Chapitre I : Plongée
Il y a des jours comme ça.
Des jours où les murs beige sale de l’appartement l’oppressent. Où elle se sent enfermée dans la pièce pourtant spacieuse, dans les ruelles de la capitale, partout. Des jours où sa détermination vacille, où son enthousiasme gamin s’étiole. Où son travail, qui la passionne en temps normal, lui paraît aussi morne qu’une pluie d’automne. Où tout ce qui a été dit sur elle, la réputation qu’elle a acquise, les gros titres sur « l’enquêtrice en combinaison », « la fillette détective », « la sauveuse d’Illumis »… Tout n’est que mensonge à ses yeux. Cette place, elle ne l’a pas méritée. Ce n’est pas elle qui devrait travailler ici, siéger à ce bureau.
Oh, bien sûr, la jeune fille fait bonne figure. Elle fait taire sa solitude, essaie d’oublier ses anciens amis qui ne viennent plus la voir parce qu’elle « traîne trop avec des grands », Kalem qui a trop de responsabilités en tant que Maître pour lui consacrer du temps… Si un client vient, elle feint d’être sûre d’elle, l’écoute exposer son cas et, le plus souvent, résout l’affaire. Mais elle n’en tire pas sa joie et sa fierté habituelles.
Parce qu’il y a des jours comme ça, où tout ce qu’elle ressent, c’est l’absence.
Celle d'un ami qui est détenu quelque part, elle ne sait pas où. Et celle d'un ami qui l'a abandonnée. Elle a grandi maintenant, a compris pourquoi ils avaient dû la laisser ; des responsabilités d'adultes. Mais, elle a beau se raccrocher aux savoirs et aux biens qu'ils lui ont légués, elle sait qu'elle donnerait tout pour les retrouver. Elle a bien fait des recherches, au début, la première année ; sans succès. Tout ce qu'elle peut faire, c'est se surpasser au quotidien, parce que c'est ce qu'ils auraient voulu, et nourrir sans se l'avouer l'espoir fou de les revoir un jour. Mais il y a des jours comme ça où tout lui revient en pleine figure, comme un contrecoup de sa bonne humeur habituelle.
Il y a des jours comme ça.
Un miaulement discret attire son attention. La jeune fille reporte son regard sur le félin gris debout sur le bureau, qui l’observe de ses grands yeux implorants. Accédant à sa demande, elle le prend dans ses bras, et esquisse même un sourire lorsque la créature lui lèche la joue.
— Arrête Gribouille ! Bah, au moins je sais que je peux compter sur toi.
Le Psystigri ronronne d’aise, lové contre elle. C’est fou ce qu’il peut lui redonner du baume au cœur. Elle savoure cet instant de complicité, qui éclaire un peu sa matinée. Cela fait des années qu'ils sont amis, et pour rien au monde elle ne voudrait se séparer du Pokémon.
Trois coups contre la porte. Elle repose son compagnon et traverse la pièce qui lui sert à la fois de bureau et d'appartement – en s’essuyant la joue, histoire d’être un minimum présentable. Partagée entre l’agacement d’être dérangée, la lassitude liée à sa mauvaise humeur, et, presque malgré elle, une pointe d’excitation tout de même à l’idée d’une potentielle affaire intéressante, elle ouvre un peu brusquement. Un peu trop, d’ailleurs, si l’on en croit l’expression surprise de la personne dehors ; une jeune femme d’apparence plutôt banale, à peine la vingtaine, teint mat et cheveux noirs, sac en bandoulière, vêtements classiques, bon marché mais trop légers pour la saison. Sans doute pas d’origine kalosienne. La visiteuse se reprend aussitôt et, directe, questionne :
— Bonjour, je suis bien à l’agence Beladonis ?
L’agence Beladonis. Le nom est resté, comme un souvenir, comme un hommage. De toute façon, trop difficile pour celle qui y vit maintenant de le changer ; elle se contente d’éluder ou de donner une réponse évasive quand quelqu’un l’interroge sur son origine.
