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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 26/07/2017 à 14:41
» Dernière mise à jour le 12/09/2017 à 13:52

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 16 : Exploiter son potentiel.

 Le plumeau à la main, Ifios dépoussiérait précautionneusement la vieille armoire du salon. On pourrait trouver cela exagéré de faire le ménage chaque jour ; toutefois, lorsque l’on vivait avec une chauve-souris qui partait s’amuser on ne savait où pour revenir couverte de saleté toutes les deux heures, c’était une nécessité.

— Tu as besoin d’aide ?

La mâchoire d’Ifios se crispa. Cette voix, il ne la connaissait que trop bien. Il se retourna lentement vers Inam, qui portait un seau d’eau.

— C-Ce n’est pas la peine, vraiment… geignit l’adolescent.

Inam était sans doute l’une des guerrières les plus puissantes, ce qui faisait d’elle la deuxième entité la plus crainte de Prasin’da juste après le Vasilias. Ifios aussi la craignait, mais pour une tout autre raison : cette femme était une véritable catastrophe ambulante.
L’adolescent tourna la tête vers un mur salement amoché. Une pauvre victime collatérale. Ifios se souvint de ce fameux jour – pas si lointain – où en voulant passer le balai, la Foréa avait malencontreusement fissuré ce pauvre mur n’ayant rien demandé. Et s’il n’y avait que ça. En levant les yeux, Ifios soupira en voyant un trou au plafond ; une sombre histoire où Inam avait voulu se débarrasser d’une toile d’araignée… avec sa hache.

— J-Je sais que j’ai fait des erreurs par le passé, mais je peux m’améliorer !

Ifios avait toujours cru qu’avec de la bonne volonté, tout était possible. Mais force était de constater qu’il y avait des exceptions.

— V-Vous savez Inam, je pense que chacun à son domaine de capacité, et qu’il est important de s’y tenir. C’est… une sorte d’équilibre. L’abeille ne peut faire la tâche de la fourmi, vous comprenez ?
— Mais…
— Inam. Non. S’il vous plaît. Juste. Non.

Ifios n’aurait jamais imaginé lever un jour la voix sur Inam. D’ailleurs, intérieurement, l’angoisse le titillait méchamment. Mais la terreur de voir son nouveau chez-soi totalement anéanti par les apocalyptiques maladresses de la Foréa l’horrifiait bien plus.

Inam baissa la tête, défaite. Elle tenta la fameuse technique des yeux de chien battu, mais Ifios restait inflexible. C’était surtout qu’Inam possédait naturellement un regard si perçant que qu’importe ce qu’elle faisait, elle était bien plus intimidante qu’attendrissante.
Finalement, la Foréa Impériale sortie du salon, embaumée par la déception.

Elle vogua au rez-de-chaussée, titubant légèrement. Mais alors qu’elle comptait cuver sa tristesse en paix, une petite tête cyan sortie de l’ombre, malicieuse. Depuis qu’elle avait lu les mémoires à la Tour d’Ivoire, Eily avait vu sa confiance en elle monter en flèche. Elle en était certaine, elle était une élue. Un cas extrêmement rare, la crème de la crème de l’humanité ; dans toute sa modestie.

— Bonjour, Inam.
— Eily, marmonna la Foréa.
— Excusez-moi de me répéter mais, voulez-vous bien m’apprendre à contrôler mes pouvoirs ?

Inam soupira.

— Eily, tu sais bien que je ne peux pas. Tu es sous la garde d’Omilio, c’est ce qui a été convenu lorsque l’on t’a délivrée. Je peux pas prendre d’initiative te concernant sans son accord. De plus, comme il est absent pour le moment…

La demoiselle cyan acquiesça. Effectivement, les deux femmes avaient déjà eu cette conversation, il y a deux jours. Eily n’était cependant pas revenue à la charge sans atout dans sa poche. Elle avait bien potassé sa stratégie, qu’elle jugeait désormais infaillible. Elle était si sûre d’elle qu’un atroce rictus malsain défigurait ses lèvres. Même Inam, qui avait pourtant l’habitude d’affronter les pires crapules, se sentit mal à l’aise.

— Dites Inam, voudriez-vous continuer notre discussion à l’extérieur ?


