21- Fondations bancales
« La fin de l'espoir est le commencement de la mort. »
— Charles de Gaulle (1890 - 1970) —
* * *
« Attends-moi ici, j'en ai pour cinq minutes, d'accord ? »
Clyde jette un regard au cadran de sa montre, et hausse un sourcil en signe d'avertissement.
« Ça marche, mais perds pas de temps, on n'a qu'une journée de permission, et ce serait dommage de gâcher ce temps-là au QG, hein ?
— Oui, oui, je me dépêche, soupire sa partenaire.
— Pour de vrai, cette fois ! »
Stella lève les yeux au ciel, mais le sourire sur son visage trahit son amusement. Elle a beau aimer le taquiner et l'embêter, au fond, la perspective d'une vraie dispute avec son frère d'armes, le frère qu'elle n'a jamais eu en somme, ça aurait de quoi la terrifier.
Après tout, ici-bas, il est bien le plus humain qu'elle connaisse. Tuer, ça le dégoûte en quelque sorte, et pourtant il a accepté de le faire pour lui épargner ça, à elle qui l'a fait des dizaines et des dizaines de fois.
C'est qu'il y a une vraie noblesse d'âme, derrière cet air débonnaire et « je m'en foutiste » qu'il affecte. Dommage que ça se soit retourné contre lui, la dernière fois ; il a avoué qu'il a eu du mal à dormir pendant deux ou trois nuits successives.
Peut-être même plus de nuits que ça. Il a toujours du mal à se l'avouer, mais il est sensible, beaucoup plus qu'elle. Et pourtant...
Et pourtant elle s'est retrouvée à pleurer sur son épaule la veille, parce qu'elle a vu un pauvre type kantonais se faire torturer par le général Brighton. Rien que d'y repenser, c'est douloureux.
Revoir l'image gravée dans son esprit, ça lui fait un gros nœud dans l'estomac, pas un simple nœud de lacet, non, plutôt un genre de nœud marin qu'on ne peut défaire qu'en suivant une procédure précise.
Le pire dans tout ça, c'était le sang, couvrant le visage du Kantonais. Même dans la pénombre, l'éclat du liquide avait quelque chose de brillant qui attire l'œil et... Et puis sur la chemise du tortionnaire... Du sang partout...
Elle se retient de s'appuyer contre le mur et de se couvrir la bouche pour s'empêcher de vomir, parce qu'elle n'a fait que quelques pas dans le couloir, et que Clyde est sûrement en train de la surveiller, il se fait toujours du souci pour elle...
D'un autre côté, elle n'aurait rien à perdre à se montrer faible devant lui. Il l'a vue pleurer, ses larmes ont taché son uniforme, elle s'est serrée contre lui et a laissé libre cours à ce qu'elle ressentait, mais...
Mais Stella Waller est une femme fière, peut-être trop. Et c'est sûrement ça qui la perdra, en définitive. Elle se le dit tout le temps, qu'elle risque d'en pâtir, mais n'y change jamais rien.
Elle est comme ça, et puis c'est tout.
L'aviatrice chasse de ses pensées tout ce qui peut avoir un lien avec le général Benny Brighton et ses drôles d'occupations, puis respire une grande goulée d'air. Il fait chaud, mais mine de rien, ça va tout de suite mieux ; elle n'a plus l'odeur de sang en tête, déjà.
Elle se retourne l'espace d'une seconde pour adresser un sourire à Clyde qui, effectivement, est toujours là, mains dans les poches, sa silhouette mince comme intruse dans le large couloir vide. Il le lui rend à sa façon, toujours avec cette espèce de réserve qui lui est propre.
Plus sereine, elle traverse rapidement le couloir, se dirige comme elle peut en demandant quelquefois son chemin à l'un ou l'autre des militaires qui croisent sa route — c'est qu'il est grand, ce complexe hôtelier ! —, et en profite pour admirer avec délectation le QG où elle passera les prochains jours.
Jackson ne manque pas de goût, en tout cas, pour avoir fait d'un tel endroit sa base d'opérations.
Après la guerre, quand les touristes reviendront hanter les plages blanches et les terrasses de bord de mer, le personnel de l'hôtel encore présent pour participer à l'effort de guerre ne manquera pas de se vanter d'être resté là pour servir les gagnants.
