Ch. 18 : L’émotif indifférent.
La Tour d’Ivoire était toujours aussi impressionnante. Eily avait l’impression d’être submergée par une infinité de bouquins. Elle sentirait presque la sapience émaner de ce lieu sacré ; si seulement la moitié des livres présents n’était pas du même acabit que ‘‘Cinquante nuances de Red’’…
Tza se sépara rapidement d’Eily. La fillette lui demanda d’aller faire des recherches sur les Magus seule de son propre côté, en expliquant très clairement que ce n’était absolument pas parce qu’elle tenait à lire un roman à l’eau de rose qu’elle avait commencé il y a peu. Contre tout attente, Eily ne crut pas ce solide argument ; mais elle décida quand même d’obéir.
« Je pensais qu’elle voulait attraper ce Magus fantôme avant tout, mais j’imagine qu’elle a ses propres priorités… », réfléchit la demoiselle cyan.
Eily se dirigea vers la zone où était rangés les mémoires des érudits ; s’il y avait bien un endroit où elle pouvait trouver une information, c’était bien là. En revanche, sans guide, la demoiselle était bien perdue au milieu de tous ces documents.
« … peut-être que le type de l’autre jour – Fario je crois – est là… ? »
Eily se souvenait de cet étrange érudit qui l’avait aidé la dernière fois. Si elle pouvait le retrouver, cela pourrait grandement alléger sa tâche. En présumant que l’érudit était disposé à lui porter assistance une fois de plus, bien évidemment.
La demoiselle cyan passa immédiatement en mode ‘‘recherche’’, pas que repérer Fario parmi la foule d’érudits patibulaires soit particulièrement ardu cependant. Et ce fut quelques minutes plus tard, au détour d’une étagère, qu’Eily aperçu sa cible. Longs cheveux verts, mystérieuses cornes entourées de bandages, visage inexpressif ; aucun doute, c’était bien ce bon vieux Fario.
Sans attendre une seconde de plus, Eily se dirigea vers lui.
— Bonjour, commença-t-elle, vous vous souvenez de moi ?
Aucune réponse. Eily avait une curieuse impression de déjà vu ; la dernière fois aussi, il l’avait totalement ignoré.
« … encore un type étrange, pour changer… », soupira la demoiselle cyan.
Eily ne savait pas si c’était la malchance ou autre chose, mais tous les individus qu’elle croisait ses derniers temps étaient des cas à part.
Légèrement irritée, la demoiselle cyan décida de forcer les choses. Subitement, elle donna un bon coup de pied à la jambe de son interlocuteur ; avec un peu de chance, ça marcherait. Eily vu juste, car à peine le coup fut porté que l’érudit se retourna vers elle, sans esquisser la moindre trace de douleur cependant ; Eily fut un peu déçue.
— Oh, Eily, cela fait-il longtemps que vous êtes ici ? la salua Fario.
— Je suis heureuse que vous vous souvenez de moi. Et non, je viens d’arriver.
— Bien sûr que je me souviens de vous. Une inconnue qui est autorisée à pénétrer la Tour d’Ivoire, c’est peu commun. Vous le savez sans doute, mais les secrets que cette tour contient sont précieusement gardés, c’est un droit exceptionnel que d’être habilité à les consulter.
Eily aimait beaucoup l’adjectif ‘‘exceptionnel’’, après tout, n’était-elle pas quelqu’un surclassant le commun des mortels ?
— Je me demandais si vous pouviez m’aider à nouveau aujourd’hui. J’ai des recherches à faire sur les Magus.
— … les Magus… très intéressant. C’est un sujet délicat, vous savez ? On ne sait que peu de choses sur eux, et pour cause, selon nos recherches, à l’époque de l’Ancien Monde, ils n’existaient pas.
— … ah ?
— Oui, acquiesça Fario. Vous vous souvenez de ce que vous avez lu la dernière fois ? Les Magus sont apparus après la disparition des Pokémon. La théorie veut qu’un Magus soit un individu capable d’absorber naturellement une quantité non négligeable de ‘‘magie’’, à l’image des Pokémon, et donc, de pouvoir user eux-mêmes de capacités magiques. Certains appellent les Magus les ‘‘Néomon’’, des nouveaux Pokémon, donc.
