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GREAT WARS T.1 : All men dream, but not equally de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 20/12/2017 à 15:07
» Dernière mise à jour le 20/12/2017 à 22:15

» Mots-clés :   Action   Alola   Guerre   Mythologie   Présence d'armes

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27- Café noir
« Quiconque a déjà regardé dans les yeux d'un soldat mourant sur le champ de bataille y réfléchira à deux fois avant de déclarer une guerre. »
— Otto von Bismarck (1815 - 1898) —


* * *


« Bon sang de machine ! »

Le vieux marin passe une main fatiguée sur son visage, dont les traits tirés trahissent l'épuisement. D'ordinaire, et ce malgré ses cinquante-huit ans, il renvoie l'image d'un personnage vigoureux, guère disposé à baisser les bras.

A l'heure actuelle, il semble réellement avoir son âge. Sa peau, déjà claire, a sensiblement pâli, ses yeux sont un peu vitreux et il est forcé de rester assis, ses jambes ne le portant plus tout à fait. Il donnerait cher pour que tout ça soit un rêve et qu'il puisse aller se reposer trois, quatre heures dans sa cabine.

Dans les entrailles de ce bateau, les nuits sont plus ignobles encore que les journées.

Évidemment, la température descend un peu, comme à l'extérieur, mais le ventre de la baleine de ferraille reste beaucoup trop chauffé aux yeux de l'équipage. Si on ajoute à cela les coursives sombres et les effluves iodés omniprésents, ça devient vite insupportable.

La passerelle de commandement n'est pas épargnée par ces conditions difficiles. Il y fait chaud comme dans un four, et partout les bruits de la machinerie retentissent. En particulier les grésillements agaçants de cette espèce d'outil de communication fonctionnant avec un magnézone.

Bien que l'ayant déjà vue à l'œuvre, Eaton ne peut s'empêcher d'être perplexe, observant d'un œil à moitié intéressé les manipulations de l'officier Harper ; ses doigts sont vifs comme ceux d'un pianiste, et sa concentration toute aussi aiguisée.

Au moins, c'est rassurant d'avoir un spécialiste pour s'occuper de ce genre de chose. Lui ne serait même pas capable d'allumer cet engin, si tant est qu'il ne le soit pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre, histoire de prévenir une éventuelle catastrophe.

Cet ersatz de boîtier gris, de la même couleur que la carcasse du Wailord, avec tous ses drôles de sons, ça lui ferait presque peur, au vieux loup de mer. Ouais ; bon sang de machine. C'est le moins qu'on puisse dire.

Ça fait bien un quart d'heure que le jeune rouquin assis devant l'étrange appareil essaie de contacter le quartier général, histoire de recevoir un ordre de l'état-major ; ils ont bien répondu quand on leur a signalé l'alerte, mais depuis, silence radio.

Malgré les défenses du complexe hôtelier, qu'il sait efficaces, le capitaine ne peut s'empêcher de ressentir un semblant d'inquiétude. C'est un peu idiot, bien sûr. Après tout, ces abrutis de généraux ont bien mérité d'être secoués.

Mais à l'idée que son pays, qu'il sert loyalement depuis des années — trop d'années, peut-être —, soit ainsi acculé, ça lui retourne l'estomac. Quelle que soit la situation, il a juré de défendre Unys, et il le fera. Quand bien même la violence le dégoûte de plus en plus.

« Toujours rien, Harper ? » s'entend-il marmonner, affalé sur sa chaise comme un vieillard indolent.

Le jeune homme secoue la tête en signe négatif. Peut-être que cette sorte de brume qui recouvrait le navire ennemi tout à l'heure a pu, en quelque sorte, brouiller les communications ? A moins qu'ils aient amené des pokémons psy pour émettre des ondes et bloquer les lignes unysiennes...

Non.

Ce n'est pas le genre de Kanto, de penser à un tel stratagème. Ils préfèrent toujours foncer dans le tas, faire des démonstrations de force brute. Les gradés de là-bas ont la réputation d'être de vrais granbulls.

L'image de pokémons patibulaires en uniformes bleus le fait sourire un instant. Bah, il n'y a pas lieu de s'inquiéter, pas vrai ?

Le marin laisse ses paupières lourdes voiler ses prunelles grises. Le bruit des machines lui parvient plus nettement, comme si couper momentanément un sens accentuait les autres. Il ne le remarque que maintenant, mais l'odeur de poiscaille est mélangée à autre chose, comme de l'huile. Une senteur désagréable, en tout cas.

