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Calendrier de l'Avent 2017 de Corpus09



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Informations

» Auteur : Corpus09 - Voir le profil
» Créé le 03/12/2017 à 12:03
» Dernière mise à jour le 03/12/2017 à 14:03

» Mots-clés :   Fanfic collective   Song-fic

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Jour 3 : Deuil en Décembre, par Flageolaid
Pour quelle raison n'avait-elle pas pleuré ? Ni à l'annonce du décès, ni durant les funérailles, ni même après ?
Pire, pourquoi ne ressentait-elle aucune tristesse, aucune souffrance, rien qu'une absence de sentiment ? N'avait-elle pas de cœur ? Strykna déglutit. Du haut de ses quatorze ans, l'adolescente éprouva toute la cruauté d'une telle question, surtout émanant d'elle-même. Sa part d'innocence que les années n'avaient pas encore dévorée s'en indigna.

Décembre marquait la fin de l'année. Les habitants d'Unys l'envisageait comme un mois de réjouissance et de récompense, avec les cadeaux sous le sapin et tout le reste, les couleurs, les lumières, la musique, les ornements inutiles.
Pour Strykna, les fêtes se déroulaient en début de mois, cette année. Tout le monde s'était rassemblé, comme pour des réjouissances, et il y avait partout cette couleur noire, cette lumière terne, cette musique d'orgue et tous les ornements inutiles. Même le sapin était là, sous forme de boîte.
L'adolescente secoua la tête d'un geste de mépris. Elle n'avait pas le droit de considérer les choses avec tant de cynisme, pas en ce jour.

Strykna venait d'enterrer sa grand-mère, l'être qu'elle chérissait le plus au monde. Cette vieille bonne femme aux allures de sorcière l'avait élevée quasiment depuis sa naissance. Trop souvent absents, ses parents, qui ne pouvaient remplir leur rôle, l'avait confiée aux bons soins de son adorable mamie.
En fermant les yeux, Strykna revoyait la tendresse de son sourire et la malice qui luisait dans ses yeux gris. Les traits ridés de sa grand-mère apparaissaient encore nettement dans son esprit. Sa voix chaleureuse résonnait dans le néant et son parfum – de l'huile essentielle de lavande – semblait flotter dans les airs.

L'adolescente aux cheveux blancs esquissa un sourire qui se voulait doux, mais qui ressemblait à un rictus. Quoiqu'elle fisse pour extérioriser ses sentiments, cela se terminait toujours en grimace. D'après sa grand-mère, toutes les femmes de la famille finissaient tôt ou tard par ressembler à une sorcière. Sur ce point, Strykna se montrait d'une précocité atterrante.
La vieille dame plaisantait parfois à ce sujet. Alors elle gratifiait toute la maisonnée de son rire atypique qui ressemblait au cri d'un Melokrik. À cette pensée, la jeune fille tenta à nouveau un sourire ; son Scobolide détourna les yeux d'un air désapprobateur quand il la vit.

Ses Pokémon se tenaient là, auprès d'elle, toujours présents, même dans la peine, blottis les uns contre les autres, tant pour se réchauffer que pour se consoler. Ils aimaient eux aussi énormément la grand-mère de leur dresseuse qui leur prodiguait quelquefois des soins quand elle était encore de ce monde, toujours prête à leur offrir une friandise quand Strykna avait le dos tourné.
Malgré leurs airs patibulaires, Scobolide, Nosferalto, Seviper et Smogo paraissaient plus attristés que l'adolescente par la perte de cet être si cher, si affectueux. Il faut dire que la vénérable dame leur ressemblait beaucoup : pas vraiment belle à regarder, inspirant la crainte même, et pourtant tellement loyale.
Seviper renifla bruyamment, cherchant sa dresseuse de ses petits yeux embués de larmes. Le Nosferalto prit sa tête entre ses larges ailes pour le rassurer, tandis que les deux autres se serrèrent tout contre le Pokémon Serpacroc qui sanglotait.