Sauf si le conflit est perdu mais, bien sûr, ça n'a pas lieu d'être, parce qu'Alola et Kanto ne paraissent pour l'instant pas faire le poids, et que le ministère de la Guerre est constitué des hauts fonctionnaires les plus arrogants qui soient, à ce qu'on dit.
Stella s'en fiche, de toute façon, de la hiérarchie et de toutes les considérations politiques qui vont avec ; suivre les ordres et profiter du ciel, c'est tout ce pourquoi elle s'est engagée.
Lorsqu'elle atteint enfin la salle de pause, une gigantesque véranda aménagée pour le confort des militaires qui n'ont rien de mieux à faire que flâner, elle a l'impression d'avoir marché des kilomètres. Elle aurait peut-être dû aller plus doucement, mais Clyde lui a bien dit de se dépêcher...
Ses yeux verts perçants font rapidement le tour de la pièce, et elle aperçoit la silhouette qu'elle est venue chercher. Avec son air timide et chétif, Stan Waller ne ressemble décidément pas à sa grande sœur. Il la rejoint en quelques enjambées, étant nettement plus grand qu'elle, et la salue d'un mince sourire.
Stella hausse les sourcils, amusée.
« En voilà un jeune homme content de voir sa sœur, tiens ! » ricane-t-elle.
Piteux, l'aide de camp du général Jackson hausse les épaules. Il n'a jamais été trop habitué aux effusions, il est vrai.
« Tu disais que tu voulais me demander un service, alors avec toi je m'attends au pire, hein... Rappelle-toi la dernière fois, tu voulais que je pique un gâteau pour te le donner ! »
L'aviatrice penche légèrement la tête de côté, comme si elle feignait de ne pas savoir de quoi il parle, puis écarquille soudain les yeux ; elle s'en souvient, finalement.
« Oui, bon, euh, j'étais jeune et insouciante... Mais j'ai changé, tu verras ! »
Son frère, bien que dubitatif, se contente de hocher la tête pour éviter de la froisser, parce qu'il sait bien qu'elle est encore pire quand on l'agace. Autant marcher dans son sens.
Il l'invite à s'asseoir autour d'une table de jeu désertée, la salle étant presque vide par rapport aux autres fois où elle est venue.
« J'imagine que ce fameux service, ça doit avoir un rapport avec le général, non ? A moins que tu veuilles encore accéder au garde-manger en dehors des horaires...
— Non, non, en fait... C'est assez délicat mais, il me faudrait un entretien avec le général Jackson. Et Clyde serait présent aussi. Tu crois que tu peux arranger ça ? »
Le jeune homme s'enfonce un peu plus dans son fauteuil, les yeux rivés sur ses mains aux longs doigts pâles, comme si elles détenaient la réponse à toutes les questions de l'Univers. Finalement, il hoche la tête sans grande conviction.
« Je vais voir ce que je peux faire, mais t'as aucune garantie. Le général est très occupé en ce moment, et tu dois avoir entendu parler de sa fille, de...
— Ouais, ouais, on m'a tout dit, et j'avoue que ça m'a étonnée. On a fait nos classes ensemble et elle était major de promo, alors qu'elle se soit fait tuer comme ça... Bah, faut aller de l'avant, pas vrai ? Merci p'tit frère, je compte sur toi ! »
Elle se lève du fauteuil avec son habituelle précipitation, lui donne une petite tape sympathique sur l'épaule, et quitte rapidement la salle de repos, sans lui laisser le temps d'objecter. C'est comme ça qu'elle fait toujours, et jusque-là ça lui a plutôt bien réussi.
Le trajet inverse est un peu plus simple, puisqu'elle en a mémorisé l'essentiel, et elle retrouve donc Clyde là où elle l'a laissé, non loin de l'entrée de l'hôtel. Malgré son air guilleret, il arrive sans peine à déceler le trouble dans le regard de sa collègue.
Doucement, il pose la main sur son épaule, mais elle trouve le moyen de tressaillir, surprise ; elle est nettement plus distraite, depuis ce qu'elle a vu à Poni.
« T'es sûre que ça va, dis ? T'es pas dans ton assiette... »
Elle s'efforce de lui sourire, en un pâle étirement de lèvres qui ne tromperait même pas un aveugle.
« Ça va, c'est juste... La fatigue, okay ?
— Je devrais peut-être parler à Brighton. »
Stella se fige, et ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais Clyde la prend de vitesse. Sa main est toujours refermée sur son épaule, comme pour lui signifier son soutien permanent. C'est vrai que toute seule, elle n'en mènerait pas large...
