Empreinte émotionnelle de Vocalume

Deux femmes et un homme. Tous trois vêtus d’une étrange combinaison blanche à nombreuses poches, contenant sans doute des Poké Balls, ils s'approchent, permettant à Millie de mieux les observer. La jeune fille reconnaît la femme qui s’est présentée à son bureau la veille – enfin, peut-elle vraiment considérer ça comme la veille sans nuit entre les deux ? le décalage horaire l’embrouille – sous le nom de Léa. C’est l’homme qui prend la parole :

— Vous êtes Millie. Veuillez nous suivre, s’il vous plaît.

La Kalosienne s’étonne un instant d’avoir été reconnue malgré son casque. Sans doute connaissent-ils sa réputation d’enquêtrice en combinaison.

— Attendez une minute. Je ne sais pas qui vous êtes, ni où vous comptez m’emmener. C’est un peu léger pour me convaincre de vous suivre, vous ne croyez pas ?

Son interlocuteur demeure impassible.

— Tout vous sera expliqué sur place.
— Sur place ?
— Nous nous rendons sur une autre île de la région. Vous avez accepté cette mission, vous êtes tenue de nous suivre.

C’est forcément un piège. Plus le temps passe, et plus la détective se dit qu’on ne l’a pas emmenée ici pour qu’elle enquête sur une affaire. On la veut elle, pas sa fonction ; reste à savoir pourquoi. Mais si l’homme a raison sur un point, c’est qu’elle s’est engagée en acceptant la demande de sa cliente. Même à un niveau de curiosité personnelle, elle est allée trop loin pour reculer. De toute façon, tente-t-elle de se rassurer, avec la Combinaison Booster, elle devrait pouvoir se tirer de n’importe quelle situation.

— Je vous suis.

Elle s’avance vers l’embarcation, encadrée par les trois mystérieuses personnes, ce qui lui donne la désagréable impression qu’on veut l’empêcher de s’enfuir. Elle n’est pas prisonnière ! Si ? Elle se pose tout de même la question, quand la femme qu’elle ne connaît pas prend place comme commandante et que le bateau démarre, lui enlevant définitivement la possibilité de reculer.

Pas un mot n’est prononcé durant le trajet. Mille questions brûlent les lèvres de Millie, mais elle sait qu’elles ne recevront pas de réponse, du moins, pas maintenant ; alors elle se tait. Étonnamment, Gribouille, à ses côtés, est aussi calme. Lui qui se cache souvent dès qu’il voit un adulte, il a dû sentir que ce n’était pas le moment de se faire remarquer.

Au bout d’une trentaine de minutes qui lui semblent durer une éternité, ils accostent à l’intérieur même d’un bâtiment ouvert sur la mer, dans ce qui de loin a semblé à la jeune fille être une île artificielle.

Du blanc. Du blanc partout. C’est ce qui se dégage des lieux. Les murs sont blancs, le sol est blanc, le plafond est blanc, les uniformes des quelques personnes présentes, en tout point semblables à ceux de ses trois accompagnateurs, sont blancs… Millie cligne des yeux plusieurs fois, sans pour autant parvenir à s’habituer à ce surplus de luminosité. Stoïques, l’homme et les femmes qui l’ont conduite ici avancent, ne lui laissant d’autre choix que de les suivre.

Après avoir marché sur quelques mètres dans ce qui semble être un entrepôt, à en juger par les cartons empilés un peu partout, ils s’arrêtent sur une plateforme, que la détective comprend être un ascenseur seulement lorsqu’elle commence à descendre, après que l’homme ait appuyé sur un bouton marqué « -2 ». Quelle idée aussi, de faire un ascenseur comme ça ! Malgré les barrières qui apparaissent quand on le démarre, il serait facile d’en tomber…

Arrêt. Une salle circulaire, démesurément grande et vide, donnant simplement sur trois portes ; ils en empruntent une. Arrivée dans un couloir qui s'avance au-dessus du vide, avec toujours ces barrières trop basses pour unique protection. Un frisson glacé parcourt l'échine de Millie. Quelques néons bleus crachotent une lumière blafarde, donnant au tout l'aspect d'un décor de science-fiction. Pourtant, l'endroit est sombre, comme nimbé d'une aura de mystère… Cela explique-t-il la sensation d’oppression qui se saisit de la détective, les battements de son cœur qui s’affolent ? Ils s'arrêtent devant une sorte de gros bloc, sans doute une autre salle. Ses trois accompagnateurs lui désignent une porte, font signe à la jeune fille d’entrer.

Ça y est, se dit-elle, c’est le moment de vérité. Elle va enfin savoir ce qu’elle fait ici. L’inquiétude qu’elle s’efforce de faire taire depuis qu’elle est allée au rendez-vous l'étreint. Sa détermination, elle, est plus forte que jamais. Main qui tremble au moment de saisir la poignée, puis de l’abaisser… La porte s’ouvre enfin ; elle entre, suivie par les trois adultes.

