8 - Alisha
« Set !
-E’Garka ! »
Le lézard de pierre. Bon choix. Le gardien cracha une salve de roches à une vitesse fulgurante dans le dos de l’ennemi. Ce dernier s’était attendu à une attaque venant de Zarlin, et s’écroula sous la surprise des coups. Son propriétaire cria une formule, « Qoutidja ! », et Alisha pensait qu’il agissait trop tard, mais réalisa vite qu’elle avait sous-estimé son adversaire. Une immense boîte sortit du sol, enveloppant les deux démons dans l’habitacle.
Alisha paniqua : le gardien se trouvait à l’extérieur. Ce dernier puisait dans ses forces afin de détruire la prison de la démone, mais elle semblait incassable, alors il disparut en un nuage de fumée. Zarlin avait dû le rappeler. Alisha hurlait le nom de la formule, mais rien ne se passait, et une douleur subite naquit dans sa poitrine. Face à ses efforts vains, le propriétaire adverse lui lança :
« C’est inutile. Elle ne t’entend pas. La formule ne peut agir que si le démon t’entend, tu sais ?
-O-Oui, je suis au courant.
-Cette formule isole les deux combattants, et ne disparaît que lorsque l’un d’eux s’évanouit. Ou que son livre est brûlé. »
Alisha n’eut pas de mal à saisir le sens de ces paroles : l’homme s’était dangereusement rapproché. Se préparant au duel, elle attacha le sac dans son dos. L’adversaire était grand et musclé, mais elle savait se débrouiller. Il fonça sur elle, Alisha se prépara à contrer un coup, mais l’homme l’attrapa par la taille dans sa course, la plaquant au sol. Elle le saisit à la gorge dans le but de l’étrangler, mais son opposant lui tira les pouces et lui plaqua les mains au sol avec un seul bras. Que faire maintenant ? Elle se démenait en vain. Heureusement, il n’avait pas accès au livre dans cette position. Il lança sa paume sur la joue d’Alisha avec force.
« Rends-toi.
-Crève. »
Il la gifla de nouveau. Se rendre ? C’était un comportement de faible. Un homme de son village l’aurait tuée avant de brûler son corps avec le livre. Il continua son manège avant de se lasser et de la saisir violemment par le cou. Voyant sa main approcher dangereusement, Alisha avait aspiré une grande quantité d’air, mais elle ne tiendrait pas plus d’une minute.
« Ca suffit maintenant, tape dans tes mains pour abandonner ! »
Elle n’en démordit pas. La poigne de son ennemi lui faisait mal, certes. Son torse était secoué de spasmes, sa bouche cherchait l’air en vain. Elle ne taperait pas des mains. Les aventures qu’elle avait vécu avec Zarlin avaient été les plus belles de sa courte vie. Cela avait été chouette de devenir Commandante de chasse au Glaçon Rouge, et l’expérience avec le Polagriffe capturé avait été très intéressante.
Mais ce n’était rien comparé à ses aventures avec Zarlin.
Cela faisait désormais trois mois qu’elles avaient quitté le village du Glaçon Rouge. A l’aide d’un gardien aquatique, elles avaient traversé l’étendue qui séparait le royaume des glaces et la terre ferme, et quel bonheur elle avait ressentie lorsqu’elle y avait posé le pied ! En premier lieu, c’était le changement brusque de température qui l’avait interpellée, après avoir entamé le voyage. Peu à peu, les odeurs de sève de la forêt broussailleuse amenées par le vent avaient pris la place du parfum salé de la mer auquel Alisha ne prêtait plus attention depuis des années. Des piaillements, qui, avant de les percevoir avec une netteté impressionnante, lui avaient paru si lointains qu'elle n'avait pu affirmer si elle les avait imaginés ou non ; l'ébaudissait par leurs couleurs, et la vivacité qui les imprégnaient. Des cris aigus, rauques, ou des croassements, tant de sons auxquels la Commandante de chasse souhaitait se familiariser.
Puis, enfin, il y eût la terre. Cette terre bénite, qu’elle avait cherché. Cette terre libératrice, sur laquelle Alisha avait toujours rêvé de marcher. Cette terre pleine de promesses, de dangers, de découvertes, de menaces. Les nuances de vert de la forêt avaient été les premiers motifs à apparaître, secoués par les caprices du vent. S’émerveillant devant les bruissements des insectes, Alisha avait finalement pu repérer les mouvements furtifs des Pokémons partant se cacher, et se délecter des couleurs de tous les fruits mûrs dont elle ne connaissait pas les noms. Elle avait ôté ses chausses afin de sentir les brins d’herbe chatouiller ses orteils.
Alisha ne se sentant pas capable de lancer un « E’Garka » après avoir appelé un gardien aussi longtemps, le duo avait cherché un lieu de repos d’où les mutants pouvaient être repérés. Elle n’avait jamais aussi bien dormi.
