Peu à peu, le ciel se teintait doucement d’un éclat vermeil, suivant le rythme de l’astre fuyant. Ma peau glaciale n’aimant pas la chaleur, je ne pouvais qu’apprécier l’évincement temporaire du brûlant Soleil. Ragaillardie, je me permis la folie de quitter la Laie de Romant-sous-Bois. De jour, les inquiétants arbres l’envahissant procurait ironiquement une rassurante protection. Toutefois, je ne me complaisais pas la surprotection. J’aimais l’aventure, le goût pour l’inconnu.
C’était pourquoi, chaque soir, je quittai la laie qui m’abritait, et je m’infiltrai dans la ville lumière, Illumis. C’était inconscient, je le savais. Un Pokémon sauvage tenant à sa liberté ne devrait pas s’approcher autant des humains. Au diable tout cela. Je n’étais pas comme les autres Lippoutou, préférant me terrer dans des cavernes gelées. Je voulais voyager, voir le monde ; affirmer mon être dans cet univers.
Discrètement, après avoir vérifié qu’aucun grave danger ne menaçait mon projet, je courus vers la capitale. Elle portait très bien son nom. Cette colossale merveille produisait tant d’éclat qu’elle n’avait aucunement besoin de l’astre diurne. Et elle était si grande ! Cela faisait déjà une semaine que je multipliais mes escapades, et pourtant, à chaque fois, je découvrais de nouveaux mystères. Les humains sont vraiment fascinants.
Toutefois, j’évitais tout contact avec eux. Je restai dissimulée à l’ombre des ruelles. C’était là le prix à payer pour mes aventures. Mon espèce était malheureusement considérée comme relativement rare ; un regard, et la menace de la terrifiante Pokéball pouvait mettre un terme à mes passions. De plus, je n’appréciai que très peu la façon dont les humains nous dévisageaient, nous, les Lippoutou. Beaucoup trouvaient notre démarche, ou plus globalement notre apparence, ridicule. Une attitude qui m’exaspérait au plus haut point. Les regards amusés, moqueurs, les rires sous-jacents… je n’étais pas une bête de foire ! Parfois, j’aurais aimé être un simple Rattata…
Secouant la tête, je chassai vivement ses mauvaises pensées. Je ne devais pas les laisser ruiner le meilleur moment de la journée ! J’étais ici pour m’amuser, ressentir le frisson de l’aventure, le goût du risque, et non pas pour me morfondre sur mon sort ! Un tel fatalisme ne me ressemblait pas.
Je souris sincèrement ; ma confiance se raffermit. Aujourd’hui était un jour magnifique ; je comptais bien l’exploiter comme il se le devait. Et ce fut alors que, renforcée par l’afflux de curiosité et d’appréhension, je poursuivis mon exploration, toujours et encore plus déterminée.*** J’étais un peu triste lors du déménagement. Je voulais dire, c’était pas génial. J’avais dû quitter tous mes amis ! Papa avait dit qu’ici, on allait pouvoir mieux vivre, mais je ne sais pas. Je n’avais pas l’impression de mieux vivre. Mais en fait, je ne savais pas vraiment ce que ‘‘mieux vivre’’ signifiait. Peut-être qu’en fait, je ‘‘vivais mieux’’ mais que je ne m’en rendais pas compte ?
……
Aaah ! Ces choses-là étaient bien trop compliquées pour moi ! Je n’étais qu’une petite fille moi. C’était aux adultes de réfléchir aux trucs compliqués ! J’aimerais bien revoir mes amis mais c’est impossible. Ils étaient bien trop loin. Je prendrais tout plein de jours à faire la route à pied, et Papa serait certainement très en colère si je le faisais.
Alors, à la place, j’ai décidé de partir en escapade à travers Illumis ! Bon, Papa m’avait interdit de sortir seule le soir, mais j’en avais trop envie. Mais je suis maligne aussi ! J’avais attendu que Papa fasse une sieste pour partir, je serais sûrement de retour avant qu’il se réveille ! C’était qu’il dormait beaucoup Papa. Par contre, il faisait un peu sombre. J’avais un peu peur. Mais c’était pas grave, j’avais trop envie de sortir. De toute façon, je rentrerais avant qu’il fasse tout noir.
Un sourire de plus en plus grand s’afficha sur mon visage. Aujourd’hui, c’était une super journée, alors, j’étais certaine que tout allait bien se passer !*** Toujours dissimulée, je guettais ce que les humains appelaient un ‘‘panneau publicitaire’’. J’avais beaucoup appris des us et coutumes des humains à force d’escapade, bien que je ne les comprenais pas toutes. Mais ce lumineux panneau, je ne pouvais m’empêcher de le fixer avec une pointe de tristesse. Pourtant, c’était tout simplement une publicité pour pâtée destiné aux Pokémon. On y voyait une humaine, mince, blonde et souriante, remplissant la gamelle d’un Rocabot, gentil, mignon et souriant.
S’il y a bien une chose que j’avais apprise, à force de me mêler à l’ombre des humains, c’était l’importance maladive qu’ils accordaient à l’apparence. Tout devait être beau, tout devait être gentil, tout devait être souriant. Tout ne passait que par le prisme des yeux, le cœur ne venait qu’après ; s’il y était un jour autorisé.
Au fond, ce n’était pas étonnant que les humains nous dévisageaient. Ils dévisageaient tous ce qui n’entrait pas dans la parfaite norme. Et nous autres, pauvres Lippoutou, étions particulièrement touchées parce que nous avions eu l’audace d’adopter une apparence humanoïde. C’était triste. Je n’aimais pas être jaugé au regard. Cela me donnait l’impression de n’être qu’un objet purement visuel, comme si toute mon individualité passait à la trappe.
Mais je n’y pouvais rien, après tout, les humains, eux-mêmes, se considéraient les uns les autres comme des objets purement visuels.
Toutefois, il serait injuste d’englober toute l’humanité sous la même égide. J’étais la preuve vivante qu’une majorité d’individu ne catégorisait pas toute une espèce. Après tout, n’étais-je pas moi-même une Lippoutou dissidente, une graine colorée dans une masse uniforme ?
Dans mon ancien clan, l’on disait que j’étais restée une enfant. La connotation était bien sûr négative. Cependant, à mes oreilles, elle sonnait comme chanson. Enfance n’était pas que synonyme d’immaturité, quoique la masse puisse dire. Enfance, c’est la pureté. Enfance, c’est ce moment où la liberté est individualité, ce moment où les bien-pensants ne sont pas carcans. Si possible, j’aimerais toujours rester une enfant, quitte à ne jamais pouvoir m’intégrer.
Justement, penser à ce moment béni me rendait nostalgique. Par automatisme, je scrutai de plus bel le flux constant de citadins, à la recherche de frimousses de chérubins. Je secouai doucement ma tête : que me prenait-il ? À cette heure-ci, seuls les adultes vaguaient.— Hihihi !Du moins, c’était ce que je pensais avant qu’un rire cristallin ne perce le brouhaha mécanique, avant d’arriver à mes oreilles. Au milieu de la foule d’automates, une minuscule fleur bleue sautillait gaiement. Je laissai la surprise m’interroger. Que faisait-elle ici ? Elle avait l’air d’être seule, sans aucun adulte pour la surveiller. Ce n’était pas commun.
Mon corps hésita quelques secondes. Devrais-je la suivre ? Plus le ciel virait à l’ébène, et plus le danger émergeait. Il n’y avait pas si longtemps, j’avais déjà assisté au passage en tabac d’un homme, hideusement attaquer par des racailles. La ville n’avait de civilisées que ses apparences ; dans les ténèbres, la jungle sauvage grondait. Le souvenir du massacre me hantait encore. Je m’en voulais d’avoir cédé à mon égoïsme, alors qu’un autre implorait vainement.
