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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 31/07/2017 à 18:40
» Dernière mise à jour le 12/09/2017 à 13:57

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 17 : Franchise.

 Après une longue et ardue journée à suer sang et eau, il n’y avait rien de mieux que la douce caresse d’un lit douillet. Personne n’irait prétendre le contraire ; que ce soit le riche ou le pauvre, le fort ou le faible, chaque être reconnaissait cette divine panacée. Fou, serait celui reniant son repos. Et justement, pour Eily, cela ne pouvait être que vrai.

« … je suis vraiment folle… »

Grelottante dans sous le glacial vent nocturne, Eily ne savait pas ce qu’elle faisait là. Heureusement, un petit coup d’œil vers une bien sérieuse Tza lui suffit pour regagner la mémoire.

— Une chasse aux fantômes ! s’enjoua une voix bien trop enjouée. Ça promet d’être amusant !

Seul Rhinolove se fichait éperdument du froid obscur, mais ce n’était guère surprenant : il était une chauve-souris. Comme Eily, il s’était laissé persuadé par Tza. Rhinolove étant l’Ensar d’Omilio, lui aussi avait des devoirs concernant le bien-être de la ville, et Tza le lui avait bien fait savoir. Toutefois, Rhinolove semblait être présent bien plus pour se divertir que pour réellement aider.
Outre Eily et l’Ensar volant, Ifios avait également rejoint le groupe. Son humeur vacillant toujours entre la mélancolie et l’amertume, l’adolescent s’était dit qu’un peu d’action pourrait peut-être lui changer les idées.

— Selon les rumeurs, déclara subitement Tza, il est censé apparaître dans le coin.

Eily observa la rue, inquiète. Le soir, les immenses rues d’Aifos étaient sinistrement vides, difficile d’imaginer qu’il y avait quelques heures, des foules de badauds avaient arpenté ses pavés.
Pour ne pas compromettre la mission, Tza demanda au groupe de se placer en embuscade, dans le coin d’une sombre ruelle.

— … ehm, toussota Eily. J-Je dois vous avouer quelque chose… j-je ne suis pas à l’aise avec les spectres, les morts, les revenants, tout ça…
— Ah ? s’étonna Tza.
— Hé bien…, c-c’est assez difficile de parlementer avec un fantôme ! se justifia la demoiselle cyan. Et comme ils sont déjà morts, alors ils doivent avoir un système de valeur complètement différent de nous ! Comment suis-je censée trouver leur point faible et les manipuler dans ces conditions ?!
— … ?

Eily était si paniquée qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’elle venait d’avouer haut et fort qu’elle était une manipulatrice.

— En plus, continua-t-elle, ce n’est pas certain qu’ils puissent comprendre les mots ou même parler ! Sans compter qu’ils peuvent apparaître ou disparaître à volonté, donc qu’ils peuvent attaquer dans le dos, en traître, à tout moment !
— C’est sûr que les attaques en traître, c’est plus ta spécialité, hein ? cracha Ifios.

L’adolescent se tourna vers Eily, encore surprise de cette intervention cynique.

— Feindre les bons sentiments, jouer avec les mots, trouver et manipuler les points sensibles, en ne pensant qu’à toi et ignorant totalement le mal que tu peux faire aux autres…
— Hé ! grogna Eily. Tu fais référence avec ce qu’il s’est passé au camp des Agrios ? Je te rappelle que j’étais une esclave là-bas ! Tu me l’as toi-même dis, j’avais agi en fonction des circonstances !
— … oui, c’est juste. En tant qu’esclave, tu utilisais tout ce que tu avais à ta disposition pour t’en sortir, et je le comprends parfaitement.
— Alors…
— Mais je ne parle pas de ça ! s’écria Ifios.

Tza leva fébrilement les mains, inquiète, mais rien n’y faisait : Ifios lança un regard noir à Eily. Il serra les poings.

— Un conseil, siffla-t-il. Lorsque tu fais chanter quelqu’un, vérifie que personne ne t’écoute.
— … !