Les filles étaient tombées sur trois mutants avant de croiser la route du démon. Le premier avait été un Capumain, possédant trois queues. Ses oreilles en pointes paraissaient particulièrement sensibles, alors le lézard de pierre lui avait soufflé quelques cailloux dans les tympans et le Pokémon avait pris la fuite. Le deuxième, un Parasect de deux mètres cinquante, leur avait donné un peu plus de fil à retordre. Le premier gardien invoqué avait été un oiseau noir avec des ailes rouges flamboyantes. Des yeux bleus perçants, un long bec pointu et des plumes bordeaux sur sa tête le rendaient impressionnant ; mais les œufs explosifs qu’il lâchait ne semblaient pas intimider l’insecte qui chassait Alisha avec fureur. Un gardien aux poings énormes avait alors été appelé, et celui-ci avait retourné le Pokémon sur sa carapace, l’immobilisant complètement.
Mais les deux mutants étaient inoffensifs comparé au dernier.
Un Rapasdepic Shiney. Impossible de mesurer son envergure. Et il localisait toujours Alisha, même si elle se cachait dans la forêt dense. En le découvrant, elles s’étaient immédiatement mise en quête d’un endroit sûr. Son bec d’au moins vingt mètres de long avait tenté à plusieurs reprises d’attraper l’humaine, mais s’était refermé sur les arbres. C’est en s’en apercevant qu’Alisha avait décidé de rester dans les bois. Il suffisait de trouver son point faible, comme les autres.
Elles ne s’étaient pas arrêté de courir, réfléchissant au type de gardien à invoquer. Au-dessus d’elles, l’oiseau avait provoqué une tornade, déracinant leur refuge. Elles avaient alors pu l’apercevoir : un oiseau rageur, brillant d’un éclat jade resplendissant. Par rapport aux mutants qu’Alisha avait pu apercevoir, il était magnifique. Elles avaient fait appel au robot, mais Alisha ne savait toujours pas si l’oiseau avait senti quelque chose face aux rayons laser. Le gardien s’était envolé à la rencontre de l’oiseau ; et s’était posé sur sa tête dans le but de lui faire sauter les yeux. Le mutant n’hésita pas à se frotter la tête contre le sol pour se débarrasser de son visiteur, déclenchant le chaos dans la nature sauvage. Une fois à terre, il avait lancé une attaque fulgurante en tournant à grande vitesse sur lui-même, se précipitant vers le duo. Alisha avait été désespérée, surtout lorsqu’elle avait aperçu Zarlin à genoux, les larmes aux yeux. Elles avaient déjà rêvé de nombreuses aventures, ensemble ! Alisha lui avait ordonné d’invoquer un gardien défensif pour protéger le livre, avant de prononcer l’ultime formule E’Garka. Un gardien bleu aux rayures jaunes était apparu, de grands éventails protecteurs sur le bras ; dont il piqua la pointe dans le sol. Emue par l’attention de sa partenaire humaine, Zarlin avait ressenti des émotions différentes. La peine. L’amitié. La faiblesse.
Ces sentiments furent à l’origine de l'apparition de la deuxième formule. A cet instant, Zarlin avait souhaité devenir plus forte. Cette nouvelle invocation, « Ma Ze’Garka »amplifiait la taille et le pouvoir des gardiens. Aussi, l’attaque du Rapasdepic fut déviée par le grand bouclier courbé et lisse que le gardien portait sur le bras. Il avait l’air plus adulte que le précédent, et ses rayures jaunes étaient désormais similaires à celles d'un tigre. Il était muni d’un casque aux piques grises et bleues, et avait lancé un regard serein à Alisha avant de disparaître. En effet, le Rapasdepic s’était écrasé contre la rocaille, et le résultat n’était pas joli. Une fois soulagées, elles avaient pu trouver une grotte vide où se reposer ; et elles s’étaient toutes deux endormies en deux minutes.
C’est en cueillant des baies qu’elles étaient tombées sur ce démon humanisé. Les cicatrices typiques de ceux-ci se divisaient en trois avant de se dissiper sous les pommettes. Il était coiffé d’une tignasse courte et blond foncé. Des yeux bleus perçants semblaient pénétrer vôtre âme ; mais une chemise quadrillée rouge et noire, une salopette bleue trouée et un brin de paille dans ses lèvres rendaient le spectacle comique. Le jeune démon paraissait enjoué, mais un peu niais.
Alisha ne s’était pas sentie particulièrement menacée avant de tomber nez à nez avec le propriétaire du livre. Un type d’au moins deux mètres, fort comme un Tauros, avec des mains énormes. Ses habits tournaient autour du vert foncé, et il portait une casquette bleue marine un peu serrée. Le duo d’adversaires s’était enthousiasmé de pouvoir brûler un troisième livre.
