Ch. 25 : Les âmes perdues.
Ifios regarda le sol, ne sachant quoi dire. Dans moins d’une heure, il devra embarquer la charrette qui le mènera directement vers le château de Sanidoma, pourtant, son esprit était occupé par tout autre chose.
— … alors, comme ça, tu t’en vas ? souffla-t-il.
Inam acquiesça tristement.
— Malheureusement, oui. Je reste une Foréa Impériale, je dois m’occuper de ma propre ville. Mais… euh… ca ne veut pas dire qu’on ne se reverra plus, évidemment !
— …
Ifios se contenta de se mordre les lèvres ; il n’arrivait pas encore à considérer Inam comme étant sa mère, toutefois, il avait peu à peu appris à l’apprécier. Depuis qu’il avait eu connaissance du départ de la Foréa, son cœur s’était teinté d’un persistant et éreintant chagrin.
— … tu peux voir les choses différemment, tenta toutefois Inam. Cette séparation te donnera le temps pour réfléchir, seul, de ton côté. J-Je sais que c’est difficile pour toi, et que ce n’est pas un problème que tu puisses résoudre en une nuit mais… avec le temps peut-être que tu arriveras à me considérer… comme une mère… ?
Ce fut au tour d’Inam de détourner les yeux, embarrassée. Elle esquissa un pas en arrière, avant de secouer énergiquement la tête. Finalement, elle se décida d’un coup. Elle s’avança vivement, et enlaça fortement son fils. Ifios n’eut pas le temps de réagir. En un instant, il s’était retrouvé dans la chaleureuse embrassade de sa mère. Il n’arrivait plus à réfléchir. Mais son cœur agit à sa place. Lentement – quoique hésitant –, ses bras se levèrent, et lui aussi, à son tour, enlaça sa mère…
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— Il est encore plongé dans ses pensées…
Dans la caravane, Evenis ne pouvait s’empêcher de déplorer l’air mélancolique d’Ifios. Elle n’arriva pas à comprendre : Sidon avait ramené de la bière à foison ! Comment pouvait-il ne pas être submergé de joie devant cette abondance de bonheur à l’état liquide ?
— Laisse-le tranquille ! ricana Sidon en engloutissant une chope. Il est plus fort qu’il en a l’air le maigrichon, ne t’inquiète pas pour lui !
— Ce n’est pas que je m’inquiète, mais c’est difficile de boire joyeusement quand quelqu’un tire la tronche devant toi !
— Vous devriez peut-être justement arrêter de boire tous les deux, grinça Eily. Déjà Sidon, je te rappelle – au cas où tu l’aurais oublié – que c’est toi qui conduis la charrette. Et toi Evenis, si c’est pour te retrouver toute pompette devant Sanidoma…
— Ne t’inquiètes pas ! s’anima Evenis. Tu l’ignores peut-être mais l’alcool me bonifie ! Plus je bois, et plus je suis forte ! La bière, c’est mon sang ! Hahahaha !
« … cette ivrogne… », grommela mentalement Eily.
— Au lieu de faire de tronche Eily, lança Sidon. Pourquoi tu ne révélerais pas à nos deux nouveaux amis la vérité ?
— … nyah ?
— La vérité ? s’intéressa Fario.
— De quoi vous parlez ? lança Evenis.
Sidon se retourna et lança un clin d’œil à Eily :
— Il serait quand même dommage que ton fidèle compagnon passe tout le voyage dans ton sac.
La demoiselle cyan haussa un sourcil, surprise. Sidon ne pouvait parler que de Caratroc, et donc, par extension, de ses pouvoirs de Foréa.
« … mais je pensais que ça devait rester secret à tout prix… »
— Rassure-toi, sourit Sidon, Omilio a donné son accord.
— … Omilio…, marmonna Eily.
Ce type voulait donc que Fario et Evenis apprennent la vérité. Mais pourquoi ? Omilio ne faisait rien au hasard. D’une façon ou d’une autre, cette ‘‘révélation’’ allait lui être bénéfique, mais en quoi ? Eily soupira, résignée. Elle réfléchira à cela plus tard. Toutefois, elle avait déjà sa petite idée sur la question.
— Très bien, acquiesça-t-elle finalement.
