Ch. 28 : Charmante compagnie.
Sur l’herbe boueuse et piétinée, Fario et Sidon s’étaient écroulés, épuisés. Qui pouvait les blâmer ? Ils s’étaient battus contre une centaine d’hommes armés. C’était un miracle qu’ils s’en soient sortis avec de bêtes égratignures.
— Je ne ferais pas ça tous les jours, lança Fario.
— Ouais, acquiesça Sidon C’était amusant, mais il ne faut pas abuser des bonnes choses !
L’inexpressif Fario et le joyeux Sidon se lancèrent un regard complice. Techniquement, ils étaient encore de parfaits inconnus il y a peu. Cependant, le simple fait de s’être retrouvés ensemble dans une situation extrême et d’avoir combattu ensemble avait suffit à forger le début d’un puissant lien.
Non loin de là, Tza venait de sortir du château de Sanidoma. Depuis quelque temps, la petite écrivaine avait dans l’idée de se lancer dans d’autres écrits, en plus de celui où elle mettant en scène l’amour impossible entre une sœur et son grand-frère. En réalité, la fillette avait pris goût pour les histoires de romance impossible ; la flamme de l’interdit l’animait plus que de raison.
Alors, lorsqu’elle vit Fario et Sidon, allongés côte-à-côte, complices, et en sueur, son sang ne fit qu’un tour. Déjà, une multitude de scénarios déferlait dans sa petite tête rubiconde.
— Tza ? plissa Ifios des yeux. Tu te sens bien ?
— … plus que jamais…, lança-t-elle énigmatiquement.
— … ?
Entendant des voix, Sidon et Fario se relevèrent – péniblement. Le bandit balafré fit de grands signes de main :
— Ohé ! Bande de tire-au-flanc ! On a eu le temps de mourir dix fois ici ! Vous avez foutu quoi là-dedans ? Vous avez bu du thé ou quoi ?
— Comment t’as deviné ?! s’étonna franchement Evenis.
— … hein ? s’étonna Sidon à son tour.
— Jeunes gens ? s’immisça Fario.
Ifios et Tza détournèrent la tête, embarrassés ; surtout qu’Evenis continuait de fixer les deux hommes avec son éternelle naïveté. Ce fut Eily qui perça le mystère :
— Cela faisait partie de notre stratégie, expliqua-t-elle calmement.
— … une minute, réagit Sidon. Vous avez VRAIMENT bu du thé là-dedans ? Pendant qu’on se faisait trucider ici ?!
— Notre stratégie, persista Eily.
— Allons, tempéra Fario. L’essentiel est que tout s’est bien terminé, n’est-ce pas ?
— Tout à fait ! Sanidoma nous a donné son sceau. Avec ça, on va pouvoir calmer ses soldats à Aifos.
— Alors c’est parfait, souffla Fario.
— Mouais…, maugréa Sidon, on va dire ça…
Ifios se gratta la joue, gêné :
— Ceci de côté, vous allez bien tous les deux ? Paraît que c’était l’enfer ici.
À ces mots, un grand sourire se dessina sur les lèvres de Sidon, et, joyeux, ce dernier bondit vers Ifios et frotta vivement ses cheveux.
— Oh ! Alors comme ça tu t’inquiètes pour nous p’tit Boss ? C’est adorable ! Hahaha !
— Qu… ! grinça fortement Ifios. P-Pourquoi ce surnom encore ?!
— Haha, parce que t’es notre p’tit Boss préféré !
— … grr, la prochaine fois je fermerai ma grande gueule…
— Nous allons parfaitement bien, répondit Fario. Cette Boule Fumée est véritablement merveilleuse, elle nous a sauvés plus d’une fois.
Tza pencha la tête.
— Est-ce qu’on avait vraiment le droit de l’utiliser ? Monia nous avait dit que le Vasilias était très strict à ce sujet…
— Encore faut-il qu’il l’apprenne, assura Sidon. Le coin est assez reculé, on ne devrait pas trop avoir de problème.
