35- La roue tourne
« La guerre est un meurtre organisé, et rien d'autre. »
— Harry Patch (1898 - 2009) —
* * *
Epuisé suite à une mauvaise nuit de sommeil, Weigall étouffe un énième bâillement. Il essuie son visage mouillé avec une serviette et examine vaguement son reflet dans le petit miroir de sa chambre d'hôtel. Heureusement que les agents du renseignement sont assez précieux pour qu'on leur en attribue une, a-t-il songé en arrivant ici.
La glace lui renvoie l'image d'un type qui n'a pas bien dormi. Depuis au moins trois jours. Ses yeux sont rougis, probablement à cause du sable ; à force de traîner quotidiennement sur la plage, ça n'aide pas. Ses cheveux blonds, en bataille. Son teint a bien pali, alors qu'il laissait deviner un jeune homme bien portant avant son départ pour Ula-Ula.
Il se retient de bâiller encore une fois, et laisse tomber la serviette sur le bord du lavabo. Il ajuste sa cravate, enfile rapidement sa veste d'uniforme et passe un coup de peigne dans ses cheveux. Vicky vient se hisser sur son épaule, comme une sentinelle.
Il n'a pas envie de sortir, d'affronter le brouhaha matinal du couloir, d'aller manger dans cette cantine bondée où tout le monde parle fort. Il aimerait bien sonner le room service, avoir son petit-déjeuner dans sa chambre...
C'est vraiment dommage que cet hôtel n'en soit plus vraiment un, à cause de la guerre. Dans un sens, c'est fou. Un endroit destiné à accueillir des touristes prêts à profiter de belles vacances s'est transformé en quartier général pour l'état-major. Des gens chargés d'en faire tuer d'autres.
Quelle ironie. S'il croyait au destin, le lieutenant Weigall ne manquerait pas de faire remarquer que c'est un sacré enfoiré. Mais il préfère croire que rien n'est immuable ; malgré ce conflit auquel on devait s'attendre avant même de coloniser Alola ; malgré la mort de Marlowe dans le désert...
A cette seule pensée, il déglutit. Il essaie d'oublier — ou plutôt de laisser ça dans un recoin de sa mémoire, parce que l'oubli serait la pire des insultes. Mais forcément, ça lui revient en pleine face assez souvent.
Au moins, si on le renvoie en mission par rapport à cette « flûte astrale » dont Cilliana lui a parlé plus en détail, il pourra se focaliser sur autre chose. Mais peut-être qu'elle est en train de le mener sur une fausse piste. Cet artefact est mentionné dans les légendes, mais a-t-il le pouvoir que lui prête la jeune femme ?
Après tout, elle est à moitié alolaise. Et il paraît évident qu'elle est plus attachée à cette patrie-là qu'à l'autre, qu'elle ne connaît qu'à travers touristes insouciants et militaires arrogants. Le blondinet ne pourrait pas l'en blâmer, même s'il le voulait. En fait, il trouve qu'elle est sacrément courageuse. A sa place, il n'aurait même pas pu choisir son camp. Il aurait fui, peut-être.
Un bref et discret ronronnement de son estomac le pousse à laisser ça de côté pour aller manger quelque chose. Peut-être qu'avec un peu de chance, il pourra avoir un peu de tarte. La plupart des officiers adorent ça, et allez dire à un général que prendre deux parts ne se fait pas...
Fouinar à l'épaule, il s'aventure dans le bruyant couloir. Avec un certain étonnement, il constate que tout le monde est correctement apprêté, et même que certains portent déjà leur casquette. Habituellement, on n'est pas si formels au déjeuner. Il se passe quelque chose, alors ?
Intrigué, le jeune homme se faufile tant bien que mal entre les officiers pour descendre rapidement la cage d'escalier ; il se sent comme étouffé, dans un endroit trop étroit pour tant de monde. Au moins le hall d'entrée est-il parfaitement spacieux. Tant pis pour la tarte, s'il se passe quelque chose.
A la recherche du colonel Snow ou du général Macarthur, il finit par repérer une autre tête connue. Il met un peu de temps avant de situer le sergent Stan Waller, l'aide de camp de Jackson. Il se rappelle ne pas avoir été très avenant avec lui lors de leur petite discussion sur la plage, mais tant pis. Son grade lui donne le droit de questionner ce garçon.
« Hé ! »
Le grand maigrichon baisse les yeux vers lui, comme étonné qu'on lui adresse la parole.
« Oh, c'est vous ! Euh, je veux dire... Vous avez besoin de quelque chose, mon lieutenant ?