Lentement, elle enleva son sac à dos et l’ouvrit, dévoilant ainsi une petite tortue rondelette au grand jour. Evenis bondit tellement de surprise qu’elle faillit sauter par-dessus bord. Quant à Fario, même s’il gardait son éternel air inexpressif, l’insistance qu’il portait à Caratroc en disait long sur son état d’esprit.
— … bonjour…, salua timidement la tortue.
— C’est un Ensar ? demanda l’érudit.
Eily hocha la tête :
— Je vous présente Troctroc… enfin… Caratroc. Mon Ensar. Je suis une Foréa… bien qu’un peu particulière.
Evenis bondit une seconde fois ; Fario reporta brusquement toute son attention sur la demoiselle cyan. Eily commença ainsi à raconter son histoire. De son début, à l’orphelinat, jusqu’à la fin, son arrivée au manoir d’Omilio, en passant bien sûr par le camp des Agrios. Au fur et à mesure de son histoire, Evenis sombrait de plus en plus dans la tristesse, et de grosses larmes ne tardèrent pas à apparaître au coin de ses yeux, tandis qu’elle tentait vainement de contenir ses pleurs dans de sonores reniflements.
— Eilyyyy ! sauta subitement l’ivrogne.
— … nyah ?!
La demoiselle cyan réceptionna durement le missile-Evenis, qui l’enlaça violemment.
— TU AS TELLEMENT DÛ SOUFFRIR ! hurla puissamment la jeune noble. JE N’EN AVAIS AUCUNE IDÉE !
Eily grimaça atrocement. Effectivement, elle souffrait. Des oreilles, plus précisément. Elle tenta vainement de se séparer de la soûlarde, mais cette dernière s’accrochait comme une puce.
— DIRE QUE JE ME SUIS PLAINTE DE MA VIE, ALORS QUE TU AS VÉCU BIEN PIIIIRE !
— … Evenis… par pitié…, geignit Eily.
— OUIIIINNN ! SI TU SAVAIS COMME JE M’EN VEUX !!
— Elle a un sacré coffre cette petite, déclara Fario.
— Merci, on ne l’avait pas remarqué, grinça Ifios.
— … beaucoup trop bruyante…, marmonna Tza.
— Bon, j’imagine que je n’ai plus le choix ! soupira Caratroc.
D’un seul coup, l’Ensar tira précisément une toile qui scella la bouche d’Evenis, pour le plus grand plaisir de tous. Sauf bien évidemment d’Evenis, surtout au moment où elle se rendit compte que sans l’ouverture de sa bouche, il serait un peu plus compliqué d’absorber de l’alcool…
***
Naturellement, Caratroc fut au centre de la suite du voyage. Fario, en tant qu’érudit, ne pouvait pas passer à côté d’une telle découverte. Il était comme un enfant devant l’Ensar et n’hésitait pas manipuler la tortue de long et en large, quitte à être un peu trop insistant parfois…
— Hem, toussota Caratroc. Pourriez-vous éviter de mettre les doigts dans ma carapace ? C’est un peu gênant.
— Oh, excusez-moi.
— Évitez tout autant de me renifler je vous prie.
— Toutes mes excuses.
— … et sans vouloir vous offenser, je pense que lécher ma carapace est également quelque peu déplacé.
— Vous avez parfaitement raison.
Le reste de la caravane observait, intrigué, le petit jeu entre Caratroc et l’érudit. Un érudit qui avait l’air si intéressé que, fatalement, certains esprits tordus laissaient leur imagination divaguer :
— Je parie 20 Vasils qu’il va tenter de le violer !
— Evenis ! s’étrangla Eily.
— Je monte à 30 ! renchérit joyeusement Sidon.
— 35…, souffla Ifios.
— Même toi ?!
Mais la demoiselle cyan n’était pas au bout de ses peines. Brusquement, Tza sortit une feuille et un stylo de nulle part et commença à scribouiller en marmonnant lugubrement :
— … un Ensar et un humain… tout un nouvel univers qui s’ouvre à moi…
— Ok, j’abandonne ! s’écria Eily. 50 qu’il ne se passera rien du tout !
— Tenu ! s’exclamèrent Evenis et Sidon.
Et, avec un petit sourire en coin, Eily rappela Caratroc dans sa main droite, au grand désespoir de Fario.
— Voilà, ricana-t-elle. Aboulez le fric maintenant !
— C’est de l’anti-jeu ! objecta Evenis.
— Il fallait établir les règles avant !
— … de toute façon je n’ai pas de quoi payer…, marmonna la jeune noble.