Le regard de l'adolescente se posa longuement sur eux, contemplant ces créatures pétries d'amour, puis parcourut la pièce immense et froide, sans aucune émotion. Perdue dans ses pensées, ou absence de pensée, Strykna semblait admirer les flocons qui tombaient, hors de sa vue, de l'autre côté des murs sombres du bâtiment, sans parvenir à recouvrir le sol d'un doux tapis blanc.
En même temps, ses doigts caressaient les cordes de sa guitare. De l'instrument noir et mauve ne sortaient d'ordinaire que des mélodies violentes, des riffs nerveux, des notes d'outre-monde. Mais aujourd'hui, l'adolescente avait besoin de soulager sa peine, à supposer qu'au fond de son âme elle ressente la moindre tristesse. Comment savoir ? Elle-même n'arrivait pas à se sonder.

L'adolescente se redressa et inspira profondément. Il n'était pas question de faire le vide en elle, mais plutôt de le combler, avec des sentiments ou n'importe quoi d'autre. Avec de la musique. Elle fit donc vibrer chaque corde pour vérifier que l'instrument était bien accordé.
Puis, timidement, doucement, sa guitare se mit à pleurer. Le hurlement du vent froid de Décembre soufflant contre les fenêtres sales accompagna la complainte poignante qui résonnait dans l'immense bâtiment. La mélodie sembla apaiser les Pokémon de Strykna qui s'abandonnèrent lentement au sommeil.


I look at you all, see the love there that's sleeping
(je vous regarde tous et je vois l'amour qui est endormi là)
While my guitar gently weeps
(pendant que ma guitare pleure gentiment)
I look at the floor and I see it needs sweeping
(je regarde le sol et je vois qu'il a besoin d'être balayé)
Still my guitar gently weeps
(alors que ma guitare pleure toujours gentiment)


Strykna se surprit à focaliser son attention sur le sol couvert de poussière. Depuis qu'on lui avait annoncé le décès de son aïeule, la jeune fille se concentrait souvent sur des détails sans importance. Elle ne faisait plus que ça, à vrai dire. Cherchait-elle à fuir la réalité ?
Durant le trajet de retour en car, elle avait fixé les lignes blanches sur la route, se questionnant sur leur longueur précise. Pendant la cérémonie, elle s'était intéressée à la forme des boutons des vestes que portaient les hommes dans l'assistance. Enfin, lorsque l'on mit le cercueil en terre, elle avait compté les flocons qui se posaient délicatement sur ses chaussures. Cinquante-six en tout.
Tant de choses aussi futiles que la vie.

En effet, il fallait passer un bon coup de balai sur ce sol. Strykna s'en rendait bien compte du haut de son perchoir. Elle était assise au bord de la scène de l'arène d'Ondes-sur-Mer. Son arène, son rêve.
Depuis sa plus tendre enfance, la guitariste désirait devenir championne d'arène. C'était sa lubie, son objectif, son rêve. Dans un coin de la chambre de sa mamie trônait un épais classeur, tellement rempli qu'il était impossible à fermer, contenant tous ses dessins pour le design de l'arène. La vieille dame avait toujours refusé de jeter le moindre de ses croquis. Avec le temps, le rêve de sa petite-fille avait fini par devenir le sien.

Ce fut en Décembre, l'année précédente, que Goyah prit sa retraite. De gros bouleversements suivirent son départ, dont la fermeture programmée de trois arènes vétustes à condition de trouver des remplaçants dans d'autres villes.
Ce fut en Décembre, l'année précédente, que Strykna et sa grand-mère eurent une longue discussion qui dura jusque très tard dans la nuit, au sujet des opportunités qui se présentent parfois dans une vie et des efforts à fournir pour réaliser ses rêves.
Ce fut en Décembre, l'année précédente, qu'une adolescente débraillée quitta Ondes-sur-Mer pour entraîner sa fière équipe de Pokémon, tandis qu'une vieille dame aux allures de sorcière, un gros classeur sous le bras, supervisait les travaux de rénovation d'un ancien hangar transformé en arène.

