23- Visage découvert
« En temps de paix, les fils enterrent leurs pères. En temps de guerre, les pères enterrent leurs fils. »
— Hérodote (480 av. J.C. - ~ 425 av. J.C.) —
* * *
Le matin est là depuis deux bonnes heures, mais il n'y a pas l'ombre d'une activité au quartier général du Hano-Hano. Pas dans les couloirs, en tout cas. C'est comme si le temps s'était arrêté, que tout n'avait plus d'importance, et que la guerre n'était plus qu'un souvenir.
Hélas, elle est encore là.
Stella, suivie de son acolyte Clyde, encore un peu ensommeillé, sont les seules âmes à parcourir les corridors. Tout le monde est parqué dans son bureau ; à rédiger des rapports, à passer des coups de téléphone au ministère, à se faire couler du whisky dans la panse en cachette...
Hormis le bruit de ces deux paires de bottes, rien ne vient troubler cette quiétude presque angoissante. Les lieux sont éclairés, bien sûr, mais ils auraient tout aussi bien pu ne pas l'être. On se croirait en pleine nuit. Non, même là, c'est plus animé.
« Un peu plus, et je croirais qu'ils sont tous morts, marmonne la jeune femme, les mains dans les poches de son pantalon d'uniforme. C'est vrai, quoi, on vient de gagner une bataille et tout le monde fait la tronche.
— Toi la première, rétorque l'autre de sa voix traînante. Brighton a un peu abîmé ta carapace.
— Inutile de me le rappeler. »
Elle est étonnamment sérieuse ; elle qui, d'habitude, est toujours celle qui plaisante et qui a la langue bien pendue. Mais bien sûr, elle est trop fière pour avouer qu'elle a souffert, de voir un pauvre type se faire salement amocher par ce...
Bah, la guerre a son lot d'horreurs, elle finira bien par s'y habituer. C'est certain qu'être sur le terrain pour de vrai, c'est autre chose que l'entraînement. Plus dangereux, mais aussi plus ignoble. Dire qu'elle a eu plus peur d'une scène de torture que de la bataille !
Peut-être est-ce à cause de la sensibilité qu'elle s'efforce de refouler, de ranger dans un coin de sa tête et on n'en parle plus. Peut-être qu'elle a toujours cru que se fermer était plus simple que de s'ouvrir, et maintenant elle découvre que c'est pas si simple.
Tout ça lui donne mal à la tête. Si elle n'avait pas voulu ce rendez-vous avec le général, elle déguerpirait au plus vite pour aller s'allonger un peu. Mais hors de question de dormir. Pas avec ces images qui persistent à revenir encore et encore.
Autant se concentrer sur autre chose, pour l'instant. Comme les couloirs richement décorés de cet ancien hôtel de luxe, reconverti en base d'un chef de guerre irascible. L'ironie de ce fait la ferait presque sourire.
Avec ses tableaux de grands maîtres unysiens et son sol de marbre lustré à outrance, c'est sûr qu'on ne peut pas oublier l'élégance et l'opulence de ce complexe. Certains portraits exposés sont sûrement ceux de riches contributeurs ou de visiteurs célèbres, ça ne l'étonnerait pas.
Elle entend son partenaire traîner un peu la patte derrière elle ; de toute évidence, il n'a pas envie d'être là. Ça, Stella le comprend bien, et elle ne peut que lui être reconnaissante d'être venu. C'est chouette de sa part, et ça l'aidera à ne pas fondre en larmes devant Jackson.
Une fois la bonne porte en vue, ils s'arrêtent devant, et attendent. Sans commettre l'affront de s'adosser au mur, évidemment. Les minutes s'écoulent comme des heures, et c'est insupportable. La jeune femme a l'impression d'avoir un « tic tac » permanent dans les oreilles.
« On est en avance, ou alors ils sont en retard ? souffle l'homme en faisant les cent pas.
— En avance, tu penses bien. Hors de question d'arriver pile à l'heure ou en retard. »
Il hausse les épaules tout en continuant à marcher, le visage impassible. La porte de beau bois finit par s'ouvrir sur la silhouette haute et mince du sergent Stan Waller. Avec un hochement de tête informel, il les salue et s'efface pour les laisser entrer.
Même s'ils connaissent déjà la pièce, les deux aviateurs ne peuvent pas s'empêcher d'être à nouveau impressionnés par ce décor. Comme de juste, on a assigné au chef d'état-major le bureau du directeur de l'hôtel, aujourd'hui reparti sur sa terre natale le temps que les choses se tassent.
