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Touche finale (OS) de Eliii



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Informations

» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 29/07/2017 à 21:51
» Dernière mise à jour le 30/07/2017 à 20:41

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   One-shot   Slice of life   Unys

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L'art et la manière, l'âme et la matière
Dehors, l'habituelle brise automnale. La parodie de vent passe par la fenêtre ouverte, et pourtant il fait toujours trop chaud pour un mois de novembre. C'est peut-être une mauvaise année pour la région.

Les étrangers, d'habitude, ce qu'ils en disent d'Arabelle, c'est qu'il y fait plutôt froid et que le vent est insupportable parce qu'il fait voler les feuilles mortes par terre, et que les dames en ont plein les cheveux, après. C'est bien leur faute si elles portent des chapeaux ou des coiffures propices à ça, aussi.

C'est ce qu'elle se dit souvent, Mina H., quand elle les voit marcher dehors comme des aristocrates, le nez en l'air et les joues poudrées comme des duchesses du dix-huitième. Il ne manquerait que les perruques !

Elle les aime bien, elle, les feuilles d'automne et la brise. C'est son quotidien depuis toute petite ; vingt-deux ans qu'elle vit ici, dans la grande villa familiale en haut d'un promontoire. On doit monter un drôle d'escalier pour aller et venir jusque-là.

Assise devant la fenêtre, elle se souvient qu'elle le détestait, cet escalier-là, à une époque. Quand elle ne savait pas tout à fait marcher et que Joe le gentil majordome la portait de haut en bas et de bas en haut pour sa promenade quotidienne.

Toujours quand elle se prend à se revoir dans les bras de ce bon vieux Joe descendant l'escalier, elle sourit et se dit ces mêmes mots :

« Mina Harker, tu as une chance formidable. »

Et c'est aussi et surtout ce qu'elle se dit quand elle descend en ville, et qu'elle voit des gens qui mendient dans les rues. Toujours elle y vide son porte-monnaie en détournant poliment les yeux, mais jamais elle ne s'y fera.

De toute façon elle déteste y penser, et ça fait bien dix minutes que le piano à queue dans le coin du salon lui fait de l'œil. Elle n'aime pas trop ce blanc que ses parents ont choisi, elle en aurait voulu un noir comme celui qu'elle voyait souvent à l'opéra, mais Père a décrété que le blanc était sa couleur à elle, et que c'était son piano à elle, alors elle a souri de bonne grâce et puis c'est tout.

Enfin elle s'est mise à jouer comme Mère lui a appris et sous ses doigts les touches devenaient comme des prolongements de son esprit, elle les effleurait à peine et sentait un drôle de courant électrique la parcourir quand elle reproduisait sans une fausse note les innombrables sonates et symphonies.

« Mina Harker, tu es une musicienne dans l'âme ! » disait toujours Père avec un grand sourire qui brillait encore plus que son front perdant ses cheveux.

Aujourd'hui tout est différent, à part le piano. Il est toujours blanc et tout propre, impeccable, nettoyé chaque soir même si c'est inutile. Elle se rappelle quand Joe lui a dit qu'elle s'occupait de son piano comme si c'était son enfant, ça l'a fait rire et en même temps ça l'a rendue triste.

Elle, ce n'est plus la jeune fille de douze ans qui se voit offrir un superbe cadeau quand les autres filles de la ville reçoivent des poupées ou bien des outils de dessin, et puis il n'y a plus Père derrière elle qui lui dit qu'elle est une musicienne dans l'âme. Juste Mère malade qui vient parfois au salon pour l'entendre jouer.

Peut-être que ça a commencé quand elle a voulu composer, lasse de jouer les œuvres d'un autre. Elle se les appropriait le temps d'un morceau et après elle les rendait à leur propriétaire, et elle attendait qu'on lui en trouve de nouveaux pour les jouer et puis tout recommençait à l'infini.

Mais il faut bien que la boucle s'arrête, et c'est ce qui s'est passé. Un soir elle a dit à Joe, les yeux brillants et le sourire jusqu'aux oreilles, qu'elle allait composer sa propre mélodie et qu'un jour d'autres feraient la même chose qu'elle ; d'autres joueraient son morceau à elle, l'emprunteraient et le lui rendraient au gré de leurs envies.