Ce fut en Décembre que Strykna apprit le décès de sa mamie adorée et revint en toute hâte à Unys après un an à parcourir le monde. Pour elle, c'était comme si le temps ne s'était pas écoulé dans sa région natale. Douze mois de Décembre.
Pour la guitariste silencieuse, il existait une cinquième saison à Unys : Décembre. Plus vraiment l'automne, pas tout-à-fait l'hiver, le climat de cette saison particulière oscillait entre la joie et la tristesse. C'était un mois de magie et de miracle autant que de désespoir, un mois où les empires se faisaient et se défaisaient, où les gens naissaient et mouraient.
C'était aussi un mois où les températures gelaient les larmes, les empêchant de couler pour pleurer ses proches. À cette pensée, Stryna soupira, exhalant un petit nuage de condensation.

Smogo grogna. Il s'extirpa bientôt de sa torpeur et lévita jusqu'à sa dresseuse. Il aimait l'entendre jouer de la guitare. Sans cet instrument, l'adolescente n'aurait jamais pu apprivoiser son Pokémon. Encore une fois, elle avait suivi les bons conseils de sa grand-mère. Comment ferait-elle sans elle à présent ?
Au fond, elle ressemblait beaucoup à son Smogo avec son caractère un peu sauvage, son incapacité à faire éclater ses sentiments, surtout en un jour de deuil. Au moins son Pokémon pouvait-il s'en excuser, il avait vécu des choses terribles avant de rencontrer Strykna.


I don't know why nobody told you
(je ne sais pas pourquoi personne ne t'a dit)
How to unfold your love
(comment avouer ton amour)
I don't know how someone controlled you
(je ne sais pas comment quelqu'un t'a contrôlé)
They bought and sold you
(ils t'ont acheté et vendu)


Smogo avait été victime de trafiquants de Pokémon. Traqué, capturé, vendu, acheté, revendu, volé, maltraité, le Pokémon n'accordait aucune confiance aux humains lorsque la guitariste l'avait rencontré. De toute sa vie, il n'avait connu que la face la plus méprisante de l'humanité.
Ce n'était pas la petite Strykna, déjà plus sorcière que fillette, qui aurait réussi seule à lui montrer que l'amour existe toujours en ce bas-monde. Heureusement que sa brave grand-mère se trouvait là pour lui indiquer la marche à suivre. Les Pokémon sont des êtres intelligents, lui avait-elle dit, ils sont sensibles à l'art, joue-lui donc un petit air.

De l'amour, de la musique et du temps, il avait fallu tout cela dans d'énormes proportions avant que le Smogo n'accepte un jour d'entrer dans une Pokéball. Il n'en demeurait pas moins meurtri par le souvenir de ses premiers contacts avec les humains. En dépit des efforts de Strykna, le Pokémon Gaz Mortel conservait son caractère méfiant, ne dévoilant que rarement ses sentiments.
Pourtant il semblait triste comme jamais en ce jour, bien plus que sa dresseuse. Durant un court instant, Strykna éprouva une pointe de jalousie. Elle voulait elle aussi être capable de ressentir de la peine, cette souffrance normale qui suit la perte d'une personne aimée.
Sans doute l'année passée avait-elle grandement profité au Smogo. Découvrir le monde, rencontrer de nouvelles personnes, combattre de puissants adversaires, tout cela l'avait changé. Les trois autres Pokémon avaient aussi gagné en maturité au cours de ces longs passés loin d'Unys.

Selon la défunte, le meilleur moyen pour qu'un dresseur et ses compagnons s'épanouissent restait le voyage initiatique, parcourir le monde sur les petites routes, sur les grandes, par monts et par vaux. Elle devait savoir de quoi elle parlait, elle qui avait tout appris du combat Pokémon à sa petite-fille.