Le bureau en lui-même, un meuble de bois taillé d'une grande élégance, est un témoin suffisant de tout l'argent que doit représenter cette simple salle, pas tellement grande si on se fie à d'autres comme la salle de réception, aujourd'hui inutilisée.
L'occupant se lève tranquillement, mais ses traits encore tirés par la fatigue, et peut-être l'accablement suite à la mauvaise nouvelle qu'il a reçue, ne trompent pas. Stella songe un instant à l'horreur que ça a dû être, d'entendre ça... Mais elle ne peut pas tout à fait comprendre non plus.
Il les fait asseoir, et s'efforce de paraître le plus avenant possible, sans tout à fait y parvenir. Évidemment, personne n'a l'indécence de faire la moindre remarque.
« Commandant Waller, commandant Jonson, bienvenue à vous. Sergent Waller, je vous prie de quitter la pièce pendant toute la durée de l'entretien. Sauf s'il y a urgence, ne frappez sous aucun prétexte.
— Bien, mon général. »
Un salut respectueux plus tard, le jeune homme sort du bureau pour se poster dans le couloir. Sa sœur le suit du regard, puis se tourne à nouveau vers Jackson. De près, ses yeux paraissent encore plus rougis, et on lui donnerait plus que son âge. Pour lui qui déborde habituellement de vitalité, c'est inquiétant.
Assis à côté d'elle, Clyde ne pipe mot, comme s'il n'avait pas réellement conscience de se trouver là. Peut-être bien qu'il dort encore à moitié ; le seul créneau disponible pour une entrevue, forcément, ne lui a pas laissé beaucoup de choix.
Le général reprend place sur son confortable fauteuil, et éteint le cigare qui traîne dans le cendrier pour que la fumée ne se propage plus. Légèrement entrouverte, la fenêtre laisse entrer l'air marin du dehors, avec la relative fraîcheur matinale.
« Vous le savez sûrement, il y a beaucoup à faire, alors... Je vous accorderai un quart d'heure, pas une minute de plus. Soyez brefs, commandants.
— A vos ordres, mon général, qu'ils répondent en même temps du tac au tac.
— C'est à quel propos ? » s'enquit Jackson en tripotant machinalement un stylo à plume argenté.
Les deux camarades se consultent du regard, pour décider de qui va parler. Stella est déterminée à le faire, ne serait-ce que pour se débarrasser de son fardeau elle-même. C'est avec un brin d'appréhension qu'elle se lance, la gorge à peine serrée :
« C'est à propos du général Brighton. »
Brusquement, le stylo est relégué au second plan ; mais les traits du visage du général ne semblent trahir aucune surprise.
« Je vois.
— Loin de nous l'idée de... de vouloir discréditer un supérieur sans raison, mais il faut que vous sachiez qu'il...
— Il torture des Kantonais sur Poni. Et impunément, semble-t-il », complète Clyde, sentant la détresse de sa partenaire.
La jeune femme retient un tremblement en se revoyant regarder à travers la mince ouverture de la porte. Les taches rouges sur la chemise du tortionnaire, le visage tuméfié de l'étranger assis à moitié mort sur une chaise... Elle en vomirait volontiers.
Leur interlocuteur secoue la tête, las.
« Je sais tout ce que fait le général Brighton, et même si je suis loin de le cautionner, ce serait me couper un bras que de lui demander de regagner Unys. Il est un bon tacticien, et il ne recule devant rien pour gagner. Comprenez bien ; Alola se rebelle et Kanto est un ennemi de longue date. Il faut bien faire face avec toute la virulence dont on est capable. Je me doute qu'un général mollasson comme on en fabrique à la chaîne serait plus en accord avec les « lois de la guerre », mais on ne peut pas se passer de lui. »
Il a parlé vite, l'air tant préoccupé qu'énervé. Peut-être n'était-ce pas une bonne idée, après tout, de porter le problème à son attention. Entre les types de l'état-major et les officiers de rang moins élevé, il y a un gouffre infranchissable.
Dépitée, Stella baisse la tête, se mordant les lèvres à s'en faire mal. Pourquoi avoir pris la peine de prendre ce rendez-vous, au final ? Ça ne donne rien, et elle n'en est que plus déçue — et plus effrayée encore.
