Chapitre 56 : Sanae
« Will n'a rien fait. C'est moi qui les ai tous tués. » annonça Sanae sans la moindre émotion.
Lina fit volte-face si vite que sa vision se troubla. Elle ne l'avait pas entendue arriver. Instinctivement, elle porta la main à sa hanche droite, cherchant son revolver, avant de se rappeler que Will l'avait désarmée dès son entrée dans le bunker.
Effrayée, Lina recula d'un pas, fixant la femme devant elle. Elle était, comme Will, vêtue d'une combinaison d'X-Corp. Mais contrairement au gris anthracite qu'arborait le barbu, la sienne était d'un blanc immaculé, assorti aux longs cheveux décolorés qui tombaient en cascade dans son dos, jusqu'à ses reins.
Lina se rendit alors compte que l'hybride la dépassait d'une bonne tête. Haute de presque deux mètres, elle avait un visage au teint pâle, au nez fin et aux lèvres décolorées. Ses yeux gris brillaient du même feu blanc que celui que Lina avait remarqué dans le regard de Lyrian. Mais ce qui choqua immédiatement la jeune fille, ce fut les sourcils et les cils blancs de Sanae, conférant à son visage un aspect irréel, presque éthéré. Difficile de lui donner un âge.
« Je ne te veux aucun mal. » déclara Sanae d'une voix où ne pointait aucune émotion.
Sans même entendre la phrase, la jeune fille continua de reculer, impressionnée par la taille de la femme et par le caractère surréel que lui conférait son albinisme. Elle s'arrêta en sentant la main de Will se poser sur son épaule, calme mais ferme.
« Tu n'as rien à craindre, Lina.
- C'est ce que je viens de lui dire, non ? questionna Sanae avec sérieux.
- Oui, mais tu viens aussi d'avouer avoir tué des dizaines de personnes, rétorqua Will.
- Et vous pensez qu'elle vous fait plus confiance qu'à moi ? »
Will grimaça, et ne répondit rien. Sanae fit un pas en arrière, perplexe, et Lina s'écarta sur le côté, de manière à avoir ses deux interlocuteurs en vue. Elle se sentait profondément perdue. Voire en danger. Son cœur battait la chamade.
« C'est quoi ce bordel ?
- Je te présente Sanae, fit le barbu en désignant la grande hybride d'un geste de la main.
- Celle qui a tué les scientifiques de X-Corp, cracha Lina, dardant sur l'hybride un regard mauvais. Et vous allez me faire croire qu'elle n'est pas dangereuse ?
- L'honnêteté me pousse à avouer que je pourrais te tuer en moins d'une seconde si je le voulais, lança Sanae de sa voix blanche.
- Sanae ! protesta Will. Ne rends pas les choses plus difficiles, veux-tu ? »
Lina battit des paupières, hébétée par le surréalisme de la scène. Cette hybride n'avait donc pas le moindre sens social ?
« Sanae a soigné tes compagnons et mis Lyrian en déroute. Est-ce que, en sachant ça, tu peux nous laisser une chance d'expliquer ? reprit Will en triturant sa barbe sauvage.
- Mmh. »
La jeune fille croisa ses bras maigrelets, méfiante. Elle se promit de récupérer son arme le plus vite possible.
« J'ai pas vraiment le choix, de toute façon, capitula finalement Lina.
- Bien. Dans ce cas, suis-moi. »
Will ramassa son outil de jardinage et s'éloigna en marchant sur les planches de bois qui circulaient entre les potagers de la serre.
« Tu passes devant, grogna Lina à l'attention de Sanae.
- Cela ne te mettra pas plus en sécurité, la prévint l'hybride d'un ton neutre.
- Tu. Passes. Devant. »
L'hybride albinos la regarda sans afficher la moindre émotion, puis la contourna et emboîta donc le pas à Will. Lina ferma la marche, constatant encore une fois à quel point la femme aux cheveux blancs était grande – elle se demandait même si elle n'aurait pas dépassé Thrak de quelques centimètres.
Le souvenir du colosse arracha une grimace à Lina, qui s'enferma dans le silence. Fort heureusement, Will la sortit de ses sombres pensées :
« Comme je te l'ai dit, je suis arrivé ici trois jours après l'apocalypse.