Bluff ou pas, Alisha s’était immédiatement mise sur ses gardes. Et maintenant, elle mimait l’étouffement sous ce balourd trop sûr de lui. Quand elle estima qu’il avait légèrement relâché son attention, elle pivota ses jambes sous l, uijusqu’à percuter la tête de son opposant avec la cuisse. Elle plaqua alors son visage au sol, le surprenant suffisamment pour se libérer de son emprise. Prestement, elle lui attrapa une jambe et la brisa d’un coup. L’homme se débattit, mais elle le tenait bien. Lorsqu’elle attrapa son autre jambe, la prison des démons explosa. Après un nuage de fumée agaçant, Zarlin s’avança, traînant le blondinet par la jambe, inerte. Alisha lui lança sans ménagement : « T’en as mis, du temps ! » L’humain cria un nom de formule, mais le gamin était bel et bien K.O. Alisha invoqua le gardien de flammes un peu moins peureux que la dernière fois pour brûler le livre.
Ne souhaitant pas laisser l’homme errer sans jambes dans la forêt, l’entraînant vers une mort certaine, Zarlin lui construisit rapidement une attelle ainsi qu’une béquille. Le solitaire, implora, les larmes aux yeux, de l'aider à s'en sortir, mais il était impensable de traîner un boulet pareil. Aussi fût-il abandonné, bientôt oublié, aux griffes des Pokémons sauvages.
« Ça va, toi ? » lança Alisha comme si de rien. « Il m’a cassé une côte ou deux, et je saigne un peu sur les jambes. Ça ira. Toi, je te demande pas, tu es resplendissante ! » Effectivement, Alisha ne semblait pas sortir d’une tentative d’étranglement. Elle sentait encore la douleur se manifester à chaque inspiration, mais les dégâts n’étaient pas importants. Et elle était trop émerveillée par la faune et la flore locale pour se préoccuper d’une telle banalité.
Les Pokémons plante aux couleurs variées dansaient allègrement sous les rayons du soleil: les Tournegrin portés par le vent, les Ceribou s’amusant sur les branches des arbres ; les Joliflor entamant une énième chorégraphie de groupe. Les Feuilloutan criaient à en réveiller un mort, les Paras étaient partis en quête de nourriture à la queue-leu-leu. Les Noadkoko roupillaient à l’ombre des arbres immenses, les Rafflesia semblaient en réunion de groupe. Certains lançaient des regards combattifs aux deux visiteuses, d’autres déguerpissaient défendre leur progéniture, cependant aucun ne les avait attaqués.
Alisha pensa qu’avec l’arrivée des mutants et la disparition des humains sur la majeure partie du globe, les Pokémons ne devaient pas s’en méfier plus que ça. Il y avait autre chose qui détournait ses pensées de sa trachée douloureuse. La faim. En y réfléchissant, elle se dit qu’elles ne pourraient obtenir leur repas à l’aide de gardiens matin, midi et soir : Alisha ne pourrait pas tenir. Il leur fallait des armes. Elle fit part de ses considérations à sa partenaire, qui acquiesça immédiatement. Elles repérèrent des bois solides qu’elles ajustèrent afin de confectionner des lances, des massues, des poignards.
Il fallait maintenant trouver le tranchant.
Après quelques recherches, elles aboutirent sur un large pré entouré par des arbres fruitiers. Certaines touffes de verdure se déplaçaient de temps en temps, suggérant la présence de petits Pokémons plante. Evidemment, le troupeau de Girafarig qui gobait allègrement les fruits étaient plus imposants. Un soleil rayonnant réchauffait la zone, et Alisha trouvait dommage de ne pas pouvoir mettre ses vêtements d’hiver de côté la journée. L’idée était simple : attirer une girafe, lui sauter dessus depuis un arbre, l’étrangler ou lui briser la nuque. Zarlin servait d’appât : elle s’approcha d’un Pokémon plutôt courageux avec un fruit ouvert pour qu’il puisse en humer l’odeur. Effectivement, le Girafarig la suivit tranquillement, lançant de temps en temps son cou pour tenter de gober le fruit en vain. L’opération se passa comme prévu, même si un rodéo peu gracieux avait valu quelques bleus à Alisha. Elles transportèrent tant bien que mal la girafe en la prenant par les pattes. Elles constatèrent avec satisfaction que la bête était moins lourde que ce à quoi elles s’attendaient : pas plus de 50 ou 60 kilos. Une girafe d’un mètre soixante, en même temps…
Au bout d’une bonne demi-heure de marche, elles parvinrent à leur objectif : une petite rivière bordée de pierres arrondies. Elles déposèrent la bête près de l’eau, enlevèrent leurs vêtements dans lesquels elles transpiraient, et se mirent au travail. Heureusement, Alisha n’était pas partie les mains vides : un bout de silex taillé qu’elle avait emporté du village suffit à entamer la peau du Pokémon au bout de plusieurs essais. Elles le vidèrent de son sang, et entreprirent de prélever ce qui les intéressait.