En un instant, Eily comprit qu’elle fait avait gaffé. Ifios ne pouvait faire référence qu’à une seule chose, si ce n’était pas la période passée au camp des Agrios. Inam. Ifios avait entendu la ‘‘discussion’’ entre elle et Inam. Eily se mordit les lèvres. Effectivement, c’était une erreur de débutant ; avant toute exaction, il fallait être certain qu’aucun témoin gênant ne se trouvait dans le coin.

— Tss, siffla Eily. Je pensais que tu faisais mumuse avec ton balai. Si j’avais été plus prudente, j’aurais pu continuer mon jeu plus longtemps…

Ifios tiqua violemment :

— C’est tout ce que tu as à dire ? Tu n’as donc aucun culpabilité ?! Au camp des Agrios, tu avais une bonne raison pour tromper, mais ici ? Tu n’es plus une esclave, tu vis tranquillement, tu as un toit solide et à manger à chaque repas ! Et pourtant… tu as… cruellement manipulé Inam… et j’ai appris que Inam… était…

D’une main, Ifios saisit furieusement Eily par l’épaule et la plaqua durement contre un mur.

— Au fond, je me demande ce qui me fait le plus de peine. Toi, Eily, un être insensible au possible, usant de tous les coups bas imaginables pour arriver à tes fins, quitte à écraser les sentiments d’autrui. Ou alors savoir que l’on m’a fait croire à la mort de ma mère depuis ma naissance ; de ne pas comprendre pourquoi on m’a autant tenu à l’écart de la vérité, pourquoi mon père ou Inam ne m’ont rien dit… et pourquoi Inam a accepté ton chantage ! Elle… elle comptait vraiment me le cacher, n’est-ce pas ?! Elle voulait emporter ce secret dans sa tombe ! Pourquoi est-ce que vous cherchez tous à me mentir ?! Vous savez ce que je ressens au moins ?!

Ifios renforça sa poigne sur l’épaule ; Eily geignit de douleur. Tza gesticulait bêtement pour demander le calme, sans succès. Ifios baissa la tête, serrant sa poitrine de sa main libre.

— … je me sens seul, terriblement seul. Je m’en rends compte, j’ai toujours été exclu. Les Agrios ne m’ont jamais accepté comme l’un des leurs. Danqa et Sidon n’ont jamais voulu me révéler leur véritable nature. Ma propre mère a préféré se prétendre morte plutôt que de m’élever. Tout autour de moi n’est que mensonge ! Comment suis-je censé réagir ?! Dois-je simplement sourire et accepter que mon monde s’écroule ?!
— Et pourquoi pas ?

Irritée, Eily profita d’un moment d’inattention d’Ifios pour le repousser.

— Tu es perdu ? Tu te sens seul ? Et alors ? Tu dis que je ne pense qu’à moi, mais tu fais exactement la même chose, hypocrite. Ton petit monde s’écroule autour de toi ? Ah, ne me fais pas rire, tu ne sais même pas ce que cela signifie.

La demoiselle cyan rapprocha ses yeux fous du visage d’Ifios.

— Dis-moi, pauvre chose, as-tu déjà vu des enfants baigner dans leur propre sang, mêlé à celui de leurs camarades ? As-tu déjà vu le feu consumer des corps humains ? As-tu déjà vu tes amis perdre la raison sous le désespoir ? As-tu déjà vu tes proches se faire cruellement exécuter sous ton impuissance ? Non ? Moi, je l’ai vu. Je l’ai vécu, ressenti jusqu’au plus profond de mes tripes. Je peux encore sentir l’odeur du sang autour de moi. Moi, j’ai véritablement perdu mon monde. Alors, toi, l’ignorant ayant toujours vécu paisiblement, ne viens pas me faire la leçon.

Grinçant des dents, Ifios recula ; ses yeux ne cessèrent de refléter sa rage.

