Ch. 30 : Les similaires.
Il ne fallut qu’un jour pour qu’une foule immense se regroupe devant le manoir où résidait désormais Asda. La Foréa avait pourtant voulu garder un minimum de discrétion, au moins sur son lieu de résidence. Elle était ici pour sa mission, et non pas pour prêcher la bonne parole au peuple. Cependant, Asda ne pouvait se résoudre à ignorer les hommes et femmes qui étaient spécialement venues la voir. Son objectif ultime était la paix et la joie du peuple.
Derrière le portail, Eily grommela :
— Si elle voulait tant que ça être discrète, elle n’avait qu’à pas laisser son Ensar de presque 2 mètres dehors !
— À tous les coups elle n’y avait pas pensé avant, haha ! ricana Sidon – qui portait toujours sa perruque afro.
— Elle n’avait pas pensé qu’un colosse d’acier de 2 mètres pouvait attirer l’attention ? plissa Eily des yeux.
— Tu peux dire ce que tu veux, ça ressemble bien au personnage !
Eily se mordit les lèvres :
— … le pire c’est que t’as raison. Elle l’a même invoqué dans le manoir hier soir… le plancher est encore salement tordu d’ailleurs… un peu plus et on se serait trouvé avec un joli trou au beau milieu du salon.
— Une cervelle d’oiseau, siffla Tza.
— Vous êtes bien audacieux de parler ainsi de ma partenaire en ma présence.
Eily, Sidon et Tza se retournèrent, pour rencontrer le fameux Bastiodon d’Asda. Personne n’était surpris de le voir cependant : chacun savait qu’il était là. Le monstre était si grand qu’il ne pouvait pas spécialement passer inaperçu, ce qui était par ailleurs le centre du problème.
— Vous avez raison sur un point cependant, admit Bastiodon. Asda a quelque peu tendance à… ne pas anticiper les conséquences de ses actes. Mais c’est ce qui fait son charme.
Ifios – qui passait devant l’entrée – tiqua violemment à cette réplique :
— ‘‘Son charme’’ ? Son ‘‘charme’’ a complètement salopé le salon ! Un salon que j’avais passé des HEURES et des HEURES à nettoyer à et astiquer ! Et maintenant ? Paf ! Le plancher est foutu ! Même quand ma mère faisait des gaffes – et dieu seul sait la quantité qu’elle en faisait – les résultats n’étaient pas aussi catastrophiques ! Alors je vous préviens… si le ‘‘charme’’ de cette femme bousille encore MON manoir, Foréa ou pas, je vous jure que je l’étripe !
Et l’adolescent, après avoir lancé un regard noir, rentra à nouveau dans le manoir.
— Il est assez nerveux aujourd’hui, remarqua Sidon.
— Tu crois ? ironisa Eily. S’il y a un truc que j’ai compris avec Ifios, c’est que même s’il est en général assez calme, pour ne pas dire ennuyeux, il suffit de toucher à une chose à laquelle qu’il tient pour qu’il pète les plombs.
— On va dire que c’est aussi son ‘‘charme’’ ! ricana Sidon.
— … mouais…
« … et sinon, je suis la seule à avoir remarqué qu’il a appelé Inam ‘‘mère’’ ? Je pensais qu’il lui faudrait plus de temps pour l’appeler ainsi… ou alors, peut-être que le mot est juste sorti sur le coup de l’émotion…» réfléchit Eily.
De son côté, Asda était toujours dans son bain de foule. Pour tout Prasin’da, le Vasilias était comme le Soleil, en conséquence, les Foréa étaient perçus comme des messagers divins reliant le monde astral au monde terrestre. Mais même parmi les Foréa, Asda était la plus plébiscitée ; l’une des raisons était sans doute sa joviale paire d’ailes accrochées dans son dos. Un petit supplément qui l’approchait bien plus de l’ange que de l’humain.
Paradoxalement, bien que chacun rêvait de toucher la Foréa ailée, personne n’osait trop s’approcher d’elle, comme si un invisible mur divin la séparait du monde du peuple. Enfants, adolescents, adultes, chacun la regardait comme une véritable divinité, les mains jointes, les yeux larmoyants de joie, psalmodiant des longues et inaudibles louanges.