Sans couteau, la tâche ne fut pas évidente ; mais une fois qu’elles trouvèrent des os pointus qu’elles affûtèrent un peu, elles ne s’en sortirent pas trop mal. Deux poignards furent créés exclusivement à partir d’os, et les tendons servirent pour attacher les autres aux bâtons plus ou moins longs. Enfin, elles s’occupèrent de la viande.
Alisha fut éberluée en constatant que Zarlin mâchait la viande crue du Girafarig, mais elle apprit que de nombreux démons la mangeaient ainsi. La démone lui proposa d’essayer, mais il en était hors de question pour l’humaine. En plus du silex, elle avait emporté de la marcassite, minéral répandu au Glaçon Rouge et couramment utilisé pour créer les étincelles nécessaires à l'amorçage d'un feu ; et la serre disposait de suffisamment de variétés de végétaux pour qu’elle connaisse les champignons inflammables.
Tout n’avait pas muté, même dans cette jungle passablement peuplée de Pokémons pour vous convaincre du contraire. Les légumes semblaient rares, mais pas les baies. Alisha en connaissait la plupart : Tronci, Prine, Kika, Sitrus… Après une longue cuisson, la viande n’était pas tendre, mais elles mangèrent à en faire pâlir un Polagriffe. Bordel, qu’est-ce que c’était bon, le goût de la liberté… !
Immédiatement après avoir mangé, elles profitèrent d’une toilette dans la rivière. L’eau était fraîche, le débit faible, ce qui fit beaucoup de bien aux deux voyageuses. Alisha fourra quelques bouts de viande cuite enrobée de peau dans ses poches, et le duo lava l’animal pour fabriquer un sac en bandoulière grâce aux boyaux, à des lianes et à la peau. L’humaine fourra son manteau dans celui-ci. Alisha décida de s’accorder une petite sieste tandis que Zarlin montait la garde.
Elle se fit réveiller par sa partenaire: le livre des formules brillait. Lorsqu’elles l’ouvrirent, pleines d'émotions, ce ne fut pas une nouvelle formule qu’elles trouvèrent, mais un message : « Félicitations à vous tous qui êtes encore dans le monde des humains ! Le nombre de démons restant en compétition est actuellement de 70. Persévérez dans vos combats pour choisir le roi des démons. ».
Elles déchantèrent vite.
La lutte venait tout juste de commencer, et il ne restait plus que soixante-dix démons.
Fraîches, reposées, et un peu affolées par ce qu’elles venaient d’apprendre, elles reprirent leur voyage, avec pour objectif les montagnes toujours lointaines. Naturellement, suivre la rivière s'imposa comme un choix logique. En plus de les mener à destination, l'eau leur permettait de 'abreuver ainsi que de laver leurs vêtements. Il suffisait d’alterner les secs et ceux qui séchaient, accrochés au sac d’Alisha.
Les mutants ne se firent pas attendre. Décidément, les périodes de répit étaient brèves. Alisha se félicita de ne pas avoir invoqué de gardien pour la chasse, elle n’avait pas gaspillé ses forces. Après le combat contre le démon, le duo était plus fort. Un Rafflesia Mutant les attaqua à l’aide de projections d’acides, mais un petit gardien de glace congela ses jets et gela les pieds de la plante vivante qui finit par se faire attaquer par des Pokémons oiseaux.
Un Empiflor les attaqua également. Alisha commença le combat avec le gardien de feu du premier niveau, mais les attaques de fouet liane et d’acides étaient violentes, alors elle passa au « Ma Ze’Garka ». Le niveau deux n’avait rien à voir avec le peureux aux jambes élancées. Il s’agissait d’une espèce de gorille bordeaux, lent mais avec une défense extraordinaire. Il lançait des boules de flammes sur les attaques visant Alisha et Zarlin, puis claqua avec élan dans ses mains pour projeter une vague de flammes sur l’ennemi. Elles n'eurent pas besoin d'insister.
Les nuits se déroulaient avec des tours de garde. La première nuit, épuisée par l’utilisation des formules, Alisha s’endormit la première ; à l’ombre d’un arbre surélevé. Quand Zarlin estima que sa partenaire s’était un peu reposée et qu’elle se sentit piquer du nez, elle réveilla l’humaine, qui protesta d’un grognement. Et ainsi de suite.
Les jours s’ensuivirent, mêlant chasse, parfois pêche, mutants, repos et marche. Elles affrontèrent un Seviper gigantesque qui crachait des jets surpuissants de poison. Alisha eut le réflexe de crier « E’Garka », mais elle regretta de ne pas avoir prononcé la formule de niveau deux.