— … Voilà qui ne m’étonne guère, lâcha nonchalamment Eily.
***
Peu à peu, une sombre forêt fut en vue. D’après la carte, le château de Sanidoma devrait se situer juste après l’inquiétant labyrinthe végétal. Ce n’était que logique : seuls les êtres les plus courageux pouvaient prétendre à rencontrer la grandeur du sublime Sanidoma. D’ailleurs, le magnifique Sanidoma avait subtilement renommé la forêt entourant son domaine : ‘‘forêt de Sanidoma’’, comme pouvait l’indiquer les nombreuses pancartes que Sanidoma, dans toute sa gloire Sanidomantienne, avait pensé à planter un peu partout.
— Pas de doute, on est bien à la bonne adresse ! ricana Sidon.
— … je rêve où je viens de voir toutes une rangée d’arbres ressemblant au même grotesque personnage ? se risqua Eily.
— Sans doute que notre bon Sanidoma se plaît à tailler des arbres à son effigie, s’exprima Fario.
— Je vois qu’on a affaire au roi de la modestie…
Evenis cracha au sol ; un crachat qui fut malencontreusement intercepté la manche de Tza, qui grimaça de dégoût.
— Bah, encore un sale noble qui ne sait pas quoi faire de son argent ! s’écria Evenis.
— … d’ailleurs en parlant d’argent, rebondit Eily. Tout ça c’est de ta faute, tu sais ? Après tout, c’est toi la fameuse voleuse des 900 Vasils.
À ces mots, tout le monde se retourna vers la jeune noble, la dévisageant. Prise sur le fait, cette dernière se gratta la tête en souriant maladroitement.
— Oh Eily ! gloussa-t-elle. C’était un secret entre nous ça ! C’est mesquin de le dévoiler ainsi !
— Un instant, objecta Ifios. C’est ELLE la voleuse ?
— Je ne le savais pas, grinça Tza.
— Voilà une bien sympathique révélation, lança Fario.
— Hihi ! pouffa Evenis. Cessez de me regarder ainsi voyons, c’est gênant !
— Tu t’exprimes bien différemment tout à coup…, remarqua Eily.
— Je ne vois pas ce qui vous fait dire cela très chère !
De son côté, Tza plissa dangereusement les yeux :
— Si je comprends bien, c’est de TA faute si des hordes de soldats provoque le désordre dans MA ville ?
— … c’est une façon de voir les choses ! admit Evenis. Mais attendez avant de me jeter la pierre, j’ai mes raisons ! Ce type était infâme ! Je l’ai vu, il était dans la même taverne que moi. Il avait fait un scandale parce que personne ne voulait chanter un poème à sa gloire ! … en y repensant c’était assez marrant. Il était devenu tout rouge le gros plein de soupe. Enfin, si seulement ça s’était arrêté là ! Pour se venger, il a demandé à ses gardes de percer TOUS les tonneaux de bières de la taverne ! Vous vous en rendez compte ?! Il a osé s’attaquer à la bière ! Un individu aussi abject ne mérite aucune pitié !
— Il mérite la peine de mort, acquiesça sombrement Sidon.
Tza soupira :
— Tu aurais simplement pu prévenir les gardes impériaux… s’attaquer à un commerce local est un délit suffisamment grave pour qu’ils agissent…
— À d’autres ! siffla Evenis. Ce genre de type bourré de fric est intouchable !
— Elle n’a pas tort, appuya Sidon. Même Omilio aurait du mal à contenir ce noble. Ce n’est pas la première fois que Sanidoma fait ce qui lui chante. On a beau le rappeler à l’ordre, il n’en fait qu’à sa tête. Et il est bien trop influent pour qu’une quelconque sanction soit prise à son encontre.
— … m-mais…
Tza tenta de trouver une réponse adéquate, mais rien d’autres que des balbutiements ne sortit de sa bouche.
— Et nous alors ? s’immisça Ifios. On est censé l’arrêter, non ?
— Oh, vous n’avez toujours pas compris ? ricana Sidon. S’il vous a envoyé, c’est justement parce que lui, contrairement à vous, ne peut pas régler la situation, du moins, sans bavure. Ironiquement, sa position de Foréa l’empêche de parlementer avec les nobles les plus éminents. C’est une simple affaire de politique. Il ne peut pas se mettre un noble aussi influent que Sanidoma à dos.
— … en gros, on est des pions, grimaça Eily.