— En effet.
C’est ce que dit l’écriteau à l’entrée, d’ailleurs, mais ça elle ne le fait pas remarquer. Pas bon pour son image, et elle ne va pas contrarier quelqu’un qui vient peut-être lui proposer une enquête digne de la sortir de sa mélancolie.
— Entrez, propose-t-elle, voyant que le silence s’éternise.
La jeune femme la suit jusqu’au bureau, derrière lequel la détective s’assoit en l’invitant à faire de même. Gribouille, introverti, part se cacher au fond de la pièce.
— Vous êtes bien Millie ?
— C’est moi. Comment vous appelez-vous ?
L’arrivante marque un temps d’arrêt. La détective remarque ses sourcils qui se froncent légèrement, son regard qui s’égare un peu sur la droite…
— …Léa.
Mensonge. Entre l’hésitation, le choix d’un prénom générique et l’absence de nom de famille – bon, ça elle peut comprendre puisqu’elle-même, n’en ayant pas, se présente par un unique prénom – , ça paraît évident. Son interlocutrice ne veut pas dévoiler son identité.
— Bon… Et si vous m’expliquiez la raison de votre venue ?
L’interrogée baisse les yeux. Les mains jointes, elle remue nerveusement les doigts, s’agite un peu sur son siège. Mal à l’aise, manifestement.
— Je sais pas si je peux vous en dire trop…
L’enquêtrice plisse les yeux. En bientôt trois ans qu’elle travaille ici, elle a appris à observer et à analyser. Et, entre sa gêne apparente et sa précédente phrase, la visiteuse l’intrigue. Quelqu’un ferait-il pression sur elle pour la forcer à garder le silence sur une quelconque affaire pas nette ? Ce ne serait pas la première fois qu'un tel cas se présente à l'adolescente… Quoi qu'il en soit, elle va devoir bien choisir ses mots si elle veut en savoir plus.
— Vous n’avez rien à craindre ici, assure-t-elle, vous pouvez parler le cœur tranquille.
— Non, vous comprenez pas. Le problème, c’est que ça touche à des infos, euh… plutôt confidentielles.
Millie se redresse sur son fauteuil, de plus en plus intriguée. Il faut dire que son interlocutrice joue sur le mystère !
— Et puis, il faut que je vous dise… C’est à Alola.
— Quoi ?! Mais…
— Oui, vous avez bien compris. Je vous demande d’enquêter dans une autre région.
— Mais… Pourquoi ? Enfin, il y a bien des détectives privés à Alola…
— Je sais, mais c’est de votre aide dont j’ai besoin. Non, me demandez pas pourquoi, je ne peux pas vous le dire.
La jeune fille souffle, prise au dépourvu. Elle a rarement exercé son métier hors d’Illumis, et jamais hors de Kalos. La demande a de quoi étonner. Et puis, le manque d’informations la rend plutôt suspicieuse. Qui que soit celle qui s’est présentée comme « Léa », elle ne lui inspire pas confiance.
— Je sais que ça peut paraître bizarre, reprend celle-ci, mais je vous en prie ! J’ai désespérément besoin de vous ! Je ne peux pas faire appel à quelqu’un d’autre.
Non, vraiment, la détective ne devrait pas accepter. Mais elle n’a jamais refusé une affaire. « Toujours là pour les gens dans le besoin ! », lui a dit un jour l’homme qui lui a tout appris alors qu’elle tentait de le dissuader d’aider une femme qui l’avait insulté, et elle a gardé ce principe. Et, surtout, cette histoire l’intrigue beaucoup trop. Tandis qu’elle tente de se raisonner, elle sait qu’elle a déjà fait son choix ; elle ne saurait passer à côté de quelque chose d’aussi mystérieux et continuer sa vie sans y penser. Et puis ça la distraira pendant quelques temps…
— C’est bon, soupire-t-elle, je vais y aller sur votre archipel !
