte à la ceinture, cadeau de son prédécesseur.
Après une minute de réflexion, il annonce d'une voix forte :
« Roserade H3, mouvement en G5, puis Vampigraine sur Lougaroc G6. »
Un des arbitres répète les directives du vizir, puis le Pokémon Plante se déplace enfin sur l'immense échiquier de marbre. Puisqu'il ne s'agit pas d'une manœuvre pour prendre une pièce, le Roserade a le droit d'utiliser une capacité de soutien sur la pièce adjacente. Sinon, il devrait utiliser une technique offensive. Pour le moment, Jahan n'a perdu que deux pions, deux Scalpion. Ses tours sont des Bazoucan, ses cavaliers des Roserade et ses fous des Donphan. Deux Roigada incarnent son roi et sa dame. Pour les distinguer, le roi arbore une écharpe de pierreries nouée à son coquillage crânien.
En face, le jeune adversaire du vizir possède un Nidoking et une Nidoqueen, défendus par cinq Rapion encore sur le terrain, ainsi que deux Feuiloutan en guise de tours, deux Lougaroc diurnes en cavaliers et deux Nagajab pour les fous. Jahan n'aime pas beaucoup les Nagajab. Cette espèce, qui vit dans la partie septentrionale de Pradesh, ressemble à un serpent à trois têtes. Pourvus d'écailles dorées aux motifs noirs, les Nagajab appartiennent au type Combat. Ils se servent de leurs têtes latérales édentées au front robuste comme de poings pour frapper leurs ennemis. Les chocs les abrutissent, assurant leur docilité à la tête centrale, farouche et munie d'une courte collerette grise.
Chacun des joueurs a choisi ses seize Pokémon avec beaucoup de soin, car l'enjeu de cette partie d'échecs est de taille : devenir le vizir du nouveau roi.
Le roi est mort. Cela fait trois jours à présent. À une époque où les régicides sont courants, celui-ci a régné durant neuf ans, un record pour Jahan qui en a servi deux autres avant lui. Il reste encore quatre jours de funérailles. Conformément aux rites, le corps du souverain est exposé dans un cercueil orné des plus beaux joyaux et rempli des plus douces étoffes. Généraux et magistrats lui présentent leurs honneurs, comme de son vivant. On continue de lui apporter ses repas et il participe aux conseils de guerre, comme aux sessions du tribunal.
Malgré tous les soins apportés au corps du monarque défunt, ce dernier se flétrit inexorablement. Le vizir est bien content de disputer une partie d'échecs ici, dans la partie publique du palais, plutôt que de devoir siéger aux côtés d'un cadavre, dont l'odeur et l'aspect finiront bientôt par l'écœurer. Les baumes et parfums ont, hélas, une efficacité limitée par ces températures. Depuis son balcon, il observe un groupe de serviteurs quitter l'ombre du péristyle avec des encensoirs et des flacons d'huiles parfumées. Un des nombreux rites funéraires doit avoir lieu en ce moment même.
Puis le regard acéré du vizir se pose une nouvelle fois sur l'échiquier. Son opposant vient de donner ses ordres, poursuivant sa tactique agressive. Un des Lougaroc bondit de trois cases vers un Scalpion, qui tend sa lame frontale vers la gueule enflammée du Pokémon Loup. La manœuvre dévie légèrement l'attaque Crocs Feu et réduit les dégâts infligés. Malgré l'efficacité tactique de l'assaut, le petit soldat de fer tient bon. Jahan a choisi ses pions parmi les Scalpion les plus endurants, il sait que ceux-ci ne lui feront pas défaut.
Jahan combat pour conserver son titre de vizir. À Pradesh, il est de coutume qu'à chaque changement de souverain, une partie d'échec soit organisée entre l'ancien vizir et un concurrent désigné pour ses mérites à la suite d'épreuves ardues. Ainsi, chaque vizir se doit de garantir la survie de son roi, dans un milieu où intrigues et conspirations font partie du quotidien. Jahan peut d'ailleurs se vanter d'y parvenir avec brio ; seul le premier des trois monarques qu'il a servi est mort assassiné.
Contrairement à son adversaire, Jahan préfère préparer le terrain avant de lancer l'offensive. Pourtant, en balayant le damier du regard, l'insecte rouge vif retient à nouveau toute son attention. Avec son surplus de force, il devient une menace sérieuse. Le vizir devrait poursuivre sa stratégie actuelle – tendre un piège aux cavaliers adverses pour les mettre hors d'état de nuire rapidement – mais l'élimination de cette menace s'impose. Aucune de ses pièces ne peut toutefois lancer d'attaque directe.