Sidon secoua la tête :
— Tu peux voir les choses ainsi, mais ce serait inexact. Vous tous, vous n’avez aucun titre particulier.
— Hé ! Moi je suis une noble ! s’exclama Evenis.
— … une noble sans aucune influence…, marmonna Eily.
— … une noble qui se comporte comme une rustre…, marmonna Ifios.
— … une noble voleuse…, marmonna Tza.
— C’est bon j’ai compris ! pleura presque la pauvre Evenis.
Sidon toussota légèrement :
— Ahem, donc, comme je le disais, officiellement, vous n’occupez aucune fonction importante. Vous êtes une partie neutre. De ce fait, vous êtes naturellement protégés de l’influence de Sanidoma. Il ne pourra pas faire grand-chose contre vous, à part vous envoyer ses soldats bien sûr !
— Voilà qui est très rassurant ! ironisa Ifios.
— Tu n’es pas certain de tes capacités de combats jeunes homme ? lança Fario.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! siffla un Ifios touché dans sa fierté.
— Oh ? fit l’érudit. Dans ce cas, je crois qu’il est temps de nous montrer ce que tu sais faire.
Soudainement, Sidon arrêta la roulotte.
— Vos sens sont très aiguisés, s’amusa l’homme balafré.
— Hé bien. Je ne suis pas un Magus pour rien.
— Que se passe-t-il ? s’étonna Tza.
Fario se leva, alerte :
— Nous sommes encerclés.
— Encerclés ? grinça Eily. Vous voulez dire… Sanidoma, déjà ?
— Non, répliqua Sidon. Ce noble a bien trop de fierté pour se lancer dans des escarmouches. Ceux qui nous attaquent ont une attitude de prédateurs. Autrement dit ce sont… des bandits.
Sidon sauta hors de la charrette, dégaina son cimeterre, inspira puissamment, et puis, soudain :
— SORTEZ DE VOTRE CACHETTE, LÂCHES !
Son cri résonna terriblement à travers toutes la forêt. Quiconque était présent en ces lieux aurait juré sentir le sol vibrer. Une nuée de corbeaux s’envola, terrifiée, et même les arbres semblèrent plier leurs branches sous la menace.
« Au lieu de les convaincre à se montrer, il risque plus de les faire fuir… », plissa Eily des yeux.
Toutefois, il semblerait que la conclusion de la demoiselle cyan fut erronée. Peu à peu, une trentaine de silhouettes émergèrent des différentes végétations, entourant complètement la roulotte. Ifios sursauta. Malgré la faible luminosité des lieux, il reconnaissait parfaitement le turban que ceux-ci portaient sur le crâne. Quatre cimeterres croisés. Le symbole des Agrios.
— … !
Brusquement, instinctivement, Ifios s’accroupit dans la roulotte, ne voulant absolument pas être vu. Il pensait que les Agrios avait cessé leurs activités criminelles ! N’était-ce pas ce pour quoi œuvraient Inam et son père ?
L’un des bandits, sans doute le ‘‘chef’’ de groupe, s’avança d’un pas :
— … Sidon ? C-C’est bien vous ? lança-t-il, éberlué. Nous vous pensions disparu, ou pire, mort !
— Hmf, pouffa l’homme balafré. Vous me sous-estimez à ce point ?
— N-Non, bien sûr que non…
Le ‘‘chef’’ du groupe sembla au bord des larmes. Retrouver l’une des anciennes figures importantes des Agrios comblait brusquement un énorme vide dans son cœur. Lui, misérable sous-fifre, avait besoin d’un homme charismatique pour les mener, sinon, il n’était qu’un lézard sans tête.
Surmontant ses émotions, le brigand se mordit les lèvres, détourna la tête un instant, grinça des dents, avant de s’écrier :
— Sidon ! I-Il faut que vous reveniez ! Danqa… Danqa est devenu fou !
— Oh ? Est-ce ainsi que tu parles de ton Boss ?
— Ce n’est plus mon Boss, cracha le bandit. Il ne veut plus que nous commettions des crimes. Il nous bassine chaque jour de stupides propos sur la morale, des bêtises sur la réinsertion, des conneries de ‘‘seconde chance’’… mais qu’est-ce qui lui prend ?! Le pire, c’est que des crétins se prêtent à son baratin et ont décidé de le suivre…
— …
Le brigand crispa ses poings :
— Moi… non, nous tous ici… nous sommes de vrais bandits. Nous n’avions que ça ! C’est la preuve que nous existions ! Nous détroussons des passants, assassinons ceux qui résistent, repartons avec leur richesse… c’est notre façon de vivre ! Nous sommes craints ! Nous sommes respectés ! C’est la seule preuve que nous existons ! Si on nous enlève ça… nous ne sommes plus rien, vous comprenez ?!