— Mais…, hésita Tza.
— Ne t’inquiète pas, la rassura Eily. Si on réfléchit bien, c’est grâce à ton frère que nous possédons ces artefacts. Je ne pense pas qu’ils nous les auraient donnés sans avoir une idée derrière la tête. Non, je suis même certaine qu’il voulait qu’on les utilise.
— Mmh…
Tza hocha doucement la tête ; elle n’y avait pas pensé. Ayant une confiance aveugle en son frère, il suffisait d’évoquer son nom pour calmer ses angoisses.
— C’est pas tout ça mais qu’est-ce qu’on fiche encore ici ? lança Evenis. On devrait pas rentrer ?
— Oh ? sursauta Eily. Une parole sage ? Sortant de ta bouche ?
— Héhé, ne me regarde pas comme ça, je vais rougir ! Nan mais en fait, j’ai surtout envie de picoler un peu ! Il reste encore de la bière dans notre charrette, hein ?
— Et comment qu’il en reste ! s’exclama Sidon.
— … ça m’aurait étonné…, souffla Eily en étant soutenue par le regard blasé d’Ifios.
***
Les retrouvailles étant désormais passées, le groupe prépara les préparatifs du départ. Tza s’empressa d’aller récupérer son épée ; Evenis, accompagnée de Sidon, préparait les boissons pour la route ; quant à Fario et Ifios, ils s’occupaient du cheval. Eily, comme à son habitude, bullait. Elle n’avait aucune compétence particulière dans des domaines autre que la parlote ; de ce fait, elle estima donc qu’elle n’avait pas à s’imposer et perturber les efforts des autres. C’était surtout une très bonne excuse pour se la couler douce.
Une fois les préparatifs terminés la roulotte prit le cap vers Aifos. Du moins, c’était ce qui était initialement prévu. Un nouvel ennemi venait de faire son apparition : la fatigue. Même s’ils tentaient de faire bonne figure, Fario et Sidon piquaient parfois du nez, et leurs compagnons n’étaient pas spécialement dans un meilleur état.
Finalement, la charrette changea sa direction et s’arrêta dans une petite clairière dans la forêt. Ils passeraient la nuit ici, en se relayant des tours de garde ; dans la nature sauvage, il fallait rester prudent. Entre bandits, bêtes féroces, et éventuelles représailles de Sanidoma, il serait folie de baisser sa garde.
— C’était quelque chose, ce Sanidoma.
— Nyah.
À l’ombre des arbres, s’était au tour d’Eily de surveiller les environs. Elle en profita naturellement afin de passer moment privilégié avec Caratroc. La petite tortue avait été forcé de restée cachée dans son sac durant toute la confrontation contre Gyl ; prendre l’air lui faisait maintenant le plus grand bien.
— N’empêche, souffla-t-il néanmoins, je n’ai pas été très utile…
— Ne dis pas ça Troctroc. C’est grâce à tes toiles qu’on a pu rentrer dans le château.
— Peut-être, mais cela a été mon seul rôle… j’aurais pu aider contre Gyl, aussi.
— Ça aurait été contre-productif. La présence d’un mystérieux Ensar n’aurait fait que compliquer les négociations, qui étaient déjà tendues.
— C’est encore pire alors, ricana amèrement Caratroc. Je suis une gêne.
Eily se mordit les lèvres. Elle n’aimait pas voir Caratroc dans cet état. Elle avait envie de le rassurer, cependant, sa bouche restait sèche. Une situation bien rare pour la demoiselle.
« D’habitude, c’est plutôt lui qui me rassure… », soupira-t-elle mentalement.
— … il faudrait trouver un moyen de rendre ta présence naturelle, finit-elle cependant par lâcher.