Il pourrait rester comme ça une éternité ; un pied dans le monde réel, l'autre ailleurs, dans quelque dimension connue de lui seul. Lorsqu'il rouvre les yeux, incité à le faire sur une interjection de Harper, il découvre un sourire sur le visage de son subalterne.

« C'est bon, ils sont sur la bonne fréquence. Un type du QG va nous transmettre les ordres, mon capitaine. »

Le concerné émet un grognement, puis se lève tant bien que mal. Ses membres engourdis se détendent peu à peu, et il parvient enfin à se tenir debout sans devoir s'appuyer sur quoi que ce soit. Il retire sa veste et la jette sur le dossier de la chaise ; pas étonnant qu'il ait eu si chaud, avec ça.

« Il était temps que ces idiots réagissent... », soupire-t-il tandis que le rouquin retranscrit ce qu'il entend sur un morceau de papier, probablement arraché d'un carnet.

Le bruit du crayon posé sur la table de ferraille indique aux membres d'équipage alentour que la transmission touche à sa fin. Eaton, fébrile, saisit la feuille couverte d'une petite écriture tremblante — à cause des légers remous du bateau, ce n'est pas évident de rédiger comme il faut.

A mesure qu'il déchiffre le contenu du message, ses doigts se crispent et froissent le papier. Sans dire un mot, le capitaine le laisse tomber et quitte la passerelle de commandement ; il a impérativement besoin de café.

Ses pas le guident rapidement jusqu'à sa cabine, dont il pousse rageusement la porte ; il entend résonner le déplacement de quelqu'un d'autre dans la coursive. Probablement Harper. Alors il laisse le battant ouvert pour laisser entrer son subordonné.

Il n'a pas besoin de parcourir la pièce du regard pour se rendre compte qu'il n'y a plus rien à boire dans la pièce. Les effluves puissants du café englobent la cabine. Au sol, la bouteille de verre contenant les restes de sa ration de la journée est en mille morceaux, son contenu se répandant au gré du tangage.

« Raté pour le café. Merde. »

Plus désemparé qu'en colère, il se laisse tomber lourdement sur sa couchette, et prend sa tête entre ses mains à la manière d'un psykokwak. Ce fichu Jackson ! Ses ordres deviennent plus stupides d'un jour à l'autre.

Il lève la tête en sentant la présence du rouquin tout près de lui. Précautionneux, le jeune homme s'installe sur l'unique chaise de la pièce. Ses sourcils hésitants et sa moue dubitative lui donnent l'air d'un enfant perdu, ou sur le point d'être réprimandé.

Eaton sourit, se voulant rassurant.

« C'est pas votre faute, Harper. Vous avez transmis le message, c'est tout.
— Je sais bien, mon capitaine, mais... Mais j'aurais voulu qu'il en soit autrement. Je sais à quel point vous tenez à vous rendre utile, et puis au final vous êtes cantonné dans ce navire à ne rien faire. Le général Jackson, malgré tout le respect que je lui dois... Eh bien, il n'est plus le même depuis la mort de sa fille. »

Sans le vouloir, le capitaine se crispe l'espace d'une seconde. L'autre l'a certainement remarqué, puisqu'il détourne les yeux, comme pris en faute. Le grisonnant s'efforce de se radoucir, malgré son amertume croissante.

« N'importe qui serait bouleversé d'apprendre la mort de son enfant. »

Il marque une pause, le temps de dénicher un paquet de cigarettes dans ses poches. Rien. Il laisse tomber, et s'occupe comme il peut, en jouant avec sa pokéball. Tout vaut mieux que de rester les bras ballants au sens littéral du terme. Le sens figuré fait moins mal.

« Je suis assez mal placé pour savoir ce que Jackson ressent, mais je le comprends. Vous seriez pareil, vous, si vous aviez des enfants. Vous voudriez pas les voir mourir avant vous, pas vrai ?
— Évidemment, s'empresse de répondre le jeune homme, sans regarder son supérieur. Pardonnez-moi, mon capitaine.
— Allons bon... Y a rien à pardonner, petit. Juste beaucoup à apprendre. Vous êtes encore jeune. »

Eaton se sent un peu mieux, après cet étrange échange. Non pas qu'il soit rassuré de se trouver dans une meilleure situation que Jackson — est-ce vraiment le cas ? —, mais la compagnie de cet officier intelligent et sensible à sa propre déception lui redonne courage.

Fourbu, il se relève et tapote gentiment l'épaule du rouquin.