***

 Juste derrière le manoir, l’on pouvait trouver un beau coin de verdure suffisamment vaste pour s’y détendre. Eily jugeait l’endroit parfait pour avoir une petite conversation tranquille à l’abri des regards, surtout que le lieu était séparé du reste de la rue par une grande et épaisse clôture en bambou.
Inam ne savait pas pourquoi exactement pourquoi elle avait suivi Eily, mais elle était bien certaine d’une chose : elle n’était pas à son avantage.

— Ne tournons pas autour du pot, commença Eily. Vous êtes la mère d’Ifios, n’est-ce pas ?
— Pffouaargh !

Comme si elle venait de recevoir un coup mortel, Inam se saisit violemment le cœur, prise d’une terrible crise de toux.

— Q-Qu’est-ce que tu racontes ? réussit-elle néanmoins à glisser.
— Votre réaction est déjà assez démonstrative, souffla Eily. Toutefois, si vous pensez que je fabule, sachez que je suis pas du genre à accuser sans preuve.
— … des preuves… ? s’inquiéta Inam. Non non, attends un instant ! L-La mère d’Ifios est morte ! Il te l’a dit, non ?
— Oui, il me l’a dit. Mais est-ce la vérité ? Les mots versent souvent dans le mensonge, vous savez ? Il est bien facile d’aligner quelques lettres, et d’y mettre le sens que l’on veut…

Cette réplique était légèrement inspirée du message qu’Eily avait reçu d’Omilio la veille, mais tant pis, si la demoiselle cyan devait user des armes de son ennemi pour vaincre, elle le ferait.

— Peut-être est-il temps de détailler mes propos ?

Eily avança d’un pas.

— Premièrement, notre rencontre au camp des Agrios. Vous vous en souvenez ? J’étais avec Danqa, craignant pour ma vie, et vous êtes arrivée de nulle part. Je n’avais pas réagi à cause de la situation, mais plus j’y pense, et plus je trouve que votre complicité était étrange. Même en sachant maintenant que vous étiez en réalité alliés, j’avais l’impression que vous échangiez une certaine tendresse. En tout cas, vous semblez bien plus proche de lui que de Sidon. Mais peut-être que je me trompe.

Eily s’avança encore.

— Deuxièmement, l’âge d’Ifios. Il a 16 ans. C’est assez amusant, n’êtes vous pas d’accord ? C’est exactement il y a 16 ans que vous avez rencontré Danqa. Une coïncidence, peut-être ? Après tout, Ifios n’est pas le seul adolescent de 16 ans de Prasin’da…

Eily s’approcha.

— Cependant, troisièmement, vous avez tendance à toujours coller Ifios. Dès que vous avez un moment de libre, vous prétextez n’importe quoi pour aller l’aider – alors que soit dit en passant, vous n’avez absolument aucune compétence dans les tâches ménagères. N’est-ce pas étrange ? Et même, vos réactions à son propos sont bien trop exagérées. Vous ne le lâchez pas des yeux, mais évitez tout de même le contact visuel, comme si vous aviez peur de quelque chose. Aussi, je remarque que, comme actuellement, vous êtes excessivement chagrinée lorsqu’il vous rembarre… mais encore une fois, ce ne sont que des suppositions.

Eily s’approcha encore plus.

— Quatrièmement. Vous savez, Ifios m’a beaucoup parlé de lui au camp Agrios, et en particulier, de ses parents. Orphelin de mère et élevé seul par un père très strict ; attristant, n’est-ce pas ?

Eily fit une petite pause dans son discours ; son souffle malsain glissait pernicieusement sur le visage de son interlocutrice.

— Toutefois, Ifios porte en admiration le couple de ses parents. Il paraît qu’avant que Danqa ne devint Boss, il ne tarissait pas d’éloge sur sa femme. Ifios disait qu’à chaque fois que Danqa parlait de sa dulcinée, il avait ce puissant éclat de sincérité dans ses yeux.

Eily se laissa le temps d’observer brièvement sa cible. La demoiselle cyan pouvait voir les joues d’Inam s’empourprer légèrement.

— Cependant, une chose me chagrine, reprit Eily. Ifios ne m’a jamais communiqué le nom de sa mère. Plutôt étrange, n’est-ce pas ? Il me disait pourtant tout. J’en suis arrivé à une conclusion : Ifios lui-même ne sait comment sa mère s’appelle. Mais alors, pourquoi Danqa ferait temps de mystère sur sa femme ? Dévoiler un nom, ce n’est rien. Sauf bien sûr, si ce nom appartient à une personne importante…

Eily s’avança une fois de plus, lentement, doucement ; son visage se trouvait désormais juste à quelques centimètres de celui d’Inam. Son souffle malsain glissait sur le visage de la Foréa.