— Plus facile à dire qu’à faire…
— N’est-ce pas…
— …
— … en fait…
La demoiselle cyan détourna son regard vers les arbres, en y espérant trouver un quelconque courage. Puis, se rendant compte que cette attitude était stupide, elle secoua la tête :
— Il faudrait l’accord du Vasilias.
— … le Vasilias ? répéta Caratroc.
— Oui. Concrètement, c’est lui qui décide qui peut avoir un Ensar. Cela ne choque personne que Rhinolove et Tranchodon accompagnent Omilio et Inam, parce que ce sont les Foréa du Vasilias. Si moi aussi, j’obtiens un statut officiel de Foréa, tous nos problèmes disparaîtront.
— … je comprends l’idée, mais comment la réaliser ? J’imagine que ce n’est pas un statut qui s’obtient en claquant des doigts, fit remarquer Caratroc.
Eily baissa les yeux :
— C’est évident, cependant… tu te souviens du projet d’Omilio ? Il veut renverser le Vasilias. En coupant la tête du roi, il est simple de redéfinir les lois.
— … tu comptes réellement participer à son projet ?
— … je ne sais pas encore. Normalement, j’aurais posé un refus catégorique… mais depuis que je sais qu’il a peut-être un rapport avec l’attaque de l’orphelinat…
— …
— …
— Ouais, c’est compliqué…, conclut Eily.
Et tous deux restèrent plongés dans leurs pensées pendant un long moment, jusqu’à ce qu’il fut temps de réveiller le prochain gardien. Normalement, c’était au tour d’Evenis de monter la garde, mais elle avait bien trop bu pour daigner se lever.
Eily tenta sa chance vers Tza, mais rebelote, impossible de lui faire ouvrir les yeux. La fillette semblait faire un doux rêve ; d’une voix fiévreuse, elle murmurait parfois le nom de son frère… Gênée, Eily choisit la retraite stratégique.
Ifios également était indisponible. Ce maniaque de la propreté ne pouvait visiblement pas supporter de dormir dans une charrette poussiéreuse. Il faisait donc ardemment le ménage. Tout étant endormi. C’était assez impressionnant à voir, mais aussi que peu inquiétant. Eily décida de ne pas s’attarder davantage sur ce cas.
Pour Sidon, le problème était autre. Cette grande brute était très intimidante, même lorsqu’il dormait. Et ce n’était pas ses ronflements à faire vrombir la terre qui allait arranger les choses. Eily n’était pas spécialement peureuse, mais elle ne se sentait pas très chaude à l’idée d’aller perturber cette force de la nature.
Finalement, Eily trouva du réconfort chez Fario. Curieusement, cette énigme sur pattes était le seul qui ne faisait rien de perturbant durant son sommeil. En un seul appel, le Magus se réveilla.
— C’est déjà mon tour ? déclara-t-il.
— Ehm…, hésita Eily. Ça devrait être à Evenis normalement mais… et même les autres…
Intrigué, Fario tourna la tête, et observa le triste spectacle de la charrette. Comme Eily un peu plus tôt, il constata à son tour que ses camarades avaient le sommeil agité.
— Je vois, lâcha-t-il simplement.
— Désolée…, soupira Eily.
— Ce n’est rien. De toute façon, je n’ai pas besoin de dormir longtemps. Une toute petit heure me suffit pour entamer une journée en pleine forme. C’est sans doute parce que je suis un Magus ; mon corps fonctionne différemment des autres.
— … c’est bien pratique, admit Eily.
Eily ponctua sa phrase d’un long bâillement. Elle était peut-être une Foréa, mais elle avait encore besoin de dormir comme tout le monde. La demoiselle cyan n’avait plus qu’une envie : rejoindre le pays des songes. Malheureusement, entre Ifios le somnambule et Sidon le ronfleur, la tâche s’avérait très ardue.
— Plus qu’une chose à faire, siffla-t-elle. Troctroc, tu veux bien ?
— Avec plaisir.