Et cette petite fleur… non. Elle n’était pas encore prête à se mesurer aux voraces carnivores. Ce n’était pas quelques pétales qu’elle risquait, mais bien l’éclat de sa vie. N’écoutant que mes remords, je me mis à distraitement accompagner la petite tête bleue. J’avais malheureusement dû quitter mes protectrices ruelles, mais je n’étais pas privée de ressources. J’usais de tout ce que je pouvais trouver ; poubelles, panneaux, distributeurs automatiques, pour me dissimuler.
Oui, parfois, mes cachettes n’étaient que peu efficaces, mais largement suffisantes. Après tout, il était facile de passer inaperçue dans un lieu où chacun ne regardait que son propre reflet.*** C’était marrant de marcher ! Comme Papa n’était pas avec moi, je pouvais aller où je voulais ! D’habitude, j’étais obligé de le suivre, mais là, il n’était pas là pour m’interdire des trucs ! J’avais eu peur d’être dans le noir, mais en fait, il y avait tout plein de lumières partout, sur le sol, sur le mur, dans le ciel, partout ! Alors je n’avais pas peur. Je pourrais retrouver facilement retrouver mon chemin avec tout ça.
Seulement, il y avait plein de gens autour de moi. Des gens très très grands, comme Papa. C’était pas facile de marcher avec eux à côté.
Mais soudain, à force de marcher, j’arrivai dans un coin avec moins de gens. La chance me souriait enfin ! J’accélérai le pas, je voulais vite trouver plein de trucs secrets ! Mais en fait, je n’avais plus beaucoup d’endroit où aller.
J’étais arrivée tout au bout du bout. Je pouvais voir une ‘‘arche’’ ressemblante à celle que Papa et moi avions traversé pour entrer. Alors, ça devait vouloir dire que si j’avançais plus, je quitterais Illumis. Papa ne serait vraiment pas du tout du tout content s’il l’apprenait. Mais…
Là-bas, il y avait plein d’herbe. J’avais l’impression de revoir mon village. Là-bas aussi, il y avait plein d’herbes. Je passais mes journées à me rouler dedans, avec mes amis ! C’était super chouette ! Mais maintenant que j’étais ici, il n’y avait plus d’herbe, et je n’avais plus d’amis. C’était beaucoup moins chouette.
J’avais envie d’y aller. Papa ne serait pas content. Mais j’avais vraiment envie d’y aller…*** Elle… sortait de la ville ? Était-elle folle ? Je savais que ce n’était qu’une enfant, une pousse d’ignorance dans cette jungle mais… ah. Non. Que disais-je ? Qui étais-je pour la juger, la traiter de folle ? Il fallait croire que la vieillesse corrompait réellement les mœurs.
Non, quelque part, j’éprouvais une étrange pointe de fierté pour cette petite. Je l’avais ressentie dans sa marche droite et son regard déterminé. Elle était pure. Le danger n’était que chimère à ses yeux ; elle voulait avancer, alors, elle avançait. Aucune convention social ou autre ne pouvait l’enclaver. Elle obéissait à son cœur avant d’obéir aux cerveaux ‘‘civilisés’’.
Ceci dit, elle ne restait qu’une brindille fragile. Un souffle un peu trop fort et elle se briserait. J’admirais Passion, mais cela n’interdisait pas Raison. Je hochai la tête, ayant mis de l’ordre dans mon esprit. J’allais rester dans l’ombre, protégeant son innocence. Elle pouvait faire ce qui lui chantait ; elle devait le faire. En revanche, si un misérable oserait menacer sa pureté, cet abominable n’aurait droit à aucune pitié !*** C’était trop beau ! Des arbres, de l’herbe, de la terre ! À Illumis, il n’y avait que du béton partout, c’était triste… et pas pratique. Quand je tombais par terre là-bas, je me faisais très très mal, alors qu’ici, je pouvais me laisser tomber sans avoir mal ! Il y avait bien quelques endroits avec de l’herbe dans la ville, mais c’était tout petit, et en plus, on avait souvent pas le droit de marcher sur la pelouse. Ici, il n’y avait personne pour m’interdire quoique ce soit !
Je n’avais plus les lumières de la ville, mais la lune me suffisait. Je ne voyais pas très loin, seulement ce qui était devant moi, et c’était l’essentiel. Après tout, j’étais bien là ; à quoi ça me servirait de voir très très loin où je n’y étais pas ? Je m’amusais, et c’était tout. Mais je savais que je devais bientôt rentrer. Papa devait déjà s’être réveillé maintenant, et s’il ne me trouvait pas, il allait être très en colère. C’était dommage. Mais Papa lui-même m’avait toujours dit que toute bonne chose avait une fin. Mais ça ne voulait pas dire que je n’allais jamais revenir ici ! Maintenant, je connaissais l’endroit, alors, dès que j’aurais un moment de libre, je reviendrais !*** La petite avait passé presque une heure à jouer gaiement dans l’herbe, ça en était vraiment attendrissant. La voir ainsi me rappelait ma propre jeunesse, alors que je n’étais qu’une Lippouti. Ah, ce n’était peut-être pas une si bonne chose. À l’époque, je bravais chacune des interdictions, les adultes avaient beau m’expliquer tous les dangers qu’ils pouvaient imaginer, je n’en avais cure. Je voulais explorer le monde, sortir de ma grotte glacée.
— … je me souviens encore des centaines Torgnoles que mes parents me flanquaient, haha. Je crois que j’en ai encore la marque, malgré les années…
Mais au fond, je n’avais pas tellement changé, la preuve, j’étais ici, proche de la plus grande ville de Kalos. Je n’avais jamais abandonné mes rêves. Peut-être que mes parents avaient raison, peut-être que je me mettais gravement en danger ; toutefois, je préférais mille fois être en danger qu’être enfermée.
— … ?
Tiens ? La fillette était encore là ? Étrange, j’étais persuadée qu’elle était sur le point de rentrer chez elle. Je l’observais, intriguée, faire des va-et-vient, sans but apparent. Soudain, la vérité me frappa : elle était perdue !
C’était vrai qu’elle s’était beaucoup éloigné d’Illumis, elle avait même eu l’audace de pénétrer la Laie de Romant-sous-Bois. Normalement, l’éclat faramineux de la capitale devrait la guider, mais les épais arbres de la forêt étaient impitoyables. Mis à par les rayons lunaires qui perçaient les failles de la cime, aucune autre lumière n’était tolérée.
Je soupirai. Je n’avais guère le choix, en la suivant, j’avais accepté ce rôle. Alors, tout en restant discrète, je me mis à produire un léger Souffle Glacé, directement sur le sol. Ainsi, je créais une mince route de glace, menant à la sortie de la forêt. Je pris soin de finir mon œuvre aux pieds de la petite, pour qu’elle remarque ce nouveau chemin.
La fillette sembla bien surprise de voir cette allée gelée apparaître par magie, mais son hésitation ne dura pas bien longtemps. L’esprit aventureux de la jeunesse.
… mais je ne pouvais m’empêcher d’y penser : qu’est-ce qu’elle serait devenue si je n’étais pas là ? Une gamine, seule, la nuit, dans une forêt aussi sinistre… brr… en dépit de mon type Glace, j’eus soudain très froid…*** Ce fut sans le moindre incident que Navy rentra dans son foyer. Elle était en bonne santé, mais ses vêtements dégoulinaient de terre ; elle ne pouvait que très difficilement nier son méfait. Son père, un homme triste et patibulaire, était naturellement furieux. Le pathétique individu hurla si fort qu’il fit pleurer le brave cœur de sa fille. Cependant, il était bien inutile de s’attarder sur cet homme cruel, cet homme qui préférait son bonheur égoïste plutôt qu’à celui de sa propre fille ; il n’était qu’une tache noire dans un océan de couleur…*** Papa était vraiment pas content… mais je pouvais comprendre. J’étais allée trop loin, je m’étais même perdue dans la forêt. La prochaine fois, je ferais plus attention. Mais ça allait être difficile de sortir le soir maintenant. Papa faisait toujours ces longues siestes, mais il avait demandé à son Smogo de me surveiller. Je l’aimais bien Smogo, mais il puait un peu.