Le bandit se pinça les lèvres :
— Danqa ne comprends pas cela. Il ne mérite pas d’être le Boss des Agrios. C’est pourquoi nous avons fui les montagnes. Nous n’avions pas besoin de lui. S’il nous empêche de vivre, alors, nous vivrons loin de lui. Sidon ! Vous, vous êtes également un véritable Agrios ! Vous devez stopper la folie de Danqa !
— Pauvres âmes perdues.
Subitement, Sidon jeta négligemment son cimeterre au sol et s’avança vers le chef des brigands :
— La folie de Danqa ? répéta-t-il. Et qu’en est-il de la vôtre ?
— … ?!
— Dites-moi, faucher butins et vies vous satisfait-il autant ? Êtes-vous vraiment heureux ainsi ? C’est ainsi que vous voyez votre futur ? À toujours arpenter les rues à la recherche d’individus à détrousser ? Pathétique.
— S-Sidon… !
— Vous n’êtes que des vermisseaux choisissant la facilité. Vous l’avez vous-même avoué. Sans la violence, vous n’êtes rien. En résumé, vous n’êtes pas bien différent des bêtes sauvages.
La ‘‘bête sauvage’’ lança un regard noir à Sidon. Un regard mêlant haine et incompréhension.
— Sidon… vous… ne me dites pas que vous… approuvez l’attitude de Danqa ?!
— Je l’approuve et je la soutiens. J’ai toujours été au courant de ses projets.
— … ! Q-Quoi ?!
— C’est ainsi. Je ne me plais plus dans ce mode de vie barbare. J’ai décidé de donner à ma vie un autre sens que la violence. Est-ce mal ?
— Mais la violence est TOUT pour nous ! s’écria le brigand. Si nous avions choisi cette voie, c’est justement parce que c’était la seule qui nous était ouverte ! Nous avons été chassés du monde extérieur. Personne ne veut de nous. Nous n’y avons plus notre place !
— Et ? tonna Sidon. Vous allez vous contenter de subir votre destin au lieu de vous prendre en main ?
— … c’est facile pour vous de dire ça… vous… vous êtes si fort… vous pouvez accomplir ce que vous voulez…
— Si je suis fort, c’est parce que j’ai décidé de l’être. Je n’ai jamais décidé de rester à terre et de ne rien faire d’autres que d’admirer ceux me surpassant.
— Tss…
Le brigand dégaina son cimeterre. Le reste de son groupe fit de même.
— J-Je vois. La discussion est inutile, vous avez définitivement trahi la cause des Agrios !
Sidon hocha la tête :
— Et comme la parole ne mène à rien, vous recourez à la violence.
— Ferme-la !
— Savez-vous au moins que même à trente, vous n’avez aucune chance contre moi ?
— On s’en fout ! hurla le bandit. C’est tout ce que nous savons faire ! Tant pis si… vous nous tuez. Je préfère encore mourir que d’être un lâche !
— Vous vous répétez. Choisir de mourir, c’est être lâche.
— TA GUEULE !
Une dizaine de bandit sautèrent brusquement sur Sidon, qui resta inflexible. Vif comme l’éclair, les lames ennemies ne pouvaient que siffler autour de lui. Ses mouvements précis et calculés contrastaient terriblement avec la barbarie sauvage de ses ennemis. Le surnombre n’était rien. Sidon les surplombait entièrement. Dès qu’un brigand osait trop s’approcher de lui, un poing fulgurant le renvoyait dix mètres plus loin. Le combat était à sens unique.
Certains brigands, moins courageux, choisirent de s’attaquer la charrette, mais ces malheureux furent l’amer connaissance de Fario. Même sans utiliser ses pouvoirs, le Magus possédaient une force et célérité bien trop importantes pour être surclassées par de simples bêtes sauvages.
Il ne fallut qu’une maigre poignée de minutes pour que ce simulacre de combat prenne fin. L’intégralité des bandits gémissaient de douleurs, au sol, incapables de se relever. Ils étaient impuissants, les uns autant que les autres.