Eily écoutait attentivement, intriguée. Tout ce qui était relatif à l’Ancien Monde était l’intéressait particulièrement.
— On pourrait considérer cette appellation exagérée, mais elle n’est pas si loin de la réalité. Savez-vous qu’il y a beaucoup plus de Magus que d’Ensar dans le monde ? D’ailleurs, à terme, les Magus voient leur corps se transformer ; certains ont des ailes qui poussent dans leur dos, des plaques d’acier sur leur main, des cornes sur leur tête…
— … des cornes ?
Eily lorgna le crâne de son interlocuteur, où deux excroissances ressemblants étrangement à des cornes étaient bel et bien visibles. Au début, Eily pensait que c’était juste un serre-tête extravagant mais peut-être que…
— Sur votre tête, commença-t-elle, est-ce que par hasard ce serait également…
Fario rit ; tout en gardant une expression et voix indifférentes cependant, ce qui lui donnait une apparence encore plus étrange.
— Non, absolument pas. Vous avez de l’humour jeune demoiselle. C’est juste une décoration que je porte pour me donner un style.
— … vraiment ?
— Absolument. Vous ne pensez tout de même pas que ce sont de véritables cornes, n’est-ce pas ?
Eily plissa les yeux.
« … je ne sais pas pourquoi, mais je le trouve très suspect… »
La demoiselle cyan fixa longtemps Fario, qui se demandait ce que faisait l’adolescente. Et puis, d’un seul coup, elle sauta vivement, dans le but avoué de saisir les ‘‘cornes’’ de l’érudit. Mais ce dernier ne se laissa pas faire. Toujours sans rien laisser paraître sur son visage, il esquiva l’attaque surprise.
Eily recula un instant, étonnée d’avoir échoué. Elle fronça les sourcils et, touchée dans son orgueil, elle récidiva. Fario évita encore de la même façon. Et ainsi de suite. Ce petit manège dura au moins cinq minutes, avant qu’Eily n’arrête, épuisée.
— Un problème ? demanda innocemment l’érudit.
— Soyez honnête, grinça-t-elle, vous cachez quelques choses avec vos ‘‘cornes’’.
— Absolument pas, affirma-t-il avant de souffler imperceptiblement : … et ce ne sont pas des cornes, mais des antennes.
— … des antennes ?
— Hein ? Quoi ? Vous avez dit quelque chose ? répliqua Fario en feignant l’ignorance.
« … elle a l’ouïe fine… », s’amusa pensivement l’érudit.
— … mouais, lança une Eily incrédule.
— Quoi qu’il en soit, les Magus – ou Néomon – sont des individus très contrôlés. Contrairement aux Foréas, ils n’ont pas besoin de l’aide du Vasilias pour exister. Ici, à Prasin’da, le gouvernement a choisi de garder leur existence secrète. Officiellement pour ne pas affoler la population, officieusement pour ne pas affaiblir le pouvoir en place. C’est en accord avec la politique globale de la région, vous me direz ; elle a toujours été à la grande prudence.
— Ahem, je dois avouer ne pas être très impliquées politiquement, et je suis plus là pour parler des Magus…
Eily doutait que Fario avait fait exprès de dévier la conversation, mais elle n’en dit rien ; chaque chose en son temps.
— Une chose, marqua l’érudit. J’aurais peut-être dû commencé par cela mais, pourquoi voulez-vous en savoir plus sur ces secrets d’État ? Ne me dites pas que vous voulez en combattre un.
— … c’est exact.
Eily avait hésité à lui avouer ce détail, mais après tout, donner le maximum d’information ne pourrait qu’être utile dans sa quête.
— Oh, voilà un objectif bien excitant, lança Fario. Dans ce cas, il y a une chose que vous deviez savoir. Les Pokémon ou Ensar possèdent des sensibilités élémentaires, par exemple, un Ensar végétal craint naturellement le feu. De même, un Ensar enflammé n’appréciera pas l’élément aquatique. Et les Magus possède la même particularité. En résumé, si vous parvenez à déterminer l’élément de votre adversaire, vous pourriez dans la foulée déterminer sa faiblesse.