Et quelques secondes plus tard, le silence régna enfin. Ifios se retrouva sévèrement ligoté, incapable de faire le moindre geste ; il gigotait encore, mais sans faire trop de bruit. Quant à Sidon, se bouche fut solidement scellée, empêchant les agaçant ronflements d’en sortir. Tout était rentré dans l’ordre.
— C’est un peu radical, commenta Fario.
— Il faut bien, répliqua Eily.
— … vous formez vraiment un bien étrange groupe.
— Faut voir les énergumènes aussi, ricana la demoiselle cyan. La sœur d’un Foréa, une noble ivrogne, le second d’une bande de bandits, le fils d’une Foréa, une Foréa naturelle… et bien sûr, un Magus.
— Oh ? Je fais moi aussi partie de votre groupe ?
Eily ne put s’empêcher de pouffer :
— Pourquoi ça ne serait pas le cas ? Tu nous as bien aidé aujourd’hui.
— Parce que vous me l’aviez gentiment demandé.
— … vraiment ?
— Et plus sérieusement, on ne se connait à peine.
— Il y a un début à tout, philosopha Eily. D’ailleurs, on va être amenés à vivre sous le même toit. Et si ça peut te rassurer, on ne se connaît nous même pas tant que ça. Disons qu’on est ensemble par … comment dire… ah, voilà : c’est un simple concours de circonstances.
Malgré le visage neutre de son interlocuteur, Eily crut voir, une seconde, un éclat amusé dans ses yeux.
— Un simple concours de circonstances, répéta-t-il. Vous voulez dire que nous sommes ensemble sous l’impulsion du destin ?
— … je n’aime pas vraiment le mot ‘‘destin’’, maugréa Eily. Ça donne l’impression que nous sommes que des marionnettes obéissant à une force supérieure. Non, je parlerais plus de choix. Inconscients peut-être parfois, mais des choix tout de même.
— Oh ?
— C’est simple. Notre rencontre par exemple, ce n’est pas que le fruit du hasard. Il y avait beaucoup d’érudits dans cette Tour d’Ivoire, et pourtant, c’est vous que j’ai choisi de rencontrer. De même, vous aussi, vous avez choisi de m’accorder votre attention. Vous auriez très bien pu m’envoyer balader, mais vous ne l’aviez pas fait. Vous voyez ? Il n’est nullement question de ‘‘destin’’ ; tout est choix.
— … vous êtes bien jeune, mais vous savez parler, ne put s’empêcher de lâcher Fario.
Eily rit franchement :
— On me le dit souvent, oui ! L’art des mots est mon arme principale, il faut bien que je l’aiguise de temps à autre.
— Et encore, vous ne savez pas tout. Parfois, le soir, Eily débat avec elle-même, juste pour s’entraîner !
— Ny… !
L’intervention soudaine de Caratroc fit sursauter Eily, surtout qu’il venait de révéler l’un de ses secrets.
— Troctroc ! s’emporta la demoiselle cyan.
— Quoi, je ne devais pas le dire ? s’amusa la tortue.
— … gnn… j’apprécierais que tu ne dévoiles pas ma vie privée ainsi…, siffla Eily.
— Tu es étonnement soucieuse de la vie privée, railla Caratroc. Pourtant tu n’as pas ton pareil pour te mêler de celle des autres, non ?
— … ! C-C’est… n-non… j-je…
Et Eily se perdit dans des bafouillements incompréhensibles. Fario ne cacha pas son admiration :
— C’est donc cela le pouvoir d’un Ensar. Il est capable de faire taire à la plus impitoyable des manipulatrices en simplement quelques phrases.
— … je me sens terriblement insultée tout d’un coup, grogna Eily. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais me coucher moi. Troctroc, tu as encore des choses à dire où on peut y aller ?
— Ah ? Tu veux dire que je peux raconter d’autres anecdotes sur toi si j’en ai envie ? s’anima joyeusement l’Ensar.