— Désolée, mademoiselle la martyre, j’avais oublié toutes les horreurs que tu as vécues ! Et donc, tu penses que ça justifie d’être toi-même un monstre ? Juste sous l’excuse d’avoir souffert, tu penses avoir le droit de faire souffrir les autres ? Mais pour qui te prends-tu, exactement ? Redescends sur terre !
— Je n’ai aucun ordre à recevoir de toi, siffla Eily. Regarde-toi, à t’offusquer pour rien. Au lieu de m’insulter inutilement, ne devrais-tu pas plutôt me remercier ? Réjouis-toi, imbécile ! Ta mère est en vie ! Pourquoi ne vas-tu pas pleurer tes petites larmes dans ses bras ? N’est-ce pas grâce à moi que cette merveilleuse réunion est possible ?

Eily serra fortement les dents, déformant ses lèvres dans un rictus de rage.

— Tu as un père qui t’aime, qui t’a élevé, qui t’a protégé. Tu as une mère qui s’est battue pour venir te chercher, qui a délaissé ses responsabilités impériales pour juste pour toi…, tu as la parfaite petite famille heureuse. Et pourtant, tu viens te plaindre devant moi, l’orpheline ?! Franchement, plus j’apprends à te connaître, et plus tu me dégoûtes.

Eily se mit subitement à ricaner, son visage se distordait de façon absurde :

— Regardez-moi ! Je suis le malheureux Ifios ! C’est triste ! Mon papa et ma maman n’ont pas voulu m’impliquer dans leurs affaires dangereuses ! Bouh ! Comme je me sens seul !

Ifios soupira lourdement, tentant de se calmer. Depuis qu’elle avait pris la parole, l’adolescent ne voyait plus une fille devant lui. Au fur et à mesure qu’elle alignait ses paroles, il voyait Eily se dévêtir de son costume humanoïde, pour dévoiler sa véritable apparence : une monstrueuse boule de haine.

— … oui, c’est triste, souffla-t-il. Tu es tellement aveuglée par ton malheur que tu ne vois plus ce qui t’entoure. Effectivement, tu as raison, c’est toi qui es le plus à plaindre. Moi, au moins, je suis encore humain.
— Tss, encore à jouer les supérieurs…, grogna Eily.
— Calmez-vous !

Les larmes aux yeux, Tza eut enfin le courage d’élever la voix. Elle s’interposa courageusement entre les deux adolescents, nerveuse.

— S’il vous plaît, arrêtez! J-Je ne suis pas sûre de tout comprendre mais… s’il vous plaît, ne vous disputez pas… j-je suis certaine que vous pourrez régler ça tranquillement plus tard, au manoir…
— …
— …

Eily et Ifios se lancèrent un dernier regard empli d’animosité, avant de détourner la tête. De toute évidence, discuter davantage ne serait qu’une perte d’énergie et de temps. Tza était rassurée de ne plus entendre d’éclat de voix, mais elle pouvait sentir que le vent était désormais bien plus glacial.
Et à l’écart, dans l’ombre, Rhinolove enregistrait absolument tout, son habituel sourire niais aux lèvres ; il pensait à la joie qu’aurait Omilio en écoutant la scène…


 ***

 Une heure plus tard, le groupe campait toujours dans la ruelle, à l’affût. Depuis l’incident, aucun mot n’avait été échangé. L’ambiance pesante minait bien plus que les ténèbres nocturnes. Eily avait du mal à mettre de l’ordre dans ses pensées. Il était rare qu’elle montre ainsi ses vraies couleurs ; elle devait se l’avouer, depuis la catastrophe de l’orphelinat, elle avait de plus en plus de mal à contenir ses émotions.

Pourtant, auparavant, elle parvenait toujours à les cacher aux yeux de monde. Même ses anciens amis, Nester et Athoo, n’étaient parvenus à la cerner complètement, alors qu’ils avaient grandis ensemble.

« Et ce Ifios… »

Voir cet adolescent ayant famille et bonheur se plaindre l’enrageait plus que de raison. Était-ce de la jalousie ? Certainement. Eily ne comprenait pas pourquoi elle devait subir tout ça. Naître orpheline, assister à l’incendie de l’orphelinat et aux meurtres de ses amis, être réduite en esclavage ; subir la destruction complète de son monde. Encore maintenant, elle n’était que le jouet dans la main d’Omilio. Elle avait beau être ‘‘libre’’, Eily n’était autorisée à maîtriser sa destinée.

