Anastey et Celian
Pardessus gris et sourires en coin, deux quinquagénaires s'installent sur la banquette arrière du taxi orange. Le véhicule démarre tranquillement tandis que les deux hommes bouclent leur ceinture de sécurité. Le conducteur s'engouffre sur l'avenue. À la gare, lui a-t-on dit.
« Et bien mon cher, à tout seigneur, tout honneur, déclare le plus dégarni des deux hommes.
— Il me semble que c'est bien la première fois que vous me cédez la place avec tant d'insistance, répond le plus grisonnant.
— Mettez ceci sur le compte de ma timidité naturelle.
— Soit. Je suis Anastey Pryczyk, responsable de l'urbanisme et du tourisme à la mairie d'Illumis et voici le professeur Celian Laspada, directeur de la faculté de psychologie à l'université d'Illumis.
— Nous sommes pour ainsi dire à l'origine de ce projet de taxi gratuit. »
Le chauffeur hausse un sourcil, curieux mais pas impressionné.
« Vous vous demandez sans doute de quelle manière a pu germer cette idée pour le moins farfelue ? sourit Pryczyk.
— Après plusieurs bouteilles de Mont Roucool millésimé, souffle le professeur en jetant un coup d'œil complice à son compère.
— Certes, l'alcool fut un terreau fertile pour l'esprit, mais ce serait négliger des aspects essentiels de notre réflexion.
— Je le concède. À la base, il y a un projet d'interdisciplinarité mêlant gestion de la ville et recherche scientifique, que le précédent maire a tenté de mettre en place sans grand succès. »
Le spectacle d'un Azumarill obèse pataugeant dans le canal accapare l'attention des deux pontes pour une poignée de secondes. Une façon comme une autre pour les locaux de se rappeler qu'on est Mercredi.
« Où en étais-je ? dit le professeur en ajustant ses lunettes sur son nez.
— Le dîner chez Eusèbe. Nous avions tous deux été invités par l'ancien maire quelques semaines avant la fin de son mandat, c'était sa manière de remercier ses amis pour leur soutien. Et ce vieux projet a refait surface.
— C'est alors que M. Pryczyk ci-présent, complètement ivre...
— N'exagérez rien !
— … s'est mis à brailler des propos incohérents au sujet d'un taxi gratuit pour les bavards. Le lendemain nous nous lancions pour une année de travail à mettre en place ce projet. »
Le taxi ralentit. La circulation devient dense dans le quartier à cette heure-ci. Anastey Pryczyk grommelle quelques mots inaudibles à propos de l'heure, puis revient à son histoire.
« Officiellement, le taxi orange n'a pour but que de promouvoir la ville, ce qui est vrai en partie. Les témoignages recueillis vont nous permettre d'attirer de nouveaux habitants et des touristes en leur offrant de l'authentique. Par ailleurs, la municipalité prend en compte tous les dysfonctionnements constatés.
— Mais, à la demande de l'adjoint au maire, l'aspect scientifique est tu pour ne pas susciter la méfiance du public, dévoile Celian Laspada.
— Pourtant les travaux de ce cher professeur portent sur le bien-être de nos compatriotes.
— En effet. Il est apparu clairement que de nombreuses personnes éprouvent le besoin de parler d'eux-mêmes, parfois plusieurs fois par jour, via divers supports socio-numériques. Un de mes estimés collègues plaisante en arguant qu'il s'agit là d'un témoignage effarant du narcissisme propre aux habitants de Kalos.
— Il ne doit pas être loin de la vérité, ricane Pryczyk.
— Blague à part, il est manifeste que la montée de l'individualisme a fait naître de nouveaux besoins relationnels et affectifs. À ce titre, parler de soi, donner son avis à un autre être humain participe au bien-être personnel.
— Et la gratuité de la course aide à ce que cela se fasse plus naturellement. »
Le chauffeur acquiesce de la tête. Il ne s'imaginait pas que son boulot puisse être aussi profitable à ses clients. En y réfléchissant bien, c'est vrai qu'ils ressortent de son taxi plus détendus, parfois rêveurs.
« Ce n'est pas la première fois que des expériences sont menées dans les transports en commun, explique le professeur. Il y a douze ans, l'université de Kanto avait étudié la réceptivité à l'art durant les heures de pointe sur la ligne Safrania-Doublonville.
— Il me semble aussi avoir entendu parler d'une étude sur les représentations sociales dans les cars d'Unys.
— En effet, Anastey, mais c'était dans les années soixante. Plus récemment, trois jeunes chercheurs d'Hoenn ont étudié les comportements de survie dans le téléphérique du Mont Chimnée. Apparemment, certaines réactions étaient fort cocasses. »
Les mots de Laspada se perdent quelque part entre l'arrière et l'avant du véhicule. En tout cas, le conducteur ne les entend pas. L'air ahuri, il observe le taxi qui vient dans le sens inverse. Au volant, un collègue lui tire la langue en indiquant son passager d'un geste frénétique du pouce.
Cela ne dure qu'un instant, mais le brave chauffeur du taxi orange croise le regard céruléen de Dianthéa, la plus grande actrice de Kalos. Certains ont vraiment beaucoup de chance !
Il n'a pas le temps de se remettre de ses émotions que le bavardage des deux hommes retentit à nouveau à ses oreilles.
« Autant se prêter au jeu jusqu'au bout, n'est-ce pas, mon cher Celian ? Que faisons-nous en ville ? Que pensons-nous d'Illumis ? Pour ma part, j'ai toujours vécu ici. J'aime ma ville, j'en suis fier et mon métier consiste à la rendre toujours plus belle. De ce fait, j'adore mon métier. Quoiqu'on en dise, j'aime également les gens d'Illumis, j'ai parfois l'impression de partager un lien invisible avec toutes ces personnes.
— Moi aussi, j'apprécie beaucoup la vie ici. Je suis heureux de pouvoir aider à l'épanouissement des habitants grâce à ce projet de taxi gratuit, aussi loufoque soit-il.
— Naturellement, nos témoignages ne seront pas retenus pour la promotion de la ville, car nous sommes bien trop impliqués, ce ne serait pas honnête de notre part.
— Cela va de soi, mon cher. Oh ? Il semblerait que nous soyons déjà arrivés.
— Le temps passe décidément bien plus vite lorsque nous profitons d'une discussion agréable en bonne compagnie, déclare Anastey Pryczyk en détachant sa ceinture de sécurité. »
Laspada sort le premier, tenant la portière grande ouverte à son ami qui traîne difficilement sa masse pondérale sur la banquette vers le trottoir. Il lance un dernier regard plein de malice au conducteur.
« Pour l'anecdote, c'est la femme du maire qui a choisi la couleur du taxi, révèle le responsable à l'urbanisme avant de quitter le véhicule. Elle voulait qu'il soit reconnaissable de loin.
— Orange tout de même, cela reste criard.
— J'en conviens, mon cher. »
Sur ces mots, le professeur referme la portière, puis les deux hommes s'éloignent vers l'intérieur de la gare, sans un regard pour l'automobile orange qui accueille déjà un nouveau client.
by Flageolaid