En réponse, Asda se contentait de sourire :
— Brave peuple de Prasin’da, votre foi envers notre bon Vasilias vous honore. En vous voyant ainsi, si radieux et si chaleureux, cela ne fait qu’acérer ma volonté. Vous pouvez être rassurés, chers amis. Le Vasilias et nous autres Foréa nous démenons jours et nuits, pour vous. Vous n’avez à vous inquiéter de rien ; tant que nous serons là, nous vous protégeons envers et contre tout. Nous n’avons qu’un seul objectif, faire de Prasin’da un véritable Paradis, votre Paradis.
Ces quelques phrases suffirent à provoquer une véritable ovation extatique. Asda affirma son sourire, rassurée. Elle avait l’habitude de ce genre de chose ; en tant que Foréa la plus proche du Vasilias, elle était souvent amenée à déclarer ces petits discours patriotes. Cependant, tout ceci n’était clairement pas son élément ; elle plutôt que de se perdre en belle parole, Asda préférait l’action. Et en l’occurrence, Asda avait hâte de pouvoir enfin commencer sa mission.
En arrière plan, Eily soupira :
— Elle est vraiment populaire, celle-là. Quelques mots et tous le monde est à ses pieds.
— Asda, ce n’est pas n’importe qui ! s’amusa Sidon. En vérité, c’est plutôt nous qui sommes étranges de ne pas l’adorer !
Eily eut un petit rictus. Sidon marquait un point ; du point de vue de la norme, chacun devait un respect et une admiration phénoménale à un Foréa. Ces derniers étaient des êtres exceptionnels. Cependant, après avoir côtoyé Omilio, puis Inam, Eily avait pris l’habitude d’être en compagnie de l’élite.
« De toute façon, même à l’orphelinat, je n’ai jamais vraiment admiré les Foréa… », réfléchit Eily.
— Omilio aussi est très populaire ! s’empressa de déclarer Tza.
— Autant qu’Asda ? s’étonna Eily. Je n’ai pourtant jamais vu une telle foule autour de lui !
— C’est parce qu’il se cache toujours lorsqu’il se déplace, expliqua la fillette. Sinon il ne pourra pas faire un pas !
— … maintenant que tu le dis, je n’ai jamais vu Omilio se balader en ville…
— Que voulez-vous, s’immisça Sidon, les Foréa sont de terribles célébrités ! Et en tant que tel, ils sont obligés de prendre leur précaution vis-à-vis du public.
Eily souffla :
— Pourtant, mis à part leur pouvoir, ils n’ont rien de spécial… Inam n’est qu’une boule de maladresse, et cette Asda n’a pas l’air très très fine…
— Je suis toujours là, fit savoir Bastiodon.
— Difficile de l’oublier, grommela Eily.
— Vous vous êtes rapidement habitués à ma présence, remarqua Bastiodon. D’ordinaire, les gens sont terrifiés rien qu’à l’idée de m’approcher, et encore plus à celle de me parler.
— Haha, ricana Sidon. Ça rejoint ce dont on parlait tout à l’heure ! Après avoir côtoyé Rhinolove et Tranchodon, ce n’est pas un gros toutou d’acier qui va nous faire peur !
— … un gros toutou d’acier ? répéta fébrilement l’Ensar.
Eily hocha la tête :
— Hé puis, c’est la même chose que pour les Foréa. Votre apparence diffère et vous possédez de mystérieux pouvoirs… mais au fond, vous avez une personnalité et une sensibilité semblable à la nôtre. Sur ce point-là, on est tous égaux.
Bastiodon ferma gravement les yeux quelques secondes :
— Je réitère mon étonnement. Bien peu seraient capables d’établir un tel raisonnement sur les Ensar. Mais vous avez raison. Je suis ravi de rencontrer des personnes aussi compréhensibles ; je vois qu’Omilio sait comment s’entourer.
— Hé bien, bienvenue parmi nous ! sourit Sidon. Tu verras, ici, on ne fait que très peu cas des rangs sociaux ! On vient d’un peu partout, on ne se connaît pas depuis très longtemps, mais on forme déjà une petite famille !
Eily leva les yeux au ciel :
— Famille ? N’est-ce pas un peu exagéré ?
Ifios – qui passait encore par là – ne put s’empêcher de répondre :
— Qu’est-ce que t’en sais ? Tu es orpheline, tu n’y connais pas grand-chose à la famille…
— … !!
Eily fit violemment volte-face, mais c’était bien trop tard, Ifios avait déjà fui dans les profondeurs du manoir.