— … intéressant…, souffla Eily.
— Suivez-moi, ma nouvelle amie, je vais vous présenter des documents sur ces fameuses sensibilités.
***
Eily resta de longues heures à étudier les mémoires que lui présentait Fario. De son côté, Tza, qui avait totalement oublié ses objectifs, lisait encore des romans à l’eau de rose. Eily trouvait ça trop mignon pour lui en vouloir, surtout que les petites joues de la fillette se teignaient sans cesse d’un tendre rose. De toute façon, Eily pouvait lui faire un résumé de tout ce qu’elle avait appris plus tard.
La demoiselle cyan avait mémorisé en détail chacune des faiblesses des Ensar, et donc, des Magus. Fario lui nota toutefois que ses faiblesses n’étaient que théoriques et dépendaient de plusieurs facteurs. Le Feu avait beau craindre l’Eau, on n’éteignait point un incendie avec une flaque d’eau, comme le disait si bien l’érudit.
Il manquait toutefois un indice essentiel à Eily : le type du Magus nocturne. Elle manquait cruellement d’indices. Eily partit toutefois sur le type Vol, étant donné que le ‘‘spectre’’ s’était enfui par la voie des airs.
« … Les sensibilités du Vol sont la Foudre, la Glace, et la Roche… mmh… »
Eily soupira. Ce n’était pas franchement des choses évidentes à contrôler. Déjà la Foudre, c’était un grand non. Ensuite, la Glace, c’était difficile d’en trouver autre part qu’en montagne ou pendant l’hiver. Et pour la Roche, Eily se voyait mal soulever et balancer un rocher sur son adversaire.
« Une fausse piste… ? Non, je vois les choses du mauvais angle. Je peux sûrement trouver un moyen d’exploiter ces éléments… »
La demoiselle cyan se tritura l’esprit, rassemblant des fragments d’idées, une à une, dans l’espoir de concevoir un plan efficace – et perfide, si possible, elle restait fidèle à ses valeurs.
Finalement, Eily décida d’arrêter ses recherches pour le moment. Il n’était pas sain de se griller la cervelle, il fallait parfois prendre un peu d’air avant de repartir du bon pied.
— Fario ? Je peux vous demander quelque chose ?
— Oui ?
Et pour se changer les idées, Eily décida de rapporter son attention à l’étrange érudit qui lui tenait compagnie.
— Vous êtes différent des autres érudits, n’est-ce pas ?
— Oh ? Pourquoi dites vous cela ?
— Juste deux choses. Premièrement, tous les autres savants sont en groupe, et vous, vous êtes seul. Et deuxièmement, c’est la deuxième fois que vous m’aidez sans hésiter, alors que les autres semblent beaucoup trop occupés pour s’encombrer d’une inconnue.
— … vous êtes observatrice, jeune fille. J’en suis très impressionné.
Fario leva les yeux au plafond. Eily devina qu’il voulait se donner un air mélancolique, mais comme son visage restait figé dans le neutre, c’était difficile à dire.
— Toutefois, je ne suis pas si différent des autres, du moins, dans mes capacités d’érudition. Le problème serait plus humain.
— Ah ? s’intéressa Eily.
— Vous qui êtes si observatrice, vous avez sans doute remarqué quelque chose de spécial chez moi.
Eily fut légèrement prise de court un moment, mais répondit assez rapidement :
— … votre expression. Elle est toujours la même. Votre voix, également, ne change jamais.
— Tout juste. Et je vous jure que ceci n’est pas de mon fait. Je ne pourrais moi-même pas l’expliquer, je suis incapable de montrer mes émotions ; et cela me désole terriblement.
— Incapable de… montrer vos émotions ? s’étonna Eily.
— C’est cela. Que je sois proie à la joie intense ou au désespoir total, mon visage reste glacé. Je ne sais même pas comment esquisser un sourire.