Elle s’en tira avec un gardien manipulant la terre qui les dissimula sous des barrières protectrices et qui lança des salves de boue dans la gueule du serpent, le mettant en fuite en direction de la mer ; et avec un bras cassé par un violent coup de queue.
Les zones humides leur firent affronter deux mutants en même temps : un Aligatueur et un Crocorible. Les deux reptiles se disputaient leurs proies tout en tentant de les croquer au passage. Sans savoir pourquoi, le « Ma Ze’Garka » n’avait pas fonctionné la première fois. Esquivant de justesse les assauts prompts des crocodiles, Alisha invoqua un être liquide flottant dans l’air, lançant des jets puants à une puissance raisonnable. L’odeur tint les Pokémons à distance quelques minutes, mais ils repassèrent à l’attaque.
Quand l’humaine sentit qu’elle en avait l’énergie, elle prononça la deuxième formule. Le gardien était une version améliorée du précédent, mais ses éjections sortaient par des canons cette fois, et semblaient brûler la peau dure des Pokémons. L’Aligatueur persista, tenta de croquer l’être liquide, mais il se brûla la mâchoire et fuit avec hâte.
L'autre reptile, plus fougueux, fonça vers elle en ignorant les jets d'acide. Par une roulade, l'humaine esquiva les crocs acérés qui faillirent la croquer, et sa partenaire saisit l'ennemi par la queue. La démone projeta le mutant contre un arbre, dont le gardien fit fondre le tronc ; faisant s'écraser une tonne de bois sur leur agresseur.
Enfin, elles quittèrent les herbes folles pour aborder les pierres abruptes. C’était une idée d’Alisha de traverser les montagnes : de haut elles pourraient peut-être observer un village ou du moins une destination précise.
Sauf qu’un démon les attendait. Il ne s’était pas caché pour les attaquer par surprise, au contraire. Il avait préparé le terrain, éloignant les plus grosses pierres, et s’exposant délibérément, les mains dans les poches.
Le propriétaire était assis sur le sol dur, les jambes croisées et les yeux fermés. Ce dernier semblait en méditation. L’humanisé avait un regard froid, vitreux, d’une légère teinte bleutée. Deux triangles orangés se dessinaient sous ses yeux, dont les pointes noircies se prolongeaient jusque sous son menton. Ses cheveux étaient blancs, longs jusqu’aux fesses et ébouriffés ; lui donnant un air sauvage qui contrastait avec son regard hautain.
Blancs également étaient sa chemise trop grande pour lui ainsi que son pantalon large. Il marchait pieds-nus, et Alisha fut stupéfaite de constater que ses pieds étaient fins, alors que les va-nupieds les ont habituellement abîmés et naturellement rembourrés après toute une vie de marche. Un détail moins frappant mais encore plus terrifiant l’inquiéta : ses habits étaient exceptionnellement propres. Pas une seule tache de terre. Zarlin lui adressa la parole en première :
« A qui ai-je l’honneur ? »
Alisha remarqua qu’elle n’était pas à l’aise. Elle ressentait l’imperceptible frisson que sa partenaire subissait. L’adversaire haussa les épaules en prenant un air évasif :
« Qu’importe ? Nous sommes des démons venus nous combattre dans ce monde pour élire le prochain roi. Tant que ce dernier n’est pas élu, nous n’avons aucune valeur. Nous sommes seulement des pions.
-Eh bien, quelle humilité. Je m’attendais à un « Celui qui va remporter le trône » ou quelque chose du genre.
-Je ne crois pas en l’intimidation. Les fiers guerriers n’en éprouvent pas le besoin. On se combat ; le plus fort, le plus rapide ou le plus rusé l’emporte.
-Bien. Alors commençons. »
L’humain se leva, frotta sa longue cape verte aux bords jaunes, et regarda fixement ses opposants. Il portait une moustache bien taillée en pics, mais sa coiffure parsemée de cheveux gris ne montrait aucun signe d’entretien. Le livre était blanc, évidemment. A part cette différence de couleur, il était semblable à celui de Zarlin : cinq cercles, dont quatre positionnés en carrés et un au centre ; étaient reliés par un trait formant un sablier simplifié, et des inscriptions semblables à celles des formules indéchiffrables.
Sans aucun signe de son partenaire, il parla d’une voix grave, posée mais portante : « Patranka. » Un trident gris se matérialisa dans la main gauche de l’adversaire. Brillant d’un éclat luminescent sous les rayons puissants du Soleil, des anneaux en rubis l’ornaient à intervalles réguliers.