Alors, j’avais eu une idée. Après l’école, au lieu de rentrer directement, j’allais jouer dans la forêt. Si je restais pas longtemps, Papa ne pourrait pas le savoir. Et puis, s’il posait des questions, je pourrais toujours dire que je jouais avec mes copines de l’école. Ça ferait plaisir à Papa, il s’inquiétait de toujours me voir seule. En vérité, je n’avais pas de vraies copines. Quand j’étais arrivée, plein de filles et même des garçons sont venus me voir. J’étais gentille avec eux mais… ce n’était pas comme mes copains d’avant. Je n’arrivais plus à vraiment m’amuser…
Mais ce n’était pas grave. Maintenant, j’avais un endroit où m’amuser ! C’était toujours rigolo de se rouler dans l’herbe. C’était salissant, mais j’avais une astuce : je ramenais des vieux vêtements dans mon cartable ! Je mettais les vieux vêtements dans la forêt, et quand je repartais, je remettais mes vêtements d’école tout propre. Papa ne se rendait compte de rien ! Hihi, c’était que j’étais intelligente, moi !*** Depuis combien de temps ce petit jeu durait, déjà ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Je ne saurais le dire, je n’avais jamais vraiment eu une excellente notion du temps. Je préférais me concentrer uniquement sur le moment présent ; pourquoi irais-je appréhender un futur inexistant, alors que la vie se déroulait sur l’instant ?
Quoiqu’il en soi, la fillette continuait inlassablement à venir jouer à la Laie de Romant-sous-Bois. C’était devenu mon quotidien, chaque jour, le l’attendait, dans l’ombre, et je la surveillais. Cela ne me ressemblait absolument pas. Moi, j’aimais le mouvement, la nouveauté, explorer, voir sans cesse de nouvelle chose. Toutefois, je ne parvenais pas à me sortir cette enfant de mon esprit. Elle me rappelait tellement ma jeunesse…
Je ne saurais comment le dire, mais je sentais une connexion entre nous. Lorsque je la voyais, j’avais l’impression que mon âme rentrait en résonance avec elle ; comme si je la connaissais depuis toujours.
C’était une petite fille impétueuse, c’était certain. Après tout, elle venait, sans sourciller, dans une forêt où les branches rachitiques des arbres étaient semblables à des griffes prêtes à vous arracher la vie. Même les humains les plus courageux n’aimaient pas s’attarder ici, préférant tracer leur route jusqu’à Romant-sous-Bois. Mais cette gamine, elle n’en avait cure. Elle jouait innocemment, sans jamais montrer la moindre trace de peur. Courage ou inconscience ? Sans doute la deuxième.
Toutefois, l’inconscience n’était pas que négatif. Elle permettait de s’affranchir des règles pré-établies, de tester des choses inédites. Sans les inconscients, le monde serait bien trop triste et normé.
— … ?
Soudain, je me mis sur mes gardes. Il était temps pour moi de jouer mon rôle. Dissimulé derrière un arbre, un Desseliande arborait une lueur un peu trop gourmande dans son œil. Sans doute voulait-il se faire un petit casse-croûte ; malheureusement pour lui, j’étais loin de lui laisser l’autorisation. Mon Laser-Glace fusa, sans bruit, le pauvre prédateur fut violemment projeté en arrière. Je laissai un puéril ricanement s’échapper de mes lèvres. Il ne devait pas avoir l’habitude de recevoir ce genre d’attaque ! Il fallait dire que les types Glace ne traînait d’habitude pas dans le coin…
— … !
Mais mon instinct me hurlait de rester à l’affût. La menace n’était pas encore écartée. Ce n’était que logique, et je le savais bien. Les Desseliande chassaient en meute. Celui que je venais de vaincre avait certainement dû quitter les rangs par excès de confiance, mais ses camarades, eux, seraient moins avides.
Je lançai un coup d’œil à la fillette, qui continuaient de jouer gentiment, ignorant totalement la situation. C’était mieux ainsi. Grâce à mes pouvoirs Psy, il m’était aisé de repérer les présences hostiles des Desseliande. Ils n’étaient pas loin, en position d’attaque. Bientôt, ils lanceraient la charge. Je ne pouvais pas les laisser faire.
Sans aucune hésitation, je m’élançais vers eux. Je n’avais pas le temps d’établir une stratégie. Je devais me confronter à eux face-à-face. J’avais une extrême confiance en mes capacités ; il le fallait bien, vu que je voyageais seule.
La meute prédatrice ne s’attendait visiblement pas à une attaque aussi frontale ; j’eus le temps de geler trois de ces arbres sur pattes avant qu’ils ne renforcent leur position. J’analysais rapidement la situation : encore cinq Desseliande me faisaient face.
Malheureusement pour moi, la meute s’était remise de ses émotions. Pendant que deux créatures sylvestres restaient en retrait, à multiplier d’agaçants Nœuds Herbe, trois autres s’acharnaient sur moi à coup de Griffes Ombre. Je détestais affronter des adversaires organisés ; ils étaient bien trop prévisibles.
Il était certain que cette meute usait du même mode opératoire à chacun de ses assauts. Toujours et encore le même, comme s’ils n’étaient que des rouages d’un ennuyeux mécanisme, sans chercher à innover. Je ne pouvais le comprendre. N’étais-ce pas lassant, à la longue ? Les humains aussi, vivaient sur ce même principe de répétition… à croire que ce fléau touchait le monde entier.
Malheureusement pour eux, moi, j’étais du genre imprévisible. Typiquement ce que des esprits rigides ne pouvaient appréhender. Je dansais vivement entre mes adversaires, glissant sur des traits de glace que je créais ; parfois, alors que je pouvais frapper un prédateur, je me contentais de sourire gentiment avant de m’éloigner. Je n’avais aucun absolument plan en tête, tout n’était que pulsion du moment.
Peu à peu, les Desseliande furent forcés de reculer. Ce combat était mental. Mes mouvements et actions inhabituels perturbaient leurs esprits étriqués, et par conséquence, leur faisaient terriblement peur. Encore une constante inter-espèce : l’originalité était ce qui inspirait le plus de terreur. Ce fut le moment que je choisis pour passer aux choses sérieuses ; après tout, je devais protéger la fillette.
Pendant que la meute s’embrouillait à refaire leur si précieuse stratégie, mes Lasers-Glace s’occupèrent de les mettre au tapis. Encore une victoire facile.— Aaah !Brusquement, un cri déchira l’atmosphère. Je sentis mon cœur battre à la chamade. Je reconnaissais cette voix : c’était la gamine ! Sans réfléchir une seconde de plus, je m’élançais vivement.
— … !
Je grinçai des dents. Comment avais-je pu être aussi stupide ? Le premier Desseliande de tout-à-l’heure… il n’était pas complètement K-O ! J’aurais dû m’en douter, lui aussi, était un original. Le fait qu’il ait quitté les rangs de sa meute aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Mieux que quiconque, je savais que ce genre d’esprit n’abandonnait pas si facilement.