— Et finalement, le cinquième point, ce qui me permet de faire le lien. Ifios m’a parlé d’une certaine alliance que portait Danqa. Un magnifique anneau doré, incrusté de rubis et de saphir. Dit comme cela, rien de particulier à signaler.

Eily sourit de plus belle, dévoilant entièrement son sourire carnassier.

— Le saphir représente la mère d’Ifios. Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Cette perle saphir accrochée à la tunique d’Ifios, c’est un ‘‘souvenir’’ de sa mère. Logiquement, j’en déduis que le rubis est le symbole de Danqa. Toutefois, je suis certaine qu’il y a une signification à ce choix de pierres précieuses. Après tout, on parle d’une alliance, ce n’est pas qu’une simple camelote. J’ai vraiment, mais alors vraiment réfléchi longtemps sur la question. Et finalement, j’ai trouvé.

Tendrement, Eily leva l’index et le majeur de sa main droite vers les prunelles d’Inam.

— Vous avez de sublimes yeux saphir, n’est-ce pas ? Ne soyez pas timide, je ne dois pas être la première à vous le dire. Et, Ô coïncidence, Danqa possède de saisissants yeux rubis. Si on observe les choses de ce point de vue, tout devient logique. Cette bague incrustée de saphirs et de rubis… est le symbole de l’alliance entre Danqa et vous-même, Inam… la preuve d’un amour naissant entre deux regards, tel un coup de foudre… Je dois avouer que c’est très romantique ; vous avez beaucoup de chance, félicitation !

Enfin, Eily recula, laissant suffisamment de place à Inam pour qu’elle reprenne son souffle. Mais alors que cette dernière voulait profiter du silence pour objecter, Eily frappa brusquement dans ses mains.

— Oh, j’allais oublier. J’ai dit que j’avais fini ? Excusez-moi, je peux être très maladroite parfois. Il reste encore un détail.

Eily pencha légèrement la tête.

— Dites-moi Inam, que faites vous ici ? On m’a toujours appris qu’un Foréa Impériale devait gérer sa propre ville. Vous, vous êtes en charge de D’meis, si je ne m’abuse. Pourtant, cela fait plusieurs jours que vous êtes ici, à Aifos. Si vous étiez en mission, je pourrais le comprendre, mais non, vous passez la plupart de vos journées à ne rien faire… enfin, ne rien faire, à part tenter de vous rapprocher d’Ifios. J’en croirais presque que vous avez abandonné des centaines de citoyens comptant sur vous juste pour être proche d’un adolescent !

Eily gloussa aimablement, avant de fixer profondément Inam.

— Mais bien sûr, tout prend un sens… si Ifios est votre fils.

Inam resta pétrifiée. Elle n’arrivait pas à trouver les mots pour contre-attaquer. En dépit de sa position, la Foréa Impériale n’avait jamais été très douée à l’usage du verbe ; sa place était plutôt sur le champ de bataille. Et pour couronner le tout, durant cette conversation à sens unique, Inam eut presque l’impression de voir ce fourbe d’Omilio à travers Eily.
Inam se mordit les lèvres. S’il y avait bien une chose qu’elle avait comprise à force de côtoyer Omilio, c’était que les mots pouvaient être bien plus destructeurs que la plus dévastatrice des lames.

— … j’imagine qu’il est inutile de nier plus longtemps…, geignit amèrement la Foréa.

Intérieurement, Eily exultait. Elle avait feint la confiance, mais au fond d’elle, elle était pétrie d’angoisse. Après tout, si Inam avait décidé de se montrer physiquement agressive, Eily n’aurait strictement rien pu faire.
Son discours, la demoiselle cyan avait passé la nuit à le répéter, encore et encore. Elle n’avait cessé de chercher les mots, le bon ton, les mimiques corporelles… bref, tous les détails qui pourraient rendre ses attaques les plus violentes possibles. Après avoir subi échec sur échec, Eily ne désirait que la victoire.