Elle serre les doigts autour des accoudoirs de son siège, et se retient d'envoyer paître le chef d'état-major avec des insultes bien senties. Il en va de son poste et de son grade. Mais d'un côté, que sont ces considérations à côté de la peur bleue qu'elle éprouve en pensant à ce Brighton ?
Lorsqu'elle relève les yeux, elle croise le visage affligé du général. Il n'a pas l'air plus content qu'elle de la situation, mais il a clairement manifesté son intention de ne rien faire. A moins qu'il ne le puisse tout simplement pas. Au-dessus, il y a bien le ministère de la Guerre...
« Merci d'avoir porté cela à mon attention, commandants. Prenez donc une heure de repos.
— A vos ordres, mon général. »
D'un même pas lourd, ils quittent tous deux la pièce après un salut ; le sergent Waller, sans un mot, regagne le bureau.
Clyde donne une tape sur l'épaule de sa comparse, et lui assure que ça ira, qu'elle ne reverra plus jamais ce salopard de Brighton. Étonnamment, les accents traînants du trentenaire semblent la rassurer un tant soit peu.
Pour l'instant.
* * *
Un peu tremblante, la main fine et pâle jette la dernière poignée de sable sur le monticule. On ne dirait pas qu'un corps vient d'être inhumé juste là ; on ne voit que les aspérités du désert, et la faible brise venue de l'ouest qui fait voleter les grains de cette terre mouvante.
Doucement, le corps se remet debout, et d'un revers de sa manche sale, essuie ses yeux un peu larmoyants. A cause du sable qui y entre ou de sa peine, il ne sait pas. Les enterrements ont toujours eu le don de le rendre irritable, que ça le touche ou non.
Il pose la casquette sur ses cheveux blonds d'un geste nonchalant, et s'éloigne un peu, ses bottes s'enfonçant à chaque pas. Loin du campement et de ses occupants, qui ont déjà laissé derrière eux le cadavre de leur camarade.
De neuf, ils sont passés à huit. Et c'est plus douloureux qu'on pourrait le penser.
Weigall n'a jamais été un grand sentimental. Du moins, pas un homme à s'émouvoir pour un simple corps humain privé de vie. Après tout, il les a longtemps étudiés pour comprendre les tours et les détours du passé. Mais ces morts-là l'étaient depuis longtemps.
Un cadavre qu'il a côtoyé, avec qui il a plaisanté récemment, ça a un autre effet, pas drôle du tout. Il comprend un peu mieux ce qu'a pu ressentir leur prisonnière en voyant le corps du colonel Smith.
Dans son sillage, la petite forme rayée de Vicky se met à courir, bien décidée à le rattraper. Il jette un regard dans sa direction et esquisse un pauvre sourire. Au moins, il lui reste son pokémon, et c'est mieux que rien.
La guerre c'est dégueulasse, il le sait bien et il ne peut rien y faire, mais maintenant qu'il en a compris toute l'horreur, il a juste envie de rentrer au bercail. En tout cas, que ce stupide conflit se termine. Pourquoi coloniser des gens si c'est pour les massacrer après ?
Pourquoi sacrifier un homme avec des rêves, des espoirs et une vie pour un pokémon légendaire qui préférerait rester dans son tombeau ?
« Les gens qui meurent à la guerre, ils laissent plus qu'un cadavre derrière eux, marmonne-t-il pour lui-même, son murmure baladé par la brise. Ils laissent la tristesse et le désespoir, et dans un sens c'est encore pire. »
Il s'arrête de marcher au sommet d'une dune, la fouinar à ses côtés. Ses grands yeux sont tournés vers lui, et elle a l'air de boire ses paroles. Est-ce qu'elle les comprend ? Peut-être. Les pokémons peuvent être très intelligents, mais ils ne connaissent pas le concept de guerre. Chez eux, ce n'est que l'instinct de survie. Massacrer n'est pas si dramatique.
Les jambes soudainement douloureuses, le jeune homme se laisse tomber dans le sable, ses yeux émeraude dans le vague. Comme d'habitude, le ciel est dégagé, d'un bleu vif, à peine agrémenté de quelques nuages indolents.
Quelques pokémons s'ébrouent dans le sable au loin, sûrement une meute ou une famille. A cette distance, impossible de deviner de quelles espèces il s'agit. Sûrement des mascaïman, au vu de leur démarche pataude. Le soleil est trop éblouissant pour distinguer clairement les formes.
Il reste là un bon moment, sans se soucier de quoi que ce soit, et surtout pas du reste de son groupe. Quand il sera temps de partir, on viendra le chercher et puis c'est tout ; sans lui, ils n'ont aucune chance de quitter le désert sans pertes.