Toutefois, le prédateur était bien trop concentré sur la fillette pour me remarquer. Mon Laser-Glace fusa avant même que ne pense à le lancer. Et pour ne pas refaire la même erreur, j’enchaînais avec un Souffle Glacé, jusqu’à figer le Desseliande en une statue grotesque. J’usais ensuite de mes pouvoirs Psy pour le lancer au loin, là où il ne nous dérangerait plus. Je souris, satisfaite. Cet enquiquineur prendra au moins la journée avant de dégeler, ça lui apprendra.— Oooh !— … ?
Soudain, je sentis un regard intense et insistant peser moi. Mince. J’avais presque oublié : j’étais sortie de ma cachette !*** J’avais vraiment eu peur ! J’étais en train de jouer comme d’habitude lorsque ce gros arbre bizarre était sortie de nulle part ! Il avait même tenté de me frapper avec ses branches ! Heureusement que j’avais trébuché au dernier moment, sinon j’aurais eu un beau bobo…
Mais ce n’était pas grave ! Car un gentil Pokémon était venu, et avait battu le méchant Pokémon ! Je pouvais voir qu’il était gentil, parce que s’il était méchant, il m’aurait attaqué lui aussi ! Mmh… mais je parle de lui comme si c’était un garçon, mais en fait, il ressemble beaucoup plus à une fille… dommage que je n’avais pas bien étudier mes leçons, si je l’avais fait, j’aurais pu dire quel Pokémon s’était… bah, tant pis !
— Bonjour ! Je m’appelle Navy, et toi ? me présentai-je.— …
La Pokémon ne répondit pas. Mais en fait, je crois que même si elle avait répondu ça n’aurait rien changé. Je ne savais pas parler le Pokémon, moi !
— Merci de m’avoir sauvé du méchant Pokémon !
Puis, j’avançai d’un pas pour me rapprocher d’elle. Mais elle recula d’un pas. Je penchai la tête. Pourquoi elle avait reculé ? Elle ne voulait pas être copain ?
— … euh… et toi, tu t’appelles comment ?
Toujours aucune réponse. Mais je savais être patiente quand il le fallait. J’aimais bien ce Pokémon. Elle m’avait sauvé du méchant Pokémon après tout !
— Mmh… tu ne peux pas me répondre ? demandai-je. C’est pas grave, je vais te trouver un nom à moi !
Voulant trouver un joli nom, je me mis à réfléchir. C’était difficile parce que je n’étais pas habituée. Et ça faisait mal à la tête. Alors, j’ai arrêté de réfléchir. En fait, j’étais bien plus intelligente quand je ne réfléchissais pas.
— Ah ! Je sais ! m’écriai-je soudain. Rouge ! Puisque tu as une jolie robe rouge, je vais t’appeler Rouge !— … L-Li…ppou ?Oh ! Elle m’avait répondu ! Elle devait vraiment aimer ce nom ! C’était génial !
— Encore merci, Rouge !— Lippoupou…Encore une réponse ! Je ne m’étais pas trompée ! Et j’aimais bien quand elle me répondait. En plus, elle avait une super jolie voix !
— Dis, dis, Rouge, tu sais chanter ?— … Lip ?— Je pense que tu devrais chanter ! Tu as une super jolie voix ! Ah ! Mais il est très tard ! Euh… désolée Rouge, je dois partir, sinon Papa va pas être content !
J’étais un peu déçue de quitter Rouge si vite, mais je n’avais pas le choix. Si Papa apprenait ce que je faisais, j’étais cuite ! J’espérais quand même très fort que Rouge soit encore là demain, ce serait très dommage que je ne la revoie plus jamais…*** Cette petite fille était une véritable pile électrique ! Difficile de dire qu’elle avait failli mourir. J’avais bien fait de rester ici pour la surveiller. Sa pure insouciance était un bel espoir, mais les espoirs les plus brillants étaient également les plus fragiles.
Comment m’avait-elle appelée au fait ? Rouge ? C’était un nom assez… minimaliste. Quitte à me renommer, j’espérais un peu plus d’imagination. Enfin, j’imagine que c’était attendu. Nous autres Lippoutou, nous n’avions de nom ; nous en avions pas besoin. Grâce à nos pouvoirs psychiques, nous pouvons tous nous reconnaître de très loin. Et si on voulait mentionner un Lippoutou en particulier, il suffisait que l’on module nos mots d’une empreinte psychique correspondant à celle du Lippoutou en question. Ça avait l’air assez complexe comme ça, mais c’était un talent inné chez nous – et chez tous les Pokémon Psy, vraisemblablement.
Bref, tout ça pour dire qu’elle pouvait me renommer comme elle le voulait, ça ne me dérangeait pas. Je savais que les humains ne possédaient pas de pouvoirs, et que pour eux, ne pas avoir de nom était impensable. Mais, toutefois… Rouge… quand même… en plus j’avais la désagréable impression que ce nom était déjà pris par un autre…
Quoiqu’il en soi, j’étais soulagée. Même si je ‘‘connaissais’’ cette fillette – Navy si j’avais bien compris – je ne pouvais m’empêcher d’appréhender notre rencontre. Elle restait une humaine. Qui disait humain sous-entendait forcément Pokéball. Je n’avais peur que de très peu de choses dans ce monde, et les Pokéball pouvaient se targuer d’avoir une place de choix dans ma courte liste de frayeurs. Malheureusement, vu que j’étais un Pokémon relativement rare, cette menace pesait lourdement.
Heureusement, Navy ne semblait pas être une dresseuse. Aussi, elle ne m’avait pas regardé avec ses yeux pleins d’avidité ou de moqueries. C’était assez rafraîchissant.
Sinon, que m’avait-elle dit d’autre ? Que j’avais une belle voix ? Je devais avouer que c’était assez inattendu. Bon, peut-être pas tant que cela, en vérité. Dès l’enfance, mes autres compères m’avaient déjà félicité pour ma voix qui serait ‘‘infiniment plus mélodieuse’’ que les autres, selon leur dire. Je n’avais cependant jamais su si l’exagération était sincère ou ironique.
Mais si cette petite me le disait aussi… mmh… peut-être que je devais commençais également à m’y intéresser…*** Aujourd’hui, je me dépêchai de quitter très vite l’école. J’avais super hâte de retrouver Rouge ! Hier, j’avais dû partir parce que sinon Papa allait s’inquiéter, mais là, j’avais tout plein de temps.
Je courrais le plus vite possible, évitant les autres gens sur ma route. Je me cognais quelques fois à eux, mais je repartais vite après. Ça faisait un peu mal de tomber, mais c’était payant : c’était la première fois que j’arrivais à la forêt aussi tôt !— Lipou.Oh ! Rouge était déjà là ! Elle… m’attendait ? Wouah ! C’était génial ! Je savais qu’on allait bien s’entendre toutes les deux ! J’étais soulagée aussi ! Pendant toute la journée, j’avais eu peur qu’elle ne soit pas là. Mais tout ça c’était du passé maintenant !
— Bonjour Rouge ! C’est Navy ! Tu te souviens de moi ?— Lip.Bon, je comprenais toujours rien, mais comme elle avait hoché la tête, j’imaginai que ça voulait dire oui !
— Dis, dis, tu veux qu’on joue ensemble ?
Je n’étais pas certaine, mais je crus voir Rouge sourire. Alors elle ça voulait dire qu’elle était d’accord ? Super !
Rouge se mit lentement à reculer, et souffla sur le sol. Je la regardais faire, intriguée. Et puis, c’était comme par magie ! Elle créait des pistes de glaces ! C’était comme les pistes qu’on voyait à la télé avec les gens sur des planches à roulettes, les … skouètborgueur je crois, un truc du genre ! Mais là, la piste était mille fois mieux qu’à la télé ! La glace montait sur le tronc des arbres, et faisait même des ronds complets !
