Ch. 20 : Eily, ange malgré elle.
Quand Ifios était déterminé à faire quelque chose, il devenait imperméable au monde qui l’entourait, comme s’il était prisonnier dans sa propre bulle. De ce fait, il lui était impossible de remarquer Inam – pourtant à quelques centimètres de lui – qui tentait en vain de commencer une conversation. Non, au lieu de ça, l’adolescent préférait récurer les murs du sous-sol avec sa petite brosse.
Eily commençait à sérieusement s’impatienter. Certes, elle avait toute la journée, mais loin d’elle l’envie de rester planquée derrière une caisse des heures et des heures. Heureusement, la demoiselle cyan avait prévu le coup. Elle n’était pas là pour rien, elle avait quelques atouts dans sa manche…
Doucement, elle caressa de sa main droite les nombreux fils de soie, presque invisibles à l’œil nu, qui pendaient à ses côtés. Chacun d’entre eux était relié à des mécanismes soigneusement préparés par Eily.
« Le problème, c’est qu’Ifios ne remarque pas Inam », réfléchit la demoiselle cyan, « … alors, il suffit de briser sa concentration… avec ceci ! »
D’un coup, Eily tira sur l’un de ses fils, déclenchant ainsi un précis et ingénieux dispositif entièrement constitué de fils. Aussitôt, dans l’ombre, une scie se mit à glisser sur une plaque de métal, provoquant un grincement si strident que même Ifios ne put l’ignorer.
— Q-Qu’est-ce qui se passe ?! s’exclama Inam.
Par instinct, elle se tourna vers la source du bruit pour n’apercevoir que de l’ombre, elle pencha la tête, interloquée.
— … Inam ?
— … !
La soudaine voix d’Ifios fit sursauter la Foréa. C’était maintenant que les choses sérieuses commençaient.
— … Ifios.
Ou plutôt, que les choses sérieuses devraient commencer. Ces deux malaises sur pattes n’étaient décidément pas très doués pour la conversation. Observatrice de ce pathétique spectacle, Eily découvrait toute la plénitude du mot ‘‘blasé’’.
Après une longue minute à se regarder dans le blanc des yeux, Ifios se redressa et s’enfuit lentement. Malheureusement pour lui…
— L-La porte est fermée, balbutia Inam. J-Je crois que c’est un coup de Tza…
— …
Ifios s’arrêta un instant, assimila l’information mais décida quand même de tenter sa chance. Bien évidemment, il n’arriva à rien. Une fois qu’une porte était scellée par Caratroc, il était impossible de l’ouvrir à nouveau sans l’accord de ce dernier ou d’Eily.
— …
Et de nouveau, le silence. Dans son coin, Eily regardait ses ongles, jouait avec ses cheveux, faisait semblant de réfléchir, comptait le nombre d’éraflures sur le sol… bref, elle s’ennuyait gravement. Trente interminables minutes se déroulèrent.
« Qu’est-ce qu’on s’amuse dans ce trou… », grinça-t-elle. « Sérieusement, pourquoi est-ce qu’ils ne se parlent pas ? Au moins maintenant je sais pourquoi Ifios est aussi pénible, ça doit être héréditaire… »
Eily soupira discrètement.
« Bon, je n’avais pas envie de l’utiliser aussi tôt, mais puisque apparemment, ils ne peuvent rien faire sans moi… »
Soudain, un étrange roulement se fit entendre et puis, d’un coup, un rocher venu de nulle part tomba droit sur Ifios. Inam réagissant au quart de tour, se jeta brusquement sur Ifios, le protégeant de justesse. Le rocher s’écrasa sur la Foréa… mais ne lui fit pas le moindre mal. En revanche, la Foréa était bien trop paniquée pour s’en rendre compte.
« C’était bien évidemment un rocher factice, fait principalement en papier mâché ! », se félicita Eily. « Bon, j’espère que ça va fonctionner parce que c’était assez galère à fabriquer et à planquer au plafond ce truc… surtout que j’en ai installé des dizaines de ces conneries, pour être certaine qu’au moins un soit au moins pile au-dessus d’Ifios ! »
Pleine d’espoir, la demoiselle cyan se retourna vers ses deux cibles. Une chose était sûre, jamais ils n’avaient été aussi proches, du moins, physiquement.
