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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 02/07/2017 à 12:25
» Dernière mise à jour le 02/07/2017 à 13:48

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 9 : Une page se tourne.
 Danqa sourit ; cela faisait 16 ans qu’il n’avait pas eu l’occasion de croiser le fer aussi intensément. Le Boss des Agrios déchaînait ses quatre cimeterres, qu’il portait telle des griffes. L’imposant reptile lui servant d’adversaire partageait sa brutalité. Il ne cherchait pas à esquiver, il confrontait les cimeterres à ses propres griffes, aussi dures que de l’acier.

— Les Ensar sont vraiment sublimes, ne put s’empêcher de souffler Danqa.
— Tu n’es pas mal non plus, répliqua son opposant.
— Mais je n’ai pas dit mon dernier mot, Tranchodon !

Danqa redoubla de puissance, à un tel point que chaque collision entre griffes et acier craquelait le sol sous les deux combattants. Tranchodon reculait petit à petit, surpris par la vigueur écrasante du Boss des Agrios. Comprenant qu’il perdait trop de terrain, l’Ensar dragon bondit en arrière, avant de cracher un torrent de flamme violacées droit devant. Pas intimidé pour un sou, Danqa souffla simplement la rage draconique en la tranchant avec ses cimeterres. Tranchodon siffla, impressionné.

— La force de Danqa aux Griffes…, lâcha-t-il.
— Si tu veux m’avoir, il va falloir donner tout ce que tu as.
— Je vois. Hé bien soit.

Soudain, les griffes de Tranchodon s’allongèrent drastiquement, se recouvrant d’une aura draconique. Danqa se tint prêt, sachant que la moindre erreur pouvait être mortelle.


 ***

 Caché dans un renfoncement de la montagne, Ifios se mordait les lèvres. Il ne prenait même pas la peine de s’intéresser aux multiples fracas et explosions en tout genre qui parsemaient désormais les camps. La violente réaction d’Eily l’avait totalement retournée, ses paroles résonnaient encore dans son crâne.

‘‘Tu ne me connais pas’’, s’était-elle écriée. Cette phrase avait été comme un déclic ; c’était vrai, Ifios s’en était rendu compte. La Eily qu’il ‘‘connaissant’’, en réalité, n’était qu’une image idéalisée. Voyait-il vraiment ce qui était devant lui ? Ifios commençait à comprendre que non. Son ignorance extrême en relation sociale, couplée à sa joie d’enfin pouvoir parler avec quelqu’un de son âge, avait placé un filtre devant ses yeux. Une filtre altérant la réalité, l’embellissant d’un voile tentateur.

« … j’ai été égoïste. »

Ifios n’avait pensé qu’à lui. Il prêtait à Eily des caractéristiques qu’il façonnait lui-même. Jamais il n’avait voulu réellement s’intéresser à elle.
Au fond, devait-il lui en vouloir ? Qu’avait-elle fait concrètement, sinon utiliser toutes les cartes qu’elle avait en main pour retrouver sa liberté ? Ce n’était pas comme si elle l’avait fait par pure méchanceté, c’était une question de survie. Elle, elle se faisait exploiter chaque jour, suant sang et eau dans des mines infâmes et emplies d’air toxique. Et lui, Ifios, que faisait-il ? Il avait passé une vie peut-être ennuyeuse, mais paisible, se payant le luxe de manger chaque jour à sa faim.

S’il avait été moins centré sur lui-même et son envie d’être le gentil chevalier, Ifios aurait certainement pu mieux cerner Eily. Du moins, il n’aurait pas immédiatement accepté de tomber sous son charme trompeur.

« Finalement, ce n’est pas étonnant que je la dégoûte… »

Après tout, personne n’aime n’être vu que comme un objet aux yeux d’un autre. Et c’était justement ce qu’il avait fait. Eily n’était qu’un objet de désir, qu’il voulait s’approprier. La demoiselle, bien plus lucide, avait rapidement dû le voir. Sauf qu’au lieu de lui dire franchement ce qu’elle pensait, elle avait préféré jouer le jeu, quitte à heurter sa fierté, pour obtenir une chance de survivre dans cet enfer.