— I-Il est en forme aujourd’hui, celui-là ! ricana maladroitement Sidon.
— … gnn…, grommela Eily.
— Haha, l’incident d’hier à vraiment dû l’énerver, tenta d’expliquer Sidon. Ne t’inquiète pas, une fois qu’il sera calme, il redeviendra le même gamin facilement manipulable qu’avant !
— Sidon, grogna Tza. Ce n’est pas très gentil de dire ça…
— Je sais et je ne le pense pas. Je parle juste avec des mots qu’Eily aime entendre !
— … merci, grinça la demoiselle cyan. J’apprécie de savoir comment tu me vois.
Sidon ricana encore une fois. Il se contenta de se gratter la tête, sans répondre. Tza se rapprocha d’Eily :
— Je ne suis pas certaine de tout comprendre, mais moi, je t’aime bien Eily !
— Tza…
— Et puis, moi aussi, je ne m’y connais pas grand-chose à la famille. Je ne te l’ai jamais dit, mais… mon frère est tout ce qui me reste. Nos parents sont morts peu après ma naissance…
Eily fut complètement prise au dépourvu par la révélation. Maintenant qu’elle y pensait, elle n’avait jamais vraiment questionné Tza sur sa famille. En vérité, c’était plutôt Eily qui évitait soigneusement le sujet, y étant elle-même mal à l’aise. Ne sachant quoi répondre, la demoiselle cyan se mordit les lèvres.
— Donc, reprit la fillette, tu vois, moi aussi je ne m’y connais pas trop en famille. Mais tu sais, après ces quelques jours à vivre sous le même toit je crois que… je commence à comprendre. Cette sensation que l’on ressent lorsque l’on se lève chaque matin entouré de personnes que l’on aime ; de savoir que quelqu’un sera là pour nous à n’importe quel moment de la journée, qu’il y aura toujours quelqu’un pour rire ou pleurer ; ce sentiment de ne jamais être seul, de ne plus seulement penser à soi, mais également aux autres, comme s’ils étaient une extension de nous-même… je pense que c’est ça… d’avoir une famille. Et tu sais, c’est… un peu ce que je ressens, ces derniers jours.
— …
Eily resta silencieuse, émue. Même Sidon ne rajouta rien, comprenant que l’ambiance n’était plus à la plaisanterie. Tza, qui auparavant n’était réellement sincère qu’avec son frère, venait de définitivement ouvrir son cœur à « des autres ». Pour elle, c’était un pas de géant. Sidon, qui la connaissait depuis bien longtemps, se rendait bien compte de l’inédit de la situation.
— Tza, je…
— En fait, la coupa Tza, je ne crois pas que ce soit une question de savoir si je vous considère ou pas comme une famille. Je crois que ces genres de choses ne se décident pas… ils se ressentent…
La petite bouille de la fillette rougie intensément, elle-même terriblement embarrassée par ce qu’elle venait de dire. Que ce soit Tza ou Eily, aucune des deux filles ne surent quoi rajouter. Elles se contentèrent de se regarder dans les yeux ; des yeux légèrement scintillants.
Sidon recula de quelques pas, se mettant côté à côté avec la grosse tête de Bastiodon :
— … elles sont mignonnes, hein ? lâcha-t-il doucement.
Même s’il ne les connaissant pas vraiment les deux intéressées, l’Ensar d’Acier fut bien forcé d’acquiescer.
***
Il n’y avait rien de spécial à faire le reste de la journée. Le manoir était même bien vide. Concernant Fario, il avait dû mettre entre parenthèse son travail à la Tour d’Ivoire pour accompagner le groupe au château de Sanidoma ; en conséquence, il avait désormais une tonne de dossiers à traiter. Evenis était partie en ville, soi-disant pour trouver un moyen de gagner de l’argent. En vérité, chacun savait qu’elle se dirigeait vers une taverne. Sidon avait d’ailleurs décidé de l’accompagner, pour ne pas louper une occasion de se saouler. Quant à Tza et Ifios, Omilio les avaient fait demander dans sa demeure. Et bien sûr, Asda était en pleine patrouille, à la recherche des fameux rebelles qu’elle avait pourtant sous son nez.
— En résumé, on est seuls tous les deux ! lâcha Eily.
— C’est rare de voir le salon aussi vide, fit remarquer Caratroc.
— C’est presque triste en y repensant ; tout le monde à ses propres occupations, alors que nous, on flâne juste !