« Bazoucan A1, déplacement en A5, puis Danse-Plume sur Rapion B5. »
Une fois son ordre répété, la créature au long bec coloré s'élance en voletant vers la case indiquée et effectue quelques pas gracieux en secouant ses plumes. La puissance du Rapion brillant s'en trouve réduite. Mais une voix de baryton réplique rapidement :
« On ne va pas se laisser faire ! Rapion B5, déplace-toi en B4 et utilise Acupression ! »
Lassé de devoir reformuler ses directives, l'arbitre jette une œillade mauvaise au jeune adversaire de Jahan. Celui-ci se nomme Hashim et n'a pas encore trente ans. Bien que plus petit que le vizir, il a les épaules plus larges et la peau plus sombre. On devine sa musculature développée sous ses habits gris. Une frange de cheveux noirs et lisses dépasse de son turban. Jahan lui trouve un air puéril avec son visage rond, ses joues pleines et son petit nez charnu. Si on lui rasait la barbe, il ressemblerait sûrement à un poupon.
Le quinquagénaire a pris le soin de se renseigner sur son opposant. Fils du meilleur artisan dinandier de Mogholpuram, il a pu suivre des études grâce à l'argent amassé par son père et ne doit son ascension qu'à ses capacités et à son ambition dévorante. Durant son service militaire, il a dû combattre en première ligne et y a démontré sa force et son courage. Un homme plein de qualités, songe Jahan, mais aussi de défauts. Sa manie d'acclamer et de féliciter ses Pokémon exaspère le quinquagénaire. Les émotions sont à proscrire pour celui qui brigue la charge de vizir.
De même que le recours à la chance. Utiliser Acupression est une fantaisie qu'un stratège prudent ne se serait jamais permis, son effet demeure trop aléatoire. Cela irrite Jahan qui profite de l'occasion pour se débarrasser du Rapion rouge :
« Bazoucan H4, déplacement en B4, Bec Vrille. »
Le second Bazoucan prend alors son envol, effectue une boucle dans les airs, à une dizaine de mètres au-dessus de l'échiquier, avant d'amorcer une descente en piqué tout en tournoyant sur lui-même. Le choc est terrible, le Pokémon Canon déploie toute sa puissance, mais l'insecte rouge tient bon. Acupression a augmenté ses défenses. Puisque l'attaque n'a pas réussi à mettre le pion au tapis, la tour est obligée de regagner sa place en H4. Jahan serre les dents. Hashim est décidément très chanceux. Il faut dire que le jeune homme sait tirer parti des aubaines qui s'offrent à lui, sinon il ne serait pas en train de défier le vizir de Pradesh pour lui soutirer sa charge.
Après chaque accession au trône, un concours est organisé pour déterminer qui aura la chance d'affronter le vizir en place à la mort du roi, qui peut survenir à tout moment de façon brutale. Or, pour la première fois en cent ans, le prétendant au titre de vizir a succombé avant son souverain. C'était l'année précédente, au plus fort de l'été, que Nadir, un des ennemis politiques de Jahan, a rendu son dernier souffle après un long épisode fiévreux. Il a fallu organiser à la hâte un nouveau concours que l'ambitieux Hashim a remporté, non sans difficulté. Malgré de très bons résultats aux épreuves écrites, il a failli perdre sa partie d'échecs. Mais il a su compenser ses lacunes en stratégie par le lien profond qui l'unit à ses Pokémon.
« Lougaroc G6, à toi mon grand ! s'écrie Hashim en levant le poing. Attaque en H4, Lame de Roc ! »
Le Pokémon Loup trottine d'un pas alerte jusqu'à la dalle où se trouve le Bazoucan. On remarque que la Vampigraine a commencé à se développer sur son flanc droit. Il hurle tout en faisant jaillir sous son adversaire une colonne de pierres aiguisés qui emporte une partie de la dalle au passage. Le prochain vizir devra payer les réparations de l'échiquier, comme de coutume. Tandis que le Pokémon de type Vol s'effondre au sol, terrassé par la violence de l'assaut, la tige feuillue pousse de quelques centimètres supplémentaires, aspirant l'énergie vitale du Lougaroc au profit du Roserade.
Du haut de son balcon, le masque d'impassibilité de Jahan ne laisse entrevoir sa contrariété. Son visage reste grave, sévère, afin de ne pas satisfaire ses ennemis, assis au premier rang de la tribune d'honneur. Ceux-ci n'auraient pas parié sur la victoire du jeune rival en prenant place ce matin. À présent, ils commencent à douter du vieux vizir. Peut-être a-t-il fait son temps ? Certains imaginent déjà Hashim évincer son aîné. Quelle opportunité ce serait pour eux !