— T-Tu vas bien ?! T-Tu n’as rien de cassé ? s’affola la mère.
— J-Je vais bien…, répondit bêtement l’adolescent.
— T-Tu es sûr ?! Ça à l’air dangereux pas ici, tu devrais rester près de moi !
Non loin, Eily jubilait :
« Rien de tel que l’instinct de protection d’une mère ! Maintenant, que la glace est rompue, tout devrait fonctionner comme sur des roulettes ! »
Ou du moins, c’était ce qu’elle croyait :
— … m-merci…, souffla Ifios.
— … c-c’est naturel…, répliqua timidement Inam.
— …
— … c-c’est dangereux par ici…, répéta maladroitement la Foréa.
— … mh, acquiesça faiblement l’adolescent.
— …
— …
Et plus personne ne parla pendant bonnes minutes vingt minutes. Derrière sa caisse, Eily était à deux doigts de s’arracher les cheveux :
« Mais c’est pas vrai !! Bordel, vous allez vous DISCUTER oui ou merde ?! Vous savez ? Discuter ! Dire plein de mots avec sa bouche ! C’est pourtant pas compliqué ! Il doit bien avoir une limite à votre idiotie, bande d’idiots ! Gnnnn !! Cette fois-ci, plus de quartier ! J’en ai marre !! Tant pis pour la discrétion ! »
Le sourire carnassier et les yeux fous, Eily tira simultanément sur trois de ses fils.
« Aux grands maux les grands remèdes ! » s’écria-t-elle mentalement.
Soudainement, une gigantesque et visqueuse toile émergea du sol. Le monstre gluant fusa, inesquivable, et enferma brusquement à la fois Inam et Ifios dans un piège inextricable. Eily observait, satisfaite, ses deux proies s’agiter et s’écrier inutilement dans sa toile.
— M-Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?! s’exclama Ifios.
— J-Je ne peux plus bouger…, se débattait Inam.
Eily inspira un grand coup. Elle l’avait fait ; maintenant, elle ne pouvait plus reculer. En utilisant ce piège, c’était comme si elle dévoilait sa présence. Qui d’autres qu’elle utilisait des toiles ici ? C’était l’ultime recours de la demoiselle cyan, mais face à ses deux-là, force était de constater que c’était la seule solution.
Lentement, Eily sortit de sa cachette. Tant pis pour les conditions imposées par Rhinolove. Avec un peu de chance, cette fichue chauve-souris allait passer l’éponge.
— … vous êtes vraiment pathétiques, cracha Eily.
S’il y avait une chose sur laquelle on ne pouvait blâmer la demoiselle, c’était qu’elle savait soigner ses entrées.
— E-Eily ? s’étonnèrent à la fois Inam en Ifios.
La dénommée siffla, méprisante :
— Nous avons tout fait pour que vous vous retrouviez seuls, ici, tous les deux. Toi, Ifios, c’était très facile de te leurrer en salissant les murs, tandis que vous, Inam, je savais que vous ne pourriez rien refuser à Tza.
— … pardon ? lâcha la Foréa Impériale.
— Tout à fait ma chère, continua Eily. Vous vous demandez sans doute pourquoi nous avons fait tant d’efforts. La réponse est simple : nous voulions que vous en profitiez pour discuter, au lieu de vous fuir sans cesse !
— …
Ifios grinça des dents.
— … Eily… d-de quel droit te mêles-tu de ma vie privée ?! D’ailleurs, je te signale que c’est toi qui es à l’origine de cette situation ! Si tu n’avais pas fait chanter…
— Erreur, le coupa calmement la demoiselle cyan. C’est vous deux, et votre attitude de lâche, qui plombez l’ambiance du manoir. Vous, Inam, si vous étiez un tant soi peu courageuse, vous auriez annoncé la vérité dès le début.