Une fois qu’elle eut finie de souffler Rouge s’avança alors vers moi et me prit dans ses bras. C’était à la fois un peu froid et un peu chaud, c’était bizarre. Puis, elle s’élança sur la piste, toujours en me tenant. C’était juste génial ! On glissait sur la glace super vite, j’arrivais même plus à voir le paysage ! J’avais l’impression d’être plus rapide que le vent !
— WAAAAAH !!
Je ne m’étais jamais senti aussi libre de ma vie ! Le mieux, c’était que la piste de Rouge allait parfois tout en haut des arbres, et de là, je pouvais voir Illumis comme je ne l’avais jamais vu ! Elle était vraiment super grande comme ville en fait ! Je me demande combien de fois elle était plus grande que moi…
Quand finalement, le manège s’arrêta, je ne pus m’empêcher de réclamer un deuxième tour ! Et comme Rouge était gentille, elle ne m’avait pas dit non ! Elle était vraiment géniale !*** J’avais dit déjà que c’était une pile électrique ? Eh bien je le répète, en rajoutant ‘‘inépuisable’’ cette fois-ci. Mais comment pouvais-je lui dire non, lorsqu’elle me regardait ses deux grands yeux de Ponchien battu ?
Toutefois, même la chose la plus extraordinaire au monde finissait par lasser. Ainsi, au bout du sixième tours, Navy arrêta de quémander un autre. Il était temps, parce que moi, je commençais à fatiguer légèrement, je n’avais plus son âge. Je précise toutefois que j’étais encore jeune ! J’étais loin d’être une vieillarde pétrie de rhumatismes ! C’était juste que je venais de quitter l’adolescence, avec elle, l’énergie caractéristique des enfants… bref, assez parlé de ça.
J’avais cependant encore une surprise pour la fillette. Ce qu’elle m’avait dit hier m’avait fait réfléchir. Elle avait parlé de ma voix. Après tout, pourquoi pas ? Je n’avais jamais vraiment chanté, mais il y avait un début à tout. Et aussi, j’avais cet étrange désir de vouloir lui faire plaisir…
Alors, hier soir, je m’étais entraînée toute la nuit. Je n’avais malheureusement pas de chanson en tête, alors je m’étais concentrée sur des paroles monosyllabiques. Lorsque les humains n’avaient pas d’imagination, ils se contentaient de répéter des ‘‘lalala’’ en boucle ; j’avais dans l’idée d’imiter ce procédé. De toute façon, des paroles normales auraient été quelque peu inutiles, vu que Navy ne comprenait pas ce que je disais.
Je fis signe à Navy d’aller s’asseoir sur un tronc d’arbre couché au sol, puis, je me créai une petite scène de cristal grâce à mon Souffle Glacé. Cette capacité était décidément très pratique. Une fois ma scène prête, je m’y installai lentement, un peu angoissée. J’avais beau m’être entraîné, je n’étais absolument pas certaine du résultat ! Mais si je n’étais pas totalement à côté de la plaque et que si, par miracle, mon chant n’était pas si affreux que ça, je pourrais revoir le grand sourire sincère de la gamine. Et, armée de cette pensée, je me lançai dans la gueule du Lougaroc.*** J’écoutais, sans faire de bruit, Rouge chanter. Je ne m’étais pas trompée, elle avait vraiment une voix magnifique ! C’était tout doux et reposant. Je ne pouvais pas m’empêcher de sourire. Je sentais aussi des larmes dans mes yeux. C’était bizarre, je n’étais pas triste pourtant, c’était même l’inverse !
En fait, j’étais encore plus excitée qu’avant, sur la piste de glace. Pourtant je ne faisais rien de spécial. J’étais juste là, assise, à écouter Rouge chanter. Et juste ça, ça suffisait à faire battre mon cœur très très très vite ! Je n’arrivais pas à comprendre mais c’était pas grave. Je n’avais pas besoin d’explication. Je l’avais dit, j’étais beaucoup plus intelligente quand je ne réfléchissais pas. Alors, je me laissais simplement prendre par la mélodie. Ça me suffisait.
Je mis ma main sur ma poitrine. Elle était chaude. C’était bizarre à dire, mais, à cet instant, j’étais persuadée que mon cœur battait pareil que celui de Rouge…*** Les jours passèrent tranquillement. Navy revenait de plus en plus tard chez elle, mais elle trouvait toujours une excuse pour rassurer son pathétique père. Entre ses bières et ses cigarettes, ce rebut de l’humanité n’était pas bien difficile à convaincre. Quelques mots suffisaient à endormir son esprit malade.
Sa propre fille n’était de toute façon que secondaire à ses projets. Il voulait de l’argent. Tout n’était qu’argent. S’il avait déménagé à Illumis, c’était pour cette simple et seule raison. Le Misérable pensait qu’en allant dans une grande ville, il pourrait faire fortune. L’espoir fou d’un homme perdu. La réalité avait vite fait de le ramener sur terre.
Mais pendant que cette obscure tache maudissait son destin, Navy continuait de rencontrer la Lippoutou. Chaque jour, elle rendait visite à son amie. Elle jouait avec la Pokémon, et l’écoutait chanter. Cette Lippoutou avait vraiment une voix sublime. Le temps de sa mélodie, tous les problèmes du monde s’évanouissait. Mais c’était justement ce qui rendait ce chant cruel. Car dès qu’il s’arrêtait, le malheur revenait à la charge, plus vorace que jamais ; un brusque contrecoup d’une violence rare, suffisamment pour rendre fou…*** Ce jour-ci, j’avais immédiatement compris que quelque chose n’allait pas. D’ordinaire, lorsque Navy arrivait, ce n’était que pour illuminer l’endroit de son sourire ; et là, sa mine était sombre. Aussi, contrairement à d’habitude, elle ne criait pas qu’elle voulait jouer. Elle avait bien plus l’air de vouloir parler, en vérité. Qui étais-je pour ne pas lui accorder ce souhait ?
Navy s’assit sur son désormais familier tronc d’arbre ; je l’accompagnais dans le geste. Elle n’était vraiment pas dans son assiette. Je me demandais bien ce qui avait pu lui arriver pour qu’elle perde son éternel bonne humeur…— C’est Papa…, commença-t-elle. Depuis quelques jours, il est très triste. Il ne me crie même plus dessus quand j’arrive très en retard.Le père de Navy ? C’était vrai qu’elle le mentionnait souvent, sans jamais vraiment en parler. J’avais fini par le faire l’image d’un paternel strict, vu qu’elle avait peur de ses colères, mais peut-être que la vérité était tout autre.— Je crois qu’il a des problèmes d’argent. Quand on est venu ici, Papa m’a dit qu’on allait se faire plein d’argent et qu’on allait mieux vivre. Mais en fait, on vit toujours pareil … quoique le frigo est de plus en vide…Ah, le sacro-saint problème pécuniaire, bien que je ne pouvais pas spécialement le juger. Beaucoup de Pokémon se moquaient des Hommes et de leur amour pour l’argent… ces mêmes Pokémon qui s’entre-déchiraient lorsque la nourriture venait à manquer. Il était vrai que l’argent des Hommes ne se mangeait pas, mais il permettait d’acquérir de quoi se nourrir. Qui avait-il de mal à désirer ce qui était nécessaire à sa survie ? Seul l’abus du désir était malsain. Osez dire à un mendiant que pièces et billets ne se mangeaient pas, et observez bien ce qu’il irait répondre à votre tête de bien-pensant.— J’entends aussi Papa parler de Maman le soir, ça me fait de la peine… Ah, je te l’ai pas dit, mais ma Maman n’est pas à la maison. Para m’a dit qu’elle était partie très haut dans le ciel quand je suis née. Après je ne l’ai jamais connue, alors je ne sais pas vraiment c’est quoi une ‘‘Maman’’… à l’école, les autres trouvent ça bizarre et je sais jamais quoi leur répondre. Mais Papa, lui, il est toujours très triste quand il en parle…— …
Très… bien. Je crois que je commençais à me peindre le tableau. Cette petite Navy n’avait vraiment pas dû avoir une vie facile. Une famille monoparentale, un père dépressif, des problèmes d’argent… voilà qui n’était guère rassurant. J’avais bien sûr extrêmement envie de l’aider, de la rassurer, mais malheureusement, elle touchait là un domaine qui était hors de mes compétences. Qu’est-ce que moi, pauvre Lippoutou, pouvait bien faire pour l’aider ? On ne parlait même pas la même langue.