Néanmoins, Jahan parvient à reprendre le dessus. En moins d'une heure, il se débarrasse du Rapion rouge et de deux autres de ses congénères. Il élimine aussi un Feuiloutan et le Lougaroc infecté, qui s'effondre au bout de quelques tours. En revanche, il ne réussit pas à éliminer le second Pokémon Loup. De même, il perd deux pièces sous les coups puissants des Nagajab. Les observer combattre réveille chez lui une vieille blessure à la cuisse. Une de ces créatures l'a attaqué dans sa jeunesse, lorsqu'il faisait son service militaire au nord de Pradesh, près de la frontière, un lieu aride et inhospitalier où se terrent les Pokémon les plus dangereux du pays. Il en a gardé une vilaine balafre violacée et une aversion profonde pour les Nagajab.
À sa grande surprise, le vizir se prend peu à peu de sympathie pour son adversaire. Certes inexpérimenté, Hashim sait pourtant faire preuve d'astuce quand la situation le demande. Sa pugnacité rappelle au quinquagénaire la hargne de son propre fils, Jahangir. Du même âge qu'Hashim, son fils aîné fait lui aussi carrière dans l'armée. Jahan œuvre depuis des années pour que Jahangir prenne sa succession à la charge de vizir. Il lui a payé les meilleures études possibles, lui a assuré un poste intéressant dès le début de sa carrière militaire et l'exhorte régulièrement à offrir de l'argent pour embellir la capitale, afin de se faire apprécier du peuple.
De ses seize enfants, sept sont encore en vie. Son second fils est lui aussi parvenu à l'âge adulte. Il se nomme Aybak, mais Jahan a peu d'espoir de le voir devenir vizir de Pradesh. Aybak possède, en effet, une santé fragile qui lui rend son service militaire insupportable et nuit grandement à ses études. Jamais il n'aura le cran nécessaire pour disputer une partie d'échecs d'envergure comme celle-ci. Le vizir a également deux autres fils, trop jeunes pour faire leurs classes dans l'armée, mais que leur père prépare déjà à leur entrée dans la vie publique, et trois filles.
Le soleil brille de plus en plus fort dans le ciel, toutefois la chaleur étouffante ne saurait perturber la concentration de Jahan. On ne peut en dire autant de son rival qui se laisse distraire par un Miaouss escaladant la façade sculptée du palais. Le félin finit par se loger dans une des petites fenêtres polylobées, à l'ombre et au frais. Le jeune homme l'envierait presque.
Sur le plateau de jeu, un Nagajab devient menaçant pour le vizir de par sa position. L'éliminer apporterait un avantage tactique sur Hashim. Le vizir préférerait l'affaiblir avec une capacité non-offensive, ce qui prendrait trois tours, un luxe qu'il ne peut hélas pas se permettre. Attaquer un ennemi au sommet de sa forme ne l'enchante guère, mais il n'a pas d'autres alternatives.
« Donphan E5, déplacement en D4, Crocs Éclair. »
Le pachyderme prend de l'élan avant de se jeter sur le serpent à trois têtes, la gueule grande ouverte. Le Nagajab se tortille pour limiter les dégâts et se tend bientôt, le corps parcouru par un léger courant électrique. Jahan ne comptait pas sur la paralysie, car certains Nagajab y sont immunisés, mais il projette bien de l'exploiter jusqu'à ce que Mue s'active. Cet élément imprévu stimule Hashim, qui s'écrie depuis son balcon :
« Nagajab D4, déplacement en E5, réplique avec Queue-poison ! »
La créature glisse sur la dalle, puis se retourne brusquement, laissant décrire à sa queue empoisonnée un ample mouvement circulaire. Grâce à la paralysie, Donphan gagne une demi-seconde pour bondir en arrière. L'attaque le touche à l'épaule sans l'intoxiquer. Les écailles dorées et noires du Nagajab se mettent alors à luire faiblement. Le Pokémon de type Combat se décontracte et récupère sa vivacité. Tant pis pour la paralysie, Jahan connaît un autre moyen de ralentir son opposant.
« Donphan E5, déplacement en D4, Piétisol. »
Le fou du vizir se roule en boule, tourne plusieurs fois sur lui-même pour gagner en vitesse, puis décolle de trois mètres quasiment à la verticale pour retomber violemment sur la case occupée par le fou adverse. La dalle est brisée sous l'impact, pourtant le Nagajab tient bon.
« Nagajab D4, va en E5 et utilise Coup-Croix ! crie Hashim. »
Le jeune homme pense avoir l'avantage du type. Comme la plupart de ses contemporains, il confond les types Sol et Roche en un type Terre aux faiblesses hasardeuses, tout comme il mêle Plante et Insecte dans le type Herbe. La table à quatorze types reste fréquemment critiquée par les plus éminents érudits de Pradesh.