La demoiselle cyan avait bien remarqué durant ces quelques jours qu’Inam n’était pas à l’aise à l’oral. Il n’avait qu’à voir comment elle se faisait si facilement rembarrer par Ifios, qui lui-même, était socialement maladroit. Avec ce genre de personne, la stratégie était simple : attaquer, toujours attaquer, sans répit ; lorsque l’on commençait un second argument, la proie devait encore sous le choc du premier.
La demoiselle cyan était particulièrement fière de son sixième point, son coup de grâce. Faire croire à sa victime qu’elle avait fini pour la prendre à revers… c’était sournois, mais diablement génial.

Se calmant, Eily abandonna son sourire carnassier pour un plus doux – mais tout aussi effrayant – visage angélique.

— Alors, vous voulez bien m’aider à développer mes pouvoirs, maintenant ? Il serait dommage qu’un certain individu n’apprenne que sa vie n’était que mensonge. Lui faire croire pendant toutes ses années que sa chère mère était décédée… n’est-ce pas horrible ?
— … compris.

Le contraste entre la rayonnante Eily et la sombre Inam était saisissant. L’une savourait sa victoire, l’autre maudissait sa faiblesse. Mais aucune des deux n’avait remarqué le troisième protagoniste de cette histoire, qui faisait demi-tour, ténébreux.


***

 L’arrière du manoir fut rapidement aménagé comme un terrain d’entraînement. Eily et Caratroc faisaient face à Inam et Tranchodon. L’ambiance n’était cependant pas à la joie et à la bonne humeur ; Eily faisant chanter Inam, cette dernière n’allait pas s’exécuter dans le sourire. Et Tranchodon, qui venait d’apprendre le coup bas d’Eily, ne cessait de fixer la demoiselle cyan, mauvais.

« Je dois avouer que je n’avais pas prévu ça… », geignit la tremblante Eily.

Caratroc soupira, il avait pourtant mis en garde sa partenaire la veille. Il ne l’en avait cependant pas empêchée, car au fond, lui aussi aimerait pouvoir développer son potentiel ; et Caratroc savait que pour en arriver là, il faudrait forcer le passage. S’il fallait compter sur Omilio pour recevoir des informations, ils en auraient pour des années à attendre.

— Donc, grinça Inam. Qu’est-ce tu te sais faire exactement ?

Eily tressaillit. Plus qu’une question, c’était bien plus un concentré d’animosité.

— … hé bien…, Troctroc peut cracher des toiles…
— … je confirme, nota la tortue rondelette.

Inam secoua la tête.

— Non, je ne parle pas de ton Ensar, je parle de toi. Est-ce que tu as des pouvoirs particuliers ? Est-ce que tu peux invoquer ton arme, au moins ?
— … hé bien… non ?

Comparée à la discussion précédente, Eily faisait beaucoup moins la maligne. Non seulement elle n’était plus sur son terrain, mais en plus, elle devait avouer être terriblement inexpérimentée au niveau de ses pouvoirs.

— Humpf, évidemment, cracha Tranchodon. Typique des beaux parleurs. Beaucoup de blabla, rien de concret. Je pourrais lui arracher la tête sans qu’elle ne s’en rende compte.

Le dragon grogna et fit luire ses deux énormes défenses en forme de hache. Eily détourna les yeux et porta instinctivement une main fébrile à son cou.

— Je crois que tu t’es fait un ami, marmonna Caratroc.
— La joie m’envahit…, geignit Eily.
— Silence ! s’écria subitement Inam. Vous voulez apprendre, eh bien vous vous taisez et vous m’écoutez, c’est clair ?!
— O-Oui !

Eily et Caratroc se redressèrent d’un coup, droits comme des I.

— Commençons par les bases. L’essentiel pour un Foréa ou un Ensar, c’est d’être capable de ressentir l’énergie autour de soi. Cela devrait être facile pour toi, enfin, si tu es capable d’autre chose que d’aligner des mots.

« … ah oui, effectivement, je ressens beaucoup d’énergies, là… une énorme masse d’énergies négatives… », grinça mentalement Eily.

Toutefois, ne voulant aggraver la colère de sa professeure, la demoiselle cyan fit de son mieux pour satisfaire ses exigences. Elle ne savait cependant pas trop comment s’y prendre. Elle ferma les yeux, tenta de se calmer, d’entrer dans un semblant d’état de zénitude – ce qui était fort peu aisé lorsqu’une implacable guerrière et un dragon enragé vous fixait. Au bout de deux minutes, Eily osa prendre la parole :

— … j-je ne ressens rien de particulier…
— Comme je suis étonnée, siffla Inam.
— Tu ne ressens déjà rien de base, cracha Tranchodon.