« Pour, euh, découvrir un peu ce qu'il trame, peut-être que ce que t'as vu, on lui a ordonné de le faire. Après tout Jackson n'est pas un tendre non plus...
— Va pas lui parler, Clyde, surtout... »
Sa voix paraît se briser, comme si elle allait pleurer à nouveau. Elle s'efforce de ravaler ses larmes, de les reléguer au second plan, d'en faire abstraction. Hors de question d'inquiéter son camarade plus que ça.
« Surtout n'y va pas, ce type est dangereux... Je l'ai clairement senti, c'est pas un gars avec qui on déconne...
— Okay, okay. »
Ses doigts se serrent un peu plus sur le tissu de l'uniforme de la jeune femme, et il acquiesce.
« On réglera ça avec Jackson, tout va bien. Allez, viens, on devrait sortir un peu.
— Ouais... ouais. »
Elle retire doucement la main de son ami, et lui emboîte le pas. Peut-être que le soleil de l'extérieur lui fera du bien, après tout.
* * *
Prise d'une drôle de langueur, la grande créature insectoïde, d'une couleur rouge aux reflets métalliques, reste immobile, debout sur une dune. Ça lui fait encore tout drôle, de se retrouver pour la première fois dans un désert, quand bien même ça fait des jours maintenant.
Et puis avec cette chaleur, l'acier de son exosquelette s'abîme, alors il vaut mieux qu'il passe le plus clair de son temps à l'intérieur de sa pokéball. C'est une étrange sensation, d'être dans une de ces boules bicolores, à la vérité. Même s'il parlait le langage humain, le cizayox ne saurait pas décrire ça.
Une sensation de flottement hors du monde, peut-être. Dans la solitude de ces étranges inventions, on n'a que soi-même à qui faire la causette. Ce serait bénéfique à certains humains, ça, pour se remettre en question.
Les hommes et les femmes, l'insecte n'en sait pas grand chose à la vérité, sinon qu'ils ont tendance à se prendre pour les dieux de ce monde un peu trop souvent. Et pourtant, pas le moindre pouvoir, non, juste des mots et des procédures bureaucratiques un peu bizarres.
Parfois, le pokémon se dit que les gens auraient bien besoin de vivre à la dure, loin du confort presque indécent des canapés et des beaux salons, pour comprendre ce que c'est que la nature.
Un peu comme maintenant, en plein désert, avec pour seuls compagnons le sable et le ciel, et la chaleur, et la lune une fois que la nuit est tombée...
De là où il se trouve, l'insecte d'acier a presque l'impression de pouvoir toucher, du bout de ses pinces, l'immense étendue sans nuages au-dessus de sa tête au regard dur.
C'est drôle, comme sentiment, mais il se sent ici mieux que jamais, mieux encore qu'à Unys avec toute la famille de son dresseur... Pourtant les trois enfants, il les aime bien malgré ses airs solitaires... Et puis c'est un foyer accueillant... Mais il n'y a rien comme le désert, c'est unique et ça a le charme oublié des temps anciens.
Ce doit être ça, que le petit humain blond apprécie. Parce que lui, ça se voit, il est comme cizayox, il aime le désert et il le voit de la même façon. Pas juste du sable, non, une histoire et une entité vivante.
Un éclat de rire interrompt le fil de pensée décousu. Intriguée, la bête s'avance comme elle peut, ses pattes s'enfonçant dans le sable de la dune, et elle regarde en contrebas pour voir le petit groupe d'hommes aux uniformes qui se fondent dans le décor.
Son dresseur est là, et on dirait qu'il a retrouvé le pétillant au fond de ses yeux bleus ; la même brillance que quand il fait des cadeaux aux gosses pour leur anniversaire et qu'ils se disputent pour l'embrasser le premier...
On se croirait à la fois au pays et tout ailleurs, c'est amusant et ça réchauffe le cœur sous l'exosquelette. Peut-être pas de cœur biologique, il n'en sait rien, mais y a bien quelque chose.
Et puis à côté de lui, comme une anomalie dans ce décor presque familier, une silhouette un peu différente, drapée d'une sorte de tunique surmontée d'une cape bleue, ou peut-être grise... Comme si les deux couleurs se fondaient l'une dans l'autre pour en donner un mélange sans pareil.