« On va prendre un café. C'est ça, ou bien je m'endors dans la minute. Puisque l'état-major nous ordonne de ne rien foutre, faisons-le dans les règles. »


* * *

« Jure-moi que tu m'en veux pas de t'entraîner là-dedans. Si tu veux faire demi-tour, suffit de le dire, tu sais. Je vais pas te forcer. »

Clyde hausse un sourcil, étonné que sa comparse fasse preuve d'une telle délicatesse ; c'est rare, venant d'elle. Il esquisse un sourire, content de voir qu'elle a repris contenance depuis cette histoire avec Brighton.

Tous deux postés devant le hangar à avions, ils attendent que le cryptéro du pilote déverrouille la porte à l'aide de ses facultés psychiques. Naturellement, n'ayant pas l'autorisation de l'état-major, ils sont obligés de s'en remettre à des moyens détournés.

L'entrepôt est situé en marge du complexe hôtelier, entre la ville et la route 6 qui va vers le nord. Le sol pavé de la ville laisse place à un terrain plat, assez sablonneux, constellé d'herbes folles qui s'agitent au gré de la brise, sans se soucier du triste spectacle qui se joue au port.

Quelques petits pokémons sauvages, principalement des ponchiots et des picassauts, observent curieusement le manège des deux silhouettes en uniforme et de la créature étrange qui les accompagne.

Il est vrai qu'avec son apparence étonnante et ses couleurs vives, la chose volante ne ressemble à rien de connu. Qui plus est, l'aura rosâtre qui l'entoure actuellement doit attirer le regard des « populations » locales.

« Vachement discrète, ta bestiole ! ricane Stella en constatant la présence de tous ces spectateurs alentour. Je serais pas étonné si un soldat idiot se perdait dans les hautes herbes à cause de cette lumière.
— Si tu penses être capable de t'occuper de cette serrure mieux que lui, je te retiens pas, réplique l'homme avec un rictus moqueur.
— Ça va, ça va. Mais j'aimerais autant éviter de me faire choper. Vu que c'est mon idée, en plus, je prendrai plus cher que toi. »

Clyde hoche la tête, et s'accroupit pour caresser un ponchiot peu craintif. Le canidé au pelage doux comme du coton secoue la tête en signe d'appréciation, et émet de petits couinements.

« Fallait y penser avant de proposer ce plan foireux, tu sais. Si toi, tu veux faire demi-tour, autant le dire. Ça sert à rien si t'es incapable de tirer par peur de te faire engueuler par l'état-major.
— Tu parles que j'ai peur ! Vaut mieux ça que d'avoir servi à rien. »

Le trentenaire ne réplique rien. Bien sûr ; il est parfaitement d'accord avec le raisonnement de sa camarade, autrement il n'aurait pas pris la peine de la suivre jusqu'à ce hangar, tout partisan de l'économie d'énergie qu'il est.

Une image floue se dessine dans sa tête, tandis qu'ils patientent. Il voit une tasse d'où s'échappe comme de la fumée, et sent l'odeur envoûtante du café. Un café bien noir, voilà ce qu'il aimerait, à l'instant présent.

Avec son parfum puissant, et son arôme bien amer, sa texture douce et brûlante qui enveloppe quiconque a froid dans une agréable étreinte réchauffante. Ce n'est pas que la température est glaciale, mais il ne fait pas bien chaud.

Étrange que les nuits d'été soient froides, à Alola.

Bah. On s'en fiche. Il n'est pas météorologue ; et d'ailleurs, il est content de ne pas l'être. Rester enfermé dans un bureau pour étudier les changements climatiques à longueur de journée, très peu pour lui. Mieux vaut risquer sa vie aux commandes d'un avion qui peut être abattu à tout moment.

Présenté d'une telle manière, ça n'a rien d'attrayant, mais c'est sa vision des choses. Vivre pleinement est plus gratifiant que de s'ennuyer en sécurité. Et sa partenaire pense très certainement comme lui.

Un « clic » dans son dos lui signale que son pokémon en a terminé avec la porte. Le processus a mis du temps, parce que l'état-major a pour une fois eu la bonne idée d'apposer plusieurs verrous très solides ; ce serait fâcheux qu'on se fasse voler un avion pour le retrouver écrasé en pleine jungle.

Satisfait, le dresseur rappelle la bête dans sa pokéball, et s'engouffre dans l'entrepôt à la suite de son amie. Ils jettent des regards alentour pour s'assurer que le vaste espace de stockage est totalement vide ; qui sait, des gardes pourraient être affectés là.

« On dirait qu'ils ont confiance en leurs serrures, remarque l'homme, ironique. C'est bien notre chance.
— Bah, c'est pas comme si les Alolais pouvaient piloter des avions.
— Piloter, non, mais les détruire, ça, je parie qu'ils savent. »

La jeune femme se retient de pouffer, et donne une petite tape dans le dos à son compagnon. Tous deux n'ont aucun mal à repérer la carlingue de leur véhicule, différenciée des autres par sa peinture blanche.