- Vous venez d'où ? rebondit Lina.
- Omnia.
- Et vous y faisiez quoi ?
- J'étais détective privé.
- Et comment vous avez su que y'avait ce bunker ici ? » pressa la jeune fille.
Will appuya sur le bouton de l'ascenseur, et tous trois y pénétrèrent tandis que le barbu répondait :
« J'étais le garde du corps de la chef de la Résistance.
- De la Résistance ? répéta Lina, surprise.
- Tia Taylor. La fille du Chancelier.
- Celui qui est à l'origine de toute cette histoire d'hybrides.
- Uniquement du projet Apocalyptica, même si son financement et son appui politique a effectivement dû aider les autres projets de X-Corp.
- Et comment est-ce que vous avez appris tout ça ?
- Je te l'ai dit, j'étais le garde du corps de la chef de la Résistance. En cherchant à discréditer son père, Tia a fini par mettre au jour ces histoires de lien avec X-Corp.
- C'est là que vous avez appris pour le bunker ?
- Oui. Son emplacement était marqué dans les dossiers.
- Quand je suis partie d'Omnia, c'était la guerre, dans les rues.
- En effet.
- Alors comment vous avez fait pour vous en tirer ? »
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et ils se retrouvèrent au rez-de-chaussée. Will les guida à travers un dédale de couloirs, tout en continuant :
« Je me suis démerdé, comme tout le monde. J'ai trouvé une voiture, de l'essence, et je me suis enfui.
- Mais le Changement a dû détruire Omnia. Vous êtes de la ville haute, non ?
- J'étais en banlieue quand les premières secousses sont arrivées, expliqua Will. J'ai eu de la chance.
- Mmh. Soit. Et la fille du Chancelier ? »
Will mit un peu de temps à répondre, et bien qu'il soit de dos et qu'elle ne puisse pas voir sa réaction, Lina sentit que le sujet était sensible.
« Tia est morte pendant l'apocalypse. » répondit-il d'une voix sombre.
Le barbu ouvrit une porte et tous trois se retrouvèrent dans l'un des réfectoires de l'étage. C'était une grande salle, faite pour accueillir plusieurs dizaines de personnes. La voir ainsi vide renforçait l'impression de solitude qu'éprouvait Lina en déambulant dans ce bunker labyrinthique, aussi s'était-elle tenue à l'écart de cet endroit jusqu'à présent, préférant piller le garde-manger et déguster son butin dans sa chambre.
« Assieds-toi, je reviens. » fit Will de son habituel ton autoritaire.
Lina grommela, puis tira une chaise et s'installa à l'une des tables, bras croisés. Will disparut derrière le comptoir du réfectoire, franchissant la porte du garde-manger. La jeune fille remarqua alors le grand Arcanin qui faisait la sieste dans un coin de la pièce. Fenrir. Le Pokémon de Will. Celui qui les avait sauvés du banc de Carmache.
Lina jeta un regard à Sanae, qui restait debout à l'écart. L'hybride se tenait droite, debout de toute sa hauteur, les mains croisées devant elle, impassible. Son absence d'émotions mettait la jeune fille profondément mal à l'aise, sentiment que n'arrangeait pas son silence dérangeant.
De longues secondes passèrent sans qu'aucune des deux ne prenne la parole, jusqu'à ce que Lina, n'y tenant plus, brise la glace :
« Alors t'es une Apocalyptica ? questionna-t-elle à brûle-pourpoint.
- Oui.
- Y'en a beaucoup, des comme toi ?
- Je ne sais pas. Lyrian était le premier que je rencontrai, lâcha Sanae sans émotion particulière.
- Et tu lui as cassé la gueule.
- Je devais le laisser vous tuer, toi et tes amis ?
- … Non. Non, ce que je voulais dire, c'est que t'as eu aucun mal à le faire fuir.
- Il est jeune. Il a eu moins de temps que moi.
- Moins de temps pour quoi ?
- Pour apprendre à contrôler l'Autre. »
La porte du garde-manger s'ouvrit, et Will revint près d'elle, une bouteille de whisky à la main et un morceau de viande séché dans l'autre. Il jeta ce dernier à Fenrir, qui ouvrit prestement la gueule et engloutit la nourriture en une fraction de seconde, avant de retourner à sa sieste.