La Foréa baissa les yeux, consciente de sa propre faiblesse.
— Et toi, Ifios, si tu n’étais pas aussi borné, tu comprendrais les raisons d’Inam.
— … espèce de…, grinça l’adolescent.
Ifios se débattit de plus belle dans la toile, sans effet. Même Inam n’arrivait pas à se dépêtrer de piège ; il était clair qu’elle n’utilisait pas toute sa force mais Eily était assez satisfaite et nota l’info dans un coin de sa tête.
— Et pourtant…, reprit-elle.
La demoiselle cyan s’avança vers de ses deux proies, étrangement mélancolique.
— Vous le savez tous les deux maintenant. Je suis une manipulatrice. J’aime mener les autres à la baguette. C’est un plaisir abominable, je le sais, mais qui a le mérite d’exacerber l’une de mes capacités fétiches : l’observation. Et je vous ai bien observés, tous les deux, vous pouvez me croire.
Eily s’approcha d’Inam.
— Je sais qu’en tant qu’orpheline, ce sujet me dépasse complètement mais… vos yeux. Ce sont les yeux d’une mère. Du moins, j’imagine que ce sont les yeux que doivent posséder une mère. Quand vous regardez Ifios, je peux y voir tant de tendresse et d’amour que j’en ai envie de vomir. Une absurde et stupide quantité de douceur que seule une personne dévouée corps et âme peut posséder. Il n’y a qu’à voir comment vous avez protégé Ifios tout à l’heure, vous n’avez pas réfléchi une seconde, vous étiez prête à prendre le coup à sa place. Franchement, toute cette abnégation me dégoûte… elle me dégoûte, car je sais que je ne la connaîtrai jamais.
Eily soupira :
— Pendant toutes ces années, vous n’avez pas pu connaître votre fils. Techniquement Ifios est proche d’un inconnu pour vous. Et pourtant, vous êtes déjà prête à vous sacrifier pour lui. Tout cela me dépasse complètement. Jusqu’à quel point l’aimez-vous ? Non, j’irais même plus loin. Jusqu’à quel point avez-vous souffert de ne pas avoir la chance de connaître votre fils ? J’imagine que cela à dû être atroce.
La demoiselle cyan secoua la tête.
— La suite est simple à deviner. Vous l’aimez tellement qu’une seule chose vous effraie plus que tout : qu’il vous déteste. Ifios, voilà pourquoi elle n’a pas pu te dire la vérité dès le premier jour. Vous êtes fait du même bois tous les deux, aussi maladroits l’un que l’autre. Elle ne savait pas s’y prendre, trouver les bons mots. Bien sûr, elle voulait te le dire, elle le désirait certainement ardemment. Mais la peur de ta réaction la paralysait, et à force, le temps s’accumulait… retardant de plus en plus l’échéance.
Eily toisa fortement Ifios, dédaigneuse.
— Alors par pitié, épargne-moi ta fierté mal placée. Tu meurs d’envie de faire la connaissance de ta mère, c’est évident. Tu veux juste tellement être ‘‘fort’’ et ‘‘viril’’ que tu ne t’autorises aucun moment de faiblesse. Et dans ta tête d’abruti, tu penses que refuser le pardon c’est une preuve de force. Mais non crétin, c’est juste une attitude d’idiot. Alors tu vas me faire plaisir et mettre cette fierté mal placée au placard, merci.
Impérieuse, Eily s’éloigna de quelque pas à reculons.
— Tu viens à peine de rencontrer Inam, je sais que tu ne peux pas la considérer comme ta mère. Enfin, je crois, je n’y connais fichtrement rien à ces choses-là. Mais laisse-moi te dire quelque chose ; il est vrai, tout ton entourage t’a élevé dans le mensonge. C’est triste. Mais tu sais ce qui serait encore plus triste ? De faire du surplace alors que tu as l’occasion d’avancer. Tu as maintenant l’opportunité de tout découvrir de ton passé, il ne tient qu’à toi de le vouloir. Dis-toi que certaine personne n’ont encore aucune idée de leur origine, et que ces mêmes personnes trouvent ta stupide fierté absolument exécrable.