— NON ! s’écria Eily.
— C’est bien ce qui me semblait, sourit narquoisement la tortue.
Eily soupira longuement :
— … pff… tu es drôlement loquace aujourd’hui toi… bref, au dodo, trop d’émotions pour aujourd’hui…
De plus en plus épuisée, Eily trouva un coin libre dans la charrette et s’y installa. Ce n’était pas spécialement confortable, mais il n’y avait pas mieux.
— Bonne nuit, lança Fario.
Eily hocha faiblement la tête, trop fatiguée pour répondre. Et alors qu’elle glissait dans le royaume onirique, le visage de Fario s’apaisa :
— … et merci. Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir, d’appartenir à un groupe…
***
Le lendemain, au aurore. Evenis fut la première à se réveiller, guidée par l’appel de la boisson. En effet, la jeune noble disposait d’une constitution bien particulière : si son sang ne contenait pas le moindre milligramme d’alcool, il commençait à se désagréger. C’était bien évidemment une fable, mais Evenis s’amusait à raconter cette ineptie à qui voulait – ou ne voulait pas – bien l’entendre.
La jeune noble alla donc tout joyeusement récupérer l’un des nombreux tonneaux de bière de la charrette. L’un seul qui était encore plein, à vrai dire.
— Il faudra rationner…, lâcha Evenis avec une pointe de déception.
Cette perspective rendit Evenis triste. Et quand Evenis était triste, elle buvait encore plus que dans son état normal. Assurément, le tonneau ne passera pas la matinée, paix à son âme. Seul un miracle pouvait sauver ce pauvre baril de bière de la vorace Evenis. Et visiblement, le tonneau avait dû prier les cieux de toute son âme, puisque, d’un coup, le miracle arriva :
— Bien le bonjour, jeune demoiselle.
— … ?
Evenis tourna lentement la tête, interloquée.
— Bééh ? lança-t-elle avec classe.
— Haha, je comprends votre étonnement. Vous pensiez certainement ne pas me revoir de si-tôt. Toutefois, la vie est pleine de surprises.
Devant une Evenis encore perdue, Gyl s’inclina poliment :
— Mais rassurez-vous, je ne viens nullement chercher représailles. En réalité, mon seigneur a décidé de repartir à Aifos dès aujourd’hui. Nous venions tout juste de partir, à vrai dire. C’est alors que nous avions aperçu votre roulotte. Sanidoma a ensuite eut une brillante idée : celle de vous accompagner. Après tout, nous avons la même destination. Sauf si bien sûr, vous avez quelque chose à y redire.
L’esprit embrumé du matin, mêlé à une carence critique d’alcool dans son sang, Evenis ne comprenait pas un quart des mots de son interlocuteur. Ce fut donc naturellement une réponse de la plus grande classe qui s’échappa de ses lèvres :
— Gueuh ?
— Je vais prendre cela pour un oui. Je suis ravi que l’on se comprenne. Et veillez pardonner l’absence de mon seigneur. Normalement, il m’aurait accompagné, mais il s’est assoupi. Pour lui aussi, la nuit a été rude.
— Donc, si je comprends bien, vous venez en paix ? demanda neutralement une voix masculine.
Fario, qui était resté de garde toute la nuit, sortit de sa cachette. Il avait repéré la charrette de Sanidoma depuis bien longtemps ; il attendait simplement le bon moment avant d’agir.
— Bien évidemment, répondit poliment Gyl. Et pardonnez mon impertinence, mais puis-je savoir votre nom ? Je n’ai pas le souvenir de vous avoir croisé au manoir.
— Je me nomme Fario. Et vous, vous devriez être Gyl, je me trompe ?
— C’est bien cela. Et comme je l’expliquais à votre charmante amie, notre rencontre n’est que le fruit du hasard. Sans doute un autre coup de ce tristement célèbre destin.
« … le destin… », s’amusa mentalement Fario.