Il suffit d'un seul instant, parfois, pour éprouver une émotion forte. C'est ce qui arrive au moment même où l'intruse, la jeune femme aux yeux noirs comme du charbon, lève les yeux vers la dune, l'aperçoit, et sourit.
Derrière des lèvres pleines et colorées, on entrevoit vaguement l'éclat scintillant de dents blanches, et avec elles l'image d'un vrai sourire, sincère et authentique. Voilà sûrement des jours qu'elle n'en a pas montré un comme ça, parce qu'elle n'a pas les sortes de rides significatives au coin de la bouche, qui témoignent de l'habitude.
Là, debout sur sa dune comme un roi sur son promontoire, le cizayox aurait souri.
* * *
Joseph Macarthur, toujours assis dans le sable, lance une œillade amusée en direction de son pokémon, installé en haut de la dune la plus proche. Il a un air de conquérant, comme ça, vu d'en bas, qui rend son dresseur curieusement fier.
C'est vrai que depuis le début de leur traversée du désert, il ne s'en est pas occupé comme il se doit, et qu'il l'a laissé dans sa pokéball plus que de raison, mais... En quelque sorte, c'est encombrant, un tel pokémon, on ne peut décemment pas le porter sur son épaule comme un fouinar.
Il sourit, et détourne vite les yeux, parce que le soleil qui tape sur la carcasse métallique, ça pique un peu quand on le regarde trop longtemps.
A côté, ça bavarde et ça plaisante autour du repas. Quelle heure il est exactement, personne n'en est sûr, parce que certaines montres sont un peu déréglées, mais ça doit avoisiner les onze heures... Voilà déjà un moment que les autres sont partis, et on n'a aucune nouvelle, et ça commence à inquiéter.
Le général a bien dit que ça prendrait du temps et qu'il fallait pas s'en faire, mais lui-même n'en est pas si sûr au fond. Il pourrait arriver n'importe quoi là-dedans que personne ne le remarquerait de l'extérieur.
Cette étrange façade de pierraille à l'énorme ouverture béante, ça ressemble à la gueule d'un monstre, ou d'un démon des anciennes civilisations. Weigall lui a un peu montré ce genre de choses, parce qu'il a apporté un ou deux livres sur le sujet, et c'est vrai qu'avec un peu d'imagination...
Curieusement, l'Histoire antique de cette région a un côté fascinant que le chef militaire n'avait jamais soupçonné, avant d'écouter le jeunot en parler avec tant d'ardeur et d'énergie. Tous ces rites, ces cérémonies, ces légendes...
Peut-être qu'au fond, ce n'est pas si absurde, de croire qu'une entité légendaire, cet... « Astral », peut garantir la victoire à Unys. Encore faut-il mettre la main dessus, et ça n'est sans doute pas si facile, surtout si les indépendantistes, eux aussi, cherchent à s'en emparer.
Macarthur retient un frisson. Et si... Et si c'était déjà fait ? Si, avant de s'emparer du campement de Smith, ils avaient déjà mis la main sur Tokotoro, et qu'un des leurs avait fui avec ?
Autant demander à la seule source d'information susceptible de le savoir.
« Hé, euh... »
Il hésite à l'appeler par son prénom, parce que ça a un côté familier et qu'il ne veut pas trop passer pour une bonne poire non plus, mais en l'absence de patronyme connu...
« Mademoiselle Cilliana ? »
Elle tressaillit discrètement, et, après quelques secondes, daigne s'arracher à la contemplation étrangement palpitante de ses deux mains déliées. Ses chevilles collées l'une à l'autre par la corde et la sueur la gênent encore, mais c'est devenu plus supportable.
Malgré leur discussion plutôt cordiale de tout à l'heure, elle a toujours cette étincelle de méfiance dans ses yeux noirs, et garde un visage impassible, se forçant à ne pas lui sourire. Il l'a bien remarqué, qu'elle aime étirer les lèvres et égayer son visage, mais en l'état actuel des choses, l'Unysien comprend bien qu'elle préfère s'en abstenir.
Lui aurait sûrement fait pareil, s'il était fait prisonnier par l'ennemi. Il se serait muré dans un silence lugubre et—
« Qu'est-ce que vous me voulez, général ? »
Le ton n'est pas tellement froid, mais il a une inflexion rigide, qui lui rappelle un peu celle de certains militaires, plus souvent coincés que les stores de l'hôtel — célèbres pour leur difficulté à les fermer. La conversation ne commence pas très bien.