— … tue-nous…, cracha le ‘‘chef’’ des brigands.
Sidon secoua la tête :
— Depuis le jour où vous avez choisi la voie de la violence, vous avez abandonné la vie. Quel intérêt aurais-je à tuer des cadavres ambulants ?
— … tss…
Sidon s’approcha de son ancien adversaire et s’accroupit à ses côtés.
— Mais ils vous restent encore un espoir. Vous pouvez retrouver le chemin de la vie. Tout le monde le peu, il n’y aucune exception. Tant que vous en avez la volonté, vous pouvez trouver votre place. Pensez-vous que c’est naïf ? Peut-être. Mais c’est cette naïveté qu’il vous manque.
— … encore ces conneries…
Sidon souffla doucement :
— Dis-moi la vérité. Es-tu heureux ? Ne désires-tu pas, au fond de toi, arrêter de vivre caché ? Qu’est-ce qui t’empêche de rejoindre la lumière ? Tes scrupules ? Ton image de toi-même ? Ta lâcheté ?
— …
— Tu es le seul maître de ton destin. Bien sûr, une fois que je serais parti, tu pourras recommencer à multiplier les crimes. Mais dans quel intérêt ? Toi, ainsi que tes camarades, vous pouvez tous, si vous le voulez, vous repentir. Vous pouvez trouver votre place. Vous n’êtes pas des bons à rien. Vous n’êtes pas des impuissantes. Vous n’êtes pas des monstres. Vous n’êtes pas idiots. Vous n’êtes pas des insectes. Vous êtes humains. Vous avez autant de valeur que n’importe qui ici. Alors, je vous en prie, ne gâchez pas votre don de vie en agissant ainsi.
— …
Sidon se releva.
— Rappelez-vous que vous avez toujours le choix de changer. Vous pouvez devenir fort. Vous avez chacun un énorme potentiel en vous, il ne tient qu’à vous de l’exploiter. C’est ça, être vivant.
— …
— Réfléchissez. Pensez à votre avenir. Pensez à votre vie. Et si jamais vous trouvez une réponse, venez à Aifos. Je vous y retrouverais.
Et sur ces mots, l’homme balafré remonta dans la charrette. La roulotte se mit à avancer doucement, en faisant bien attention à ne pas écraser les nombreux bandits éparpillés sur son passage.
— … Sidon.
L’homme balafré arrêta la charrette. Il se retourna vers le ‘‘chef’’ des bandits.
— … tu vas… chez Sanidoma ?
Sidon fut légèrement surpris par ce changement de sujet, mais acquiesça tout de même :
— C’est exact.
— … fais attention au type qui le colle partout. Je crois qu’il s’appelle… Gyl. Nous avons essayé d’attaquer le carrosse du gros hier et… ce type nous a tous balayés… peut-être même… encore plus facilement que toi…
Sidon ferma les yeux, souriant.
— Merci.
Et la roulotte repartit, pour de bon cette fois, laissant une foule d’âmes perdues pensives. Sidon ne s’était pas trompé. Aucun d’entre eux n’était heureux. Ils n’étaient que des rebuts de la société, haïs de tous. Le concept même de seconde chance leur était inconnu, eux qui n’en avait jamais eu aucune.
Mais peu à peu, leurs sombres convictions s’ébranlaient. D’abord Danqa, et maintenant, Sidon ; les deux figures qu’ils respectaient le plus leur souriaient. Ils leur disaient à chacun que tout était encore possible. Qu’ils pouvaient, eux aussi, être heureux.
— Hé… les gars…
Le ‘‘chef’’ du groupe de bandit laissa sa voix s’échapper. Pour la première fois de sa vie, il laissa les émotions qu’ils avaient toujours contenues jaillir de sa bouche. Les autres l’écoutèrent attentivement. Certains se mordaient les lèvres, d’autres semblaient paisibles. Mais au terme de son discours, tous, sans exception, sourirent.
***
Ifios soupira, soulagé ; il avait réussi à resté caché durant toute la confrontation. Il n’avait pas spécialement envie d’être confronté à ses anciens ‘‘camarades’’, pas maintenant. Toutefois, avoir entendu la mention de son père lui avait fait du bien. Danqa avait tenu parole. Il tentait effectivement de réhabiliter les anciens Agrios, de leur donner une seconde chance. Avoir une fois de plus la confirmation que son père n’était pas un tueur sanguinaire sans pitié allégeait immensément son cœur. Il en était même fier.