Alors, n’était-ce pas naturel qu’elle ruse pour y arriver ? N’était-ce pas son droit le plus strict de contrôler sa propre vie ? Ce n’était comme si elle voulait à tout prix marcher sur les sentiments des autres. C’était de leur faute. Ils n’avaient qu’à cesser d’entraver sa route. Ils n’avaient qu’à la laisser vivre.

— Là ! s’exclama soudain Tza d’une voix étouffée.

Comme les autres, Eily tourna la tête. La visibilité était bien réduite, mais l’éclat lunaire était suffisamment généreux. Et elle le vit. Une étrange créature noire, marchant lentement. Tout d’un coup, la demoiselle cyan sentit ses poils frissonner.

— … c-c’est vraiment un… f-fantôme…
— Mmh ? lança Tza. Non, c’est clairement un individu normal. Regarde bien, il est juste recouvert d’un drap noir.
— … nyah ?

Eily plissa les yeux. Et effectivement, à mieux à regarder, elle pouvait apercevoir des pieds chaussés en bas de la créature.

— C-C’est juste un type qui se déguise en fantôme… ? se retint de crier Eily.
— Parce que tu croyais vraiment à cette histoire de spectre ? se moqua Ifios.
— Que quelqu’un s’amuse à faire peur à ma ville…, impardonnable…, marmonna Tza.

Vive comme l’éclair, la fillette fusa vers le faux-fantôme. Celui-ci se retourna instinctivement, surpris ; toutefois, il réussit l’exploit d’éviter un tacle dévastateur.

— … !

Tza se releva, étonnée d’avoir manqué sa cible. Le spectre factice n’attendit pas plus pour prendre la fuite ; Tza était bien décidée à ne pas le laisser faire. Toutefois, ce faux revenant avait bien plus d’un tour dans son sac. Il n’allait pas bêtement s’en aller à pied, comme un individu lambda. Loin de là. D’un coup, d’un seul, le spectre factice s’éleva dans les airs, tel un véritable esprit, et disparut dans l’obscurité du ciel.

Eily, Ifios, Tza et Rhinolove restèrent un long moment à fixer la voûte nocturne, sans voix.

— … nyah ? geignit une Eily terrifiée.


 ***

 Tza passa la nuit à chercher le perturbateur nocturne, sans succès. Finalement, la fillette dut se résigner à rentrer au manoir, déçue. Elle s’en voulait terriblement d’avoir failli à sa mission, alors qu’elle était si proche de sa cible. En dépit de son âge, Tza possédait une bien trop grande conscience professionnelle pour tolérer ses propres échecs. Toutefois, elle n’était pas complètement abattue pour autant ; ce ‘‘spectre’’ lui avait peut-être échappé une fois, mais ce n’était qu’à charge de revanche : la prochaine fois, elle lui ferait connaître l’enfer.

Dès le lendemain matin, Tza avait commencé à réfléchir sur la véritable nature de son opposant. Clairement, la manière dont il avait fui n’était pas commune ; personne de normale pouvait s’envoler comme ça ! Il devait forcément avoir un secret derrière ce tour de passe-passe, et Tza avait déjà une petite idée sur la question.

— Un Magus ? répéta Eily.
— C’est la seule explication, acquiesça Tza.

Eily plongea dans ses pensées. Lorsqu’elle avait fait des recherches sur les Foréa et les Ensar, elle était par hasard tombée sur un document parlant des Magus. Selon ce qu’elle avait lu, ce serait des individus pouvant déchaîner les éléments, de la même façon que les Foréa, mais sans pouvoir invoquer d’Ensar.
Tza avait dans l’idée que si ce ‘‘fantôme’’ avait réussi à s’envoler la veille, c’était grâce à des pouvoirs élémentaires.