— Trois fois rien. J'ai juste l'impression d'avoir raté quelque chose en passant ma soirée dans ma chambre hier. Pourquoi toute cette agitation ? »
Le sergent redresse sa casquette et se gratte machinalement la nuque, comme si une telle question le surprenait. Peut-être bien que c'est le cas ; tout le monde a l'air au courant.
« Le remplaçant du général Jackson arrive aujourd'hui, c'est tout.
— Si tôt ? s'étonne Weigall. Il ne perd pas de temps. Vous savez qui c'est ? Les rumeurs ne sont pas très précises.
— Le général Winters. Je le tiens du général Jackson lui-même, alors ce doit être vrai... »
Pensif, le blond hoche la tête et s'éloigne, suivant la plupart des autres qui se dirigent vers la cour ; probablement pour accueillir leur nouveau chef d'état-major. Naturellement, il a entendu parler de Fitz Winters.
Cet officier bien connu a suscité pas mal de bavardages lors de son affectation au camp de prisonniers de Kokohio. On pensait que le ministère le nommerait à l'état-major, mais de toute évidence on s'est débarrassé de lui en lui léguant une tâche subalterne, que n'importe quel colonel compétent aurait pu accomplir.
Du fait de son rang, le jeune homme n'est au courant de rien. Mais en tout cas, l'arrivée de quelqu'un de réputé pour être si méthodique et compétent lui redonne un tant soit peu confiance en l'armée. Jackson a plus ou moins enchaîné les bévues, alors...
Bah.
Quand il sort, l'air frais teinté de relents marins le réveille pour de bon. Il repère des goélises qui se poursuivent les uns les autres, sans doute pour un poisson. Ces oiseaux ne sont pas tellement belliqueux, mais il en va autrement quand ils ont faim. Cette vision lui arrache un sourire, sans plus.
La cour paraît presque trop petite pour le troupeau d'officiers et de soldats sans grade y étant rassemblés. Parmi toutes ces têtes, la plupart cachées sous des casquettes, il ne parvient pas à trouver ses deux supérieurs directs. Ni le général Jackson. Peut-être qu'il ne veut pas assister à ça ; compréhensible.
Sous le brouhaha des conversations, le jeune homme regrette aussitôt de s'être aventuré dehors. Même le restaurant de l'hôtel n'est jamais aussi bruyant, et pourtant... Vicky non plus ne semble pas enchantée par cette réunion cacophonique. Elle montre les dents et grogne comme le ferait un démolosse. La crédibilité en moins.
« Je sais, marmonne son dresseur. C'est énervant. J'espère que le nouveau chef n'attache pas trop d'importance au protocole, et qu'on pourra aller manger un morceau... »
Bien sûr, il a à peine entendu le son de sa propre voix, mais l'ouïe fine de la fouinar a dû lui permettre de comprendre. Elle se radoucit un tant soit peu, sans toutefois cesser de lancer des œillades malveillantes au premier venu.
Au bout de quelques minutes, les choses paraissent se calmer. Trop occupés à lorgner curieussement de l'autre côté des grillages, la plupart des militaires se taisent. De fait, un passage ne tarde pas à se former pour laisser circuler le nouveau venu et le comité d'accueil l'ayant accompagné depuis le port.
Weigall peste en silence contre sa petite taille, tout en se frayant tant bien que mal un chemin parmi les officiers plus grands que lui. Il trouve une place devant, et scrute avec intérêt le personnage qui suscite autant de regards admiratifs et intrigués. C'est autre chose que Jackson, effectivement...
Contrairement à son prédécesseur, le général Winters n'est pas bien grand, ni particulièrement costaud. Un bon mètre soixante-quinze, pas beaucoup plus, et une carrure mince ; celle d'un homme de bureau, en fait.
Sa mine sévère, sans âge — on lui prête une petite fin de quarantaine —, paraît blafarde, parfait contraste avec ses cheveux noirs. Deux yeux verts pâles, froids comme la glace, complètent le tableau.
Et puis évidemment, il y a le détail que tout le monde remarque ; un bras en moins ne passe pas inaperçu. Ou plus exactement un avant-bras. Du coude à la main, sa manche droite est vide, se contente de pendouiller lâchement au rythme de ses pas. Ce qui n'enlève pourtant rien à l'allure digne de ce personnage singulier, qui porte l'uniforme comme une seconde peau.
On prête toutes sortes d'histoires à la perte de ce membre ; arraché par un sharpedo, coupé par un Alolais contre qui le général s'est battu... Toutes ces histoires relèvent certainement de la fiction. De stupides légendes, et puis c'est tout. Tant que le bonhomme est compétent, n'est-ce pas tout ce qui importe ?