« Donphan E5, déplacement en D4, Piétisol, ordonne Jahan.
– Encaisse et contre-attaque avec Assurance !
– Donphan E5, Koud'Korne.
– Tiens bon, mon brave Nagajab ! Dynamopoing !
– Esquive avec Tour Rapide.
– Morsure !
– Éclats Glace !
– Morsure, encore ! »
Les ordres s'enchaînent à toute vitesse, oubliant de mentionner les déplacements comme le veut l'étiquette. Les arbitres fusillent les deux joueurs du regard. Normalement, une pénalité devrait leur être infligée à chacun, mais personne ne souhaite se mettre à dos le prochain vizir. Sur le terrain, les deux Pokémon entament une danse guerrière au rythme endiablé. Leurs cases respectives sont réduites en miettes. Toutefois, chacun veille à ne pas détruire les dalles adjacentes, ce qui serait un motif incontestable de pénalité.
Nagajab profite de son allonge et de sa souplesse pour asséner ses plus terribles coups ; Donphan, toujours en boule, encaisse et contre-attaque en visant les parties les plus exposées de son adversaire. Direct du poing dévié par des éclats gelés, coup de queue latéral, charge du pachyderme, combat de crocs, vrilles, attaques frontales, les deux créatures s'épuisent durant les longues minutes d'un affrontement qui ne veut pas finir, jusqu'à l'assaut final. Hashim ordonne Mitra-Poing, Nagajab bombarde le Pokémon armure à l'aide de ses deux têtes latérales. Le serpent tricéphales donne tout dans cette attaque qui lui arrache un cri. Mais Donphan résiste.
« Donphan E5, déplacement en D4, Giga-Impact, s'exclame Jahan à bout de souffle, tout en fixant Hashim avec rudesse. »
C'est au tour du Pokémon de type Sol de barrir. Il concentre ses dernières forces pour son plus formidable assaut. Nagajab, propulsé en arrière, s'effondre. Cette fois-ci, Jahan ne prend pas la peine de retenir un soupir de soulagement. La partie est loin d'être finie, le vizir s'en rend bien compte. Il sait à présent qu'il vaut mieux ne pas sous-estimer Hashim. Le jeune homme connaît ses points faibles et sait les compenser. Si Jahan espère voir un jour son fils lui succéder, il lui faudra écarter Hashim au plus vite, car rien ne prouve que Jahangir pourra vaincre un tel dresseur.
Pour ce faire, le quinquagénaire peut s'appuyer sur son immense fortune, grâce à laquelle il a su acheter de nombreux soutiens. En outre, Anjushri, la plus jeune de ses filles, est enfin en âge de se marier. Il n'aura qu'à l'offrir à Hashim avec une dot qu'un fils d'artisan ne pourrait espérer, même dans ses rêves les plus fous, à la condition d'oublier ses ambitions. Jahan croit au pouvoir de l'argent, plus qu'à celui de la violence. Il préfère la diplomatie et la corruption au meurtre. Les mariages de ses deux autres filles lui ont assuré la soumission d'opposants politiques coriaces. Et un gendre aussi talentueux qu'Hashim serait un atout indéniable.
Pendant que le vizir rêve d'avenir, son jeune rival déplace son Nidoking à présent à découvert, hors de portée de l'ennemi. Puis Jahan déplace son roi à son tour :
« Roigada E3, mouvement en E4 et Vibra-Soin sur Donphan D4. »
Le Pokémon Royal s'exécute avec majesté. Une aura rose tremble autour de lui jusqu'à toucher le pachyderme affaibli, qui se relève. Voilà ce que Jahan attend d'un souverain, la capacité d'exalter ses troupes, de soutenir son peuple. En face, le Nidoking fait bien pâle figure. Immature, il n'a évolué que très récemment. Le vizir le remarque à sa posture voûtée. La créature violette n'est pas encore habituée à se tenir sur deux pattes, son équilibre reste incertain et ses mains près du sol pour se maintenir en cas de chute.
Jahan est fier de ses Roigada, qu'il a sélectionné parmi les Ramoloss les plus prometteurs de sa pouponnière. Contrairement à son jeune rival, il a fait évoluer ses Pokémon au cours de la saison précédente afin qu'ils puissent découvrir le potentiel d'un corps bipède et maîtriser leurs nouvelles capacités psychiques. Le vizir est très attaché aux Ramoloss depuis son enfance. Akbar, feu son précepteur, lui a appris à pêcher en se servant des Ramoloss. Placés autour d'un lac à des endroits stratégiques, il suffit de récupérer les poissons qui leur mordent la queue pour attraper de belles prises sans se fatiguer.