Alisha sentit la démone se raidir. L’adversaire semblait amusé de sa réaction. Comme si Alisha pouvait saisir l’avertissement dans ses paroles, la démone chuchota d’une voix tremblante :
« Le Trident… Le Murmure au Trident… Murmure, l’ennemi juré d’Yrio… »
L’humaine observa les yeux de Zarlin s’humidifier. Elle ne savait pas à quoi s’attendre, mais il fallait qu’elle se bouge. Elle lui cria : « Zarlin ! Ressaisis-toi ! On attaque ! »
Et c’était parti.
Murmure leur fonça dessus, et Zarlin se prépara. Alisha remarqua que la démone avait une idée de comment s’en sortir. Elle puisa dans ses forces pour lancer un « Ma Ze’Garka » le plus puissant possible.
Elle paniqua en observant le résultat.
Rien n’était apparu.
Le temps semblait se dérouler au ralenti pour l’humaine. La fillette tourna sa tête vers la jeune femme, paniquée par cette absence de résultat. Pourquoi n’y avait-il aucun gardien ? C’était la seconde fois que ça arrivait. Cela venait-il de Zarlin ? Non, la démone était aussi déconcertée que la propriétaire du livre. D’elle, alors ? Non plus, elle avait déversé ses sentiments dans la formule. Elle remarqua que la dernière fois également, elle avait prononcé le « Ma Ze’Garka » en premier. La réalisation la frappa comme un coup dans le ventre.
Ça venait de la formule.
Il fallait respecter l’ordre d’invocation.
Impuissante, elle apercevait les pics affûtés du trident s’avancer dangereusement. Le démon avait évité Zarlin sans le moindre effort. La dernière image qu’elle emporta fut les si jolis yeux de la démone déformés par la tristesse, la rage, l’incapacité d’agir. Alors, le choc eut lieu, déchirant ses entrailles, et ses lèvres dessinèrent un sourire amer qui traduisait mal le profond désespoir qui l’envahissait. Un brouillard intense se dessina devant ses yeux, et elle sombra dans les terribles abysses du monde des illusions.
{Aïe… Ma tête… Qu’est-ce que je fous là, moi ? J’étais en train de dormir ? On dirait ma hutte du Glaçon Rouge, mais il me semble que j’étais ailleurs. Probablement un mauvais rêve. Quelle heure est-il ? Il fait nuit dehors. Je ferais mieux de me reposer encore un peu. Je me couche. J’entends des cris, des bruits d’explosion. Je m’habille rapidement, je sors.
Un Mammochon mutant attaque le village. D’un souffle glacial, il a anéanti les torches gigantesques qui protègent le Glaçon Rouge, et je le vois en train de tuer des hommes qui se sacrifient pour leur famille. Lorsque je prends mes armes pour y aller à mon tour, mon père me retient, en criant :
« Non, Alisha » ! Je proteste, j’essaye de me libérer, je hurle tout ce qui me passe par la tête, sans même en comprendre le sens, j’ai l’impression que mon crâne va exploser ; et je me raccroche à ces mots qui déferlent de ma bouche comme un mécanisme de défense : « E’Garka, E’Garka, E’Garka !!! ».
Il m’ordonne de fuir, de protéger les fuyards, et part au combat. Alors je rejoins le groupe, et je leur ordonne de courir ; ils sont nombreux, il y a beaucoup d’enfants, ils sont tous chargés. Nous quittons les lieux, et j’aperçois mon père se faire transpercer par une défense du mammouth, et être jeté à la mer. Je crie, je pleure, mais je dois assurer la vie des pauvres habitants qui comptent sur moi.
Mes idées s’embrument, je cours machinalement, et une chaleur apaisante me sort de mon état comateux. Je constate que je suis désormais toute seule. Où sont les autres ? J’étais pourtant chargée de les protéger… Je tombe à genoux. Des larmes brouillent ma vision, et je souhaite mourir. Une douleur terrifiante envahit mon bas-ventre, et je constate que je saigne.
Sous mes genoux, la glace commence à se dérober. Elle fait machine arrière. Emportée par l’espoir, je cours, je saute, je sprinte, mais rien n’y fait, je n’avance pas, et la glace se craquelle. Je dois désormais bondir d’un morceau de banquise à un autre, la mer froide guettant chacun de mes mouvements, cherchant le moment fatal où mon pied sentira l’eau glaciale m’aspirer vers les ténèbres. Les mutants aquatiques s’agitent, certains bondissent derrière moi, là où mes pieds étaient posés une seconde auparavant. Derrière moi, un mutant volant me donne la chasse. Je ne comprends pas, il n’y en a pas ici normalement… Je ne sais pas quoi faire.
Je dois survivre. Mais je n’avance pas, je ne fais que reculer la minute qui m’ôtera la vie. Au loin, je vois le soleil. L’allégorie de la vie. Je tente de l’atteindre, de l’attraper, de m’en rapprocher, mais le terrible courant qui emporte les précieux morceaux de glace m’empêche d’y parvenir.