En réalité, il y avait bien une chose que je pouvais faire. Chanter. Navy aimait bien mes chants, et ça lui redonnait toujours le sourire. Ce n’était pas la première fois que j’usais de ma voix devant elle, cependant, je ne saurais dire. Plus les jours passaient, et plus j’appréhendais ce moment. J’avais peur de chanter devant elle. Non pas que je craigne qu’elle se lasse de moi ou d’autres stupidités du genre, loin de là.
C’était même l’inverse. Depuis peu, Navy avait prit l’habitude de m’accompagner. Et le problème était là. Car, lorsqu’elle faisait vibrer sa voix, j’avais la curieuse et intense impression qu’elle résonnait avec la mienne. Jamais je n’avais ressenti une chose pareille. C’était comme si nos deux corps, en l’espace d’une chanson, ne faisait plus qu’un. Une sensation que me donnait encore des vertiges. Ce n’était pas désagréable en soi, mais je ne pouvais m’empêcher d’angoisser. Il fallait croire que l’âge me rendait de moins en moins téméraire…— … snif…Tss ! Et pendant que je monologuais inutilement, voilà que des petites larmes naissaient au coin de ses yeux ! Ça, j’étais certaine que ce n’était pas légal. Je ne pouvais décidément pas rester les bras croisés devant ça !
Je me résolus. Au diable mes égoïstes appréhensions ! Ce n’était clairement pas le moment de penser à ma petite personne !
Sans plus réfléchir, je m’éloignai légèrement de Navy, me plaçai juste devant elle, et commençai à chanter. Je laissai ma voix s’écouler paisiblement à travers mes lèvres, je laissai mon souffle se répandre doucement à travers la forêt, je laissai le bruissement sylvestre rythmer mon chant. Mon esprit n’était empli que d’une idée, redonner le sourire à la petite Navy. Faire réapparaître un bonheur qui n’aurait jamais dû s’altérer.— Rouge…Petit à petit, je sentis le regard de Navy quitter le sol pour remonter jusqu’à moi, je sentis son écoute soigneuse, je sentis son cœur se rythmer au rythme du mien. Mon appréhension grandissait, mais avec elle, une incroyable pulsion satisfaite.
Et, tout doucement, d’abord à peine audible, et puis, de plus en plus confiante, je sentis la voix de Navy s’élever.
Peu à peu, elle se mêlait avec la mienne, jusqu’à n’en former qu’une. Il m’était absolument impossible de reconnaître ma propre voix dans mon propre chant désormais. Ma voix n’existait plus. Sa voix, également, n’existait plus. Il n’y avait plus que notre voix, sereine, triomphante, régnant d’une ferme fébrilité sur l’ensemble de la forêt…*** Tout se décida sur un coup de tête. Une furieuse jalousie mêlée à un écrasant désespoir, une perte totale en la simple croyance d’un avenir heureux. Rapidement, une cible avait été choisie. Le coupable idéal. C’était cette Lippoutou à la voix si mélodieuse, une voix ayant arrachée une fille à son père. L’extinction de cette voix était nécessaire, le Misérable en était persuadé.
Mais cet être si pathétique était également animé par un inépuisable désir vénal. Cette extinction de voix pouvait se faire avec moult bénéfices, son esprit tordu l’avait bien compris.
Tel un prédateur, il attendit tout d’abord que sa proie soit seule. Il ne fallait pas que Navy soit présente au moment de l’opération. Alors, il fixa son rendez-vous pour l’après-midi, avant la sortie des cours. Il faudrait donc agir vite et bien. Mais le Misérable avait fait appel à un professionnel ; normalement, cela n’allait être qu’une affaire de secondes.— J’espère que vous ne m’avez pas menti,
grogna une voix sévère. J’ai dû mal à croire qu’un Lippoutou traîne dans le coin…
— Ne vous inquiétez pas, je n’ai dit que la vérité. Quant à vous, vous n’avez pas oublié notre marché, n’est-ce pas ?— Ouais, ouais, si jamais votre info est correcte, vous aurez vos 20 000 Pokédollars. Mais attention, vous aurez votre flouze uniquement si sa voix est aussi ‘‘sublime’’ que vous me l’aviez dit.
— Vous ne serez pas déçu.— … j’espère, parce que je compte la vendre à un type qui cherche un Pokémon ‘‘Star’’ pour une espèce de show-télé…
Le Misérable et le chasseur de Pokémon s’enfoncèrent dans la forêt, avides. Le pisteur avait de l’expérience, et, grâce à son Cizayox, ne tardèrent pas à retrouver les traces de notre proie. Elle était là, dans une petite grotte, à roupiller paisiblement. Finalement, ça allait peut-être être bien plus simple que prévu.
Le chasseur ordonna à son Cizayox d’aller tâter le terrain. Avec un Pokémon, disait-il, il fallait toujours être prudent. Ce n’était pas des animaux ordinaires, même endormi, leur étrange pouvoir pouvait être dangereux. Et de même, leur instinct était bien supérieur à la moyenne.— … !Et comme pour répondre à cette appréhension, la Lippoutou se réveilla, se mettant immédiatement sur ses gardes.— Elle est vive…, sourit le chasseur. Tant mieux, j’aime quand mes proies me résistent. Cizayox, Plaie-Croix !
L’insecte d’acier fusa, confiant. Il devait faire ce genre de chose chaque jour. Sa victoire n’était qu’une formalité. Pourtant, la Lippoutou évita aisément l’attaque. Le chasseur sembla surpris, mais il se ressaisit rapidement.— Ne la lâche pas ! Poursuite !
Et alors que le Cizayox se rapprochait dangereusement de sa proie, cette dernière gela soudain le sol ; le Cizayox, surprit, glissa bêtement et laissa la Lippoutou reprendre de la distance, tout en lui tirant la langue. Le chasseur fronça les sourcils. Visiblement, il n’aimait pas qu’un Pokémon osait jouer ainsi avec lui.
Et le temps fila. Ça, ce n’était pas prévu. Le chasseur et son Cizayox poursuivaient vigoureusement la Lippoutou, sans jamais réussir à la coincer. Cette dernière avait beaucoup plus de ressources qu’il ne l’aurait cru. Mais l’heure s’approchait de plus en plus. Le Misérable se mordait les lèvres. Si le chasseur n’arrivait pas à mettre rapidement la main sur sa cible…*** Oh. Bizarre. D’habitude, Rouge m’attendait toujours à l’entrée de la forêt et là, elle n’était pas là ! Elle m’avait oublié ? Non, Rouge ne m’oubliait jamais.
Soudain, j’eus une boule au ventre. Je ne me sentais pas bien. Je n’étais pas malade pourtant. En fait, je crois que j’avais peur. De quoi ? Je ne savais pas. Mais j’avais l’absence de Rouge me perturbait un peu beaucoup…*** Mais qu’est-ce qu’il me voulait celui-là ? J’avais déjà été pourchassée par des dresseurs, mais celui-ci était bien tenace. C’était embêtant, j’étais bientôt censée retrouver Navy.