Pour illustrer son propos, Fario tira ses lèvres vers le haut avec ses deux index. Le sourire factice ainsi créé était si aberrant qu’il aurait fait trembler le plus courageux les hommes.
— … ne refaites plus jamais ça, grinça une Eily encore frémissante.
— Avec joie, acquiesça Fario. Ne pas être capable d’exprimer corporellement ses sentiments est une chose horrible, croyez-moi. Vous savez, tout à chacun se rattache au connu ; plus une chose vous est semblable, et plus vous avez de l’attachement pour elle. C’est pour cela que les classes sociales se regroupent entre elle et ne se mélangent que très rarement. Ce qui n’est pas comme vous est étranger, et ce qui est étranger est dangereux. C’est une pensée primaire, certes, mais qui existe bel et bien ; elle est ancrée en chacun de nous.
Fario lança un regard à une table animée par plusieurs savants.
— Cependant, au-delà des classes sociales, il y a l’humain. Et savez-vous ce qui caractérise le plus l’humain, au-delà de leur physique ?
— … les émotions, souffla Eily.
— Tout juste. L’humain est réputé être une créature sensible, contrairement aux animaux. Mais qu’arriverait-il si un individu était soupçonné de ne pas avoir d’émotions ? Il serait tout bonnement exclu du groupe, autrement dit, exclu de l’humanité.
— … je crois que je commence à comprendre…
Fario acquiesça lentement.
— J’ai vraiment essayé de m’intégrer aux autres au début. Mais à force, ils ont naturellement fini par s’éloigner de moi. Je les mets mal à l’aise. Je ne ris pas, je ne tremble pas, je ne pleure pas. Je reste toujours ce même glaçon inflexible. Un monstre d’insensibilité.
— Mais c’est faux, n’est-ce pas ? Ce n’est pas parce que vous ne pouvez montrer vos émotions pour une quelconque raison que vous êtes forcément insensible.
L’érudit leva neutralement sa tête.
— Vous êtes compréhensive, jeune fille, et vous avez parfaitement raison. Mon cœur bouille sans cesse. J’ai terriblement envie de rire ou de pleurer. Juste le fait de parler avec quelqu’un d’autre me remplit d’une sincère joie. Les contacts humains me sont si rares, vous savez. Cependant, je ne sais comment l’exprimer et mon expression reste inlassablement figée. Je n’ai que des mots pour me faire comprendre, mais ils manquent affreusement d’impact à cause de mon attitude.
Eily pouvait très bien le concevoir. Comment croire une personne disant qu’il était ‘‘rempli d’une sincère joie’’, alors que cette même personne arborait un visage aussi neutre qu’indifférent ? Mais la demoiselle cyan ne comptait pas laisser l’étrange cas de cet érudit sans suite. Durant toute sa vie, Eily avait mis un point d’honneur à lire le visage de ses interlocuteurs ; la base pour tout manipulateur qui se respecte. Le fait que quelqu’un puisse échapper à son analyse lui était insupportable.
— … non, décidément, je ne peux pas l’accepter, grinça-t-elle.
— Je vous demande pardon ?
— Même s’ils ne sont pas évidents, votre visage montre sans doute des fragments d’émotions. J’en suis certaine.
Eily plissa les sourcils, scrutant attentivement le moindre millimètre de peau de son interlocuteur. Elle analysait tout, front, sourcils, nez, oreilles, joues, bouche, menton… rien n’échappa à la vision perçante de la demoiselle cyan.
— J’apprécie vos efforts, lança Fario, mais…
— Silence, siffla une Eily intransigeante.
— … vous aussi, vous êtes assez étrange dans votre genre.
Eily focalisa absolument toutes ses capacités. Son égo ne pouvait supporter qu’une personne soit totalement imperméable à ses précises analyses. Sa fierté la pousserait même à rester des années à scruter le moindre détail de l’érudit, si elle ne trouvait rien. Elle était si concentrée que des perles de sueurs apparaissant en abondance sur son visage.
— Cela en devient presque gênant, posa Fario.
Mais Eily n’en avait cure. L’érudit était cependant heureux que quelqu’un lui accorde de l’attention ; c’était une chose bien rare. Normalement, les gens qui s’approchaient de lui s’éloignaient rapidement par la suite. Peu étaient ceux lui accordant une quelconque importance.