— Si mon frère était là il pourrait nous aider, soupira la fillette. En tant que Foréa Impérial, il connaît personnellement tous les Magus d’Aifos.
— Si ce n’est que ça, réfléchit Eily, pourquoi ne pas demander à Rhinolove ? C’est son Ensar, non ?
— J’ai déjà essayé, avoua Tza. Mais il m’a dit qu’il préférait jouer plutôt que de s’intéresser à tout ce qui est administration…
— En gros il ne sait rien, soupira Eily.

« … ou du moins, il veut nous faire croire qu’il ne sait rien… »

Tza hocha la tête :

— Au moins, maintenant l’on a identifié notre ennemi. Hier soir, il nous a pris au dépourvu, mais la prochaine fois, nous pourrons le prendre de revers. Si ce perturbateur est réellement un Magus, il a des comptes à nous rendre. Les Magus doivent à tout prix rester discrets, c’est une question de sécurité nationale. Si en dépit de tout, il ose user de ses pouvoirs à mauvais escient, il subira la colère d’Aifos !

Encore une fois, Tza s’enflammait. Eily nota qu’elle-même ne devrait jamais importuner au bien-être de la ville de la sagesse, sous peine d’avoir une petite furie absurdement puissante à ses trousses.

— Mais je dois avouer n’avoir que peu de connaissances sur les Magus, souffla Tza. C’est pourquoi j’ai décidé de repartir à la Tour d’Ivoire aujourd’hui. Avec un peu de chance, je découvrirais un moyen efficace de le piéger.
— … piéger… ? marmonna Eily.

Un fin sourire apparut au coin de ses lèvres. Maintenant qu’elle y pensait, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas placé de pièges. Elle devait l’avouer, cette douce sensation de voir une proie se débattre inutilement dans les toiles de Caratroc lui manquait un peu. Peut-être était-ce l’occasion de rattraper le temps perdu… ?

— Je peux venir avec toi ? souffla la demoiselle cyan.
— Oui, acquiesça Tza. J’allais te le demander.
— Parfait ! s’enthousiasma Eily. J’avais également envie de retourner là-bas, il me reste encore beaucoup de mémoires à lire… et surtout, je n’ai pas vraiment envie de rester ici.

Eily faisait référence à Ifios. Depuis leur dispute la veille, ils étaient comme eau et huile ; il suffisait qu’ils croisent leur regard pour faire baisser la température de plusieurs dizaines de degrés. Du point de vue de la demoiselle cyan, elle n’avait rien fait de mal ; juste le nécessaire pour obtenir ses réponses. Ifios ne pouvait pas comprendre, lui qui se complaisait bien trop dans la paix.

En haut de l’escalier, Ifios observait les deux filles sortir de manoir, soulagé. Lui non plus, n’avait pas très envie de faire dans le social aujourd’hui. Il devait l’admettre, Eily était un monstre prêt à tout pour arriver à ses fins ; elle n’avait absolument aucune compassion pour autrui. C’était à se demander comment il avait fait pour s’intéresser à elle en premier lieu. Sans doute était-ce parce qu’elle fut la toute première personne à avoir prétendu être son amie.

Mais Ifios ne comptait plus se faire berner à nouveau. Lui, il n’était pas comme Eily. Il avait encore un cœur, des sentiments. Alors, il s’était résolu. Il n’allait pas faire durer les choses. Il voulait des réponses ; il les chercherait. Non pas comme Eily, via des ruses et manipulations, mais par la franchise, comme le ferait un être doté d’humanité.

Ifios sortit de sa cachette, déterminé. Il lui fallut peu de temps pour trouver Inam, à l’arrière du manoir. Elle s’entraînait à l’escrime avec Sidon. Il était évident qu’elle menait largement la danse.

— Inam, l’appela fortement Ifios.

L’affrontement s’arrêta immédiatement. Sidon fixa longuement Ifios, et sourit légèrement :

— … je vous laisse, souffla-t-il.

N’importe qui observant un minimum les prunelles rubis de l’adolescent pouvait comprendre sa résolution. Ifios se tenait comme un roc, inflexible. Il était prêt à foncer droit devant, prêt à recevoir chaque coup, sans broncher.
Inam regarda Sidon s’en aller, avant de tourner timidement son regard vers Ifios. Elle avait peur de comprendre. Pourtant, il ne devait pas savoir ; Eily ne pouvait lui avoir dévoilé la vérité, ce serait se débarrasser d’un trop bon moyen de pression.