— Je vais peut-être me répéter, déclara le Magus, mais je veux que l’on soit bien clair. Vous ne prévoyez pas d’entourloupe ?
— Je le jure sur mon honneur. N’ayez crainte, Sanidoma ne vous veut plus aucun mal. Vous pouvez remercier votre laideronne ; ses mots ont su trouver une certaine résonance en lui.
— … laideronne ?
— Oh, excusez-moi. Je parle de ce simulacre de demoiselle, celle à la chevelure dont le teint bleuâtre n’a rien à envier aux pires moisissures.
— … ?
Fario pencha légèrement la tête :
— Vous parlez d’Eily ? Vous n’avez pas l’air de l’apprécier.
— Vous avez l’esprit avisé, cher Fario. Effectivement, je méprise cette créature. Je dois avouer moi-même ne pas savoir pourquoi. Cela s’est fait dès notre rencontre. Peut-être sommes-nous ennemis naturels ? Qui peut le savoir ? Quoi qu’il en soit, sa simple vu me dégoûte.
— …
Si Fario savait exprimer ses émotions, l’incompréhension se lirait sur son visage.
— Mais heureusement, votre groupe n’est pas composé que d’êtres aussi laids que répugnants. Cette jeune demoiselle par exemple.
D’un geste de bras, Gyl désigna Evenis. Cette dernière avait quitté la discussion depuis bien longtemps pour aller se goinfrer de bière. Elle était si concentrée à enchaîner sauvagement chope sur chope qu’elle ne remarqua pas le regard du majordome.
— N’est-elle pas exquise ? Parfois, je me demande si cet incident à Aifos n’avait pas simplement pour but que d’arranger notre rencontre.
Fario et Gyl restèrent de longues secondes à observer la jeune soûlarde. Une chose était sûre, elle se fichait éperdument des apparences. Elle buvait comme si elle était possédée, renversant de la bière sur elle-même et sur le sol. Mais Evenis, détestant l’idée de gaspiller la moindre goutte, n’hésitait pas à lécher ses habits ou même le sol afin de ne rien gâcher.
— C’est vrai qu’elle est particulière, admit Fario.
— La beauté à l’état pur, renchérit Gyl.
— …
Et Fario dirigea son regard vers le majordome, incapable de savoir si ce dernier était sérieux, ou non.
***
Une heure plus tard, tout le groupe sortit des bras de Morphée. Pour Ifios et Sidon, tous deux victimes de Caratroc, le réveil fut quelque peu tourmenté. Mais un autre choc les attendait : Gyl.
La présence du majordome fut extrêmement commentée, mais finalement, Gyl réussit à s’intégrer sans trop de difficulté. C’était surtout du fait de Sidon, qui conclut que Gyl était un ‘‘bon gars’’, lorsque ce dernier avait enfilé une chope de bière cul sec – et avec grande classe. Selon Sidon, quelqu’un ayant une si bonne descente ne pouvait fondamentalement pas être mauvais. Eily n’était pas spécialement d’accord avec ce point, mais elle préféra ne pas se mêler davantage à ces histoires d’ivrognes.
Une fois les présentations finies, deux roulottes partirent, l’une derrière l’autre. Devant, celle de Gyl et Sanidoma montrait les raccourcies de la forêt. Des chemins dissimulés bien plus pratiques et rapides que le principal ; il ne leur fallut que quelques minutes pour sortir du bois, au grand étonnement de groupe d’Eily.
Puis, n’étant plus limitées par l’espace exigu de la forêt, les deux roulottes purent se mettre côte-à-côte, se déplaçant dans l’immense plaine à l’unisson.
— C’est agréable de voyager accompagné, lâcha Gyl.
— Tout dépend de celui qui nous accompagne, bougonna Eily.
— … oh ? s’étonna le majordome. Rêverais-je où viendrais-je d’entendre la voix d’un insecte ?