Et dans le ciel, je vois un être. Il ne semble pas humain, une aura maléfique se dégage de lui. Un long manteau sombre le recouvre des pieds à la tête, son nez crochu m’inspire le dégoût ; et les crocs pointus qui constituent son sourire acéré, son sourire pernicieux qui lui occupe la moitié du visage, semblent vouloir me dévorer. Il me tend la main, une main abîmée, velue, sertie d’ongles tranchants ; et sa voix résonne dans ma tête, comme s’il en avait déjà pris le contrôle, et il articule exagérément chaque consonne comme pour en souligner la terrible prédilection :
« Abandonne. Abandonne ta raison, abandonne ton corps, abandonne ton âme, abandonne ta vie. Abandonne tout ce que tu as vécu, abandonne ta famille, abandonne tes racines, abandonne tes rêves. Abandonne tout ce pour quoi tes ancêtres se sont battus, Abandonne ceux qui sont morts pour ta survie. Abandonne l’espoir. Obéis, et je te montrerai la lumière. »
Je suis prise de sanglots dans ma course, je m’essouffle, les morceaux de glace fondent à vue d’œil, et je n’avance toujours pas. Les mutants me frôlent, essayent de me croquer, ou attendent impatiemment que je tombe à l’eau.
J’observe de nouveau l’être flottant.
Il est radieux. Tout de blanc vêtu, ses longs cheveux blancs comme la neige se font aimablement taquiner par le vent. Son sourire rassurant semble m’inviter à un voyage rempli de somptueuses délices. Ses yeux bleus comme un ciel illuminé m’enchantent, me redonnent même la foi.
Mais plutôt que d’abandonner, je plonge dans l’eau.
L’eau glaciale. L’eau meurtrière. L’eau où le chaos règne. L’eau qui se déverse dans ma bouche, mes poumons, mon crâne. L’eau qui contient les affreux monstres qui se ruent vers moi, prêts à se disputer ma viande.
Bientôt, je ne serai plus qu’une âme abandonnée trop fière pour accéder à la lumière de la Folie.}
Alisha prit une gigantesque inspiration, et se mit à tousser frénétiquement, se réveillant brusquement de son cauchemar. Elle eut cependant à peine le temps de constater qu’elle était sur le dos d’un gardien ainsi que d’entendre Zarlin lui crier : « Alisha ? Reste avec moi, n’abandonne pas ! » qu’elle était déjà retombée inconsciente.
{« Alors… il y aussi l’ange déchu, Théoxerus. Il a assassiné ses parents, et il a tenté de renier sa famille en se coupant les ailes. Il serait tombé inconscient à cause de la douleur et du sang perdu. »
Wow, mon esprit était totalement ailleurs. On est sur le dos du gardien, on vient de quitter le territoire des glaces. Je suis avec Zarlin, et elle m’énumérait les démons les plus dangereux.
« Donc ! Reprenons. Yrio et les bestiaux, la Gargouille, Théoxerus, les dragons, la famille royale et son entourage…. Il y aussi Murmure, il combat avec un trident. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il a été enchaîné dans la prison la mieux gardée du royaume tant son pouvoir est grand. Voilà, en gros, les pires qu’on peut trouver. Il y a sûrement d’autres dangers qui nous attendent, mais je n’en vois pas plus pour l’instant. »
Ça fait déjà un paquet. Mais Zarlin est forte. Et elle m’a trouvé tôt, certains démons n’ont peut-être pas encore déniché le propriétaire de leur livre. Je décide de fermer les yeux. Je me sens bien, jusqu’à ce que la culpabilité d’avoir abandonné mon village m’envahisse. Je me sens coupable, comme si quelque chose leur était arrivé. Je suis partie précipitamment, et je ne reviendrai très probablement pas. Les combats contre les démons ET les mutants ? C’est de la folie.
Je regrette ! J’ai chaud, je me sens horriblement mal ! Comme si j’étais enfermée, je ne veux pas être enfermée ! Le monde autour de moi se met à tournoyer, je n’ai plus aucun repère dans l’espace ; ma peau me brûle, et une douleur infecte envahit ma gorge. Je crie, je hurle, je plaque mes mains sur mes oreilles pour couvrir le sifflement strident qui les transperce. Des images ignobles traversent mon esprit, et je comprends à quoi correspond ce sifflement sinistre: il s’agit les cris des habitants de mon village.
Je vois ma famille en train de se faire étriper, je vois des mutants s’amuser avec des enfants à qui il manque des membres. Je vois les Kaimorses colossaux sauter de l’eau pour gober les habitants qui y tombent. Je vois le nouveau-né de ma sœur qui hurle à s’en enrailler la gorge, et je tente de l’aider, je lui tends le bras, mais je me rappelle que je ne suis pas là ; alors je regarde les mutants se disputer sa jeune chaire, impuissante.