En revanche, cette Eily, elle n’avait pas esquissé le moindre dégoût en apprenant son problème. Mieux encore, elle continuait de lui parler comme avant, sans montrer l’envie de fuir à toutes jambes.
« … c’est gênant mais… étrangement chaleureux… »
— Là !
Eily s’écria subitement, provoquant un énorme ‘‘Chuuut !’’ de la part des autres érudits dans la foulée.
— Un problème ? la questionna Fario.
— Vous avez souri, je suis certaine de vous avez vu sourire !
— Pardon ?
— C’était quasi-imperceptible, mais pendant un très court instant, j’ai vu vos lèvres bouger. Je suis catégorique, vous avez souri ! Vous… vous venez de penser à quelque chose d’heureux, n’est-ce pas ? Si je rassemble tous les éléments que je sais sur vous je dirais que… voilà. Vous êtes heureux que quelqu’un s’intéresse à vous, et donc, vous avez souri inconsciemment. Cela ne peut être que ça, vous devez forcément être quelqu’un de profondément seul qui aime la présence d’autrui. Cela explique aussi pourquoi vous m’aider, ce n’est pas parce que vous êtes toujours libre, mais parce que vous désirer de la compagnie.
Eily sourit narquoisement.
— Vous voyez, ricana-t-elle, vous dites être un glaçon mais en fait, vous êtes comme tout le monde. Il n’y a rien de bien original dans votre manière de penser et de réagir !
— …
Comme d’habitude l’expression de Fario resta figé, toutefois, intérieurement, il avait envie d’éclater de rire.
— Une bien étrange demoiselle, en effet.
— … avec votre voix monocorde, je ne sais pas si c’est une insulte ou un compliment, grommela Eily.
— C’était un compliment, je vous l’assure. Alors ainsi, vous m’avez cerné ? C’est diablement amusant. Vous êtes la troisième personne à me dire de telles choses.
Eily fit une petite moue déçue, apprendre que d’autres l’avaient devancée dans son exploit avait un certain goût amer.
— D’ailleurs, vous me faites penser à l’une de ces personnes. Vous le connaissez certainement, puisque vous êtes amie avec sa sœur. Je parle bien évidemment d’Omilio, le Foréa Impérial.
— … ce bon vieux Omilio…
— Je m’avance peut-être en disant cela, mais vous vous ressemblez beaucoup tous les deux. Vous avez cette même aura trouble autour de vous, comme un mélange d’insouciance et d’arrogance… sans vouloir vous froisser, toutefois.
— Vous venez juste de me traiter d’arrogante…, soupira Eily.
— C’était une simple observation. Et si je peux me permettre, bien souvent, l’alliance de ses deux caractères témoigne d’une profonde blessure. Je m’avance très certainement en disant cela, mais je devine que votre vie n’a pas été toute rose.
— …
Eily eut un petit rictus irrité.
— Vous n’êtes pas si stupide que vous avez l’air.
— Vous aurais-je heurtée ? demanda Fario.
— Je vous laisse le soin de répondre à votre propre question.
Eily n’appréciait guère que l’on s’occupe de son histoire. C’était elle qui s’immisçait dans la vie des autres, pas l’inverse !
— Cela mis de côté, éluda la demoiselle cyan, tout à l’heure, vous avez parlé de trois personnes. Il y a donc Omilio, moi-même et… ?
— Cela vous intéresse ? Je vais vous répondre, dans ce cas. En effet, trois personnes ont déjà réussi à décerner des bribes d’émotion chez moi. Omilio, vous-même à l’instant et… ma femme.
— Vous êtes marié ? s’étonna Eily.
— Tout à fait. Surprenant, n’est-ce pas ? J’ai moi-même du mal à y croire.
Eily devait avouer qu’elle se serait attendue à tout, sauf à ça.
— Ma chère Monia, rajouta Fario. Une femme extraordinaire, qui a su voir en moi ce que personne ne pouvait. Oh, mais j’espère que savoir que je suis marié ne vous dérange pas.