« … faut-il que je parte à sa recherche ? »

Elle lui avait bien fait comprendre qu’elle pouvait se débrouiller seule. De plus, elle possédait un Ensar. Clairement, elle avait bien plus d’atouts que lui, avec ses pauvres cimeterres. Ifios ne pouvait pas s’empêcher de trouver cela étrange, cependant. Pourquoi quelqu’un ayant un tel pouvoir se laisserait capturer par des bandits ? Ceci dit, elle ne semblait pas si forte que ça.

Elle savait se débrouiller, c’était indéniable. Mais il était connu que les Foréa étaient d’une force insondable ; ils incarnaient la volonté divine du Vasilias. D’ailleurs, c’était un Foréa qui avait tué le précédent Boss des Agrios, un monstre encore plus effrayant que son successeur, dont la simple mention nom suffisant à faire trembler la région entière.

Eily était bien loin de tout ça, et pour preuve, elle était impuissante face à Sidon. Si elle était une véritable Foréa, elle n’en aurait fait qu’une bouchée.

« … mais cette créature était bien réelle… »

Ifios sentit sa tête fumer ; beaucoup trop d’informations à ingurgiter d’un coup. Surtout que l’énigmatique Eily n’était pas son seul problème. Désormais, chacun savait qu’il avait trahi les Agrios, et donc, qu’il était une cible à abattre. Il devait donc s’enfuir, mais où ? Il n’avait plus la carte avec lui, le seul tunnel qu’il connaissait par cœur était celui de la mine… où se battaient encore Sidon et l’autre fillette.

Toi.

Soudain, une voix profonde venue de nulle part transperça son corps. Instinctivement, Ifios se retourna, fébrile, et brandit ses cimeterres. Puis, son corps se paralysa. Il resta comme pétrifié, incapable d’esquisser le moindre geste, de produire le moindre son. Ses deux yeux se gonflèrent dans une expression d’effroyable stupéfaction.

— Tu es Ifios, n’est-ce pas ?

Malgré la nuit, Ifios parvenait clairement à voir celle qui se trouvait devant lui. Il ne l’avait jamais vu, mais en avait mille fois entendu parler. Une chevelure dorée, angélique, descendant cascadant divinement sur son dos. Une majestueuse et fine cape d’une blancheur immaculée, comme protégé par un voile mystique. Mais surtout, un regard de glace, diabolique. Deux froides prunelles saphirs reflétant la force et la domination. Il était impossible d’y résister. Quiconque croisait ce regard sentait immédiatement son corps entier défaillir, comme si son âme elle-même voulait fuir cette vision d’épouvante.

— … oui, c’est bien toi, aucun doute là-dessus. Viens, je suis venue te chercher.

Ifios ne répondait toujours pas, encore fossilisé. Son interlocutrice tiqua ; cette simple preuve de mécontentement provoqua un haut-le-cœur terrible chez l’adolescent. Mais cette surréaction eut au moins pour mérite de lui délier la langue.

— I… Inam… vous êtes… Inam…, marmonna-t-il.

La dénommée esquissa un petit mouvement surpris, avant d’acquiescer.

— C’est exact. Je me nomme Inam, dit la Guerrière, la seconde Foréa Impériale.
— … !

Ifios sentit le sol sous ses pieds se dérober. Comme s’il n’avait pas déjà assez à faire avec tout ça ! Une Foréa, et Inam en plus de cela ! L’adolescent crut que sa dernière heure était arrivée. Plus que des combattants terrifiants, les Foréa étaient avant tout les portes paroles du Vasilias, c’est-à-dire, de la loi. Et les bandits, globalement, étaient considérés comme des hors-la-loi.
Pour Ifios, la présence de la Foréa ici n’avait qu’une seule signification : le Vasilias avait décidé d’exterminer une bonne fois pour toute la menace Agrios.

— Je ne sais pas ce que tu penses, grinça Inam, mais je n’ai pas de temps à perdre. Suis-moi, c’est un ordre.
— …

Inam soupira une énième fois devant la non-réaction de son interlocuteur. Finalement, décidant qu’elle avait assez usé de sa patience, elle assomma proprement Ifios d’un coup sur le crâne avant de le porter négligemment sur son épaule.