Millie ne s’attendait pas à ça. Ni à rien d’autre, à la réflexion ; n'importe quoi l'aurait surprise. La pièce dans laquelle elle vient d’entrer, uniformément – et très étonnamment – blanche, paraît presque normale ; enfin, en comparaison avec les lieux qu'elle a traversés pour s'y rendre… Sur le mur en face d'elle, une autre porte et, plus loin, une étagère remplie de livres. Son regard s'arrête sur le dos d'un ouvrage : « L'art de fusionner les Pokémon », par un certain Professeur Nikolaï. Si le nom ne lui dit rien, le titre, lui, donne le ton… À sa droite, enfin, un bureau, et derrière ce bureau…

Un homme. Pas très grand, ni très jeune, il tranche totalement avec l'atmosphère de cet endroit. Si sa blouse blanche paraît appropriée, on ne peut pas en dire autant de ses énormes lunettes vertes allongées posées sur un petit nez pointu, qui le font ressembler à une mouche. Il est assez ridicule, d'ailleurs, entre cet accessoire, son début de calvitie et le bouc blond qu'il caresse distraitement en la dévisageant.

— Bien, je t'attendais, déclare-t-il d'une voix grinçante et nasillarde. Comment t'appelles-tu, déjà ?

Abasourdie, la détective reste incapable de réagir. Déjà, le tutoiement l'étonne un peu. Bien qu'elle n'ait que seize ans, elle a l'habitude d'être vouvoyée dans le cadre de sa fonction. Et puis, lui dire qu'il l'attendait avant de lui demander son nom, c'est gonflé quand même !

— Euh… Millie, réagit-elle finalement.
— Ah oui, Millie, c'est ça… Eh bien, assieds-toi.

La jeune fille regarde autour d'elle… pour constater l'absence de chaise. Son Psystigri, à ses pieds, toise l'homme d'un air mauvais. Déjà, celui-ci continue, sans y prêter attention :

— Bienvenue au Paradis Æther. As-tu déjà entendu parler de la Fondation Æther ?

Ce nom lui est familier… Ah, oui, ça lui revient ! Comment oublier cette organisation qui a tellement fait polémique il y a près d'un an ? Alors que la fondation se vantait d'accueillir les Pokémon maltraités ou abandonnés, il s'était avéré que leur présidente cachait des créatures cryogénisées dans son manoir… Une sale histoire, ça. Il paraît qu'elle s'est depuis exilée à Kanto et que c'est son fils qui lui a succédé… Et donc, elle se trouverait dans leurs locaux ?

— Un peu.
— Très bien. Je suis Saubohne, le directeur de la Fondation Æther. Ou plutôt devrais-je dire, l'ex-directeur, depuis que ce gamin idiot m'a rétrogradé... Incapable de reconnaître un génie quand il en voit un ! Même quand il se rend à Kanto pour voir sa famille, il trouve le moyen de laisser son poste à Vicky plutôt qu'à moi ! Enfin, elle n'a pas été très difficile à écarter…

Millie toussotte discrètement pour lui rappeler sa présence. Il parle tout seul depuis une minute, ou bien ?

— Hmm, excuse-moi. C'est vrai que cette histoire n'intéresse pas une enfant comme toi. Pour en revenir à notre sujet, nous sommes une association à but non-lucratif, spécialisée dans la protection des Pokémon et la recherche sur les Ultra-Chimères.
— Les... quoi ?
— Ah, j'oubliais qu'elles étaient méconnues hors d'Alola. Pour faire simple, il y a une douzaine d'année, un chercheur de la Fondation Æther a découvert l'existence d'une autre dimension, habitée par des créatures très semblables aux Pokémon, les Ultra-Chimères. Leurs principales différences avec eux sont la quantité phénoménale d'énergie qu'elles dégagent, les rendant extrêmement puissantes. Zéroïd, la première UC découverte, par exemple, a le pouvoir de parasiter des humains ou des Pokémon pour prendre possession d'eux.

Il marque une pause, pour laisser à son invitée le temps d'assimiler cette vague d'informations. Des créatures venues d'une autre dimension, des pouvoirs incroyables… difficile d'imaginer une histoire moins crédible. Pourtant, l'enquêtrice n'en doute pas. L'homme pourrait être fou mais… une intuition lui souffle qu'il dit la vérité. L'instinct, ça s’affûte, et elle a résolu suffisamment d'affaires pour faire confiance au sien.