— … nyah ?
— Juste une idée comme cela. Je me disais que, peut-être, si vous vous intéressiez autant à moi, c’est que je vous ai tapé dans l’œil. Je vous prierais cependant de vouloir abandonner l’idée. Déjà, j’ai l’âge d’être votre père et ensuite, j’aime terriblement ma femme. De plus, vous possédez infiniment moins de féminité que ma chère et tendre. Vous aurez beau tout essayer, je ne tomberais pas dans les griffes d’une croqueuse d’homme aplanie.
— … une… croqueuse… d’homme… aplanie ? répéta une Eily éberluée.
La demoiselle cyan plissa dangereusement les yeux, et surtout, elle se demandait ce que l’adjectif ‘‘aplanie’’ venait faire ici.
— Haha, rit monotonement Fario. Je plaisantais.
— … vous avez vraiment un humour pourri, grinça Eily.
— Mes rares proches me le disent souvent en effet.
Eily soupira encore une fois. Une chose était certaine, ce type était un original. Eily n’avait pas le souvenir d’avoir rencontré un individu aussi étrange de sa vie.
« Et cette particularité de toujours garder un visage neutre… »
Il était vraiment difficile de cerner ce Fario. Eily aimait croire qu’il avait tout de même des tics corporels, mais ces derniers étaient si fugaces qu’il fallait une concentration à toute épreuve pour les deceler ; pas que le défi effrayait la demoiselle cyan, cependant.
Décidant finalement qu’elle s’était suffisamment reposée, Eily retourna à ses recherches. Discuter avec Fario était intéressant, mais elle devait avant tout trouver un moyen de se débarrasser du Magus nocturne.
***
Une heure plus tard, Eily et Tza quittèrent la Tour d’Ivoire. La fillette à l’épée était on ne pouvait plus embarrassée, sachant très bien qu’elle n’avait pas été d’une grande utilité aujourd’hui. Mais elle n’y pouvait rien, une fois qu’elle posait ses yeux sur une ligne de roman, le désir de dévorer le bouquin en entier la hantait ; surtout si le livre en question était une romance. Tza aimait plus que tout s’imaginer à la place de la belle héroïne, et son frère à la place du charmant héros… rien que le fait d’y penser embaumait délicatement le cœur de la douce fillette.
Eily observa, perplexe, l’expression de sa nouvelle amie passer de l’embarras à la joie naïve, sans raison apparente.
« Au moins, avec elle, il n’est pas difficile de deviner à quoi elle pense… », s’amusa la demoiselle cyan.
Peu après, le manoir fut enfin en vue. Eily devait avouer avoir hâte de rentrer ; elle avait passé toute sa matinée à consulter des mémoires et à discuter avec Fario, c’était bien plus épuisant qu’elle ne l’aurait cru. Et surtout, l’heure de manger approchait à grands pas ; la demoiselle avait hâte de se mettre quelque chose sous la dent.
Cependant, lorsqu’Eily et Tza franchirent la porte du manoir, ce ne fut pas le doux fumet du repas qui les attendaient, mais un individu qu’Eily aurait aimé ne pas croiser.
— Hé, vous êtes de retour ? s’exclama une grosse voix.
Eily jeta un œil à Sidon.
— … la question mérite-t-elle vraiment d’être posée ? soupira-t-elle.
— J’essayais juste de faire la conversation ! rit l’homme balafré. C’est rare que l’on se croise tous les deux, c’est à croire que tu m’évites !
« … tu crois bien… », se blasa mentalement Eily.
— Sidon…, siffla méchamment Tza.
— Je vois que la petite est toujours fâchée contre moi, ricana l’Agrios.
— … dites, s’intéressa Eily. Je me posais la question depuis pas mal de temps déjà, pourquoi est-ce que Tza vous en veut autant ?
Sidon leva un sourcil, guilleret.
— Tu veux le savoir ? Haha, l’histoire est assez drôle en vérité. En fait…
Mais le balafré n’eut pas le temps de prononcer son discours que le plat d’une certaine épée gigantesque l’envoya s’encastrer dans un mur. Tza souffla fortement par le nez, passablement irritée.