Eily soupira encore une fois, se rapprochant de la sortie.
— Je vais vous laisser méditer là-dessus. Je reviendrais plus tard vous délivrer, profitez juste de ce moment pour enfin régler vos bêtes querelles. Et un petit rappel : Ifios, Inam t’aime vraiment. Il n’y a aucune malice ou tromperie dans son regard. Il faut croire que ces conneries sur l’instinct maternel sont bien vraies, en fin de compte.
Et la demoiselle cyan s’en alla, royale. Mais cette attitude n’était que façade ; une fois qu’elle fut hors du champ de vision d’Inam et d’Ifios, elle se laissa tomber sur le mur, méditante. Son discours l’avait plus touchée qu’elle ne l’aurait cru. Pour elle, une orpheline, parler ainsi de lien de famille avait un arrière-goût amer.
« … imbéciles… », grinça-t-elle avant de sortir du sous-sol.
***
— … il faut avouer… qu’elle n’a pas totalement tort.
Après quelques minutes, Ifios brisa enfin le silence.
— … c’était de la fierté mal placée, rien de plus. En vérité, au fond de moi… j’aimerais vraiment vous connaître. Mais j’ai également cette petite voix qui me dit que je ne dois pas vous pardonner. Que vous m’avez menti toute ma vie, et que vous devez payer pour ça.
— … Ifios…
— Mais… c’est comme elle vient de le dire. Si je reste dans cette attitude, je ne pourrais jamais avancer. Finalement, c’est vraiment un comportement néfaste : je nuis à la fois à vous et à moi-même.
L’adolescent, détourna le regard, gênée.
— … je veux bien vous laisser une chance.
— Vraiment ?! s’écria Inam.
— … oui. M-Mais ne vous trompez pas, vous êtes encore une inconnue pour moi ! … mais avec le temps, peut-être que…
Ifios ne put continuer sa phrase, le visage rouge d’embarras. Inam, elle, était au comble de la joie. Si elle n’était pas enfermée dans cette toile gluante, elle courrait enlacer son fils. Mais ce n’était peut-être pas plus mal, il ne fallait pas brusquer les choses.
— … hé, lança Ifios. Visiblement, Eily ne va pas revenir avant un bon moment. Alors… pour commencer… est-ce que vous pourriez me parler de mon père ? J-Je connais très peu de chose sur Danqa, il a toujours eu ce côté secret…
— B-Bien sûr ! exulta Inam. Alors… euh… tout d’abord… c’est vrai que notre histoire n’est pas banale…
La mère eut beaucoup de mal à trouver ses mots au début, mais au fil de la discussion, son débit se faisait de plus en plus fluide. De son côté, Ifios était attentif, enregistrant chacun des mots qu’il entendait. Il était heureux d’en apprendre plus sur le couple de ses parents, après tout, il l’avait souvent idéalisé. Et d’après ce que lui racontait Inam, ce couple, bien que hors norme, semblait vibrer d’une richesse et d’une douceur à toutes épreuves…
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Dans l’après-midi, Eily libéra Inam et Ifios, comme convenu. La demoiselle cyan fut ravie de constater que le duo parlait vivement, sans se disputer. Mais ce n’était que naturel, Eily avait une parfaite confiance en ses capacités. Elle savait pertinemment que les mots qu’elle avait assenés étaient justes et percutants.
Bien évidemment, elle ne reçut aucun remerciement de la part de ses deux proies. Ifios la fixait encore avec animosité, tandis qu’Inam se méfiait toujours d’elle. Mais Eily n’en avait cure, leur sympathie ne l’intéressait pas le moins du monde. En fait, moins elle aurait de contact avec cette ‘‘famille’’, et mieux elle se porterait.
Tout ce qui l’intéressait était la récompense de Rhinolove. Anxieuse, Eily le convoqua dans sa chambre, bien décidée à récupérer son dû… même si elle savait qu’elle n’avait pas tout à fait rempli le contrat.