Ses doigts engourdis caressent machinalement le poil rêche de Vicky, qui d'habitude en tire une satisfaction manifeste. Aujourd'hui, il n'en est rien. Elle ressent tout ce qu'il ressent ; elle comprend que ça ne va pas et qu'il vaut mieux ne pas s'épancher.
La silhouette à la casquette de travers ne bouge qu'à peine, brûlant sous le soleil.
« Hé, Weigall! »
Derrière lui, la voix grave de Macarthur lui parvient, à moitié étouffée par sa propre torpeur. Il l'entend néanmoins, mais ne tourne pas la tête en direction de son supérieur. Celui-ci peut s'en offusquer s'il veut, ça n'a aucune importance.
Bientôt, la silhouette plus grande et solide du quadragénaire vient rejoindre la sienne ; le brun ne manque pas de lâcher un grommellement, à cause de son dos douloureux. Pour une fois, il n'a pas de cigarette entre les lèvres. Peut-être qu'il a envie d'être vraiment sérieux.
« On va pas tarder à partir. Dans une bonne demi-heure. Vous serez prêt, lieutenant ?
— Oui, mon général. »
Sa voix désincarnée ne doit pas rassurer son interlocuteur, mais il serait difficilement capable de mieux en l'état actuel des choses. Il revoit encore le dernier sourire de Martin Marlowe, l'ignoble scène de sa mort, et puis l' « enterrement »...
Il entend Macarthur déglutir. Il doit réaliser qu'il n'est pas assez doué avec les mots pour exprimer clairement sa pensée.
« Écoutez, on est tous sous le choc de la mort de Marlowe. C'était... c'était un bon médecin, un bon camarade et sûrement un bon ami. Vous êtes le mieux placé pour le savoir.
— Le meilleur qu'il m'ait été donné d'avoir, souffle le blondinet à mi-voix.
— Rappelez-vous qu'il aimait plaisanter... »
Le lieutenant se raidit légèrement, ce qui n'échappe pas au regard bleu acéré de l'autre. Le général lève une main, désireux d'apaiser la tension.
« Hé là, je veux pas vous remettre en tête des souvenirs douloureux. Ce que je veux dire, c'est que vous ne devez pas vous morfondre. Marlowe n'aurait pas voulu ça. S'il nous regardait juste maintenant, je crois bien qu'il serait consterné. »
Weigall est bien obligé de concéder qu'il a raison. Ses lèvres s'étirent en un semblant de sourire. Mine de rien, il se sent un peu mieux. Le général n'est pas mauvais discoureur.
« Il doit l'être. Il voulait tellement gagner la guerre... Fanfaronner auprès des « belles fleurs d'Unys » en disant qu'il a vécu la guerre et y a survécu...
— En voilà un qui a vécu à fond, admet Macarthur en posant une main sur l'épaule de son cadet. Vivez, vous aussi, au moins pour lui. C'est la plus belle preuve de respect et d'amitié que vous pourriez lui donner. »
Le jeune homme se sent obligé de sourire plus franchement. C'est qu'il a bien raison, le supérieur. En face, les dunes de sable sur fond de ciel bleu lui paraissent moins ternes qu'auparavant. Il fait un temps radieux, et il commence à en profiter.
Les doigts du général se serrent un peu plus sur le tissu brunâtre de l'uniforme de son subalterne, et il sourit lui aussi, tout en sortant son étui à cigarettes de l'autre main.
« Allez, levez-vous, les autres sont inquiets. Autant que vous les rassuriez, hein ? »
Weigall acquiesce, et se remet sur ses jambes comme il peut, un peu engourdi d'être resté assis si longtemps. Il attend que le brun ait fait de même, son bâtonnet de tabac fumant à la bouche. Il ne peut s'empêcher de penser, un instant, aux pokémons de son ami. Ils seront relâchés tôt ou tard, c'est ce que le bon docteur voulait. Le blondinet espère juste qu'il n'aura pas à y assister...
« Je vous suis, mon général. »
* * *
La jeune femme laisse échapper un énième soupir. Assise sur un bourrinos, derrière un militaire, le voyage risque d'être très inconfortable. Ce n'est pas qu'elle n'apprécie pas les trajets à dos de pokémon, mais forcément, en sa qualité de prisonnière, elle ne bénéficie pas de sa propre monture.