— Viens Eily, nous n’avons rien à faire avec ce sombre personnage.
— … nyah ! acquiesça vivement une Eily soudainement apeurée.
***
Avant de concocter un plan anti-Magus avec Tza, Eily consentit à se restaurer. Midi était une heure sacrée qu’il ne fallait jamais négliger. Même le plus fin des esprits serait peu de chose si son ventre criait famine. Malheureusement, Eily avait oublié un détail crucial : elle s’était embrouillée avec Ifios. Or, qui était en charge de toutes les tâches ménagères – et donc de la cuisine – au manoir ?
— … tu te moques de moi ?
Eily fixa avec mépris l’assiette remplie d’os que lui proposait Ifios.
— Quoi, ça ne te plaît pas ? s’offusqua-t-il faussement. Je pensais que les hyènes dans ton genre adoraient ce genre de mets délicats.
— … tu es puéril, siffla Eily.
— Tu as beau dire, tu n’aurais pas mieux de moi. Si tu veux manger autre chose, vas toi-même te le faire. Ne compte plus sur moi pour jouer la bonne poire.
« … pourquoi faut-il que mes actes aient des conséquences ? », grinça Eily.
Résignée, la demoiselle cyan se dirigea vers la cuisine. Ifios avait malheureusement gagné de la répartie. Eily regrettait l’idiot naïf qu’il avait été ; il était tellement plus manipulable au camp des Agrios ! Mais elle devait se faire une raison, il avait évolué, suffisamment pour lui tenir tête.
« … ou peut-être que c’est moi qui stagne ? »
Si Eily devait faire le bilan de sa vie en communauté, il ne serait pas fameux. Elle avait littéralement pourri ses relations avec Ifios, Inam, et par extension Tranchodon, soit trois habitants sur six du manoir, et ce, en quelques jours. Il y avait clairement quelque chose qui clochait.
« Mon attitude est-elle si néfaste ? »
Cela coulait sous le sens. Manipuler et faire chanter n’étaient pas les meilleurs moyens de se faire des amis. Pourtant, tout n’était pas tout noir. Eily s’entendait très bien avec Tza, et sa récente rencontre avec Fario n’était pas si désagréable.
« En tout cas, si je veux survivre en communauté, il faut que j’arrête de monter les autres contre moi… », réalisa Eily.
Ce qui venait de se passer était une preuve concrète. Ici, ce n’était pas la jungle. La loi du chacun pour soi n’existait pas. Chacun avait un rôle, et pour que la machine soit bien huilée, il fallait que les relations soient au beau fixe. Ifios était chargé de la cuisine, donc, il serait malvenu de se le mettre à dos. De même, Inam est une figure d’autorité et de protection ; si Eily voulait compter sur son aide plus tard, la demoiselle cyan devait faire un effort pour bien s’entendre avec la Foréa.
« … la vie en communauté, hein… »
Eily n’avait jamais vraiment connu cela. Même à l’orphelinat, elle n’avait pas à s’inquiéter de ces détails. La surveillante et mamie Losyn s’occupaient de tout, et les pensionnaires devaient simplement vivre naïvement. Et puis, elle avait beau faire les 400 coups, il y avait toujours à manger sur la table. Le privilège de la jeunesse.
« … il faut que je commence à… être adulte ? »
Mais ici, il n’y avait ni surveillante, ni de mamie Losyn pour faire le ménage, faire le lit, faire la cuisine… Eily devait se débrouiller avec les autres, qui étaient dans la même situation qu’elle.
« … tss, à quoi je pense, avoir le ventre vide me rend stupide… », grommela mentalement Eily.
Arrivée dans la cuisine, Eily posa son assiette d’os sur le plan de travail. Elle soupira. En y repensant, elle avait vraiment une nature nocive. Elle avait vraiment apprécié de faire chanter Inam. Menacer quelqu’un, se sentir supérieur à un autre ; tout cela lui rappelait qu’elle était vivante, que son existence avait de la puissance.