— Toujours aussi aimable, à ce que je vois.
— Intéressant, l’insecte semble comprendre ce que je dis et répondre en conséquence. Quelle trouvaille exceptionnelle pour la science !
Eily plissa les yeux, blasée. Elle n’avait pas de tout envie de jouer avec cet énergumène. Cela l’irritait, mais elle préféra ne pas répondre. Il était bien inutile de discuter avec quelqu’un qui ne voulait que vous provoquer.
— … tiens ? L’insecte ne parle plus ? Étrange, étrange…
— …
Aux côtés de la demoiselle cyan, Caratroc – caché dans son sac – souffla :
— … tu veux que j’immobilise ses roues ? Un petit lancé de toile, et il fera moins le malin.
— L’idée est tentante, marmonna Eily, mais évitons. Le mieux à faire, c’est de rester calme et de l’ignorer.
Disait-elle en se mordant fortement les lèvres et en serrant très nerveusement ses poings. Caratroc sembla insatisfait, mais n’en rajouta rien. D’ordinaire, il était plutôt la voix de la sagesse et évitait les idées trop extrêmes. Mais il ne supportait pas qu’un bellâtre ose insulter aussi gratuitement Eily.
— Allons, tempéra neutralement Fario. C’est une belle journée, ne nous disputons pas.
— Ce n’était nullement mon intention, répliqua Gyl. Je faisais juste part de mon étonnement ; on ne rencontre pas un insecte parlant tous les jours.
— Moi aussi je trouve que c’est pas bien ! s’anima Evenis. Eily est mon amie, et c’est pas sympa de lui parler comme ça !
Étrangement, la protestation quelque peu enfantine d’Evenis trouva écho à l’oreille de Gyl. Ce dernier réfléchit quelques instants, avant de finalement répliquer :
— C’est vrai. Mon comportement était inadéquat. Qu’Eily soit une répugnante laideronne n’excuse pas que je sois désobligeant avec elle.
— Tant que tu comprennes ! se réjouit Evenis.
« … Evenis, tu es sympa, mais pas très futée… », soupira mentalement Eily.
— Parlons d’autre chose ! s’activa Sidon. Alors comme ça, tu es un majordome Gyl ?
— Pas tout à fait. Je suis un colporteur à la base, je n’ai vêtu le costume de majordome que pour servir Sanidoma. C’est assez récent en vérité, je ne suis au service de Sanidoma que depuis un an.
— Colporteur ? s’intéressa Fario. Et qu’est-ce que vous vendez ?
Gyl ferma les yeux, nostalgique :
— Oh, principalement des plantes. Médicinales pour la plupart, mais j’ai également de délicieuses toxines en réserve. D’ailleurs, à ce propos, c’était relativement imprudent d’avoir accepté de boire mon thé. Si une mauvaise idée m’avait traversé l’esprit, l’une d’entre vous serait morte.
Eily tressaillit, soudainement prise de sueurs froides. Les autres décidèrent d’un commun accord d’ignorer ces deux dernières phrases.
— La connaissance des plantes est un art précieux et salvateur, admit Fario.
— Oui, il m’a été bien utile durant mes voyages. En tant que colporteur, j’ai naturellement été amené à vadrouiller à travers toute la région.
— Une question, s’avança Ifios. Comment êtes-vous aussi fort ?
Gyl sourit discrètement.
— Fort ? Moi ? Soyons sérieux, je ne fais qu’appliquer les bases.
— Vous êtes bien loin de ‘‘n’appliquer que les bases’’, plissa Tza des yeux. Et je sais de quoi je parle.
— Vos louanges sont exagérées, continua Gyl. Mais si vous voulez tout savoir, j’ai appris l’art du combat grâce à mon mentor.
— Votre mentor ? s’intéressa Ifios.
— Oh, juste un vagabond que j’ai croisé au détour d’un chemin. Je ne sais même pas son nom. Il m’a simplement enseigné quelques broutilles, avant que nos routes ne se séparent.