— Mmmh…, réfléchit la chauve-souris. Effectivement, Inam et Ifios se sont rapprochés, c’est du beau boulot ! Cependant, tu étais censée faire les choses en toute discrétion, sans intervenir directement…
Eily se mordit les lèvres. Elle n’avait quand même pas fait tout ça pour rien !
— Mais je te pardonne, jeune fille ! voltigea Rhinolove. L’essentiel, c’est qu’une famille soit réunie ; n’est-ce pas merveilleux ? Le truc de la discrétion, c’était juste pour voir si tu étais capable d’agir dans l’ombre, tel un véritable marionnettiste. Mais j’imagine que c’est un niveau encore trop haut pour toi ! Après tout, tu n’es pas Omilio, hihihi !
L’affreux ricanement de la chauve-souris fit apparaître de nombreux nerfs irrités sur le front de la demoiselle ; Eily s’empressa d’ajouter ‘‘Arracher les ailes de Rhinolove’’ dans sa liste des objectifs à accomplir avant de mourir.
— Alors, comment te sens-tu, après avoir fait une bonne action ? s’enquit l’Ensar. N’es-tu pas heureuse d’avoir était l’ange gardien d’une charmante petite famille ?
— … l’ange gardien…, répéta cyniquement Eily.
— Et ce n’est pas exagéré ! Tu le sais, n’est-ce pas ? Sans toi, la vérité n’aurait pas éclaté si tôt. Peut-être même qu’elle serait restée secrète pendant encore de longues années !
— … c’était plus épuisant qu’autre chose, grinça Eily.
Rhinolove rit doucement :
— C’est sûr que faire le bien est plus difficile que de faire le mal ! Mais pense à tous les avantages que tu vas en tirer. Inam est quelqu’un d’honnête, je suis certain qu’elle acceptera de t’entraîner à contrôler tes pouvoirs, pour te remercier. Elle ne pourra pas refuser une faveur à quelqu’un l’ayant aidée à relier avec son fils ! En résumé, grâce à ton action du jour, tu avances bien plus efficacement qu’avec ton chantage !
— … c’est… une manière de voir les choses, siffla une Eily qui ne voulait pas donner raison à son interlocuteur.
Rhinolove s’amusa de la réaction embarrassée de la demoiselle.
— De même, Ifios arrêtera de te donner des os en te traitant de hyène ! Peut-être même qu’il te refera à manger comme avant ! Si c’est pas génial, ça !
— … gnn…
Soudain, la chauve-souris effaça son sourire niais, le remplaçant par une expression bien plus sérieuse.
— … ce que je veux dire, Eily, c’est que faire le bien autour de toi est bien plus efficace que l’inverse. Certes, c’est plus compliqué. Certes, avec tes dons, tu seras souvent tentée d’agir égoïstement et de piétiner les autres. Mais sache que la haine n’attire que la haine. Tu l’as bien vu, n’est-ce pas ? Si tu veux survivre dans ce monde, il te faut forger des alliances durables et honnêtes. Attiser la bienveillance, s’entourer d’amis fidèles, rendre service… en résumé, donner énormément pour en recevoir le triple.
Rhinolove hocha lentement la tête :
— J’entends déjà ce que tu vas me dire. Donner ne signifie pas forcément recevoir. Mais c’est là que tes dons entrent en jeu. Tu dois analyser tes interlocuteurs, et les classer. D’un côté, ceux qui méritent des efforts, et de l’autre, ceux que tu peux ignorer. Inam, par exemple, est clairement quelqu’un de bénéfique pour toi. Non seulement elle est la plus puissante Foréa de Prasin’da, mais elle est également pétrie de puissantes valeurs.
Rhinolove fit une petite pause dans son discours, avant de reprendre :
— Oh, mais détrompe-toi. Il est vrai que dit comme cela, tout à l’air très artificiel. S’approcher uniquement des gens qui peuvent nous être utiles, graisser la patte de puissants et importants individus… non, car c’est là l’erreur courante. Laisse-moi te donner une petite leçon, Eily.