Le général hausse un sourcil, tâche de prendre une expression distante et nonchalante.
« Juste savoir une chose ou deux... Pour commencer, est-ce que ce qu'on fait, là, c'est vraiment utile ? »
La prisonnière ne laisse rien paraître, mais écarquille un peu les yeux, comme surprise qu'on lui pose une question pareille.
« Faut pas me demander ça, je suis pas militaire moi... Juste une femme qui se bat pour une cause, sa cause. C'est tout.
— Non, non ce que je voulais dire... »
Il paraît comme chercher ses mots, parce que dans sa tête, les idées se bousculent un peu, tout s'entremêle, entre les pensées pour ses camarades et l'envie de questionner plus avant cette drôle de fille pour tout savoir des actions de l'ennemi...
C'est pas comme si elle allait vraiment répondre qu'elle sait tout et qu'elle est prête à tout balancer, au fond.
« Laissez tomber. C'est peut-être inutile. »
Nerveux, il glisse la main dans sa poche et en tire une nouvelle cigarette, parce que ça fait maintenant près d'une heure qu'il en a pas fumé une, et qu'une heure c'est quand même long... La première bouffée fait un bien fou, et le détend.
La jeune femme l'observe du coin de l'œil, reste silencieuse, intriguée. Elle doit l'admettre, elle préfère entretenir une conversation avec ce type-là, ennemi ou pas, plutôt qu'avec une des brutes de son propre camp.
Et puis, d'un côté...
« Vous êtes tous comme ça, vous les étrangers ? Je veux dire... d'humeur changeante, vous dites pas tout ce qui vous passe par la tête... »
Elle aussi, a un peu de mal à exprimer clairement sa pensée, note le général avec un soupçon d'amusement. Ce qui ne lui enlève pas son charisme naturel, étrangement. Et sa façon de s'exprimer avec un accent presque parfait...
« Je sais pas, vous êtes bizarres.
— Sûrement parce qu'on est étrangers. »
Il esquisse un sourire piteux et tire une nouvelle bouffée de tabac, et, étonnamment, elle répond à ce sourire par une très légère courbure des lèvres, presque indistincte, qui paraît lui demander un effort considérable.
C'est peut-être déjà un pas en avant. Sympathiser avec un prisonnier consternerait n'importe quel autre général unysien, mais après tout, tout le monde veut la finir, la guerre, et tout le monde obéit aussi à des considérations supérieures à son propre intérêt, dans cette histoire.
C'est le cas de ces quelques âmes entourées de sable, en tout cas. Chacun d'eux veut en finir, et rentrer à la maison pour retrouver la famille, les amis, la mère patrie...
Joseph Macarthur hausse un sourcil, et accentue son sourire en coin.
« On dirait que vous avez jamais croisé un Unysien avec de l'humour.
— Ça m'est arrivé, un couple de touristes, ou je ne sais quoi... Mais sûrement pas un général ennemi qui m'a fait prisonnière... Non, j'avoue que non, c'est nouveau. »
Son ton paraît un peu plus grave et dur qu'avant, comme si le sujet ne méritait pas d'être abordé. Cela dit, en tant qu'ennemi, si délicat soit-il avec les jeunes femmes, il ne peut pas se permettre de la ménager non plus.
Et il y a la curiosité, aussi, vicieuse comme un séviper.
« Vous en avez connu beaucoup, des gens de chez nous ?
— Non. »
La réponse a fusé, directe et rapide comme un bon coup de poing en pleine mâchoire. Pour autant, l'homme brun ne se laisse pas démonter. Après tout, il a bien interrogé plus coriace.
Il jette un regard appuyé aux poignets fins de l'Alolaise, et fronce un peu les sourcils.
« Ce serait dommage de lier vos mains encore une fois, non ? Surtout qu'une corde pareille, ça démange. »
Le voilà aussitôt gratifié d'un regard noir, et de lèvres pincées suffisamment éloquentes quant à son avis sur cette fameuse corde. Elle lève les mains en signe de reddition, et soupire.
« D'accord, d'accord, pas la corde. Pour faire court, non, je dois connaître une poignée d'Unysiens, c'est tout. »
Nouvelle exhalation de fumée, puis regard bleu intense, indéchiffrable.
« C'est drôle, vous avez un accent irréprochable. Plutôt rare, pour une Alolaise.
— Je vous l'ai dit, la moitié de ma famille est pas d'ici.