— Ils vont accepter l’offre de Sidon, lui lança Eily.
— … ? s’étonna Ifios.
— ‘‘Nul n’est véritablement mauvais en soi. Chaque individu fait juste ce qu’il pense être nécessaire pour atteindre son bonheur’’.
Eily pouffa amèrement :
— Ce sont là les paroles d’Omilio. Ces hommes… veulent simplement exister. C’est là qu’ils pensent trouver leur bonheur. Mais… ils ne savent pas comment s’y prendre. Ils sont perdus. Voilà pourquoi ils se sont tournés vers la violence ; c’est le moyen le plus simple d’ancrer son empreinte… mais également le plus triste. Cependant, si jamais une autre voie menant au bonheur, une voie autre que la violence, une voie qui les accepte, s’ouvre à eux… tu peux être certain qu’ils l’arpenteront.
Eily baissa la tête :
— Je crois… que je suis comme eux. Mon bonheur, j’ai toujours cru le trouver dans la manipulation. Ce sentiment d’être sans cesse supérieure aux autres. Ce sentiment d’être le seul maître du jeu… je pensais que c’était ça, le bonheur. Mais je me fourvoyais. En arrivant ici, j’ai découvert d’autres voies. J’ai rencontré Tza. Elle son innocence m’a fait découvrir la véritable amitié. Et puis Inam, ce cœur bien trop pur… pour la première fois de ma vie, je me suis senti mal d’avoir manipulé quelqu’un. Ah, sans oublier Fario bien sûr. Cet étrange personnage dont la folie a réussi à briser ma carapace…
Eily ricana :
— Haha, me revoilà à parler de moi, je suis vraiment une sacrée narcissique au fond. Quoi qu’il en soit, si même quelqu’un d’aussi pourrie que moi tente de changer… je ne vois pas ce qui empêcherait ces bandits d’en faire autant.
— … Eily…
Ifios se pinça les lèvres, touché par le ton cassé de la demoiselle cyan. Depuis qu’elle avait fait chanter Inam, il avait détesté cette fille. Mais en la voyant ainsi, si faible, il avait l’impression que, pour la première fois, il la voyait comme elle était réellement. L’adolescent se laissa tomber sur le rebord de la charrette, pensif. Peut-être qu’il était temps de raviser son jugement…
Le voyage à travers la forêt continua, dans le silence. Il n’eut plus aucun incident, seul le roulement de la charrette et le chant des insectes accompagnaient le groupe. La rencontre des âmes perdues les avaient tous touchés, quelque part en eux. Ce n’était que des êtres rejetés voulant simplement être heureux. Ce n’était pas si rare. Combien de personnes se sentaient mis à l’écart dans cette société ? Combien hurlaient leur désespoir sans qu’aucun ne les entende ? Était-ce uniquement de leur faute s’ils finissaient fatalement par mal tourner ?
Et pendant que chacun était plongé dans ses réflexions, la lumière se dévoilait peu à peu à l’horizon. La sortie de la forêt. L’ultime ligne droite avant le château de Sanidoma. Leur destination. Tous le savaient, le noble richissime refuserait d’emblée toutes discussions. Pour faire entendre sa voix, il faudrait d’abord lui faire déposer les armes.
« … et donc utiliser la violence… », s’amusa amèrement Eily.
Elle se pinça les lèvres.
« … la violence… »
C’était bien trop ironique. Sidon venait tout juste de faire un discours contre la violence, et voilà qu’ils allaient être contraints d’en user. Eily baissa les yeux. Était-ce vraiment la bonne solution ? On ne pouvait donc se faire entendre que si l’on était capable de mettre son adversaire à terre ? C’était bien trop injuste.
Soudain, Sidon arrêta la roulotte.
— Voilà, nous y sommes, déclara-t-il.
Chacun descendit de la charrette, et observa, au loin, le sublime et énorme château de Sanidoma. Une bâtisse absolument incroyable, gigantesque et merveilleuse. Eily ne put s’empêcher de déglutir. Ce château devait bien faire la taille de deux villages réunis ! Même le soleil illuminant le ciel était moins éblouissant que cet absurde colosse de luxure.
— Hé bien, j’espère que vous êtes prêts, lança Sidon. Parce que maintenant, il va falloir tout donner !