« Elle commence à s'écailler, remarque d'ailleurs Stella en caressant du bout des doigts un bout de surface qui a retrouvé son brun d'origine.
— On s'en occupera si on revient vivants de cette escapade. », rétorque Clyde en se hissant sur le siège du pilote.

La jeune femme n'objecte pas, et s'empresse d'aller ouvrir la grande porte pour pouvoir faire sortir l'avion. Une fois cela fait, avec toute la discrétion dont elle est capable, elle monte à son tour dans l'engin volant, prête à en découdre avec sa mitrailleuse.

Son comparse sourit devant son apparente détermination ; ils n'ont qu'à bien se tenir, ces fichus Kantonais, avec une femme comme elle !

Le Blizzi démarre rapidement, et ne tarde pas à décoller en pleine nature, sous les yeux émerveillés de tous les petits pokémons massés aux alentours. Ils doivent prendre la machine pour une drôle de bestiole géante, même si elle n'a pas la grâce d'un Artikodin ou d'un Ho-Oh.

Une fois l'appareil stabilisé suffisamment haut dans le ciel nocturne, le pilote manœuvre en direction de la ville en augmentant la vitesse. En l'espace de quelques minutes, ils sont rendus au-dessus du port à moitié dévasté.

Le bruit du moteur couvre en partie le son des balles, les cris et les crépitements des attaques de pokémons, mais pas assez pour que les aviateurs soient complètement imperméables à la boucherie qui se déroule en contrebas.

Clyde raffermit sa prise sur les commandes du véhicule, et ralentit en espérant comprendre exactement ce qui se passe en bas. Il distingue sans peine, tout près du port, la large carcasse noire du navire Kantonais. Un flot de militaires armés jusqu'aux dents a dû en sortir un peu plus tôt.

Soldats et pokémons ne sont que de minuscules points, vus de là-haut, qui forment chacun une tache de couleur, le tout donnant une drôle de toile impressionniste. Ça n'a pas l'air effrayant, quand on se tient loin au-dessus du sol, mais de près, ce doit être une autre histoire.

Uniformes bruns et bleus se mélangent de façon discordante, les corps s'entrechoquent et tombent par terre comme des dominos, les uns poussés par la chute des autres. Une nappe rouge habille le sol pavé du port. L'eau se teintera bientôt du sang des morts, quand le liquide s'écoulera jusqu'au bord de la jetée.

Silencieux comme deux âmes en recueillement, les deux comparses observent la scène abstraite qui se joue devant leurs yeux, trop éloignés pour en saisir toute l'essence — et l'horreur. L'homme sent son amie respirer plus bruyamment ; c'est qu'il fait froid.

« C'était une mauvaise idée, reconnaît-elle à mi-voix, son timbre à moitié couvert par le moteur rugissant.
— C'est bien que tu l'admettes. Au moins, tu vois, t'es pas tout à fait insensible, c'est pas plus mal de t'en rendre compte.
— Non, c'est pas ça... Enfin, peut-être un peu. Mais c'est surtout qu'on va rien pouvoir faire, de toute façon, tu vois bien que je risque de tirer sur des gars de chez nous. Ça me ferait mal au cœur, tu vois. »

L'autre hoche la tête, compréhensif. Il jette un dernier regard au triste spectacle qui se joue sur les planches du port. Des éclairs, d'étranges attaques colorées, roses, vertes, rougeoyantes... Dégoûté, il détourne les yeux et entreprend de retourner au hangar. Avec un peu de chance, personne n'aura rien remarqué, même si le ciel est dégagé.

« Allez, il est grand temps de rentrer. Ce sera pour une prochaine fois. »

Autant essayer de relativiser. C'est mieux de croire que le verre est à moitié plein, même s'il a plutôt l'air à moitié vide. Tout est une question de perception et de formulation. Plein, vide... Bah, quelle importance ? Tant qu'il reste un verre à remplir.

Ou une tasse. Une tasse à remplir de café noir, c'est bien aussi. Ça réchauffe et ça réveille, ça met les sens en route et surtout, ça fait oublier, le temps d'une gorgée amère, les horreurs de la guerre.

Oui, le café, c'es—

La carlingue est secouée de plein fouet par un choc violent, et se met à tanguer furieusement. Hébété, Clyde tente de garder le contrôle du mieux qu'il peut.

« Putain ! C'était quoi ça ? »

Il entend Stella déglutir et se redresser. Elle a probablement dû heurter le bord de son siège.