— Je préfère flâner que de passer mon temps dans les tavernes comme une certaine personne…
— … haha, oui, effectivement. Mais pensons à l’instant présent. Ce n’est pas souvent qu’on se retrouve seuls.
— Oui. À l’orphelinat, on avait beaucoup d’occasions, mais depuis que nous sommes en ville, c’est bien plus compliqué…
Eily se mordit les lèvres. L’épisode de l’orphelinat lui restait définitivement dans la gorge.
— Mais c’est inutile de repenser au passé, n’est-ce pas ? souffla Caratroc. Surtout lorsque le présent est si coloré.
— … j’aimerais te croire, sourit faiblement Eily. Mais concernant notre futur…
— Tu fais référence à la proposition d’Omilio, n’est-ce pas ?
Eily hocha la tête.
— Le rejoindre, ou non, dans sa rébellion contre le Vasilias.
— Je continue de penser que c’est trop risqué.
— Certes, mais c’est aussi l’occasion d’en savoir plus sur notre passé. Savoir qui je suis, pourquoi est-ce que j’ai ce pouvoir, qui sont mes parents…
— Tu as beaucoup d’espoirs, soupira Caratroc. Cela ne te ressemble pas de te lancer à corps perdu dans une opération dont tu n’es même pas certaine de tirer profit.
— Haha, tu as sans doute raison. Mais je me demande. Que je le suive, ou pas, Omilio va lancer son attaque. Et lorsqu’il le fera, mon semblant de paix sera brisé. Alors, au lieu de rester là, passifs, pourquoi ne pas être actifs ?
Caratroc secoua la tête :
— C’est déraisonnable. La meilleure option serait de rester loin de ce futur carnage.
— … oui, sans doute. Mais parfois, je me demande si être déraisonnable n’est pas justement la meilleure option. Je ne peux pas passer ma vie à fuir. Je dois trouver une réponse à mes questions, sinon, l’ignorance me minera jusqu’à me tuer. Je n’ai pas à épiloguer là-dessus, toi, plus que quiconque, me comprends là-dessus, n’est-ce pas ?
— …
Caratroc souffla longuement :
— … plus le temps passe, et plus je vois la direction que tu prends. Je reste extrêmement septique, mais si tu choisis d’y aller, tu sais très bien que je serais avec toi. Je ne t’abandonnerais pas sur un désaccord. Après tout, nous sommes là pour nous soutenir, non ?
— Troctroc… je…
Soudain, des bruits de pas dans l’escalier retentirent. Eily et Caratroc, dans le salon, ne purent que sursauter. Pire encore, l’ombre qui se dessinait petit à petit ne pouvait appartenir qu’à une seule personne : la fameuse Asda, la première fidèle du Vasilias ! Si jamais elle voyait Caratroc, ou pire, entendait parler du plan d’Omilio, cela ne pouvait que très mal se finir…
Normalement, Eily aurait immédiatement rappelé Caratroc dans sa main, cependant, le temps que la demoiselle cyan ne se remette de sa surprise, Asda était déjà dans presque arrivée au salon. En désespoir de cause, Caratroc bondit dans un coin du mur, se repliant fermement dans sa carapace.
« … j’ai baissé ma garde… », se plaignit mentalement Eily.
Loin de toutes ses préoccupations, Asda finissait de franchir l’escalier, légèrement fatiguée. Les deux ailes dans son dos flottaient élégamment. Aimable, la Foréa sourit en apercevant Eily.
— Bonjour, fit-elle poliment.
— … bonjour, se méfia la demoiselle cyan.
— Tu te nommes… Eily, c’est cela ?
— C’est exact.
Le moins que l’on puisse dire, c’était qu’Eily n’était guère à l’aise. L’idée qu’Asda ne remarque Caratroc empoisonnait ses pensées. Asda et Eily restèrent un long moment à se regarder dans le blanc des yeux. Eily se demandait réellement pourquoi est-ce que la Foréa restait ainsi, planté comme un piquet devant elle. N’avait-elle pas d’autres choses à faire ?
— … Eily ? lança Asda. C’est un peu soudain mais… est-ce que je peux te parler un instant ?
— … oui ?
La demoiselle cyan aurait bien voulu répondre ‘‘non’’, mais étrangement, elle sentait qu’elle n’avait pas vraiment le choix. Elle espérait simplement qu’Asda n’ait rien entendu de sa précédente conversation.