L’Ensar toussota élégamment, s’éclaircissant la voix.
— Dans la grande majorité des cas, le début d’une relation est toujours artificiel. On porte tous un masque devant les inconnus, on tente tous de faire bonne figure, de plaire à son interlocuteur. On cache notre véritable personnalité pour aborder une autre, plus ‘‘socialement acceptable’’. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est que le début. Plus une relation avance, et plus la sincérité entre en jeu. Et c’est là que tout devient important. Pour forger une véritable relation, il faut parvenir à effacer ce masque du ‘‘socialement acceptable’’, se dévoiler, et se faire accepter, tout en acceptant l’autre. C’est extrêmement important, car tant que tu garderas ton masque, la relation n’est que factice, sans valeur.
Rhinolove remua sa tête :
— En résumé, le secret d’une relation durable est d’y intégrer peu à peu de la sincérité. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, parfois, deux personnes peuvent être totalement incompatibles. Les véritables amitiés sont rares… mais également terriblement puissantes. Prends exemple sur celle que tu es en train de forger avec Tza. Si tu continues ainsi, elle sera l’une de tes meilleurs alliées. Pourtant, j’ai entendu dire qu’au début, tu ne faisais que jouer un rôle avec elle, n’est-ce pas ? Mais actuellement, tu ne la considères plus comme une simple cible.
Eily acquiesça amèrement.
« Ces dernières phrases… est-ce qu’il aurait espionné ma discussion avec Tza ce matin ? Décidément, cette satanée chauve-souris… »
La demoiselle cyan secoua la tête, décidant d’ignorer ce détail.
— … en fait, tout ça… c’était juste pour me faire la leçon ? siffla-t-elle.
— Tu ne crois pas si bien dire, s’amusa Rhinolove. Tu sais, Eily, Omilio s’intéresse beaucoup à toi. On va dire que dès qu’il t’a vue, il s’est vu lui-même en plus jeune… et en fille,… hihi !
Rhinolove se mit à ricaner bêtement, sous le regard blasé d’Eily.
« Chassez le naturel, il revient un galop… », siffla-t-elle mentalement.
— … ahem, toussota la chauve-souris. Excuse-moi, c’était difficile de résister ! Pendant une seconde, j’ai imaginé Omilio en fille et… bref ! Plus sérieusement, Omilio ne veut tout simplement pas que tu tombes dans les mêmes travers que lui durant sa jeunesse. Pour reprendre l’image de tout-à-l’heure, on peut dire qu’il veut être ton ange gardien !
— … mais bien sûr…, grinça Eily.
— Que tu le croies ou non, c’est ainsi ! rit Rhinolove. Je sais que tu ne fais confiance ni à lui, ni à moi. Mais, en ce moment, je suis honnête. Tu as du potentiel Eily, et il serait criminel de le gâcher. Et qui sait, peut-être qu’un jour… tu remplaceras Omilio…
— … nyah ? s’étonna franchement Eily.
— Hihi, je divague encore ! Mais cette petite discussion doit te fatiguer, non ?
Revenant à son habituel sourire niais et joyeux, Rhinolove multiplia une fois de plus des acrobaties aériennes :
— Donc ! éluda-t-il. Tu voulais des infos sur les Magus d’Aifos, n’est-ce pas ? Hé bien voilà, tes désirs sont des ordres !
Brusquement, Rhinolove se secoua vivement, faisant tomber un document de sa fourrure. Toutefois, Eily restait immobile, à tenter de comprendre le sens des paroles de l’Ensar.
« Comment ça… remplacer Omilio… ? »
La demoiselle cyan réfléchit durement, avant de finalement abandonner l’affaire. Ce n’était que folie que d’accorder une importance aux divagations d’une chauve-souris ! Au lieu de ça, Eily décida de se tourner vers ce que l’intéressait vraiment : l’affaire du Magus nocturne.