Le blondinet suit Winters du regard, tandis que celui-ci, l'air indifférent à tout ce rassemblement, se dirige d'un pas sûr vers l'hôtel. Des centaines de paires d'yeux sont tournées vers lui, et il paraît s'en moquer. Ça a quelque chose d'impressionnant.
Weigall se prend à espérer, en silence, que ce nouveau chef sera assez sage pour poursuivre la quête de l'Astral. Après tout, si l'inefficacité de Jackson a atteint les oreilles du ministère, peut-être qu'on jettera ses plans à la poubelle avec lui. Perte de temps considérable, de l'avis du jeune officier.
Nouveau grognement de la part de Vicky, puis de son estomac. Il acquiesce mollement. Plus tard, les inquiétudes ; après manger.
* * *
« J'ai conscience que mon... prédécesseur a mis les choses dans le désordre. On m'a dit que ce ne serait pas facile, de réparer les dégâts. Monsieur le ministre a été plutôt clair. »
Melvin Eaton hoche mollement la tête, encore assez fatigué ; il n'est que neuf heures du matin, et il a à peine eu le temps d'avaler un café et un toast. Mais en présence du nouveau chef de l'état-major, hors de question de paraître endormi. Alors on essaie de faire bonne figure comme on peut.
En s'asseyant bien droit — trop droit — dans son fauteuil, par exemple. Le marin a l'impression qu'on lui a mis un balai dans un certain endroit de son anatomie, comme le veut l'expression que certains jeunots trimballent partout avec eux, maintenant.
En face, son interlocuteur ne paraît pas bien à l'aise non plus. En fait, c'est bien la première fois qu'il entend Fitz Winters prononcer plus de trois mots liés logiquement. Suite à quelques rencontres avec l'un des plus jeunes généraux du pays, le capitaine n'a pas vraiment mémorisé son timbre de voix ni son accent.
A en juger par ses phrases traînantes et sa formulation ampoulée, il a longtemps vécu parmi des citadins. Néanmoins, une trace d'accent de la campagne, probablement celui de la région d'Amaillide, teinte ses paroles. Eaton s'y connaît assez en la matière, pour avoir travaillé avec des gens venus d'un peu partout dans la région.
Le type aux cheveux noirs, de sa seule main, tapote en rythme sur le sous-main de son bureau ; démonstration d'ennui à laquelle le plus âgé s'adonnait lui-même, sur les bancs de l'école. Pourquoi avoir prié le quinquagénaire de venir dans son bureau si ça l'embête ?
Le principal intéressé n'en sait rien. A vrai dire, il a bien du mal à cerner le personnage. Pas qu'il l'intimide ou quoi, non. Après Jackson, ce gosse — car à quarante-six ou quarante-sept ans, on n'est guère plus qu'un gamin — est une vraie bouffée d'air frais. Son contraire, même.
Quoi de mieux qu'un frêle et silencieux garçon pour remplacer un colosse bruyant ? Oui, le ministère a plutôt bien choisi. A voir si en terme de caractère, les choses vont aller dans le bon sens...
Après la bataille de Ho'ohale, le vétéran ne supporterait jamais un autre supérieur froussard et hésitant. Il lui faut quelqu'un de tranchant, d'implacable. Et puisqu'on a décidé de renvoyer l'amirale en chef Emerson au pays, eh bien c'est à Winters qu'il devra en référer...
Celui-ci semble d'ailleurs sortir de sa léthargie. Ses perçants yeux verts mettent le marin un peu mal à l'aise.
« J'ai rapidement parcouru les rapports du général Jackson à votre sujet ; je dois dire qu'il ne vous rend pas justice, admet le général, sans sourire ni expression de compassion.
— Il m'arrive d'être assez insolent de temps à autre... L'immobilisme de votre prédécesseur m'irritait assez.
— En un sens, il faut en vouloir au ministère. Collins a toujours été assez frileux. »
Le marin pourrait difficilement donner tort à cette affirmation. Pour avoir rencontré le ministre de la Guerre une fois, l'adjectif lui paraît carrément fait pour lui. Il réprime un sourire et ravale sa remarque sarcastique ; quelque chose lui dit que l'humour n'est pas le fort de l'infirme.
Lequel lui tend sa main par-dessus le bureau. N'étant pas bien grand, l'opération le force à se lever. Par courtoisie, Eaton fait de même, bien qu'il le domine de dix bons centimètres. Une étincelle de vie anime le regard de Winters. Toujours pas de sourire, mais c'est un bon début.