— Merci beaucoup ! s’exclame la cliente en esquissant, pour la première fois depuis le début de l’entretien, un sourire timide. Je vous assure que vous le regretterez pas !
Presque aussitôt, son visage s’assombrit à nouveau d’un air sérieux. Millie la voit qui tire un portefeuille de son sac et en sort une liasse de billets, qu’elle pose sur le bureau d'un geste nerveux. Elle écarquille les yeux devant la somme.
— Cinq-cents-mille pokédollars. C'est une avance ; vous en recevrez un million de plus une fois votre travail fini.
Ça, ça pue l’affaire louche à plein nez. Elle a mis les pieds dans quelque chose de pas net… Elle gratifie la monnaie d'un œillade méfiante, n’y touche pas. En plus, c’est sûrement de l’argent sale.
— Vous avez rendez-vous à l’embarcadère d’Ekaeka, sur l’île de Mele-Mele, ce soir à 21h. C’est-à-dire 9h de demain matin, à l'heure kalosienne. Merci d'avoir accepté.
Elle se lève et part avec empressement, laissant derrière elle une Millie abasourdie. Elle le sent déjà, ce cas risque de la plonger dans des eaux troubles... Mais après tout, elle est détective privée, non ? C'est le mystère qui l'attire, et elle n'a pas reçu d'affaire aussi intrigante depuis longtemps... Quand le Psystigri, la voyant sans réaction, tire sur ses collants pour attirer son attention, la jeune fille sourit.
— Tu sais quoi Gribouille ? Je crois que j'ai hâte de commencer à enquêter !
Il y a des jours comme ça, où l'aventure vient frapper à votre porte sans prévenir. Finalement, la journée ne commence peut-être pas si mal.
***
La première vision que Millie a eue d’Alola, c’est cette immense île surplombée par une montagne colossale, « Ula-Ula », devant laquelle le bateau est passé sans s’arrêter ; puis il y a eu « Akala », et sa végétation luxuriante. Dans quelques minutes, disent les écrans d’informations, ils débarqueront à Mele-Mele. Elle n’a pas compris, d’ailleurs, pourquoi les navires venus d’autres régions desservent uniquement l’île la moins fréquentée de l’archipel. Sans doute pour faire payer aux gens un trajet en plus. Enfin, dans le cas présent, ça l’arrange plutôt, puisqu’elle va arriver précisément sur le lieu de son rendez-vous. Lassée par de nombreuses heures de trajet, elle pose sa tête contre le hublot et se laisse bercer par le roulement des vagues, observant le port qui se rapproche doucement… Elle est sur le point de s’endormir quand l’arrêt du bateau, accompagné d’une voix féminine impersonnelle – presque robotique – sortant d’un haut-parleur, la surprend :
« Votre attention mesdames et messieurs, nous sommes arrivés à l’embarcadère d’Ekaeka, sur l’île de Mele-Mele. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage, et vous prions d’attendre la mise en place de la passerelle afin de quitter le navire. Veillez également à ne pas oublier vos effets personnels. En cas de problème, vous pouvez… »
Millie se redresse, bien réveillée d’un coup. Enfin ! Son excitation à l’idée de l’affaire qui l’attend, affaiblie par ce voyage interminable, est instantanément ravivée.
« Bienvenue dans l’archipel d’Alola ! », conclut la voix.
C'est avec empressement qu'elle rassemble ses affaires, et se dirige vers la sortie. Elle déchante vite. Pas le temps d'apprécier son premier pas à Alola qu'elle est déjà emportée par le flot des hommes d’affaires, vacanciers originaires de Kalos et Aloliens cherchant leurs proches qui se pressent sur le quai, affluent, l'entraînent malgré elle, plus déchaînés que l'océan qu'elle vient de quitter. À chaque fois qu'elle croit à une accalmie, une nouvelle vague l'emporte. Elle a à peine eu le temps d'attraper Gribouille, et elle le serre fort contre elle de son bras libre, craignant que l'agitation ne les sépare. Elle le rentrerait bien dans sa Poké Ball… si le félin en avait une. Comme en souvenir d'une époque où elle n'avait pas les moyens de s'en acheter, le Psystigri l'accompagne partout. De toute façon, elle n'aimerait pas l'enfermer ; elle n’a jamais considéré le Pokémon autrement que comme un ami.