Le quinquagénaire doit son éminente carrière à un couple de Roigada qui lui a permis d'arracher la victoire au précédent vizir, vingt-deux ans plus tôt. Depuis, il a fait construire une crèche dans l'enceinte du palais où des éleveurs qualifiés s'occupent de ses Ramoloss. Afin de pourvoir à leurs besoins en eau, Jahan a fait réaliser de grands travaux de détournement du fleuve local qui ont mené à la construction de douves autour du palais royal. En raison de la saison sèche parfois meurtrière à Pradesh, cet ouvrage colossal a été mal vu par le peuple et certains hauts dignitaires. Aussi, deux statues de Makaraja, le protecteur de la région, ont été érigées de part et d'autres des douves pour s'attirer la bienveillance divine.
Si Jahan n'est pas un parangon de piété, il frémit néanmoins en songeant au Pokémon légendaire local, le Vrai Roi comme on le nomme encore.
Autrefois, en des temps reculés, Pradesh était régie par Makaraja, le souverain immortel, pourvu d'une force et d'une sagesse sans limite. Il possédait, dit-on, une gueule remplie de dents pointues surmontée d'une trompe, une crinière de corail semblable à une couronne, un corps de jade et des membres courts. Comme tout monarque, Makaraja était assisté par un vizir choisi parmi les humains. Au fil des siècles, les vizirs se firent de plus en plus incompétents et se reposèrent sur la sapience du roi immortel pour diriger le pays.
La tournure que prenait les événements agaça le Pokémon légendaire. Un jour, après avoir découvert avec stupeur que son vizir volait dans le trésor royal, il quitta le trône et s'en retourna vivre parmi les astres, en compagnie d'Arceus et de ses semblables. Désemparés, les humains durent trouver un remplaçant à Makaraja. Et pour ne plus jamais revivre un tel abandon, ils organisèrent des épreuves ardues afin de choisir le vizir le plus habile qui soit. Le système mis en place a perduré jusqu'à ce jour.
Le sablier de Hashim se remplit dangereusement. Un des arbitres sonne la première cloche, il reste moins d'une minute au jeune homme pour donner ses directives. Pour la première fois depuis le début de la partie, Hashim prend véritablement le temps de réfléchir à son prochain coup. Jahan est divisé entre fierté et crainte. D'un côté, il peut se féliciter d'avoir fait mûrir son rival à travers cette partie, d'un autre côté, il se sent plus que jamais menacé par cet adversaire imprévisible. Sa cuisse le lance, mauvais présage.
« Nagajab F7... déplacement en... en D5 ! bredouille Hashim. Oui, débarrasse-moi de son pion avec Coup-Croix ! »
Le second serpent tricéphale se jette dans la bataille avec une fougue qui surprend le Scalpion de Jahan. L'attaque, exécutée avec maestria, frappe un point sensible à la base du cou, occasionnant des dégâts supplémentaires. Décidément, la chance se trouve du côté de l'ambitieux jeune homme. Le coup critique foudroie le soldat de fer qui s'écroule. Jahan retient son souffle, Hashim complimente son compagnon à trois têtes.
La joie du cadet sera néanmoins de courte durée, à peine le temps de faire quitter le terrain au Scalpion à bout de forces. Car il n'a pas anticipé que le départ du Pokémon de type Acier l'expose à des représailles de la part de la reine adverse. Pour ne rien changer à sa nature, Jahan se montre sans pitié :
« Roigada F3, mouvement en D5 et Psyko. »
Tête haute, la dame traverse le plateau vers le monstre noir et or qu'elle terrasse sans problème à l'aide de ses pouvoirs psychiques. Jahan esquisse un léger sourire intérieurement. La reine est sa pièce favorite, car il s'agit de la plus forte du jeu, or le vizir aime le pouvoir. Il y a goûté tôt dans sa carrière. Cela lui a plu, au point d'en vouloir toujours plus, jusqu'à devenir le personnage le plus puissant de Pradesh.
À l'origine, cette pièce représentait un vizir, cela explique aussi l'attachement de Jahan. Certains érudits prétendent qu'au cours des premiers siècles qui ont suivi le départ de Makaraja, les vizirs combattaient sur l'échiquier aux côtés de leurs Pokémon. Celui qui n'était pas capable de défendre son roi se retrouvait indigne de la fonction de vizir. Selon ces mêmes érudits, il arrivait que les prétendants décèdent durant la partie sous les attaques des Pokémon adverses. Jahan observe le corps du Nagajab tiré hors du terrain par les capacités mentales du Groret. Aurait-il survécu à un combat contre cette créature qu'il abhorre ?