Eily baissa la tête, souffrante. Elle en prenait pour son grade. Elle nota d’un coin de sa tête que faire chanter une personne avait la fâcheuse tendance à détériorer la relation que l’on entretenait avec cette dite personne.

— Tant pis, s’avança Inam. Si tu ne perçois la magie autour de toi, c’est que ton corps est trop faible. Dommage, si tu avais exercé d’autres muscles que ta langue, tu n’aurais pas eu ce problème.

Eily ricana nerveusement :

« … elle m’en veut vraiment, hein… »

Inam sourit.

— Mais il n’est jamais trop tard pour faire de l’exercice. Tu veux développer tes pouvoirs ? Très bien, je vais me faire un plaisir de t’entraîner…


***

 Caratroc observait, amusé, Eily faire pour la vingtième fois consécutive le tour du manoir en courant. La pauvre suait à grosse gouttes, strictement surveillée par Inam. Si jamais la demoiselle cyan osait ralentir ne serait-ce qu’un peu, la Foréa Impérial se chargeait de remotiver son élève en lançant une boule de feu à ses pieds.

— Elle l’entraîne vraiment ou elle se venge ? souffla Caratroc.
— Qu’importe, cette Eily le mérite. Jouer avec les sentiments d’Inam… impardonnable, grogna Tranchodon.

Le dragon n’était que trop conscient des défauts de sa partenaire. Inam avait beau être la plus puissante guerrière du royaume, elle était très fragile. Elle était maladroite, perdait facilement ses moyens, avait du mal à cerner les sournois ; mais tout cela ne faisait que prouver sa pureté. Et que quelqu’un ose se servir de la pureté d’Inam contre elle… Tranchodon ne pouvait l’accepter.

— Tu sais, Eily n’est pas si méchante que ça, au fond. Il est vrai qu’elle n’est pas très honnête, mais c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour survivre en ce monde. Chacun combat avec ses meilleurs armes, non ?
— Tu la défends parce que c’est ta partenaire.
— Touché, gloussa Caratroc.

La tortue rondelette soupira.

— Je l’admets, faire jouer Ifios était de très mauvais goût. Mais il faut nous comprendre. Nous avons toujours vécu dans l’ignorance. Nos pouvoirs, notre origine, notre existence, ce sont des mystères pour nous. Ces interrogations nous hantent, nous minent, nous cinglent depuis que l’on a vu le jour. Et aujourd’hui, des réponses se trouvent enfin à portée. Oui, à portée… mais un certain marionnettiste nous tient en laisse, et nous empêche de les atteindre. N’est-ce pas naturelle que notre impatience se mue en colère ?
— Toi aussi.
— … oui ? s’étonna Caratroc.
— Toi aussi, tu aimes aligner des mots.

Surpris, Caratroc ne put s’empêcher de rire.

— Haha, c’est vrai. Eily a une mauvaise influence sur moi !
— Humpf.

Tranchodon croisa ses bras.

— Tu n’as pas tort. C’est Omilio qui tire les ficelles. Lui aussi aime aligner les mots. Moi, je préfère le chemin le plus court.
— Si je peux me permettre, c’est peut-être parce que tu es fort.
— … Explique-toi, tonna le dragon.
— Regarde, tu es suffisamment puissant pour écraser quiconque se mettant sur ta route. N’est-ce pas injuste ? Toi, tu peux prétendre à prendre le chemin le plus court ; s’il est parsemé d’obstacles, tu as la capacité de les détruire et d’avancer en ligne droite. Nous, nous n’avons pas cette puissance. Foncer en ligne droite s’apparenterait à du suicide. Alors, nous prenons des détours, c’est plus long, c’est parfois plus retors, mais c’est que permettent nos capacités. J’en reviens à ce que je disais plus tôt, chacun se bat avec ses propres armes.

Un léger rictus se dessina au coin des lèvres de Caratroc :

— Nous ne pouvons pas tous être de nobles héros.

Tranchodon avait attentivement écouté la tirade de son interlocuteur. Une fois que la tortue rondelette en eut fini, le dragon ferma les yeux, réfléchissant.