C'est peut-être ça, qui l'a précipitée dans cette drôle de léthargie. Maintenant elle ne joue presque plus, elle effleure les touches de temps en temps, les dépoussière, fait des gammes et reprend les chansons célèbres de son enfance.

Aujourd'hui elle veut encore essayer.

Elle s'assoit doucement sur le banc, étire un moment ses muscles rendus engourdis par ces longues minutes à scruter le dehors par la fenêtre, et fait face au clavier. L'étendue noire et blanche est là, devant elle, à portée de main. Il n'y a plus qu'à laisser la magie opérer.

« Cette fois... »

Sa bouche est presque pâteuse. C'est peut-être les biscuits secs qu'elle a avalés tout à l'heure. C'est vrai, elle n'a pas pris son thé avec.

« Cette fois je vais la terminer. Trouver la touche finale. Il le faut. »

Elle sait bien que ça ne sert à rien de dire ces mots, parce qu'il n'y a personne pour les écouter. A peine le plafond haut pour les répercuter contre les murs. Personne, Mère est dans son lit, Joe sûrement dehors à attendre qu'on ait besoin de lui.

Elle est toute seule et ce n'est peut-être pas plus mal, parce que la compagnie quelquefois, ça tend inutilement les nerfs. Toute seule elle ne risque rien ; pas de jugement, pas de regards et d'oreilles autour d'elle.

Toute seule il y a le silence pour l'aider à se concentrer.

Elle se place, le dos droit, et pose les mains sur les touches. Inspire, expire, laisse les battements de son cœur emballé se calmer un peu. La sérénité est primordiale.

Et puis tout s'enchaîne. Les doigts bougent comme indépendamment de la volonté, les yeux sont rivés sur un point invisible. Les sons emplissent la grande pièce, viennent l'habiter et lui donner vie. Chaque note est là dans un but bien précis, tout est joué de façon impeccable, mécanique et automatique.

Le concerto dure longtemps. Vingt minutes et plus, elle reprend encore et encore le morceau depuis le début, on efface tout et on recommence dans une boucle infinie et indéfinie.

Tout se répète à l'identique. Et elle finit par s'arrêter lorsque ses doigts lui font mal.

Une salve d'applaudissements la surprend ; elle se retourne pour voir le visage ridé et souriant de Joe, qui est sûrement là depuis un bon moment. Ses joues se teintent de rouge. Elle n'a jamais joué ce morceau inachevé devant qui que ce soit, et... Elle s'est laissée distraire par sa concentration. Ironique.

« C'était quelque chose de vous voir concentrée comme cela mademoiselle Mina... D'habitude vous rayonnez quand vous jouez, et là vous étiez si lugubre... »

Son sourire se teinte justement de quelque chose de sombre. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle remarque la créature accrochée à la jambe du vieil homme. Un crikzik, on dirait.

« D'où est-ce qu'il vient, ce pokémon ? »

Joe cligne des yeux un instant, puis paraît se rendre compte de la présence de l'insecte.

« Oh ! Il était dans le jardin, il a dû me suivre... J'espère que ça ne vous dérange pas, mademoiselle Mina... »

Comme pour répondre à la place de la jeune femme, le crikzik pousse un cri, drôle de son mélodieux, à la fois plaintif et jovial, plein d'un petit quelque chose qu'elle paraît déceler pour la première fois.

Et pourtant elle l'a toujours entendu ce son là, quand Père passait ses disques préférés le soir et que Mère lisait et écoutait tout à la fois dans son fauteuil.

C'est ça qui fait tout le propre de ce qu'elle entendait et qu'elle ne parvenait jamais tout à fait à reproduire, même si personne ne le remarquait et pas même elle.

C'est ça qui lui fait défaut pour créer.

Elle a la manière et la matière, il lui manque l'art et l'âme pour faire un tout, pour compléter l'œuvre inachevée.

Prise d'une impulsion, elle saisit le pokémon à bout de bras et le serre contre son cœur. La voilà, la touche finale.

Parce qu'au fond la musique est indissociable de son compositeur ; les deux sont liés par l'étrange fil de l'âme.

« Mina Harker, tu es une musicienne dans l'âme ! »

Père avait tort, après tout. Ou un sacré espoir.