Sa mère… Où est ma sœur ? Père… Je ne leur ai même pas dit au revoir. Qu’ont-ils dû penser de moi, avant de rendre l’âme ? Que je les ai abandonnés. Ils m’en veulent. Je le perçois. Le Glaçon Rouge n’a jamais aussi bien porté son nom. Tout n’est que sang, cadavres, mutants. Plus rien n’existe. J’ai eu une enfance, j’ai eu une famille, j’ai eu des amis. J’ai eu ma place dans cette petite société, j’ai eu ma place au village. Je les ai abandonnés, et maintenant plus rien n’existe.
Je ne veux plus vivre dans ce monde. Ce monde bien trop cruel, injuste, dévastateur. Alors je rouvre les yeux. Nous avançons toujours, comme si rien ne s’était passé. Et pourtant. Et pourtant je sais que l’homme n’a plus aucune chance. Tout ne sera plus que détresse, fuite, ravages. La mer est trop agitée pour me renvoyer mon reflet, mais je préfère ne pas l’observer. Des larmes naissent aux coins de mes yeux, ceux-là même « qui éloignent les esprits ».
Ha ha, c’est la vieille Anan qui m’avait raconté ça. Et maintenant que je suis partie, les esprits sont revenus, et m’ont pris ce que j’avais de plus cher. Je tombe dans l’eau. Je sens mes jambes glisser le long du gardien, et je m’enfonce dans l’océan de noirceur. J’ai hâte que mon âme s’envole, j’ai hâte de me sentir bien. J’ouvre les yeux. Tiens ? Je vois la vieille Anan. Elle m’adresse un sourire innocent, plein de bonté. Ses yeux bleus sont dissimulés derrière ses longues mèches grises. Alors, je remonte un peu vers la surface, juste pour glisser sa chevelure derrière ses oreilles. Je lui rends son sourire, et elle s’en va, se balançant à chaque pas, évitant de se casser la figure grâce à sa vieille cane en os. Je me souviens des journées passées à l’écouter me conter ses vieilles histoires. Lorsque j’étais malade, elle savait quelles plantes utiliser. Elle m’a appris beaucoup de choses, maintenant que j’y pense. Sacrée Anan ! Attends-moi, j’arrive. Garde moi une place.
« Il y a de tels endroits sur la Terre, je ne pourrai pas tous te les décrire. Les volcans crachent de la lave là où les Pokémons feu vivent. Oh, oui, c’est dangereux, mais quel spectacle de la nature. Et les montagnes… D’immenses amas de roches s’élèvent à des kilomètres de hauteur. Si tu grimpes jusqu’au bout, tu peux te coucher sur les nuages, tu sais ? » « Un jour, Alisha, les mutants disparaîtront. Nous pourrons reprendre notre vie d’avant la catastrophe. Tu pourras vivre ta vie comme tu l’entends. Alors, n’abandonne jamais la vie. Pour que tes enfants puissent vivre dans un monde en paix. Promis ? N’abandonne jamais ! »
Et pourtant, je l’ai abandonnée. J’essaye de me démener pour la rattraper, pour lui dire à quel point je suis désolée.
« Il fut un temps, les Pokémons n’existaient point ! Oh ! Je ne l’ai pas vécu ! Mais j’en connais les détails. Les hommes vivaient dans des bâtiments plus hauts les uns que les autres. Ils se déplaçaient à l’aide de véhicules qui roulaient, volaient, ou glissaient sur l’eau. Les hommes ont accompli énormément d’œuvres, tu sais ? Des constructions impressionnantes, des peintures, de la musique. Oh, oui. Je souhaite tellement que tu en aies un aperçu un jour… »
Mais rien de tout cela n’existera plus jamais. C’est ce que je pense. Et pourtant, je me vois en train de nager frénétiquement vers la surface. Malgré moi, il y a quelque chose qui me pousse à survivre. J’ai l’espoir de vivre dans un monde meilleur. Cependant…. Avant d’atteindre la surface, je ne peux plus tenir, l’air s’évade de mes poumons. Je suis triste, j’y étais presque. Finalement, je vais mourir. Sauf que je sens une main m’agripper le bras. C’est Zarlin. Elle me ramène à la surface, et je tousse, j’aspire l’air énergiquement. Et je pleure. Et je ris. Car j’ai une amie, maintenant, une véritable amie qui ne me laissera pas mourir. Je verrai ces foutues œuvres d’art.}
Dans la grotte, Alisha gémit. Zarlin revint, de nombreuses herbes médicinales ainsi qu’une coupelle d’eau dans les mains. Après avoir fait tout ce dont elle était capable pour soigner sa partenaire, elle frotta ses yeux humides en murmurant : « idiote ».