— Je ne peux être d’accord, statua-t-il. La noblesse de cœur est la plus belle des vertus. Un esprit doit être droit et pur. Qu’importe si son corps est robuste ou fragile.
— Dans ce cas, je reformule. Si Eily n’avait pas forcé la main à Inam, auriez-vous accepté de l’entraîner ? Même en imaginant qu’Eily soit la personne la plus noble au monde, vous auriez refusé, je me trompe ?
— … humpf.
— C’est bien ce que je pensais, marqua Caratroc. Eily avait un but, et elle a imaginé un chemin pour l’atteindre. Un chemin biscornu peut-être, mais qui arrivait à destination. Parfois, pour avancer, il faut être prêt à utiliser des armes qui blessent. En tant que guerrier, j’imagine que tu comprends ce que je veux dire.
— …

Tranchodon grogna sinistrement :

— Je n’aime décidément pas ceux qui alignent les mots.


***

 Inam toisa son élève, à mi-chemin entre l’amusement et l’agacement. Eily, ayant enfin droit à du repos, se laissa tomber sur le sol, vannée. Pourtant, elle avait l’habitude de faire des activités physiques à l’orphelinat ; elle affrontait même souvent Nester et Athoo ! Quoique, en y repensant, elle combattait plus avec des pièges sournois qu’avec de véritables capacités physiques…

— Sérieusement, grinça Inam, je m’attendais à mieux. Tu ressembles… à une vulgaire adolescente normale.

L’égo d’Eily encaissa durement le commentaire.

« Rappelez-vous que la vulgaire adolescente a lu en vous comme dans un livre ouvert… »

Bien évidemment, l’instinct de survie de la demoiselle cyan n’autoriserait jamais cette phrase à s’échapper de ses lèvres.
Tel un zombi, Eily tituba jusqu’à Caratroc, qui comprit le message. Instantanément, la tortue rondelette sauta se placer sur la tête de sa partenaire. En sentant son contact sur son crâne, la demoiselle cyan sentit une vague de bien-être l’envahir peu à peu. Inam, ainsi que Tranchodon, observaient le spectacle d’un œil circonspect.

— Une seconde, intervint la Foréa. Je me suis toujours posée la question, comment peux-tu le porter sur ton crâne ? Surtout dans ton état, son poids devrait t’achever…
— Je ne sais pas trop, avoua Eily. En fait, je ne ressens pas le poids de Troctroc, pour moi, il est toujours aussi léger qu’une plume !
— … ça, ça n’est pas normal.

Suspicieuse, Inam s’approcha d’Eily, et l’inspecta longuement sur toutes ses coutures. Au bout d’un moment, elle frappa même le crâne de la demoiselle cyan.

— … tu as eu mal ? demanda la Foréa Impériale.
— … euh… pas vraiment ?
— Je vois.

Inam s’éloigna, à la fois déçue et intéressée.

— Normalement, tu aurais dû avoir mal, statua la Foréa. Je n’ai mis que peu de force dans ce coup, mais il y en avait suffisamment pour au moins de mettre à terre.
— … nyah ? s’inquiéta Eily.
— Un problème avec mes méthodes ? grinça Inam. Dois-je te faire remarquer les tiennes ?

Eily détourna les yeux, comprenant qu’elle ne devait pas aller sur ce terrain-là.

— Voilà ce que je pense, reprit Inam. Tu es en train d’utiliser tes pouvoirs, en ce moment même. J’imagine que c’est inconscient, mais lorsque tu es en contact avec ton Ensar, tu ‘‘renforces’’ automatiquement une partie de ton corps. Ici, en l’occurrence, c’est ton crâne. Ce n’est pas que ton Ensar est léger, en réalité, c’est toi qui augmentes ta force pour le porter.

Devenue sérieuse, Inam se plaça en face de son élève.

— On va tester quelque chose. Eily, ferme les yeux, et écoute ma voix.

La demoiselle cyan s’exécuta sans se faire prier.

— Bien, concentre-toi. Il ne s’agit pas de fermer les yeux et d’attendre bêtement que tout se passe, comme tu l’as fait tout-à-l’heure. Ça ne servait à rien, sinon à passer pour une idiote.
— …
— Imagine. C’est là la clef. Imagine que l’énergie fourmille autour de toi, et imagine-toi la prendre et l’aspirer. Si tu veux amener le pouvoir à toi, il faut que tu sois toujours active, même dans tes pensées.