« J'espère que notre collaboration se passera un peu mieux qu'avec le général Jackson. L'on m'a fait de vous un portrait nuancé ; je suis pleinement au courant de vos qualités, et je ferai au mieux pour les exploiter comme il se doit. »
Cette remarque, bien que tournée de façon presque trop littéraire, ôte au plus âgé toute envie de se moquer de son cadet. Une désarmante sincérité qui contrebalance une froideur polaire... Il commence à bien l'aimer.
« C'est un honneur, mon général. »
L'entrevue terminée, Eaton lâche un salut et s'en retourne dans le couloir. Voilà qui est étrange. Quitter cette pièce sans être nerveux ou en colère ne lui arrivait jamais, avant. Ce changement s'annonce des plus agréables.
D'un pas plus léger, il se dirige vers la cage d'escalier la plus proche. Il y a bien moins de monde qui circule que tout à l'heure, songe-t-il avec bonne humeur. Le brouhaha infernal, à l'heure du lever, n'a pas été bien plaisant.
Maintenant qu'on n'attend plus rien de lui avant un moment, c'est peut-être l'heure idéale pour aller squatter la cantine. Il ne reste probablement plus de cette délicieuse tarte sur laquelle tout le monde se jette ; dommage. Mais les beignets au chocolat ne sont pas mauvais non plus...
Il parvient presque à sentir l'odeur alléchante de la nourriture en arrivant dans le hall d'entrée. Il se dirige tout naturellement vers la source de son contentement immédiat, lorsqu'il reconnaît une voix.
« Il faudrait que je voie la prisonnière ; la demi-Alolaise, vous savez. Quelques petites questions de routine à lui poser. »
Ton détaché, traînant. Timbre assez grave mais doux. Accent purement citadin. Pas de doute, c'est le général Macarthur. Il chercherait à voir la jeune prisonnière capturée dans le désert ? Rien d'inhabituel pour quelqu'un ayant supervisé la mission en question.
Et cependant, le grisonnant sent comme une boule se former dans sa gorge. Un pressentiment, quelque chose d'intangible et de fugace le saisit. Il se souvient vaguement de cette soirée passée à l'Iceberg avec le général. Qu'il était fatigué... et vulnérable.
Naturellement, l'intelligent Macarthur l'aura observé, se sera inquiété de son état. Il se rappelle lui avoir dit que tout allait bien, sans conviction. Et puis comme l'autre est physionomiste et excellent pour reconnaître les accents, il se sera dit...
Mais tout ça ne doit pas avoir grande importance. Il sait. Pourtant, il n'a rien dit ; ni à Jackson, ni à Winters, autrement ce dernier lui aurait glissé un mot. Il sait, mais ne compte pas utiliser l'information... Ou alors pas encore.
Peut-être qu'il ne lui reproche pas cette affaire. D'ailleurs, il n'en sait sans doute pas le quart. Jackson, lui, l'a fustigé, quand il a appris une partie de l'histoire. On l'a rétrogradé, comme il se doit. Sans ébruiter, mais les quelques « élus » au courant ne se privaient pas de lui manquer de respect...
La tête haute, il s'éloigne en direction du restaurant de l'hôtel. A quoi bon ressasser ? Ce qui est fait est fait. Les choses se passeront selon la volonté d'une puissance qui n'est pas la sienne. Alors il va se laisser porter par le courant, et quand le moment sera venu, il devra affronter les conséquences en face...
Yeux dans les yeux.
* * *
« Capitaine Jonson ? »
A l'entente de son nom, Clyde lève les yeux — l'œil — vers la porte à moitié ouverte de sa chambre. Il reconnaît le visage fatigué mais pas totalement antipathique du docteur Felder. Il a l'air d'avoir abandonné veste et cravate ; pas étonnant, il fait une chaleur torride dans ce trou perdu.
Même avec une chemise ouverte, des sous-vêtements et un drap pour seule tenue, le patient transpire à grosses gouttes. Peut-être que son état de santé et sa nervosité y sont aussi pour quelque chose.
Comprenant qu'une discussion avec le docteur s'impose, il laisse de côté le livre qu'il essayait tant bien que mal de lire. Avec un seul œil, l'exercice n'a rien d'évident. Encore une chose qui lui fait regretter amèrement cet état d'impuissance. Piloter, lire... Ce sera quoi, ensuite ?