— Ifios ? lâcha-t-elle incertaine.
— Je sais tout. Hier, vous ne m’aviez pas vu, mais j’étais là. J’ai tout entendu.
— … !

Inam se figea, comme frappée par la foudre.

— V-Vous… vous êtes ma… mère…, c’est cela ?

Malgré toutes ses préparations, Ifios avait un mal fou à prononcer ses quelques mots. Son cœur se serrait atrocement dans sa poitrine. C’était des mots qu’il n’aurait jamais imaginé prononcer un jour.
Inam acquiesça lentement, anxieuse. Elle aussi, ne savait comment réagir. Elle se trouvait pathétique. Elle était belle, la plus puissante guerrière de Prasin’da, incapable de regarder un adolescent dans les yeux !

— Je veux juste savoir une chose, reprit Ifios. Juste… pourquoi ? Pourquoi m’avoir abandonné ? Pourquoi m’avoir fait croire à votre mort ?!

La colère remplaça peu à peu l’embarras. Toute une foule de questions bouillonnantes, qui ne demandaient qu’à abattre le dernier rempart du mensonge.

— …

Inam baissa la tête. L’explication était pourtant si simple, mais en même temps, la formuler était extrêmement compliqué.

— … c’était… pour te protéger…
— … me protéger ? Et en quoi me faire croire que ma mère était morte était censé me protéger ?!

Inam recula d’un pas, serrant les dents devant ce pic d’agressivité. Maintenant qu’elle avait commencé, elle ne pouvait plus s’enfuir.

— J-Je sais que ça n’excuse rien, souffla-t-elle, mais… tu sais, c’était une question… de politique. Le peuple vénère les Foréa, il nous considère comme des demi-dieux. Mais une petite partie de ce même peuple nous méprise, nous considère comme des arrivistes sans cervelle et ayant leurs muscles pour seule qualité. Je parle de la noblesse, ceux qui ont réussi à bâtir des empires sous l’influence de l’argent et des relations. Bien sûr, tous les nobles ne sont pas corrompus, mais il suffit qu’un seul décide d’agir pour être considérés comme une véritable menace.

Inam soupira lourdement.

— Les nobles ont extrêmement peur que nous, les Foréa, les remplacions. Ils sont capables de tout pour nous empêcher de fonder notre propre empire… quitte à tuer notre famille. C’est cruel, mais c’est ainsi. Tza par exemple, elle l’ignore sûrement, mais elle est constamment menacée. Omilio a dû contrer plus d’une centaine de tentatives d’assassinat, et il est loin d’en avoir fini. Pourquoi crois-tu qu’il laisse Rhinolove ici, même durant ses déplacements ? Car il a beaucoup trop peur pour sa sœur. Et moi… c’est la même chose.

La Foréa Impériale se mordit les lèvres.

— Je suis trop souvent en mission, dans des endroits sensibles. J-Je ne pouvais prendre le risque de te garder avec moi ; je ne pouvais pas te protéger. Alors, on a convenu avec ton père de te laisser aux montagnes Agrios. C’est drôle, quand on y pense. Un repère de bandit est plus sûr que le monde dit civilisé… quoi qu’il en soit, l’idée était d’effacer toute trace de notre affiliation. Si personne – même toi – savait que j’étais ta mère, tu n’aurais à subir aucune représailles. B-Bien sûr, il était prévu que je te révèle tout une fois que tu sois suffisamment fort pour te défendre mais…

Ifios assimilait les paroles, impassible – du moins, d’apparence.

— Alors, pourquoi avoir accepté le chantage d’Eily ? siffla-t-il. Si vous comptiez me révéler la vérité, vous auriez pu l’envoyer sur les roses…
— … c’est…

Inam sentit ses jambes faiblir ; l’humidité descendait sur ses joues.