Eily était perplexe quant à la méthode, mais ne posa pas de question inutile. Elle obéit calmement, s’imaginant au beau milieu d’une nuée lumineuse. Comme Inam l’avait exigé, Eily força la nuée d’énergie à l’intégrer, petit à petit, renforçant son corps imaginaire, le faisant irradier de plus en plus. Mais tout ceci n’était que songe, dans la réalité, aucun changement notable n’était à signaler.

Inam plissa les yeux, se demandant si, après tout, elle s’était trompée. Mais il était encore trop tôt ; le couperet n’était pas encore tombé.

— Tu ressens quelques de particulier ? demanda la Foréa Impériale.
— … pas vraiment…, répondit Eily.
— D’un autre côté, tu ne ressens rien non plus lorsque tu utilises inconsciemment ton pouvoir. Eily, reste immobile et garde les yeux fermés.
— … nyah ?

Subitement, la demoiselle cyan eut un très mauvais pressentiment, qui se matérialisa sous la forme d’une énorme goutte de sueur, qui voyagea de son front à son menton. Devant elle, munie d’un petit sourire en coin, Inam frottait ses poings.

— J’ai l’impression que ton pouvoir agit sur la résistance de ton corps, alors, il n’y a qu’un moyen de tester.

Et avant même qu’Eily ne put intégrer la phrase, Inam lui flanqua un coup de poing en plein ventre.

— Ny… !

Le souffle coupé, Eily ouvrit des yeux catastrophés, avant de s’écrouler sur le sol, à la limite de l’agonie.

— Eily ! s’inquiéta vivement Caratroc.
— Mmh…, il y avait de la résistance, conclut Inam. Je dirais que 40 % de ma force a été absorbée, c’est relativement impressionnant. Félicitations, tu viens de découvrir l’un de tes pouvoirs : tu peux renforcer ton corps.
— … je souffre…, pleurnicha la pauvre demoiselle.
— Allons, s’avança Tranchodon, écoute plutôt les paroles de ton Ensar. Pour avancer, il faut être prêt à utiliser des armes qui blessent.

Surpris, Caratroc leva la tête vers le dragon, qui lui répondit simplement par un sifflement méprisant.


***

 Au vu de l’état lamentable d’Eily, Inam décida d’arrêter l’entraînement. Il ne s’agissait pas non plus de tuer la malheureuse demoiselle. Alors qu’elle rentrait à l’intérieur manoir, Eily se tenait encore douloureusement le ventre.

— Dis, Troctroc, tu crois que c’était une erreur ? geignit-elle.
— Cela dépend comment on voit les choses, répondit pragmatiquement la tortue. Tu as effectivement appris un peu plus sur tes pouvoirs, mais en contrepartie, tu t’es mis à dos deux des plus puissantes entités de la région.
— … je vois, il faudrait que je pense à rédiger mon testament…

Eily voulait de base aller directement se reposer dans sa chambre, mais n’y pouvant plus, elle se laissa tomber sur un canapé du salon.

— Enfin, au moins maintenant, je sais comment m’y prendre. Renforcer mon corps, hein. C’est un pouvoir assez banal, je m’attendais à mieux.
— Comme provoquer des éruptions volcaniques ou lancer des météores ? tenta Caratroc.
— Décidément, tu me connais trop bien, pouffa Eily.

Après avoir fini de rire, la demoiselle cyan redevint un brin sérieuse.

— Mais c’est logique en fait. Quand je pense à toi, je pense immédiatement à ta résistance absurde.
— Et mes toiles, n’oublie pas mes toiles !
— Comment les oublier ? s’amusa Eily. Mais c’est vrai ça, tu penses que je pourrais en lancer, moi aussi ?
— … euh… par la bouche ? ricana Caratroc.
— … ouais, mauvaise idée en fait !
— … oh, Eily.

La soudaine et lasse voix d’Ifios interrompit brusquement la joyeuse conversation. L’ambiance devint subitement plus terne, sans doute à cause du regard sombre que dégageait l’adolescent.

— … un problème ? plissa Eily des yeux.
— …

L’adolescent resta un moment immobile, à fixer Eily dans les yeux, avant de soupirer :

— Non, ce n’est rien.