— Il y a près d'un an, reprend Saubohne, par la faute de notre ancienne présidente, des Ultra-Brèches ont été ouvertes sur Alola, libérant des Ultra-Chimères. Tu t'en doutes bien, les créatures ont semé le chaos sur la région, parce que personne ne pouvait les contrôler. Ce n'est pas étonnant que tu n'en aies pas entendu parler : les médias ont insisté sur l'affaire de cryogénisation des Pokémon d'Elsa-Mina, mais l'histoire des Ultra-Chimères, qui est pourtant la vraie cause de son départ et a eu bien plus de conséquences, a été étouffée…
» Finalement, un garçon, qui est l'actuel maître de la Ligue, a réussi à les capturer grâce à une de nos inventions. Mais, lui qui était le seul à posséder ces créatures, a eu pitié d'elles et a préféré les renvoyer dans leur dimension. Quel gâchis, n'est-ce-pas ? Un tel pouvoir… Imagine de quoi l'humanité serait capable avec !

C'est pas vrai, son interlocuteur va encore divaguer… Millie échange un regard blasé avec Gribouille, et croit bon de l'interrompre :

— Très bien, très intéressant… Mais qu'est-ce que ça a à voir avec moi, et surtout quoi qui vaille de me faire venir ici en pleine nuit en me laissant dans le flou le plus total ?
— J'y viens, patience ! Ah, les jeunes de nos jours, incapables de tenir en place. Depuis cet incident, la Fondation Æther, consciente de sa part de responsabilité, s'est donnée comme second objectif de poursuivre les recherches sur les Ultra-Chimères, afin d'éviter une autre catastrophe. Mais bien sûr, nous n'avons pas été les seuls à nous intéresser à ces créatures. Certains scientifiques de la Team Flare, par exemple…

Millie relève la tête brusquement, piquée au vif. Le blond a insisté sur ces derniers mot et, d'après son regard inquisiteur, il n'a pas dit ça innocemment.

— Venez-en au fait ! s'exclame-t-elle en serrant les poings.

Saubohne sourit.

— Mais bien sûr… Le rapport avec toi, demandais-tu ? La Combinaison Booster mise au point par Xanthin. Un grand scientifique, son travail est remarquable. Augmentation des capacités physiques, camouflage optique à la manière d'un Métamorph, diffusion d'un virus dans les Poké Balls permettant la prise de contrôle des Pokémon contenus…
— Comment vous savez tout ça ? hoquète Millie. Ces informations sont censées être secrètes !
— J'ai mes sources. Mais ne tergiversons pas plus longtemps. C'est la dernière fonction qui m'intéresse. Crois-le ou non, avant d'être arrêté, Xanthin avait poussé ses recherches sur les UCs beaucoup plus loin que nous. Ce qu'il a fait est un expoit que tout mon génie ne m'a pas permis de reproduire ! Je t'ai parlé de Zéroïd, capable de prendre le contrôle d'un être vivant. Et bien, la fonction virus de la Combinaison a été créée à partir de l'énergie d'un Zéroïd, à laquelle il a seulement appliqué de légères modifications.
— Et alors ? riposte violemment Millie, tendue à l'extrême. Très bien, je possède une combinaison créée avec l'énergie d'une de vos Ultra-Machins, je l'ignorais. Justement, vous travaillez sur ces bestioles. Quelle coïncidence ! Ah non, c'est vrai, c'en est pas une puisque c'est vous qui m'avez fait venir. Maintenant, ce serait bien de me dire pourquoi, puisque ce n'est évidemment pas pour mon travail de détective privée…
— Allons, inutile de s'énerver. J'ai une proposition à te faire. Vois-tu, les Ultra-Chimères sentent la présence d'énergie semblable à la leur, comme celle dont est imprégnée la Combinaison Booster. Et, je pense qu'un porteur de la Combinaison serait à même de contrôler des Ultra-Chimères, chose impossible pour un dresseur normal. En posséder une permettrait à la Fondation Æther une avancée considérable dans ses recherches… Cela serait bénéfique à l'humanité toute entière ! Il va sans dire que la rétribution si tu nous aides sera à la hauteur du travail accompli.… Alors, qu'en penses-tu ? Acceptes-tu de te servir de la Combinaison Booster pour capturer une Ultra-Chimère et assister la Fondation Æther dans ses recherches ?
— C'est hors de question !

Elle n'a même pas pris le temps de réfléchir avant de répondre. Elle aurait dû, sans doute ; mais il l'a énervée à parler de Xanthin. Et puis, les objectifs de Saubohne ne peuvent pas être aussi nobles qu'il le prétend. Entre les cinq-cents-mille pokédollars laissés sur son bureau, le rendez-vous de nuit et maintenant ce type qui lui sort des informations confidentielles en masse sur le ton de la conversation… Rien que ce « Paradis » immaculé pue l'angoisse et les secrets !