Ni Ifios ni Tza ne furent satisfaits de cette explication. Cependant, Gyl n’était pas disposé à en dire plus.
Pendant toute la suite du voyage, les questions continuèrent de fuser, et Gyl, bien évidemment, ne répondait qu’à moitié. Il était impossible de savoir s’il avait une famille, son lieu de naissance, son âge, ou encore, s’il préférait la bière ou le thé. Une chose était certaine cependant, Gyl se plaisait beaucoup à entretenir le mystère autour de lui.
La route fut ponctuée de beaucoup de haltes. Normalement, le voyage aurait pu se faire d’une traite, mais le cheval poussant la charrette Sanidoma s’épuisait plus que de raison. Il fallait dire que le pauvre avait littéralement énormément de poids sur les épaules ; c’était un exploit qu’il ne s’était pas encore écroulé.
Pendant ces pauses, Gyl se joignait à l’autre groupe. Comme les réserves de bières avaient totalement disparu, le majordome-colporteur décida de montrer ses talents et prépara un thé. L’aisance avec laquelle il fit du feu en impressionna plus d’un.
Eily elle, restait en retrait, et se refusa catégoriquement à boire le thé de Gyl.
— Allons, ne fais pas l’enfant, s’amusa le majordome.
— J’ai dit ‘‘non’’, insista Eily.
— Je t’assure qu’il n’y a aucune trace de poison à l’intérieur. Enfin, normalement.
— …
— Mais rassure-toi, je ne transporte actuellement rien de mortel. Même si je le voulais, je ne pourrais pas te tuer. Au pire, j’ai juste de quoi te paralyser éternellement, mais pas de quoi t’ôter la vie…
— Gyl, je ne savais pas que tu étais sourd, se blasa Eily. Ou alors, es-tu trop intellectuellement limité pour comprendre la signification d’un refus ? Désolée, je ne pensais pas que je m’adressais à un idiot.
Gyl sourit doucement et s’éloigna, laissant la demoiselle cyan ronchonner dans son coin. Dans ce sens, elle ressemblait assez à Sanidoma, qui restait cloîtré dans sa charrette. Le riche noble n’avait guère envie de se mêler à la plèbe, et surtout, il ne saurait pas comment réagir en leur présence. Alors, il préférait simplement rester dans l’ombre.
Lorsque le cheval de Sanidoma récupéra assez de ses forces, le voyage put reprendre, dans une relative bonne ambiance. Que ce soit Evenis, Sidon, Fario, Ifios ou Tza, tous s’accordèrent pour conclure que Gyl était sympathique. Bien évidemment, du côté d’Eily et de Caratroc, le constat était tout autre. La demoiselle cyan n’avait aucune idée du pourquoi est-ce que Gyl la haïssait autant, mais elle savait qu’il la haïssait. Et c’était largement suffisant pour qu’elle le haïsse à son tour…
***
Eily et son groupe n’étaient pas les seuls à vouloir se rendre à Aifos. Haut dans le ciel, une forme ailée fendait les nuages, pressée. Elle provenait Séoht, la capitale même de Prasin’da. Elle n’était partie que depuis une dizaine de minutes, et déjà, elle était presque arrivée à destination.
Pour elle, voyager de villes en villes n’était qu’une partie de plaisir. Jamais elle n’avait eu à s’inquiéter de la longueur d’un trajet ; en quelques battements d’ailes, toute Prasin’da s’ouvrait à elle. Si elle le voulait, elle pourrait même changer de région sans sourciller.
Toutefois, elle ne le ferait pas, car elle était puissamment liée à Prasin’da. Elle y avait sa place, et surtout, son devoir. Son devoir en tant que Gardienne. Gardienne de la volonté du Vasilias. Telle était la seule raison de vivre d’Asda, la toute première, et surtout, la plus redoutable Foréa…