Et sans rajouter un mot de plus, le fils d’Inam monta au troisième étage du manoir, silencieusement. Eily pencha la tête, se demandant ce qui avait bien pu lui arriver.

— … Eily…

Mais la demoiselle cyan n’eut pas le temps d’y consacrer ses pensées. À peine Ifios avait-il disparu de sa vue qu’Eily se fit de nouveau interpeller, par une voix enfantine cette fois-ci. Eily se retourna vers Tza, qui, elle aussi, semblait avait passé une bien triste journée.

« … il y a une épidémie de dépression en ce moment ? », s’interrogea-t-elle.

— … un problème ? demanda la demoiselle cyan qui avait la nette impression de se répéter.
— … c’est compliqué… tu veux bien m’écouter ?

Au moins, contrairement à Ifios, Tza était plus ouverte à la discussion. Eily acquiesça ; la fillette à l’épée bondit gauchement sur un fauteuil un peu trop haut pour elle.

— Alors voilà, commença Tza. Normalement, c’est mon frère qui s’occupe des problèmes d’Aifos… mais là, il est absent.
— Il se passe quelque chose de grave en ville ? anticipa Eily.
— Grave, c’est un grand mot, souffla Tza. Disons qu’il y a une étrange rumeur qui court en ce moment. Certains disent qu’un fantôme hante les rues du quartier résidentiel, la nuit.
— …

Eily se figea. Son teint devint blême. Caratroc sourit en coin.

— … un fantôme ? répéta-t-elle d’une toute petite voix.
— C’est sûrement une exagération, rectifia Tza. Selon la rumeur, des citoyens auraient aperçu une silhouette noire se balader dans le quartier. Pour l’instant, aucun incident n’a été signalé et je ne pense pas qu’il y en aura. Mais les citoyens s’inquiètent, et je n’aime pas ça…

Eily se pinça les lèvres.

— M-Même si Omilio n’est pas là, il n’y a pas des miliciens dans cette ville ? Ils pourront s’en occuper !
— Je reviens justement de la milice, soupira Tza. Ils m’ont ri au nez.
— J’imagine que cette histoire de fantôme leur passe par-dessus la tête, commenta Caratroc.
— Voilà, confirma Tza. Pour eux, ce n’est qu’une bête rumeur sans réel fondement.
— … c’est peut-être vraiment le cas ? tenta Eily avec sa petite voix.
— Peut-être, sûrement même, acquiesça Tza. Mais rumeur ou pas, je ne peux pas laisser les citoyens d’Aifos dans l’inquiétude. En tant que sœur d’Omilio, j’ai des devoirs pour cette ville. Il faut que j’enquête et découvre le fin mot de l’histoire.

Eily geignit silencieusement. Tza avait cette particularité de s’enflammer très rapidement lorsqu’il était question de responsabilité. Une attitude que l’on attendait absolument pas d’une si jeune enfant.

— Mais seule, je risque de ne pas aller bien loin, avoua la fillette.
— … tu ne veux quand même pas… que je t’accompagne ?

Tza hocha timidement la tête.

— … c’est non ? lâcha-t-elle en baissant les yeux. J-Je compte demander aux autres aussi… plus on sera nombreux, et plus l’affaire sera réglée rapidement !
— … ehm… écoute… Tza…
— C’est d’accord.

Vivement, Eily empoigna violemment la carapace d’une certaine tortue qui venait de répondre à sa place.

— Troctroc !! s’écria-t-elle.
— Vraiment ?! s’enjoua Tza.
— … T-Tza…, geignit Eily.

Eily se mordit les lèvres. Elle n’avait absolument aucun envie de participer à une chasse au fantôme ! Rien que l’idée de sortir dans la glaciale nuit noire la gelait sur place. Toutefois, comment dire non lorsqu’une innocente fillette vous regardait avec des yeux pétillants d’espoir ?

— … oui, tu peux compter sur nous, grinça Eily – non sans jeter un regard noir à son Ensar.

Toute joyeuse, Tza bondit de son fauteuil et couru saisir les mains de la demoiselle cyan.

— Merci ! Je savais que tu étais gentille !

Et alors que la lumineuse Tza submergeait le manoir de sa radiance, Eily ricana nerveusement :

« Tu es sans doute l’unique personne à le penser ici… »