— … !
J’évitai de justesse une Plaie-Croix éclair. Je me mordis les lèvres. Cet insecte n’était pas un débutant, comme je pouvais m’y attendre d’un Pokémon dressé. Cependant, je remarquai qu’il attendait toujours les ordres de son dresseur avant d’agir, certes, ce dernier hurlait très souvent, mais cela créait une petite latence qui me permettait de ne jamais me faire submerger. J’avais également l’avantage du terrain ; bien malin serait celui capable de me piéger dans cette forêt.— Rouge !— … !
Brusquement, mon sang ne fit qu’un tour. Navy. C’était la voix de Navy. Mince, là, ça devenait compliqué. Je ne pouvais décidément pas laisser une gamine se mêler à un champ de bataille ! J’étais là pour la protéger, pas pour la mettre en danger !*** — Rouge !— …
Le chasseur se lécha les babines, ses yeux brillaient d’un éclat gourmand. Il voulait capturer cette Lippoutou, coûte que coûte. Pour lui, ce n’était plus une question de travail, mais de fierté. Jamais il n’accepterait la défaite l’accabler après avoir fourni autant d’effort.— Rouge !— …
Le chasseur était de plus en plus proche de son but. Même un Misérable pouvait le voir. La Lippoutou semblait perturbée par quelque chose ; petit à petit, le Cizayox gagnait du terrain. Et fatalement, ce qui devait arriver arriva : la pince d’acier se connecta à la peau glaciale de Rouge, et cette dernière se retrouva projeter au sol. Mon cœur tressaillit.— R-Rouge ?!Soudain, Navy apparut, sans doute attirée par les bruits du combat. Elle ne perdit pas une seconde et fondit sur Rouge, choquée.— … c’est qui elle ?
grinça le chasseur.
— …
Navy, entendant cette voix, se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent terriblement.— P-Papa ?!— …— … votre gamine ?
plissa le chasseur des yeux. Qu’est-ce qu’elle fiche ici ?
Je détournai les yeux. Incapable de faire face. C’était cela, je n’étais qu’un Misérable. Un Misérable qui n’avait pas supporté voir une autre réussir là où il avait lamentablement échoué. Un Misérable ayant décidé de sacrifier le bonheur retrouvé de sa propre fille en échange de quelques deniers.— Bah, siffla le chasseur. Qu’importe, j’ai un job. Cizayox, finissons-en !
— Non !Et alors que l’insecte d’acier s’apprêtait à vaincre définitivement Rouge, Navy s’interposa. Le Cizayox se figea surplace, attendant un ordre.— Elle fout quoi votre fille ?
grinça le chasseur.
— …
Je me mordis les lèvres.— P-Papa ! s’écria Navy. C’est Rouge ! Je t’en ai parlé ! C’est ma nouvelle amie ! Bon, je ne t’ai peut-être pas dis que c’était une Pokémon mais… Raaah ! Ce n’est pas important ! Tu dois faire quelque chose ! Elle est blessée !— … N-Navy…
Je ne pouvais pas la regarder dans les yeux. Cela m’était impossible. Toute ma culpabilité se trouvait cristallisé dans ses prunelles innocentes.— Faire quelque chose ?
ricana le chasseur. Pourquoi il le ferait ? C’est ton père qui m’a demandé de capturer ce Pokémon ! Alors sois gentille et dégage, d’accord ?
— … quoi ?Tout mon poids s’enfonça dans le sol ; plus que jamais, la honte m’emportait.— V-Vous mentez ! s’écria Navy. Jamais Papa ne ferait une chose pareille !Fébrile, je posais une faible main sur l’épaule du chasseur :
— Ç-Ça va trop loin, geignis-je. Écoutez, oublions tout ça… j-je vous dédommagerais si vous voulez…— Vous plaisantez j’espère ! Cette Lippoutou est une bien trop belle pièce pour que je l’abandonne ! Elle a tenu tête à mon Cizayox surentraîné, alors qu’elle est doublement désavantagée ! Vous savez à quel prix ce genre de bête s’arrache sur le marché ?! On peut facilement dépasser le million !
*** Ma tête…, ce fichu insecte n’était pas allé de pince morte ! Et… un instant… cette présence à mes côtés… Navy ? Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Et…— Papa ! supplia Navy.‘‘Papa’’ ? Elle parlait de ce type qui était avec le dresseur ? C’était lui, son père ? J’étais en plein brouillard, impossible de rassembler les pièces. Mais je n’avais pas le temps pour ça. Navy était en danger. Elle n’était qu’une fillette ; si jamais le Cizayox la prendrait pour cible, même moi je ne pourrais…
— …
Tss. Mes muscles ne répondaient plus. Je n’avais plus l’habitude de me faire frapper aussi violemment… C’était mauvais. Je ne pourrais plus esquiver un autre assaut frontal de l’insecte, et… !— J-Je ne vous laisserai pas lui faire de mal !Des bras et un visage s’appuyèrent sur ma peau. Je restai sans voix. Non, ce n’était pas ce qui devrait se passer. C’était moi qui étais censée la protéger, pas l’inverse !
Je pouvais sentir ses larmes se déverser sur mon corps. Je bouillonnais. Je bouillonnais terriblement.— J-J’ai changé d’avis ! S’il vous plaît, j-je ne supporte pas voir ma fille dans cet état…— Fallait y penser avant ! Cizayox…
— … gnn… Smogo !Soudain, un brouillard se répandit sur toute la zone, sans que je ne comprenne d’où il venait. Navy me serrait de plus en plus fort. De plus en plus désespérée. Et puis, je l’entendis.
Une chanson. Notre chanson. Navy chantait. Était-ce pour se donner du courage, ou pour me rassurer ? J’avais l’intime conviction que ce n’était qu’aucun des deux. Cette chanson, c’était un appel à l’aide. Cette chanson, c’était le symbole de notre lien. Alors, je me mis à chanter également. Comme si le reste du monde nous entourant n’avait guère plus d’importance. Comme si notre lien était si puissant qu’il suffisait pour résoudre tous nos problèmes.Papa…Rouge… j-je ne savais plus quoi penser. Alors, j’ai fait la première chose qui m’étais passée par la tête. Chanter. Chanter. Encore chanter. Je voulais sentir mon cœur battre comme avant. Je voulais sentir la voix de Rouge dans la mienne. Je ne comprenais pas trop, mais c’était ce que je voulais. C’était ce dont j’avais besoin.— Ce chant…
Ce n’était pas la première fois que je l’entendais. Ce chant, j’en avais été tellement jaloux. Je n’avais jamais réussi à rendre ma fille heureuse. J’étais toujours bien trop centré sur moi-même, sur mes propres petits problèmes. J’étais déconnecté de ma propre fille, c’était la triste vérité. Et cette Lippoutou… en juste quelques jours, elle avait réussi là où j’avais toujours échoué.
Cependant… je ne saurais le dire pourquoi mais… en ce moment… cette chanson… m’apaisait. Là où d’ordinaire, j’entendais un miroir d’échec, j’entendais désormais un appel vibrant. Comme une invitation. J’aimais Navy. C’était indéniable. Son bonheur m’avait toujours obsédé. Mais je n’étais qu’un pauvre type. Tous les matins, lorsque je voyais mon reflet, je ne voyais qu’un Misérable incapable de faire quoi que ce soit.
Toutefois…, j’avais toujours cette envie… cette envie de dépasser cette carapace crasseuse… de briser l’image que j’avais finie par m’ancrer… J’en avais assez d’être un Misérable, je voulais être un père. Je voulais, moi aussi, pouvoir faire naître un sourire sur les lèvres de ma fille.