« … une profonde blessure… »
Eily se mordit les lèvres. Elle se rappela des paroles de Fario. Pourquoi Eily avait-elle tant besoin de se sentir supérieure ? La raison était d’une simplicité idiote. Elle avait peur d’être inférieure. En tant qu’orpheline, Eily s’était toujours sentie faible et démunie face au monde extérieur. Elle n’était qu’une petite gamine fragile et sans accroche. Une proie facile. Elle en était terrorisée. N’importe qui, à tout moment, pouvait venir et la briser.
Alors, pour se défendre, Eily devait se fournir une arme. Et cette arme, ce fut dans la manipulation qu’elle se l’était procurée. Jouer avec les mots et les sentiments ne nécessitaient aucune force physique, tout ce que cela demandait, c’était une incroyable volonté de survivre. La seule chose qu’Eily possédait en abondance.
Au fond ce n’était pas si étonnant qu’Eily soit devenue encore plus instable après le sombre épisode des Agrios. Devenir une esclave ne lui avait que rappelé qu’elle n’était qu’une faible gamine impuissante. Elle pouvait le sentir ; petit à petit, elle s’enfonçait dans l’amertume.
— Tu vas bien, Eily ?
La voix de Tza balaya un instant les pensées de la demoiselle cyan. Cette dernière se tourna nonchalamment vers la fillette, la fixant attentivement.
« Tza… je m’entends bien avec elle. Et ce n’est pas désagréable. À bien y réfléchir, avoir une relation de confiance peut être plus agréable que de chercher la supériorité à tout prix… »
— Eily ? insista la fillette.
— … dis Tza. Tu… es mon amie, n’est-ce pas ?
L’intéressée cligna des yeux, surprise.
— Bien sûr ! répondit-elle néanmoins avec force. Quoi que puisse en dire les autres, moi, je t’aime bien !
— … nyah.
D’un vif mouvement, Eily enlaça Tza, la serrant fortement contre sa poitrine.
— … ! … E-Eily ?!
« … oui… c’est… chaleureux… », sourit la demoiselle cyan.
Bien qu’elle ne comprenait pas tout, Tza se laissa faire et accepta le geste d’affection de son amie. Elle non plus, ne trouvait pas cela désagréable.
Les deux filles restèrent de longues minutes ainsi, sans exprimer le moindre désir de se séparer. Ce moment de tendresse aurait pu durer encore plus longtemps, si, tout d’un coup, l’estomac d’Eily n’avait pas fait savoir son mécontentement d’un puissant grognement.
— … ehm…, geignit une Eily embarrassée.
— Tu… tu as faim ? tenta plus ou moins hasardeusement Tza.
Eily acquiesça timidement. Pensive, Tza ferma les yeux, accompagnant sa réflexion de son ‘‘mmmh’’ habituel.
— Je sais, lança-t-elle finalement. Mon frère m’a appris une fois à faire des petites pâtisseries avec des baies. Si tu veux bien attendre encore un peu, je pourrais t’en faire ! Ce n’est pas un vrai repas, mais ça pourra t’aider à tenir.
— … ce serait… vraiment génial, avoua Eily.
Enthousiasmée, Tza gratifia la demoiselle cyan de son plus beau sourire. Eily ancra ce sourire dans sa mémoire, comme l’exemple d’un véritable sourire sincère, bien loin de ceux qu’elle pouvait créer à volonté.
La fillette à l’épée se dépêcha ensuite de rassembler les ingrédients, mais elle se rendit rapidement compte que la cuisine du manoir était un peu trop grande pour elle. Elle avait beau se tenir sur la pointe des pieds, impossible d’atteindre les tiroirs les plus hauts. D’abord amusée, Eily décida finalement de lui venir en aide, en soulevant suffisamment la fillette pour qu’elle atteigne ses objectifs. Surprise, Tza tourna la tête vers Eily, qui lui sourit doucement. Tza lui sourit en retour. Ce fut ainsi que, ensemble, les deux amies s’attelèrent joyeusement dans la cuisine.
Et petit à petit, au rythme de la préparation des pâtisseries, Eily pouvait la sentir ; cette chaleur qui emplissait tendrement le vide de son cœur.