Will sourit, puis se rapprocha des deux autres, bouteille à la main. Il la leva à l'attention de Lina, qui secoua la tête en signe de dénégation. Le barbu s'installa donc, prit une rasade à même le goulot et reprit donc :
« Bien. Donc. De quoi parlait-on ?
- De pourquoi elle a massacré tous les employés de X-Corp, rétorqua Lina en désignant Sanae d'un geste sec de la tête.
- Je te signale que je comprends ce que vous dites, lança l'intéressée d'un ton neutre. Tu peux me poser directement la question. »
Will engloutit une nouvelle gorgée de whisky et ricana, visiblement amusé par la remarque. Lina se renfrogna. Elle avait l'impression que ces deux-là se moquaient d'elle.
Ravalant sa fierté, elle tourna légèrement sur son siège et planta ses yeux dans ceux de l'albinos :
« Bien. Alors, pourquoi est-ce que tu les as tués ?
- Parce que ce je n'avais pas le choix. » répondit Sanae avec toute la simplicité du monde.
Lina haussa les sourcils, surprise. Méfiante, elle jeta un regard interrogateur vers Will, qui reposa sa bouteille en soupirant.
« Vous comptez m'expliquer, ou… ?
- Oui, reprit le barbu. Laisse-moi y arriver. Déjà, la première chose qu'il faut que tu saches, c'est que le laboratoire dont vous êtes arrivés n'était pas le seul dans le coin. Il y en avait un autre à l'ouest du désert, près des montagnes.
- Y'en a combien en tout ?
- Quatre. Les deux du désert avaient pour consigne d'évacuer leur personnel jusqu'ici en cas de problème.
- C'est comme ça qu'on a appris l'existence de ce bunker, oui.
- Et c'est comme ça que Sanae est arrivée ici. Elle n'est pas originaire du même laboratoire que Lyrian et tes compagnons, mais de celui à l'ouest du désert.
- Pourquoi est-ce que les gens de ton labo t'ont emmenée pendant l'évacuation ? Les autres hybrides ont été laissés sur place, non ?
- J'aurai dû être abandonnée aussi. Mais certains d'entre eux ne voulaient pas perdre le fruit de leurs années de travail, j'imagine.
- Les Apocalyptica n'ont pas le même intérêt à leurs yeux que le reste des hybrides, j'imagine, rajouta Will.
- Lyrian a aussi été laissé au labo, répliqua Lina.
- Lyrian n'avait peut-être pas autant de valeur, argua l'ex-Elitien. Si je ne me trompe pas, c'est le premier cobaye à avoir survécu au processus qui transforme les humains en Apocalyptica. Une sorte de prototype, instable mentalement et difficile à gérer. C'est probablement pour ça qu'ils l'ont laissé sur place. Sanae, elle, est une version plus… aboutie.
- Il est toujours agréable d'être appréciée à sa juste valeur. » lâcha la concernée sans un sourire.
Le ton était neutre, mais Lina aurait juré y ressentir de l'amertume – la première émotion dont faisait preuve l'hybride.
« Ils m'ont gardée sous sédatifs pendant tout le trajet. Ils avaient peur de ce que j'étais capable de faire hors de mon enceinte de confinement. Je ne pense pas avoir besoin de préciser que la dose de calmants nécessaire pour garder un Apocalyptica sous contrôle est phénoménale.
- Ouais, j'avais deviné, grommela Lina.
- J'étais inconsciente en permanence. Et puis, à un moment, je me suis réveillée. Sonnée, mais capable de réfléchir. J'imagine qu'ils ne m'avaient pas administré la bonne dose, ou que je m'étais habituée aux sédatifs.
- T'étais où quand tu t'es réveillée ?
- Dans ce bunker. J'étais dans une enceinte de confinement au dernier sous-sol. »
Will toussa, et prit une nouvelle gorgée de whisky.
« Je croyais qu'il n'y avait pas de laboratoire dans ce bunker ? tiqua Lina, fixant le barbu du regard.
- Il n'y a que de quoi contenir les hybrides, rétorqua Will. Laisse-la finir, veux-tu ?
- Ok, ok. Donc ? Il s'est passé quoi ensuite ?