« J'ai vu une sorte d'éclair lumineux, j'en sais rien... Merde ! On va s'écraser, l'aile droite est en miettes ! »

Le trentenaire ouvre la bouche pour répondre, mais se ravise en sentant l'avion perdre de l'altitude progressivement. Les rues de la ville défilent, rendues floues par la vitesse de l'appareil. Un vent glacial s'engouffre dans ses lunettes de protection fissurées, faisant perler les larmes de ses yeux.

Nerveusement, il plonge la main dans la poche de sa veste d'uniforme, et agrippe fermem—

La dernière chose qu'il voit, ce sont les arbres.


* * *

Le général Jackson ne manifeste aucune réaction, lorsqu'un obscur gradé de l'état-major s'assoit en face de lui dans le restaurant de l'hôtel bondé. Il ne voit pas plus loin que les traits curieusement flous, une masse jaunâtre qui fait figure de cheveux, et une silhouette brune indistincte.

Il préfère garder les yeux tournés vers la table, sur laquelle une tasse de café, encore pleine, attend d'être vidée. Hagard, il a l'air noyé dans le liquide noir, comme si quelque chose de passionnant s'y déroulait.

Seulement, rien.

La surface de la boisson est lisse, aucun remous pour venir perturber la quiétude de cet univers sombre et parcimonieusement sucré. Pas comme cette satanée mer tourmentée, dehors. En tendant l'oreille, l'homme fatigué pourrait certainement entendre son fracas contre la côte. Quoique avec toute l'agitation environnante, difficile à dire.

« Même les dernières tempêtes essuyées sont rien à côté de ça, marmonne le type en face de lui, d'une voix qui lui paraît étrangement étouffée, comme s'il portait un coussin sur chaque oreille. Mais ça devrait se calmer d'ici la prochaine heure, le temps que nos gars finissent de faire le ménage. »

Jackson a noté la confiance dans le ton de l'officier. Confiance qu'il est loin de partager, étant donné les méthodes employées par Kanto afin d'atteindre le port. Il n'a pas la moindre idée de comment ils s'y sont pris pour arriver là, mais une chose est sûre, c'est avec détermination qu'ils sont venus.

Et un ennemi déterminé, c'est plus dangereux que tout. Sa propre expérience le lui a bien fait comprendre.

Néanmoins, histoire de faire bonne figure et de conserver la dignité propre à son rang, il hoche la tête d'un air las. Ses doigts viennent se crisper autour de la tasse pleine ; la porcelaine est froide contre sa peau, signe que le liquide s'est considérablement rafraîchi.

Sans conviction, il porte le récipient à sa bouche, et goûte le café du bout des lèvres. Froid. Il fallait s'y attendre. La tasse retrouve sa place initiale, sur la nappe immaculée.

« A mon avis, reprend l'autre, c'était une idée stupide de leur part de se pointer ici. Ils devaient pas savoir que c'est sur cette île qu'on a le plus de forces, peut-être... Ils vont se faire écrabouiller, et on verra s'ils tiennent longtemps avant de rentrer chez eux.
— Probablement, lâche le chef d'état-major d'une voix atone, dénuée de toute inflexion.
— Ils auraient dû éviter de nous sous-estimer, voilà tout. Après la fessée qu'ils ont pris sur Poni, ça m'étonne qu'ils aient eu les couilles de revenir. »

Le grand brun ne peut que partager son opinion, cette fois. Brighton et Emerson ont mené efficacement la bataille sur les côtes de Poni, et ont administré une raclée mémorable aux forces kantonaises, en plus de faire plusieurs prisonniers.

En comparaison, le nombre de victimes unysiennes a été ridiculement bas. Et pourtant... Pourtant, ça n'a pas l'air de leur suffire. Ils veulent continuer à en découdre, et sortent maintenant les grands moyens.

Pourquoi ?

Pourquoi attendre pour agir avec plus de précaution, tout en continuant à n'organiser que des attaques de front ? Jackson est bien forcé de s'avouer totalement perdu face à un tel manque de bon sens. L'ennemi n'a-t-il jamais suivi de cours théoriques sur la stratégie ?

Ils devraient probablement jouer plus souvent aux échecs, ça leur mettrait les yeux en face des trous.

« On dirait que ça s'est calmé, lance soudain le type en se levant brusquement. Peut-être que c'est fini, maintenant... »

Le général se lève à son tour, le corps engourdi par tant de temps passé à ne rien faire. Maladroitement, il bute contre l'un des pieds de la table, qui tremble légèrement. Heureusement, elle ne tombe pas.

Il n'y a que la tasse qui s'est renversée, laissant couler un ruisseau noir sur le tissu blanc de la nappe. Tant pis.