La Foréa Impériale s’assit sur un fauteuil, et invita Eily à s’asseoir en face d’elle. Une fois l’ambiance correctement installée, la Foréa Impérial regarda la demoiselle cyan dans les yeux, avant d’enchaîner :
— Omilio m’a dit que tu es orpheline…, est-ce vrai ?
Eily fronça les sourcils. D’où Omilio dévoilait sa vie privée ainsi ? Surtout à une potentielle ennemie !
— … c’est exact…, souffla néanmoins l’intéressée.
Asda hocha la tête ; dans son dos, ses deux ailes s’abaissèrent.
— Je vois, je suis désolée de raviver ces souvenirs. Je sais personnellement qu’ils peuvent être douloureux.
— Personnellement ? répéta Eily. Cela signifie que vous aussi…
— Tu peux me tutoyer. Et oui, je suis également orpheline. Notre cas est d’ailleurs similaire ; mes parents ont disparu avant que je puisse les connaître.
— …
Asda baissa les yeux ; ce fut l’une des rares fois où elle montrait ses émotions sur son visage d’ordinaire impassible.
— À vrai dire, je ne sais absolument rien d’eux. Leurs noms, leurs origines, leur ville ou village… je n’ai jamais eu de réponses. Dès que j’ai eu l’âge de la conscience, j’étais déjà au Palais de l’Ambre. On m’avait expliqué plus tard que le Vasilias, dans sa grande bienveillance, avait pris pitié de mon malheureux destin et avait choisi de m’élever…
— Un instant, la coupa Eily. Vous… enfin, tu as été élevé par le Vasilias en personne ?
— Oui, j’ai conscience que cela puisse étonner, mais c’est la vérité. Le Vasilias a été comme un père pour moi. Il a consolé mes peines et encourager mes rêves. Il m’a appris à vivre dans ce monde, à surmonter et surplomber mon passé. Si j’ai acquis une telle force aujourd’hui, c’est entièrement grâce à lui.
Si le timbre d’Asda s’était précédemment assombri, il se mit immédiatement à rayonner dès lors qu’Asda eût mentionné le Vasilias. De même, ses ailes gigotèrent joyeusement, signe évident de sa bonne humeur. Eily plissa les yeux, perplexe :
— … tes parents devaient être des personnages bien importants pour que le Vasilias se dévoue autant à ton éducation.
— Non, absolument pas. Comme je l’ai dit, je ne sais pas grand-chose de mes parents, mais je sais qu’ils n’étaient pas de la capitale. D’après la cour du Palais, ils n’ont aucun lien avec la noblesse ou autre. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle la plupart des nobles me considèrent comme illégitime, mais là, je m’égare.
— Je… vois. Et… le Vasilias a-t-il l’habitude de s’occuper d’orphelins ?
— Je ne pense pas. J’ai toujours vécu avec lui, et je ne l’ai jamais vu recueillir d’autres enfants.
Eily fronça les sourcils :
« … et ça ne te semble pas étrange ? Pourquoi une type aussi puissant que le Vasilias s’embêterait à élever une orpheline ? Par pure ‘‘bienveillance’’ ? Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas recueillis d’autres enfants ? C’est définitivement louche. »
— Tu as eu de la chance, déclara néanmoins Eily. Le Vasilias est comme le Soleil de Prasin’da, et tu as l’opportunité d’être aussi proche d’un être aussi exceptionnel.
Bien sûr Eily ne vouait aucun culte au Vasilias, cependant, en présence d’Asda, la demoiselle cyan s’était dit qu’il fallait peut-être mieux graisser la patte du grand manitou.
— Aussi proche…, peut-être pas, souffla Asda. Il est vrai que j’ai été éduqué par lui, qu’il était toujours là pour moi, mais il y a également toujours eu une sorte de distance entre nous. D’ailleurs, je n’ai même jamais vu son visage.
— Tu n’as jamais vu… son visage ? s’intrigua Eily.
— Oui. Le Vasilias porte continuellement son costume officiel, composé notamment d’un épais voile blanc allant de son crâne à son torse. Il ne l’enlève jamais, même devant ses proches. De ce fait, il est impossible de ne serait-ce que d’apercevoir son visage.
« Ce qui n’est pas du tout suspect… », soupira Eily.