La guitariste se mordit la lèvre inférieure. Cela faisait un an qu'elle n'avait pas vu sa grand-mère. Physiquement, car elles étaient restées en communication durant tout le périple de Strykna, parfois en visioconférence, parfois par courriel.
Il ne s'était écoulé une semaine sans que la jeune fille aux cheveux blancs ne prenne des nouvelles de son aïeule.
Cette dernière l'avait poussée à entreprendre un long voyage pour entraîner ses Pokémon avant de proposer sa candidature en tant que championne d'Ondes-sur-Mer. Strykna avait hésité au début car elle connaissait les problèmes de santé de sa grand-mère.
Les médecins s'accordaient sur leur diagnostic, encore deux ans à vivre, trois dans le meilleur des cas. Pour cette raison, la vieille dame avait persuadé sa petite-fille de se perfectionner du mieux qu'elle put. Avant de passer l'arme à gauche, elle voulait plus que tout voir Strykna réaliser enfin son rêve, le sourire aux lèvres.


I look at the world and I notice it's turning
(je regarde le monde et je remarque qu'il tourne)
While my guitar gently weeps
(pendant que ma guitare pleure gentiment)
With every mistake we must surely be learning
(à chaque faute commise nous devons sûrement apprendre)
Still my guitar gently weeps
(alors que ma guitare pleure toujours gentiment)


Avec le recul, la plus grosse commise par Strykna était peut-être d'avoir quitté Unys. Elle aurait pu s'entraîner dans la région, revenir régulièrement chez elle, s'assurer personnellement de l'état de santé de sa grand-mère. Celle-ci l'aurait sûrement traitée de tous les noms de nuire ainsi à la réalisation de son rêve. Et alors ?
Son rêve, quel était-il déjà ? Devenir championne d'arène d'Ondes-sur-Mer ? Oui, pour qu'une vieille sorcière soit fière de sa petite-fille, à en pleurer de joie. Et voilà le résultat, une guitare qui sanglote dans le silence d'un bâtiment vide !

La musique s'arrêta. Mamie, cette sorcière au cœur tendre, ne s'était épargné aucun sacrifice pour elle, pour l'élever, pour son rêve. Elle avait intégralement payé cette arène. D'après les voisins, elle venait tous les soirs balayer un peu à l'intérieur, après le départ des ouvriers chargés de la rénovation.
Strykna n'avait pas à se forcer pour l'imaginer ici même avec son balai à la main, sa silhouette, sa démarche, ses ricanements. Elle pouvait revoir n'importe lequel de ses souvenirs, bons ou mauvais, passés en compagnie de sa grand-mère.

Alors pourquoi ne parvenait-elle pas à pleurer une personne aussi chère à son cœur ? Pourquoi ne ressentait-elle pas la moindre tristesse ? Pourquoi avait-elle simplement accepté sa mort au moment même où on le lui avait appris ?
Une forme de culpabilité rongeait profondément la pauvre Strykna, dont les doigts se crispaient sur les cordes de son instrument. Elle se détestait. Elle força sur ses yeux clos, battit des paupières pour provoquer ses larmes. Elle trichait, et alors ?
Pleurer, c'est pour les faibles. L'adolescente l'aurait rugi à travers la pièce, appuyant ses mots de grands coups contre sa guitare, frappant la scène du pied. Elle l'aurait fait, oui, mais ce serait manquer de respect à sa défunte grand-mère. Alors elle retint sa colère, se mordit les lèvres et continua de ressasser ses questions.

Le silence glacial avait réveillé ses Pokémon qui la regardaient avec de grands yeux interrogateurs.


Look at you all...
(je vous regarde tous)
Still my guitar gently weeps
(alors que ma guitare pleure toujours gentiment)


La guitare reprit. Peut-être finalement que certaines personnes ne pleurent pas avec leurs yeux.
Demain, sa guitare rugirait à nouveau des riffs féroces. Le mois prochain, l'arène ouvrirait sur une mélodie bruyante et agressive. Mais pour le moment, l'instrument pleurait entre les mains de Strykna, tandis que le vent glacé dehors lui répondait avec tristesse.


[D'après While my guitar gently weeps, des Beatles (1968)]