— Ce n'est pas la réponse que j'espérais, se renfrogne le scientifique, mais on ne peut pas dire que ça m'étonne. Ce que tu n'a pas l'air de saisir, en revanche – mais c'est normal, après tout, tu n'es qu'une gamine – , c'est que tu n'as pas le choix. Attrapez-la.

Millie ne doit qu'à ses réflexes, améliorés par la Combinaison Booster, de ne pas se faire prendre. À peine la phrase de Saubohne terminée, elle saute en arrière, et les mains des trois employés se referment sur le vide, à l'endroit où elle était un instant plus tôt. Attrapant Gribouille, elle fonce vers la porte, tente de l'ouvrir ; en vain. C'est qu'ils ont bien prévu leur coup ! Pas le temps de traîner, ils foncent déjà vers elle ! La détective recule de quelques pas, puis s'abat de tout son poids contre la porte.

Elle bascule en avant lorsque celle-ci cède, manque de tomber. Ignorant la douleur dans son épaule, elle emprunte le couloir en sens inverse, puis arrive dans la salle circulaire, ses poursuivants sur les talons.

— Ne la laissez pas s'enfuir ! crient-ils aux quelques autres employés sur les lieux.

Vite, l'ascenseur ! La détective arrive sur la plateforme. Pas le temps de se rappeler de combien d'étages ils sont descendus plus tôt, elle appuie sur le bouton « RdC ». Ça doit bien être par là qu'on peut sortir. L'engin met quelques secondes à démarrer. Trop lent ! Déjà, plusieurs employés Æther sont sur la plateforme, prêts à la cueillir. Ça y est, les barrières apparaissent, l'ascenseur commence à s'élever. Ils sont cinq dessus avec elle, qui essayent de l'attraper en profitant de l'espace réduit. Certains sortent des Pokémon. Elle fait un saut pour leur échapper, manque de justesse la collision avec un Vibraninf ; puis c'est un Ponchien qui la charge et qu'elle esquive à grand-peine. Elle remarque que les employés tentent de l'acculer dans un coin de la plateforme. Non, ils ne veulent quand même pas la faire tomber ?! Psystigri dans ses bras, elle ne peut pas les repousser. En voulant se soustraire à leurs assauts répétés, elle trébuche, bascule en arrière…

Sur la terre ferme. L'ascenseur vient de s'arrêter… à un étage diférent de celui par lequel elle est arrivée. Au lieu de l'entrepôt, une grande salle allongée. La jeune fille comprend immédiatement son erreur. Évidemment, l'île est surélevée ; le niveau de la mer, c'était le -1, pas le rez-de-chaussée ! Est-ce que cela signifie qu'elle n'a plus d'issue ? Pas le temps d'y penser ! Elle se remet à courir, poursuivie par un nombre de plus en plus important de personnes. Là-bas, une sortie ! La Combinaison a beau augmenter ses facultés physiques, elle sait que le contrecoup est qu'elle se fatigue plus rapidement. Ils la suivent déjà de très près, si elle ne parvient pas à se mettre hors de portée rapidement, ils l'auront. Plus que quelques mètres… Ça y est, elle vient d'emprunter la sortie ; elle est dehors ! Elle court…

S'arrête brusquement.

Devant elle, le vide. La mer, une dizaine de mètre plus bas, étendue sombre à peine discernable dans la nuit, prête à l'engloutir. Il faudrait être fou pour sauter d'ici. Même sans compter le risque de heurter un récif, et bien que la Combinaison Booster soit étanche, elle coulerait avec quelque chose d'aussi lourd sur elle ! Millie se retourne. Les employés de la Fondation Æther s'approchent lentement, sûrs de leur victoire. Elle n'a aucune échappatoire ; du moins le croient-ils sûrement…

— Nostenfer, go !

La chauve-souris apparaît devant la jeune dresseuse. Elle laisse Gribouille monter sur son épaule, puis attrape les pattes du Pokémon nocturne, qui s'envole aussitôt.

— Fonce !
— Et merde ! s'écrie un type en la voyant s'élever dans les airs. Que ceux qui ont des Pokémon volants la suivent !

Une vague d'hésitation parcourt les rangs de la Fondation. Ils ne sont pas nombreux, apparemment, à répondre au critère ; encore moins à vouloir partir dans une course-poursuite aérienne alors qu'ils y voient à peine à deux mètres devant eux. Finalement, lorsque quelques uns sortent des Békipan ou des Bazoucan pour la poursuivre, la jeune fille a déjà plusieurs mètres d'avance. Constatant qu'ils ne comptent pas la lâcher et désireuse de s'en débarrasser au plus vite, celle-ci ordonne :

— Buée noire !

Un brouillard épais se lève, empêchant définitivement ses adversaires et leurs Pokémon de la localiser. Lorsqu'ils parviennent finalement à y voir un peu plus clair, Mille s'est évaporée dans la nuit.

Elle leur a échappé.