D'humeur maussade, il ne prononce pas un mot pendant que le médecin va chercher une chaise pour l'installer au bout du lit. Pour le regarder bien en face. S'il en avait eu l'énergie, l'aviateur aurait grommelé un ou deux jurons. Vraiment, les toubibs lui tapent sur les nerfs.
Felder s'assoit avec une certaine nonchalance, et esquisse un sourire. Pas un sourire radieux, non, le genre de sourire désolé qu'on sert à quelqu'un qui a perdu un proche — ou un organe. Tout ce que Clyde en dit, c'est qu'il aimerait bien le lui faire bouffer. Est-ce qu'il a besoin de compassion ?
Non.
Ça ne fait que lui rappeler à quel point il est misérable, maintenant. Faible. Inutile. Dans cet hôpital miteux, il n'est rien d'autre qu'une bouche à nourrir. Et cette situation le terrifie, en quelque sorte. Quand l'infirmière arrive avec son plateau repas et son regard indulgent, ça lui donne juste envie de vomir.
« Votre amie, le capitaine Waller, est venue me parler de votre état, hier. »
Le blessé hausse les sourcils, intrigué. Seulement, il ne se radoucit pas. Son visage affiche toujours une expression froide, dure.
« J'ignorais qu'elle vous appréciait. J'ai cru comprendre qu'elle vous a houspillé.
— Il n'est pas question d'appréciation, soupire le médecin. Elle s'inquiète pour vous, alors elle s'est excusée, et puis elle m'a demandé de la rassurer. »
La simple idée de Stella en train de présenter des excuses paraît aberrante à son ami. Est-ce que ce foutu docteur dit la vérité ? En y pensant, il n'a aucune bonne raison de mentir. A moins qu'il cherche à obtenir quelque chose de lui, mais c'est peu probable.
Si ce qu'il dit est vrai, ça veut dire que sa partenaire est encore plus nerveuse qu'il le croyait. Elle s'en veut encore, sans doute. Mais ça n'était pas que sa faute. Il aurait pu dire non. Il ne l'a pas fait. Alors s'il y a un fautif, c'est bien lui.
Il entend Felder soupirer. Aucun bruit de chaise. Las de ce petit jeu, il se décide à regarder le maître des lieux, sans aucune sympathie.
« Qu'est-ce que vous me voulez ? Si vous avez besoin de changer mes bandages, ou de me donner je sais pas quoi, allez-y. Mais c'est pas la peine de jouer les psychanalystes. »
Cette démonstration ne paraît pas décourager son interlocuteur, qui se contente d'un léger ricanement. Ça détonne un peu avec son allure réservée, d'ailleurs. Clyde s'en fiche, au fond.
« Ouais, c'est bien ce que je pensais. Vous voulez savoir quelque chose.
— Juste vous poser deux, trois questions sur vous. Je ne voudrais pas en passer par des moyens détournés en demandant à votre amie ; et je pense qu'elle n'irait pas s'épancher en compagnie d'un parfait inconnu.
— Oh, elle pourrait, marmonne le plus jeune. Elle est imprévisible, même pour moi. »
Il marque un arrêt, le temps de tousser légèrement. Ça lui irrite la gorge et lui fait un peu mal, mais il n'en est heureusement pas à cracher du sang.
« Je me sens un peu con, parce que par ma faute elle se morfond. Moi, j'y arrive pas. J'ai juste... plus goût à rien. Dans un sens, j'étais sûr que ça finirait par me tomber dessus. Nous autres pilotes, on dure pas longtemps.
— C'est le lot de la guerre, observe Felder. Mais quand il y a des gens pour nous épauler, ça va un peu mieux.
— Je suppose.
— Avez-vous une famille ? Des enfants ? C'est ce qui donne à la plupart des soldats la force de combattre. Beaucoup d'entre eux pensent à ceux qu'ils retrouveront une fois l'enfer traversé. »
La mine de Clyde, un peu détendue, se renfrogne immédiatement. Penser à sa propre famille, ou plutôt à ce qu'il en reste, lui laisse une impression mitigée, imprécise. Il a naturellement hâte de retrouver sa fille, qui doit encore se trouver avec ses charmants grands-parents. Mais le vide laissé par la mort de sa femme, d'un autre côté...
Sans se soucier du médecin, il secoue la tête. Ce fouineur n'a pas besoin de savoir ça. Il ferait mieux de s'occuper de ses oignons, plutôt. A vouloir en savoir trop, ça finit par nous retomber dessus. Le blessé serre ses mains sur le drap blanc jusqu'à en avoir mal.
« J'ai pas envie d'en parler. »
Silence ; doux silence.