— … j-je ne sais pas…, avoua-t-elle honteusement. C-C’est vrai, j’aurais dû te dire la vérité il y a bien longtemps. Mais… quand je t’ai vu… quand je me suis dit … ‘‘ce garçon, c’est mon fils’’… j-j’ai perdu toutes forces. L-L’émotion était bien trop forte, j-je n’avais pas prévu ça. J’ai tenté de me rapprocher de toi, et de tout te dire mais… à chaque fois, les mots ne voulaient sortir. J’étais comme paralysée de l’intérieur. J’avais peur… terriblement peur… ‘‘et s’il me détestait ?’’, ‘‘et si jamais il ne me pardonnerait ?’’… ces questions ne cessaient de me hanter… j-je… je ne savais plus quoi faire ! J’avais envie de te prendre dans mes bras, mais en même temps, j’étais terrifiée à l’idée même de te toucher ! J-J’avais bien trop peur de passer ce point de non-retour… alors… alors j’ai été lâche. Je me suis complue dans l’inaction… je me disais que tant que je n’agissais pas, je n’avais rien à craindre… j-je sais pertinemment que c’est extrêmement méprisable ! M-Mais… je n’y pouvais rien… l’impuissance… j’étais impuissante… prisonnière de mes contradictions… incapable de lutter contre mes propres émotions…

Durant sa longue réplique, Inam s’était avancée de quelques pas, faible, mais puissante. Ifios fut forcé de détourner les yeux, ne pouvant supporter la mère en détresse le suppliant du regard. S’il la regardait, nul doute qu’il lui pardonnerait tout sans la moindre hésitation. Mais il ne le voulait pas, pas déjà. Il avait encore bien trop sur le cœur.

— Si je résume, vous m’avez fait croire à votre mort… pour de bêtes raisons politiques. Vous voulez me protéger, dites-vous ? Dites plutôt que vous ne vouliez pas assumer vos responsabilités. Vous avez raison, vous êtes lâche. Comme mon père. Ah, il m’a toujours élevé en prônant la franchise, mais finalement, il ne faisait que me mentir. Décidément, vous vous êtes bien trouvés tous les deux.
— … j-je…

Ifios serra les poings :

— Mais je vous remercie. Maintenant, j’ai mes réponses. Tout n’était qu’une question de lâcheté.

Sans un mot de plus, l’adolescent fit vivement demi-tour, ne voulant montrer ses larmes à Inam. Il se savait lui-même injuste, il savait qu’Inam devait également souffrir. Il savait qu’elle avait ses raisons, qu’elle n’était animée d’aucune mauvaise intention. Et pourtant. Une part de lui se refusait de montrer la moindre faiblesse. Il ne pouvait pas considérer Inam comme sa mère, du jour au lendemain. Les blessures ne se refermaient pas sous la pression de quelques larmes, cela ne fonctionnait pas ainsi. Il lui fallait du temps, de la réflexion.

Une fois qu’Ifios disparut à l’intérieur du manoir, Inam se laissa tomber au sol, défaite. Elle laissa ses larmes couler douloureusement sur son corps. L’horrible sensation d’avoir tout raté la torturait. Elle payait désormais les conséquences de ses choix. Elle le savait ; à un moment ou un autre, toutes actions appellent une rétribution. Elle avait été folle de penser pouvoir échapper à cette immuable vérité. Peut-être que si elle avait été plus courageuse, la situation aurait été tout autre ?

Le regret la gagnait peu à peu, telle une divine punition. Imaginer différents scénarios, espérer trouver la juste réponse qu’elle aurait dû choisir… sans jamais avoir la chance de changer le passé. Voilà ce qu’était le regret ; une capacité d’autodestruction que chacun possédait et s’infligeait.
À l’instant présent, Inam était minée par le regret. Elle voyait ses espoirs s’envoler. Elle savait que quelque chose s’était brisé, une chose terriblement importante, une chose qui ne pourrait peut-être jamais être réparée.
À bout de force, seul un frêle souffle put s’échapper de ses lèvres, tel un râle d’agonie :

— … excuse-moi… mon… fils…