Au bout de dix minutes de lutte acharnée, la jeune détective parvient enfin à quitter l’embarcadère, et arrive sur l’une des grande rues d’Ekaeka. D'abord éblouie par les reflets sur les vitres des bâtiments, que le couchant nimbe d’oranges, elle ne peut s’empêcher d’observer pendant plusieurs minutes ce qu’elle voit de la ville, ce savant mélange entre urbanisation et nature, ces immenses maisons qui flirtent avec les hautes herbes, ces Magneti qui flottent à quelques mètres à peine de la route et sa circulation… Ce n'est pas à Illumis qu'elle verrait ça ! Elle remarque d’ailleurs des Pokémon qui lui sont inconnus, comme ce quadrupède brun à l’air grognon ou ce Miaouss gris… Il lui semble même apercevoir une oreille de Pichu dépasser d’un buisson.
— Bon, c’est pas tout ça, se rappelle-t-elle à l’ordre, mais on est pas ici en touristes.
Millie jette un œil à son holokit. Une simple pression sur le dessus et les nombres « 19 : 52 » s’affichent sous forme d’hologramme devant elle. Il lui reste une heure avant le rendez-vous. Elle sait qu’elle devrait manger, mais l’excitation lui noue l’estomac. Elle l’empêche de ressentir la fatigue, aussi, ce qui n’est pas plus mal étant donné les douze heures de décalage horaire qu’elle se prend en pleine figure, en ayant dormi trop peu pendant le trajet. Il ne lui reste plus qu’à visiter un peu la ville en attendant 21h.
— Tu viens Gribouille… Gribouille ?
Elle panique en remarquant l’absence du Pokémon à ses côtés. Il était là il n’y a même pas deux minutes ! Elle se tourne, regarde de tous les côtés, s'agite, son angoisse monte...
— Gribouille, t’es où ?!
Finalement, elle l’aperçoit à quelques mètres de là, à moitié masqué par la végétation, en face d’un Abra, sans doute plongé dans une discussion télépathique. Elle soupire de soulagement quand la créature revient vers elle tandis que le Pokémon Psy se téléporte.
— Bon sang, tu m’as fait peur !
Une fois remise de ses émotions, elle entreprend de se promener au sein de la ville, observant sans grande conviction les devantures des restaurants vendant des sortes de beignets, une spécialité locale, et les enseignes d’une grande chaîne alolienne de boutiques de vêtements. Le temps passe lentement.
20h34. Ça fait un moment que le soleil a disparu à l’horizon. Pas totalement stupide, Millie se retire dans une ruelle sombre, sort de sa valise sa Combinaison Booster, un cadeau qui lui a toujours été utile dans ses enquêtes, et l’enfile par-dessus ses vêtements. Pour un rendez-vous louche de nuit, elle préfère être préparée. Comme toujours, elle peine à faire tenir son volume impressionnant de cheveux, pourtant attachés en couettes, dans son casque.
20h49. La jeune fille attend sur le quai. Quoique quelques personnes traînent encore dans les rues d’Ekaeka, personne n’a fait spécialement attention à elle malgré son accoutrement. Elle étouffe un bâillement sous son casque. L'ennui la gagne, la fébrilité aussi ; si bien qu'elle se sent incapable de faire quoi que ce soit pour passer le temps qu'il lui reste à attendre.
Soudain, un grondement attire son attention. Un petit bateau à vapeur, bien loin des immenses embarcations destinées aux voyageurs, s’approche. Évidemment, elle aurait dû s’en douter ; pourquoi lui donner rendez-vous dans un port sinon ? Le véhicule ralentit, effectue les manœuvres pour accoster… s'arrête finalement.
21h00. Trois silhouettes s'échappent du bateau. C'est l'heure.