Fermant la marche, c'est un autre soldat qui tient le bourrinos du docteur Marlowe par la bride.
Si elle devait être totalement honnête, ce décès lui fait comme un pincement au cœur. Pourtant, elle ne le connaissait pas, et n'a échangé que quelques mots avec lui, sans grande complicité. C'est sûrement qu'elle n'arrive pas à s'habituer à la mort.
Après tout, avant cette expédition improvisée dans le désert, elle n'a jamais vraiment participé à la cause de son pays. Elle s'est contentée de regarder de loin, et de laisser faire les « grands ». Qui est-elle pour prétendre contribuer à l'effort ?
Elle aurait dû rester au village Toko sagement, ça lui aurait épargné bien des tracas, et elle ne serait pas aujourd'hui entre les mains de ces hommes couleur sable, avec toutes leurs procédures bureaucratiques et leurs manières hautaines.
Cela dit, une part d'elle ne regrette pas d'avoir fait le déplacement. Voir la guerre de près, ça permet d'en comprendre mieux la nature et l'horreur ; sans assister à toutes ces choses, jamais elle n'aurait véritablement saisi ce que sont la mort et la désolation.
Au contact de ce Smith, de Weigall, et même du docteur Marlowe, finalement... Les Unysiens ne sont peut-être pas tous pareils, au final. Ce ne sont pas tous des menteurs et des richards arrogants qui se baladent sur des terres étrangères comme si elles leur appartenaient.
Néanmoins, une grande partie d'entre eux correspond à cette description ; et même malgré son ascendance trouble, elle est avant tout alolaise. Hors de question de leur accorder toute sa confiance, quand bien même elle ne les déteste pas tous.
D'un geste machinal, elle écarte une mèche noire de son visage, et rabat un peu plus son ample capuche bleue sur son crâne, désireuse de se protéger des rayons cruels du soleil. Les yeux plissés, elle contemple l'horizon.
Apparemment, c'est par là qu'est le village Toko, où ils vont retourner. Elle va regagner sa maison, mais cette fois, ce sera en qualité de prisonnière. Que dira Karel, le marchand de baies, quand il la reverra dans cette position délicate ?
Bah, après tout... Il vaut mieux ça que d'être morte comme les autres. Elle a bien vu Iman étendu sur une couchette, la langue tranchée pour ne rien révéler à l'ennemi. Jamais elle ne voudrait finir dans une situation pareille. Quitte à trahir les siens, elle ne sait pas. Mais vaut mieux ça que la douleur et la mort, peut-être.
La voilà à un croisement pénible ; quelle route choisir ?
« Vous faites une drôle de tête, remarque Macarthur, son bourrinos avançant à la même hauteur. Pour quelqu'un qui vient d'enterrer un ennemi, vous m'avez l'air abattue.
— Peut-être. C'est qu'en tant que prisonnière, je n'ai pas le temps de me réjouir. »
Elle voit le général hausser un sourcil, puis esquisser un sourire amusé. Malgré ses airs bourrus, il a l'air de bien l'aimer. Tout du moins, de la respecter. Elle se sent un peu mieux à cette idée-là. Respectée par un ennemi ! Un Unysien !
De meilleure humeur, elle accepte la cigarette qu'il lui tend, et crache la fumée âcre. Ça a mauvais goût, mais ça a quelque chose d'apaisant, dans un sens.
« Je sais pas comment vous faites pour fumer ça toute la journée.
— Question d'habitude. »
De sa main libre, il se gratte la nuque, et sourit piteusement, l'air un peu gêné.
« Hé, je dois avouer que je ne sais pas trop quoi faire de vous, mademoiselle Cilliana. Techniquement, vous êtes une ennemie, mais vous n'avez rien entrepris contre nous depuis le début de votre captivité. Vous avez même essayé d'aider Marlowe...
— Qui vous dit que je n'ai pas fait semblant ? C'est vrai, c'est peut-être moi qui l'ai tué, réplique-t-elle, un brin sarcastique.
— A d'autres, marmonne le général, soudain l'air plus sérieux. Vous l'auriez pas laissé crever, et encore moins tué. Ça n'est pas votre genre, pas vrai ? »
La jeune femme tire une autre bouffée de tabac, sans donner de réponse. Non pas qu'elle ne veuille pas, mais tout simplement qu'elle n'en a aucune. Peut-être que ce général a raison. Peut-être pas.
Même pour elle, ses propres motivations sont un mystère. C'est ce dont elle essaie de se persuader.