Heureusement pour lui, les temps ont changé. Le quinquagénaire peut compter sur cette femelle Roigada pour empêcher que son roi soit mis en échec. Il aura besoin de tout son talent pour contrer la reine adverse. De ce qu'il a pu en voir, Nidoqueen est tout l'opposé de Nidoking. Expérimentée, agressive et sournoise, elle se montre impitoyable envers ses ennemis et raille ses alliés. Hashim la bouge jusqu'à la case occupée par un des Donphan, qu'elle abat avec Mâchouille. Le vizir remarque la violence inouïe qu'elle déploie à chacune de ses attaques. Il faudra la vaincre avant que la fatigue et la faim ne la rendent encore plus vicieuse.
*
Il est à présent midi passé. Une partie du public a déserté la cour pour manger. Il est interdit de déjeuner à proximité de l'échiquier afin de ne pas déconcentrer les Pokémon. Seuls les pontes assis dans la tribune d'honneur se font porter une collation. Les deux concurrents se sont vus servir le thé pour apaiser leur soif, mais aucun ne mangera avant la fin de la partie.
Celle-ci vient d'être suspendue à la demande de Jahan, en échange d'un tour de jeu, afin que les douze Pokémon encore présents sur le terrain aient le droit de boire eux aussi. Les arbitres parcourent le terrain et offrent un pichet d'eau clair aux créatures des deux joueurs. Le vizir croit apercevoir de la gratitude dans le regard de Hashim. Rien ne l'obligeait à interrompre leur affrontement, ni à sacrifier un mouvement. Mais Jahan a l'avantage et n'attend rien en retour de son franc-jeu. De toute façon, il devine que son ambitieux rival profitera de ce moment de faiblesse pour essayer de lui arracher la victoire.
C'est donc au tour de Hashim de jouer. Il a élaboré sa stratégie en profitant du temps mis par les arbitres pour abreuver chaque Pokémon. Il annonce d'une voix claire :
« Lougaroc C4, déplace-toi en E5. »
La position du cavalier est dangereuse pour Jahan, qui a néanmoins anticipé ce mouvement et prévu une parade :
« Donphan B2, déplacement en E5, suivi de Piétisol. »
Un arbitre répète l'ordre, puis le Pokémon de type Sol se rue en roulant vers sa cible. Hashim intervient alors à la surprise générale :
« Lougaroc E5, intercepte-le avec Coup Bas ! »
Avant que le fou de Jahan ne puisse lancer son attaque, le Pokémon Loup frappe en traître, d'un coup de patte ténébreux. Donphan dévie de sa course et s'écrase quelques mètres plus loin, sans se relever. Après vérification de son état, un des arbitres lève la main. Le vizir vient de perdre son fou. Une veine commence à palpiter furieusement sur la tempe droite du vieil homme, bien que son visage n'indique rien de la colère qui gronde en lui.
Coup Bas. Cette capacité résume à elle seule toutes les difficultés qu'il doit surmonter chaque jour en tant que vizir. Ses ennemis sont partout autour de lui et intriguent constamment. Ils inventent des plans de plus en plus tordus pour lui nuire. C'est un miracle, à les voir tous rassemblés dans la tribune d'honneur pendant qu'il joue sa place, qu'ils n'aient pas encore fomenté une mutinerie pour contester son pouvoir.
Au cours du règne du défunt roi, il a fait construire une université et un hôpital dans une partie excentrée de Pradesh, procédé à deux distributions d'argent dans la capitale, Mogholpuram, et même à une distribution de blé dans tout le pays lorsque la sécheresse a brûlé une part des récoltes. Pourtant sa popularité décroît tandis que la liste de ses rivaux politiques s'allonge. À bien y réfléchir, Jahan se sent accablé par la fatigue à l'idée de briguer la fonction de vizir pour la quatrième fois consécutive.
Et s'il laissait Hashim gagner ? Cette pensée lui vient spontanément alors qu'il essaie de prévoir le prochain déplacement de son adversaire. Après tout ce temps passé à servir le royaume, n'a-t-il pas le droit de jouir enfin d'un repos amplement mérité, loin des affaires de l'État ? Ce faisant, il nuirait à la carrière de Jahangir, mais souhaite-t-il vraiment infliger à son fils aîné la vie harassante qui est son quotidien depuis vingt-deux ans ? Il lui suffit de laisser son roi à découvert. Ensuite, il offrirait un khanjar de jade à son successeur, comme le veut la coutume, et s'en irait pour une retraite définitive auprès de sa famille.