Asda semblait avoir fini de dire ce qu’elle avait à dire, puisqu’un nouveau silence gênant envahit le salon. Eily fit la moue, ne sachant si c’était à elle de relancer un sujet de conversation ou pas. Ne trouvant rien de spécial à ajouter, la demoiselle cyan décida simplement de changer l’angle de la discussion :
— Mais pourquoi vous me dites tout ça au juste ? voulut-elle savoir. C’est assez… personnel comme sujet, et on se connaît littéralement depuis hier.
Asda hocha la tête :
— Je comprends ton incrédulité. C’est juste que je n’ai pas l’occasion de parler à grand monde. Ma proximité avec le Vasilias effraie, et mes véritables proches se comptent sur les doigts d’une main. En vérité, mis à part les autres Foréa, je n’ai pas beaucoup de contacts humains, et encore. Mais je m’égare. Lorsqu’Omilio m’a parlé de toi, j’ai senti qu’on pouvait peut-être se comprendre, étant donné notre expérience similaire. Aussi, contrairement aux autres, tu es habituée à la présence des Foréa. Cependant, si le sujet te gêne, je ne t’embêterais plus.
Asda avait dit cela avec son éternel ton professionnel, toutefois, ses ailes tressaillantes trahissaient son appréhension quant à la réponse d’Eily. La demoiselle cyan haussa un sourcil :
« Si j’ai bien compris, elle vient de m’avouer qu’elle n’a tellement pas d’amis qu’elle est contrainte de parler de ses problèmes à une inconnue… c’est presque triste dans un sens ! »
— … non, ça ne pose aucun soucis, lança néanmoins Eily.
— Vraiment ?!
Un spontané, enthousiasme, et sincère éclat de voix. À cet instant précis, les yeux d’ordinaire extrêmement sérieux d’Asda brillait d’espérance ; un brusque changement qui perturba fortement Eily.
— … vraiment, confirma la demoiselle cyan après presque une minute.
Asda laissa un sourire naître sur ses lèvres, avant de le supprimer honteusement. Se rendant compte qu’elle était sortie de son personnage, la Foréa Impériale toussota, embarrassée :
— Ahem, je vois. Je suis ravie de l’apprendre, reprit Asda de façon plus formel.
Eily soupira mentalement :
« Elle tient vraiment à son apparence celle-là… »
— Oh, mais rassure-toi, déclara Asda. Je sais que tu es assez sensible au sujet de ton passé. Omilio m’a raconté… l’horrible incident. Je comprendrais que tu ne veuilles pas en parler.
— … alors Omilio t’a aussi raconté pour ça…, grommela Eily. Je me demande bien ce qu’il n’a pas dis sur moi…
Asda détourna quelque peu le regard. Elle aussi trouvait que Omilio dépassait un peu les bornes en dévoilant la vie privée d’Eily aussi ouvertement. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de lui trouver des excuses :
— Il n’a pas agi en mal. Je pense qu’il voulait simplement que je m’approche de toi. Omilio sait que j’ai du mal à m’approcher et à m’ouvrir aux autres, à cause de mon statut social. Sans doute voulait-il m’aider, en me permettant de discuter avec une personne qui m’est similaire…
Eily eut un petit rictus moqueur. C’était très audacieux d’interpréter la volonté d’Omilio. Le célèbre Foréa d’Aifos ayant cette fâcheuse tendance à dissimuler de dizaines de coups tordus derrière chacun de ses gestes.
« Enfin, inutile de s’en inquiéter pour l’instant. Si Omilio est un tordu, cette Asda n’a pas l’air méchante. Peut-être que je devrais juste profiter de l’occasion pour la connaître… », réfléchit Eily.
La demoiselle cyan jeta un œil à Caratroc, toujours planqué dans son coin :
« … et puis, tant que je la maintiens attentive, elle ne remarquera pas Troctroc ! »
— Donc, reprit Eily, tu veux que je devienne une sorte de confidente, c’est cela ? Hé bien, tu peux y aller.
Asda sourit. Maintenant qu’elle avait l’autorisation d’Eily, elle pouvait se défouler. Durant toute sa vie, la Foréa avait été obligé de se contenir, de garder sa face professionnelle. Cependant, Eily était différente. Elle la regardait non pas comme une Foréa, mais comme une femme normale. Dans ses yeux, il n’y avait aucune adoration, aucune haine, aucun sentiment excessif ; peut-être une pointe d’appréhension, mais c’était tout. Pour Asda, rencontrer une telle personne était très rafraîchissant.