Et cette chanson… qu’elles chantaient… j’avais l’impression qu’elle m’appelait… qu’elle allumait doucement un éclat de rédemption… et puis, lentement, sans que réfléchisse plus longtemps, ma voix s’échappa, s’alignant avec cette étrange mélodie…… ha. Je la sentais, cette nouvelle et troisième voix venant s’ajouter à la nôtre. Une voix résonnant de tristesse et d’espoir, la voix d’un homme brisé, un homme qui cherchait désespérément l’harmonie. Comment lui refuser ce vœu de cœur ? Je calibrais ma voix à la sienne, et j’entendis Navy faire de même. Étais-ce volontaire ou instinctif ? Je ne saurais le dire, je n’avais pas besoin de le dire. Tout semblait simplement si naturel…— Cizayox ! Assez perdu de temps ! hurla le chasseur. Anti-Brume ! Et dépêche-toi de foutre une rouste à cette satanée Lippoutou nom d’Arceus !
L’insecte d’acier dissipa le brouillard et nous repéra. Il se tenait prêt à l’attaque. Nous le fixions fermement, tout en continuant notre chant. Notre chant continua, plein d’espoir. De plus en plus fort. Bizarrement, nous n’avions plus peur. Le Cizayox approchait, mais ce n’était pas grave, parce que nous chantions. Là où les mots n’arrivait plus à trouver leur écho, notre chant vibrait en nos corps. Tout devenait soudain clair. Dans notre voix, nos émotions convergeaient. Notre avenir,
nos espoirs,
notre liberté. Le froid se leva. Un froid extrêmement chaleureux. Le méchant Pokémon ralentit, de la glace apparaissait sur ces ailes. Un Laser-Glace le percuta brusquement, avec une puissance inouïe. L’insecte virevolta follement, avant de s’écraser devant le chasseur. Le méchant monsieur recula et cria, c’était bien fait pour lui. Mais il n’avait toujours pas abandonné, il aspergea son Cizayox de Potions, l’ordonnant de reprendre l’attaque. Ce qui était bien inutile. Notre puissance dépassait tout ce que l’insecte pouvait offrir. Rien ne pouvait nous surpasser à présent, car, d’un coup, nous nos âmes étaient entrées en…RÉSONANCE !*** *** *** Une fois le chasseur vaincu, le père de Navy fusa vers nous, en larmes. Il nous avoua tout. Sa haine, sa rage, son désespoir. Je ne savais pas si je pouvais le pardonner ou non. Au fond, tout découlait de son amour pour sa fille. Son incapacité à donner à sa fille ce qu’elle méritait l’avait rendu fou. Je pouvais le comprendre. Il n’avait pas dû avoir une vie facile, une vie remplie d’échecs successifs…
C’était fou, mais lorsqu’il avait rejoint notre chant, j’avais ressenti ses raisons à travers sa voix. J’arrivais pas à entièrement lui pardonner, mais je n’arrivais pas non plus à lui en vouloir.
Le père déchu était tombé dans le piège de la société, un cercle vicieux. Son but ultime avait toujours été le bonheur de sa fille. Toutefois, pour obtenir ce devoir, le monde lui hurlait qu’il fallait être riche, qu’il fallait posséder à outrance. Alors, son noble objectif avait été perverti. De la recherche du bonheur, il avait fini par s’égarer sur la recherche de l’avoir… une recherche qui se faisait ironiquement en sacrifiant le bonheur de Navy.
Désormais, il avait compris. Il accordait bien plus d’attention à sa fille, et bien moins à ses pulsions auto-destructrices. Son changement de mentalité lui avait même permis de trouver un petit travail et il remontait doucement la pente. Et cela se ressentait agréablement ; Navy était plus lumineuse que jamais.
Quant à moi… haha. J’avais également pris une importante décision. J’avais abandonné mes petites escapades. Je m’en étais rendu compte, je m’étais bien trop attachée à Navy pour l’abandonner. Alors, je l’ai laissée me ‘‘capturer’’, du moins, officiellement. Dans les faits, elle ne m’enfermait jamais dans ma Pokéball. C’était juste une protection pour me permettre de me balader en ville sans craindre les dresseurs avides.
Pourquoi cette protection ? Parce que j’avais décidé de mettre ma voix à son service. Grâce au père Navy, j’avais pu rentrer en contact avec un gérant d’un café très classieux d’Illumis, et j’y chantais tous les soirs. J’y avais un certain succès, sans vouloir me vanter. Le patron donnait ma paye à Navy, ce qui lui permettait, en plus du salaire de son père, de vivre très honnêtement.
Je détestais qu’on me regardait comme une bête de foire ; et fatalement, lorsque je chantais dans ce café, ces regards étaient bien présents. Cependant, j’avais appris à ne plus faire attention à ces malotrus. Peut-être que c’était ça qui me bloquait. Je ne me concentrais que sur le négatif, alors que, parmi ces regards narquois, il y en avait d’autres, semblable à celui de Navy, noyés dans la masse. Il y avait toujours de la beauté, même dans un océan de malice, il suffisait de la voir.— Rouge ! s’anima une voix candide.— On arrive à temps.Sortant du café, je tombai immédiatement sur la petite famille, plus heureuse que jamais. Navy fonça vers moi, me présentant un étrange appareil.— Regarde ce que Papa m’a acheté ! C’est un appareil photo !Un appareil photo ? Ah oui, ces machines pouvant geler une fraction du temps. Les humains avaient le chic pour créer des choses intéressantes.— Dis, dis, tu veux qu’on en prenne une ?— Ce serait une bonne idée.Souriant, son père saisit l’appareil et il nous demanda de nous placer devant la façade du café.— Bah, Papa ? s’éleva Navy.Si tu prends la photo, tu n’y seras pas, sur la photo !— … ? Moi ? Mais… je ne sais pas si je peux… et après tout ce que j’ai fait à Rouge, elle préfère sans doute que je reste loin d’elle…Je levai les yeux aux ciels. Décidément, ce type restait encore quelque peu coincé malgré tout. Mais Navy était bien plus vive que moi ; elle s’empressa de pousser son père vers nous. Je lui lançai un regard entendu, faisant signe que sa présence ne me dérangeait pas. Il se plaça à la gauche de Navy, soit à l’opposé de moi, qui était à sa droite. Il semblait gêné, mais je pouvais discerner un certain soulagement sur son visage, ainsi qu’un frêle sourire, certes petit, mais infiniment plus sincère que le précédent.— Smooog !
Et ce fut à ce moment-là que le petit Smogo sortit de lui-même de sa Pokéball et s’imposa parmi nous. Cette sympathique boule violette était un peu jalouse de moi, et c’était compréhensible. Il était dans la famille depuis bien plus longtemps, et prétendait qu’on le laissait à l’écart. Personnellement je l’aimais bien, après tout, il avait été d’un grand secours contre le chasseur et son Cizayox. Le seul problème, c’était qu’il puait un peu.
Finalement, Navy demanda à un passant de prendre la photo, même les inconnus avaient du mal à dire non à cette fillette. Quelque chose me disait qu’elle irait loin dans la vie, celle-là…
Je secouai légèrement la tête. Il s’en était passé des choses ; de solitaire, j’avais fini par trouver ma place. N’était-ce pas ce dont j’avais toujours voulu ? Un endroit où personne ne me jugerait, un endroit où personne ne me regarderait de travers, un endroit où je n’étais pas qu’un ‘‘animal magique’’, un endroit où je pouvais faire éclater mes couleurs sans qu’on ne me ramène au noir, un endroit où j’étais véritablement quelqu’un. Un endroit où je pouvais être à la fois en résonance avec moi-même et avec les autres. Au fond, n’était-ce pas cela, le bonheur ?FIN ~ Musique de fin ~