— D'Unys, alors ? »
Elle n'a pas besoin de hocher la tête pour qu'il soit certain de la réponse. Après avoir vécu toute sa vie à Unys, on finit par bien reconnaître les accents, et elle ne peut pas le tromper.
Il sourit, mais c'est un genre de sourire triste et compatissant dont il n'a pas l'habitude.
« Ça doit pas être facile tous les jours. »
Pour une fois qu'elle est parfaitement d'accord avec un ennemi... Elle en rirait presque, si elle en était capable.
Macarthur consulte sa montre une énième fois, et le silence revient. Le cizayox a déserté la dune.
* * *
« Bon sang, c'est plus coriace que ça en a l'air, ce machin-là ! » grommelle Martin Marlowe, tandis que son cerfrousse et son castorno se font aisément balayer par une « mégacorne » de Tokotoro.
Weigall, inquiet, jette un regard alentour, et constate qu'il ne reste plus beaucoup de pokémons debout. Le rapasdepic du colonel Snow et l'arcanin de l'un des soldats, et puis Vicky qui serpente au milieu de la mêlée, donnant quelques coups quand elle le peut.
Le gardien de l'île redouble de violence, et même s'il fatigue sérieusement, il garde de l'énergie à revendre. Son corps encaisse les coups depuis près d'un quart d'heure, et il renvoie des attaques nettement plus puissantes, qui déciment prestement les rangs adverses.
Rapidement, le grand oiseau brun évite de justesse un assaut de la drôle de bête, qui recule pour reprendre des forces. Les pokémons des militaires commencent vraiment à faiblir, et ne seront peut-être pas suffisants pour vaincre la créature...
« Weigall ! »
Le blondinet, posté juste à gauche de sa supérieure, s'empresse de se tourner dans sa direction, intrigué.
« En étudiant un peu son panel d'attaques... On dirait qu'il est de type plante, alors avec mon rapasdepic et l'arcanin de Davies, on a une chance de l'avoir. Il faudrait que votre fouinar fasse diversion, et...
— Compris, ça doit pouvoir se faire. Vicky, tourne lui autour pour le déstabiliser ! »
Snow salue la vivacité de son subalterne avec un hochement de tête satisfait, et bientôt les ordres se remettent à fuser entre les trois dresseurs encore en état de faire combattre leurs compagnons.
La créature rayée brune et crème profite de sa petite taille pour sautiller un peu partout, attirant par là même l'attention de Tokotoro, déjà passablement épuisé par son affrontement musclé avec une dizaine d'adversaires.
Dans le même temps, les deux autres pokémons multiplient les assauts, l'un avec des coups de bec, l'autre avec des rafales de flammes bien placées. Contre toute attente, la diversion, si simpliste soit-elle, semble porter ses fruits.
En effet, il ne faut que trois ou quatre minutes de ce petit manège pour que le pauvre gardien de l'île ait la tête qui lui tourne, et finisse par s'effondrer sur le sol de pierre comme une masse.
« Il est toujours conscient, on doit faire vite, s'exclame Marlowe en s'approchant de la bête.
— J'ai les pokéballs, c'est bon, surveillez bien, qu'il ne se remette pas à nous agresser. »
Tout le monde garde les yeux rivés sur la bête, mais elle semble trop éreintée pour pouvoir bouger. Les autres pokémons aussi ont tôt fait d'être rappelés dans leurs sphères.
Nerveuse, Winnie Snow finit par lancer l'une des pokéballs sur la forme inerte du gardien. Elle s'attend à ce que tout vienne à rater, à ce que la sphère se brise, incapable de contenir une telle puissance...
L'objet se balance un moment en tous sens, tous les regards sont tournés vers le sol...
« Si ça marche pas, je vous promets que j'en dors pas de la nuit !
— C'est en disant ce genre de chose, que ça marche pas, justement...
— Taisez-vous bon sang ! » ordonne le colonel.
Les deux soldats s'exécutent, et laissent la pokéball continuer son manège. Finalement, elle s'immobilise, et un petit « clic » caractéristique finit par retentir et résonner contre le plafond.
Le soulagement peint bientôt tous les visages, et des soupirs accompagnent cette victoire.
Celui de Weigall s'efface lorsqu'il reçoit une traînée de poussière tombée du plafond dans les cheveux. Il regarde en haut, et bientôt, sent le sol trembler sous ses pieds.
Puis vient une plus grosse secousse, et avec elle la peur de mourir.