« Lougaroc E5, mouvement en G6, élimine ce pion avec Crocs Feu ! ordonne Hashim avec autant d'enthousiasme qu'au début de la partie. »
Le Pokémon Loup a combattu assez de Scalpion pour analyser leurs gestes défensifs. Il feinte, laissant le petit soldat de fer diriger sa lame frontale vers sa mâchoire, mais au dernier moment, il bondit de côté et referme sa gueule pleine de flammes son épaule du Scalpion. Celui-ci a tout juste le temps de basculer en arrière et de pointer ses lames ventrales vers son agresseur. Le pion survit à l'attaque, le cavalier doit regagner sa position.
Cela fait comme un choc au vizir. Aucun de ses Pokémon n'abandonneraient la partie, ils aiment bien trop la victoire pour cela, tout comme lui-même aime bien trop le pouvoir pour l'abandonner à des mains inexpertes. Jahan se maudit intérieurement pour ce moment de faiblesse. Il lui faut se reprendre en main. Après un moment de réflexion qui remplit le sablier d'un tiers, le vizir déclare :
« Bazoucan E2, déplacement en E5, Balle-Graine. »
Il a un peu trop appuyé la dernière syllabe. Lui qui tient tant à paraître d'humeur égale en toute circonstance, il se permet un élan de férocité pour changer. Le deuxième Bazoucan du vizir s'élève dans les airs et s'y maintient tout en soufflant des rafales de pépins sur Lougaroc, totalement à découvert. À chaque volée de graines, Hashim espère que ce sera la dernière. Bazoucan en tire deux, trois, quatre... Le Pokémon Loup ploie sous les salves végétales. Puis vient la cinquième qui l'achève.
Hashim félicite une dernière fois son Pokémon, inconscient, pour sa performance au cours de la partie. Malgré l'élimination de cet allié fidèle, le jeune homme garde le sourire. En déplaçant sa tour, Jahan a mis son roi en péril, Hashim ne laissera pas passer cette opportunité. Nidoqueen s'impatiente. Un peu d'action ne lui fera pas de mal. En deux coups, elle peut approcher Roigada.
« Nidoqueen B7, va en E4 ! la dirige-t-il.
– Roigada E1, déplacement en F1 et Danse-Pluie, annonce Jahan une fois le tour adverse terminé. »
Quelques nuages à peine gris se ressemblent alors au-dessus de l'échiquier, filtrant les rayons ardents du soleil au plus fort de la journée. Une ondée appréciée du public tombe bientôt dans la cour du palais royal. Dans la pelouse, le Groret des arbitres lâche un long soupir ravi. Chacun sait que cette vague de fraîcheur ne sera qu'éphémère. Pradesh a trop souvent connu la sécheresse pour que ses habitants ne sachent apprécier les bienfaits d'une averse, aussi courte soit-elle. Du haut de son balcon épargné par les gouttes, Jahan observe la foule profiter de ses faveurs. Il connaît bien les problématiques liés à l'eau, elles sont responsables du pire moment de sa carrière.
Il s'agit de la fameuse sécheresse, survenue cinq ans plus tôt, qui l'a obligé à procéder à une distribution de blé, pris dans les greniers royaux. Cette calamité l'a rendu impopulaire, car elle a eu lieu moins d'un an après que l'on a alimenté en eau des douves du palais. Ses adversaires politiques, menés par Nadir, son pire ennemi alors, ont cherché à se débarrasser de lui en faisant assassiner le roi. Nadir, prétendant au poste de vizir, avait tout à gagner de ce régicide. Mais Jahan s'est montré plus rusé qu'eux en renforçant la sécurité de son souverain et en changeant constamment son emploi du temps, jusqu'à huit fois par jour, pour tromper les conspirateurs. En outre, personne n'a jamais su où dormait le roi durant cette période de troubles.
Pour apaiser la population, le vizir a fait construire des canaux d'irrigation afin qu'un tel malheur ne se reproduise pas. Il a également offert un Ramoloss de sa pouponnière à chaque grande ville de Pradesh, les Pokémon de type Eau étant très prisés dans la région. Le vizir est resté inébranlable jusqu'à la fin de la crise. Pourtant, le sort s'acharnait contre lui. En plus de ses difficultés politiques, Jahan devait faire le deuil d'Alisha, sa fille préférée, morte le mois précédent, à peine nubile. Il craignait également que la chaleur étouffante n'emporte Aybak, son fils à la santé fragile.
Sur le terrain, Hashim place à nouveau Nidoqueen de façon à menacer Roigada. Le jeune homme choisit de la mener en E1 et non en F3, de façon à éviter une attaque de la dame de Jahan qui pourrait lui être fatale sous la pluie. Toutefois, sa position en fait une cible pour Roserade, mais il doute que le Pokémon Bouquet puisse vaincre Nidoqueen. Ce qui le mène à sa perte.