Alors, mise en confiance, Asda se mit à parler, de tout et de rien. Sa vie au palais, du matin au soir, ses plats préférés, ses petites joies, ses petites peines, ses petits moments de doute, elle laissait filtrer sa vie privée sans retenue. Eily remarqua tout de même que la Foréa parlait énormément Omilio ; quel que soit le sujet, qu’il s’agisse d’affaires professionnelles ou encore d’anecdotes de la vie de tous les jours, le nom d’Omilio revenait au moins huit fois au bas mot. Eily choisit cependant de ne pas le faire remarquer.
La demoiselle cyan écoutait tout attentivement, mais elle devait avouer ne pas s’attendre à un tel flux de paroles. Durant un moment de faiblesse, Eily laissa s’échapper un bâillement ; geste déplacé qui, lui, n’échappa pas à Asda :
— Je t’ennuie, c’est ça ? s’inquiéta la Foréa Impériale.
— N-Non, pas du tout, bafouilla Eily. C’était inconscient…
— Je peux te comprendre. Moi-même, je ne sais pas ce qui m’arrive. Je ne suis pas aussi expressive d’habitude. Je ne saurais comment l’expliquer, mais c’est simple de discuter avec toi, plus qu’avec les autres. Tu as une bonne écoute, tout en étant une personne très accessible.
— … hé bien… merci… je suppose ?
Asda secoua la tête :
— C’est un compliment.
— Je l’ai pris ainsi. Sinon, excuse-moi si je change de sujet mais ça fait un certain temps que tu es ici, non ? Tu n’avais pas une mission ou quelque chose du genre ? Ce n’est pas trop dérangeant de perdre du temps avec moi ?
— …
— … ?
— Oh… !
Asda se leva brusquement :
— Je me souviens. J’étais revenue pour chercher mon sceau officiel. Je l’ai laissé dans ma chambre.
— … ton sceau ?
— Oui, j’en ai besoin pour signer de la paperasse chez Omilio. Il doit encore m’attendre en ce moment.
— … s’il t’attend encore… ça fait déjà plusieurs heures qu’on discute.
— …
Eily soupira mentalement :
« Je comprends mieux ce que Bastiodon voulait dire, lorsqu’il disait qu’Asda était du genre à agir sans se soucier des conséquences… »
— … bien, je crois que je vais devoir partir, nota Asda.
— Oui, il vaut mieux, confirma Eily.
Et, après avoir hoché la tête, la Foréa Impériale se dirigea dignement vers la sortie, juste avant d’être interpellée par Eily :
— … euh… Asda ? Tu ne vas pas récupérer ton sceau ?
— …
— … effectivement.
Et la Foréa Impériale fit promptement demi-tour, alla dans sa chambre, récupéra son précieux objet, et repartit vivement à ses occupations, non sans avoir salué Eily une dernière fois. La demoiselle cyan rit jaune :
— Je me demande si tous les Foréa sont aussi originaux…
— … je peux t’assurer qu’ils le sont, sonna une voix derrière elle.
— … !
La brusque, mais néanmoins suave, voix masculine fit tressaillir Eily. Surtout qu’elle avait reconnu ce ton moqueur. La demoiselle cyan se mordit les lèvres, mais ne se retourna pas.
— Il paraît que c’est même une nécessité. La puissance d’un Foréa repose énormément sur son état d’esprit ; de ce fait, un individu avec un esprit particulier peut invoquer une puissance particulière. Je peux te donner un exemple si tes maigres capacités mentales ne te permettent pas de comprendre : Asda est une spécialiste de la défense ; et sa particularité à ignorer les conséquences de ses actes va de pair avec sa capacité à ignorer les coups.
— Tu as l’air bien renseigné sur le sujet.
— J’ai fait mes devoirs. Les Foréa m’intéressent énormément, surtout que tu en es une. D’ailleurs, tu peux dire à Caratroc d’arrêter de se cacher, il doit en avoir marre de rester dans sa carapace.
— … !
Cette fois ci, la demoiselle cyan ne put s’empêcher de se retourner, immensément surprise. D’où est-ce qu’il connaissait son secret, lui ?! Sa mâchoire se crispa et son regard s’affûta ; elle était même prête à se battre si l’occasion devait se présenter. Tendue, elle réussit cependant à cracher un simple nom :
— … Gyl.
— Bonjour, laideronne, s’inclina poliment ce dernier.