- Ensuite, je suis sortie de ma cellule et je les ai tués.
- Pourquoi ? » grogna Lina.
Sanae marqua un temps d'arrêt, puis soupira. Visiblement, même pour elle, ce qu'elle s'apprêtait à répondre était difficile.
« Parce que l'Autre me l'a ordonné. » lâcha-t-elle finalement.
Lina grommela. Encore cette histoire d'Autre.
« … C'est qui, cet Autre, bordel ?
- Nous y voilà… » murmura Will en faisant tourner sa boisson d'un œil trouble.
La jeune fille lui lança un regard torve. La bouteille se vidait beaucoup trop vite à son goût. En plus d'entendre des voix, le barbu était alcoolique ? Il ne manquait plus que ça.
« Elle est juste tarée, votre amie, c'est ça ? l'apostropha Lina.
- L'Autre est réel, Lina, répondit Will. Ce n'est pas… ce n'est pas un dédoublement de personnalité, ou une quelconque maladie mentale.
- Ah ouais ? C'est quoi, alors ?
- L'Autre est celui qui corrompt ceux qui obtiennent le pouvoir. Celui qui encourage les riches à dépenser égoïstement. Celui qui pousse les puissants à dominer les autres, récita Sanae de sa voix neutre.
- Ça sonne pas comme une maladie mentale, ça, pour vous ? » cracha Lina en désignant l'hybride.
Will soupira, puis reposa sa bouteille de whisky, se passant une main fatiguée sur le visage. Il prit alors la parole, l'élocution difficile :
« J'ai d'abord cru que Sanae était folle, moi aussi. Mais… j'ai vu des choses, Lina. Des signes qui ne trompent pas. L'Autre lui a dit des choses qu'elle ne peut pas savoir. Des choses que… personne ne pouvait savoir.
- C'est ça, votre explication ? Oui, j'ai tué des dizaines de scientifiques, mais c'était pas vraiment moi, c'était mon ami imaginaire, pas la peine de s'inquiéter ? C'est du délire ! s'exclama Lina.
- Je ne suis pas folle. Lyrian aussi entend l'Autre, se contenta de répondre Sanae.
- Ah ouais ? Bah on voit ce que ça l'a poussé à faire ! Toi aussi, tu vas te mettre à te balancer d'avant en arrière comme une autiste avant de péter un câble ? »
Dans le coin de la pièce, Fenrir se mit à grogner, faisant sursauter Lina, qui avait presque oublié la présence de l'Arcanin.
N'y tenant plus, elle se leva, repoussant brusquement sa chaise :
« Elle entend des voix, et vous la croyez ? Vous êtes aussi taré qu'elle ! s'écria-t-elle à l'attention de Will.
- Libre à toi de lui faire confiance ou non. Je comprends qu'après ce qu'a fait Lyrian, tu… commença le barbu.
- Lui faire confiance ? Elle est folle ! Vous l'avez entendue, non ? Elle entend les mêmes voix que Lyrian ! Lyrian, l'hybride taré qui nous a tous massacrés !
- Lyrian n'arrive pas à contrôler l'Autre, répondit Sanae, toujours impassible. Moi oui.
- C'est ça. Allez vous faire voir, l'un comme l'autre. Vous êtes fondus. »
Lina cracha au sol et se détourna, avançant à grands pas vers la sortie du réfectoire. Elle en avait assez entendu. Cette hybride était comme Lyrian : instable, insensée, dangereuse. Et cette fois, elle n'allait pas commettre la même erreur.
Parvenue à la porte, elle se retourna brusquement et pointa un index accusateur vers Sanae :
« Alors ouais, p'tet que jusqu'ici, tu nous as aidés. Mais j'vais pas attendre que tu pètes un câble comme Lyrian. Dès que les autres ont guéri, on se casse de votre bunker de taré. En attendant, si tu nous approches, moi, Jade, Kate ou Joshua, je te jure que je te bute. »
L'hybride se contenta de la fixer, le visage de marbre. Will, impassible, prit une nouvelle gorgée de whisky, toujours tranquillement assis à sa chaise. Furieuse devant leur absence de réaction, Lina s'éloigna dans le couloir, claquant la porte derrière elle.