« Roserade D3, déplacement en E1, Ball'Météo, ordonne Jahan, non sans satisfaction. »
Le jeune rival lève les yeux vers son opposant, un air d'incompréhension dans son regard. Puis il observe à nouveau l'échiquier, où le Pokémon masqué sautille jusqu'à Nidoqueen, méprisante. Il concentre une sphère azurée entre les deux gerbes de fleurs qui lui servent de mains. L'orbe lapis grossit, gonflé par l'ondée, puis Roserade le relâche sur son ennemie. Hashim comprend soudain lorsque Ball'Météo frappe sa reine ; cette capacité change de type en fonction du climat. Un formidable torrent s'abat sur Nidoqueen, qui hurle de rage, autant que de douleur.
Comme prévu, la boule d'eau terrasse la reine de Hashim, qui perd sa plus puissante pièce. Les muscles de la nuque de Jahan se détendent, sa poitrine se redresse légèrement, son visage se déride. Le quinquagénaire sent sa victoire proche. Il devine l'émoi qui agite son rival. Conformément à ses prédictions, le jeune homme effectue une manœuvre de retrait pour consolider la défense autour de Nidoking. Jahan en profite pour mener son dernier Scalpion au bout du terrain. Le soldat métallique atteint la case G8 avec soulagement. Pour lui, la partie s'arrête enfin.
Les arbitres annoncent la Promotion du pion. Le Pokémon de type Acier quitte le damier, remplacé par une autre créature. Non loin du terrain, à l'opposé de la tribune d'honneur, se trouve une petite ménagerie où patientent quelques Pokémon en attendant d'entrer sur le terrain, en cas de Promotion. La fortune personnelle de Hashim ne lui permet que d'entretenir une Nidoqueen, en plus des seize autres pièces, tandis que Jahan possède de quoi se payer trois Roigada femelles supplémentaires, ainsi que deux autres Donphan, Bazoucan et Roserade. Le vizir choisit de faire entrer une deuxième reine sur le terrain. Son jeune opposant déglutit en voyant le Scalpion mal en point céder sa place à une Roigada en pleine forme.
Au pied du mur, Hashim n'en reste pas moins un adversaire plein de ressources. Il parvient à sauver son roi pendant encore une vingtaine de minutes, alternant déplacements défensifs et attaques de Feuiloutan sur les dames. De son côté, Jahan orchestre l'offensive de ses Roigada avec prudence pour ne pas perdre un avantage si durement gagné. Mais, au bout de quatre tours particulièrement éprouvants, le Feuiloutan finit par rendre les armes. Vient alors le moment où le vizir peut enfin s'exclamer :
« Bazoucan E5, déplacement en E7, al cheikh mat ! »
Hashim se raidit en entendant ces mots. En bas, les arbitres examinent longuement le plateau de jeu sous tous ses angles avant de s'exclamer en chœur :
« Al cheikh mat !
- Al cheikh mat ! répète le public en s'agenouillant. Le roi est mort, vive le roi ! Vive Roigada !!! »
Le vizir vient de remporter la partie, mais ce n'est pas lui que la foule acclame. D'après la tradition, le roi vainqueur aux échecs devient le souverain de Pradesh. Suite au départ de Makaraja, les humains ont continué à placer un Pokémon sur le trône, un roi fantoche, à la merci du vizir. Même si personne ne scande son nom, Jahan est néanmoins le vrai maître de Pradesh, et ce depuis plus de vingt ans. Il peut espérer régner encore de longues années, car il a choisi un Roigada à la vitalité exceptionnelle pour tenir la couronne.
Tandis que les clameurs s'intensifient et que l'on porte le nouveau monarque en triomphe, Jahan quitte son balcon et descend se mêler à la foule. Ses lèvres fines se permettent un rictus de satisfaction tant qu'il se trouve dans les escaliers. Mais une fois dans la cour, il demeure stoïque, car c'est ainsi qu'un vizir doit se tenir en toutes circonstances.
Tout en suivant le cortège royal qui commence à se former, il cherche Hashim parmi la myriade de visages qui défilent devant lui. Le jeune homme lui apparaît, en retrait, derrière les nobles et les gardes du corps. Malgré la défaite, Hashim semble soulagé. Il n'aura pas à subir l'intolérable pression inhérente à la vie de vizir. En un sens, Jahan l'envie en songeant aux tâches qui l'attendent. Il faudra organiser l'enterrement du précédent roi et le sacre du nouveau, acheter des amitiés, défaire celles de ses ennemis, veiller au bien-être du peuple, comme aux intérêts de sa famille.
Jahan savoure sa victoire, car d'ici peu, son quotidien exténuant reprendra. Tel est le prix à payer pour celui qui aime le pouvoir.
Scénario : Mentalira
Rédaction : Flageolaid