Eily dirigea donc son regard vers le document tombé de la fourrure de Rhinolove. Elle hésita un long moment à le ramasser :
« Ce truc doit être plein de puces… »
Mais elle avait besoin de ce livret, alors, elle concéda à se faire violence. Le document avait l’air authentique. Non seulement il était marqué du sceau d’Omilio, mais en plus, il était inscrit en gros ‘‘Magus d’Aifos’’ sur la couverture.
« Au moins, il n’y a pas erreur sur la marchandise… »
Sans prêter plus d’attention à l’agaçante chauve-souris, Eily se plongea dans l’étude du manuscrit. Les Magus étaient visiblement peu nombreux à Aifos, à peine cinq dans cette ville gigantesque, mais le livret regorgeait d’information sur eux. L’élément qu’ils maîtrisaient, tous les détails sur leur famille, sur leur travail, leur revenu, leurs loisirs, leurs habitudes… une véritable mine d’or pour Eily. Elle se demanda d’ailleurs un instant si c’était vraiment correct de fouiller autant dans la vie privée d’autrui ; même quelqu’un comme Eily avait ses limites !
— Ah, j’en étais certaine ! se réjouit-elle soudainement.
Eily ne s’était pas trompée. C’était écrit noir sur blanc : ‘‘Fario Harm, Magus d’affinité : Dragon.’’
« Ce bon vieux Fario est un Magus, bien évidemment. Mais… Dragon ? Genre comme Tranchodon ? … il ne paie pas bonne mine, mais il doit être plus redoutable qu’il en a l’air… »
Eily continua sa lecture :
« … épouse : Monia Harm, une antiquaire originaire de Rifane… il n’a m’a pas menti, il est bien marié. J’aimerais bien la rencontrer d’ailleurs, je me demande bien quel genre d’énergumène voudrait se marier avec un phénomène pareil ! »
— … Monia Harm…, marmonna Eily.
— Oh ? Tu veux en savoir plus sur elle ? s’anima Rhinolove.
La demoiselle cyan leva un regard nonchalant vers la chauve-souris ; elle avait presque oublié que l’Ensar était là.
— Pourquoi pas…, soupira Eily qui n’espérait pas grand-chose néanmoins.
Joyeux, Rhinolove le lança dans quelques acrobaties aériennes avant de répondre :
— Ah, cette Monia, c’est un sacré brin de femme, pour sûr ! Comme tu l’as certainement lu, c’est une antiquaire, et assez célèbre en plus ! Elle habite ici, à Aifos, avec son mari, Fario. Malheureusement, tu ne peux pas la joindre actuellement !
— Oh ? Et pourquoi cela ?
— Il y a une exposition d’antiquité à la capitale, en ce moment. Cela fait quelques jours que Monia est partie, mais elle devrait rentrer d’ici la fin de la semaine !
— … elle est… absente ?
Soudain, ce fut comme un déclic.
— Et depuis quand elle est partie ?
— Mmh… quelques jours…
— … et cela fait aussi depuis quelques jours que cette affaire de ‘‘fantôme’’ perdure…
Eily ricana, malsaine ; c’était si évident. Fario lui avait lui-même avoué très mal supporter la solitude, et voilà qu’il se retrouvait sans sa femme ? Il était inutile d’en dire plus.
« Peut-être qu’ils jouent les fantômes le soir, pour se changer les idées… ? »
Eily soupira :
« En tout cas, si je vais le voir à la Tour d’Ivoire, il va tout nier en bloc, même si je lui présente des preuves. Non, pour l’avoir, il faudrait que je le prenne sur le fait, un soir. »
La demoiselle cyan acquiesça :
« Mais il ne se laissera pas faire. Ce type a les pouvoirs d’un dragon, si je m’en fie à ce document. Si je veux me battre contre-lui, j’ai intérêt à ne pas le sous-estimer… ou alors… »
— … hé, Rhinolove, s’enquit soudain Eily. Tu aimes t’amuser, n’est-ce pas ?
— Tu m’as bien cerné ! s’anima l’Ensar volant.
— Dans ce cas, si tu es prêt à m’accorder une autre petite faveur, j’ai de quoi bien te faire rire…