— … mais comment l’a-t-il élevé…, pesta-t-elle avant de repartir vivement.


 ***

 Eily sentait que la situation l’échappait de plus en plus. Le combat entre Danqa et le reptile Ensar commençait à prendre des proportions dantesques. La demoiselle avait beau s’éloigner, le vacarme assourdissant que les deux brutes guerrières produisaient semblait parvenir de juste derrière elle.

La peur la menait tellement qu’elle ne prenait plus la peine de se cacher, fonçant à toute allure vers un espoir de protection ; accessoirement elle tentait également de retrouver Ifios. Eily ne l’appréciait toujours pas, mais Caratroc avait raison, elle ne pouvait pas l’abandonner ici à son sort. Elle devait au moins l’aider à s’enfuir d’ici, en lui rendant la carte.

Pendant sa course, Eily croisa une poignée de bandits. Visiblement, ils étaient tous aussi perdus qu’elle, à ne pas savoir où aller. Ces Agrios étaient on ne pouvait plus surpris de voir la Morte se balader ainsi dans le camp, et certains essayèrent même de l’arrêter.

Eily se défendait comme elle le pouvait, abusant des toiles de Caratroc pour ralentir ses ennemis. La demoiselle avait espéré leur faire peur grâce à son Ensar, mais les Agrios étaient si affolés qu’ils ne prêtaient pas attention aux détails. Dans leur tête, Eily était une cible à neutraliser.

« … tss, ils sont trop nombreux… »

La demoiselle cyan avait clairement du mal à s’en sortir. Le surnombre était l’un de ses plus grandes faiblesses ; le temps que Caratroc ne s’occupe d’un bandit, cinq autres en profitaient pour avancer.

« Si au moins je savais ce qu’il se passait ! »

Et pour couronner le tout, les Agrios semblaient être dans un état second. Ils se donnaient à corps perdu, comme s’ils étaient désespérés. Leur esprit était devenu totalement hermétique à la fois à la raison et à la manipulation.

— … !

Fatalement, des brigands percèrent les maigres défenses d’Eily. Cimeterre en main, le fragile cou était leur cible…

Que faites vous encore ici ?

Une voix profonde résonna à travers tous les camps des Agrios, paralysant les bandits sur le champ. Cette voix, ils ne la connaissaient que trop bien. Elle appartenait au seul être qui pouvait encore les éclairer dans cette nuit ténébreuse. Eily déglutit, ne sachant si elle devait se réjouir d’être encore en vie ou non.

Danqa aux griffes s’avança vers ses subordonnés, sévère. Son énorme masse musculaire de plus de deux mètres se mouvait férocement, inspirant à la fois crainte et admiration. Toutefois, Eily remarquait qu’il n’était pas totalement indemne, de nombreuses et sanglantes blessures parsemaient son torse et ses jambes.

— N’avez-vous pas entendu mon ordre ? continua-t-il. J’ai exigé à ce que tous les Agrios se replient dans ma grotte, immédiatement.
— … oui Boss !

Et les Agrios s’exécutèrent, abandonnant complètement Eily qui décidément, comprenait de moins en moins la situation. Une fois que les derniers bandits disparurent dans la nuit, Danqa se tourna vers la demoiselle cyan ; elle tressaillit.

— Ne fais pas attention à eux, tonna-t-il. Ils sont chamboulés par l’arrivée d’Inam, la peur les hante et les rend instables.

Eily ne savait pas si elle devait répondre. Parmi tout ce qui lui était arrivé aujourd’hui, entendre Danqa lui parler aussi casuellement comptait certainement comme la chose la plus improbable.

« … un instant, il a dit Inam… ? »

Un nom qui n’était évidemment pas inconnu, surtout lorsque l’on avait côtoyé pendant des années un passionné de Foréa comme Nester. Eily compléta rapidement le puzzle. Inam s’était imposée comme tiers-partie et mettait un peu le bazar dans le camp des bandits ; la fillette à l’épée devait certainement être avec elle également. De plus, l’énorme reptile que combattait Danqa un peu plus tôt était sans doute le célèbre Tranchodon.

— Les Agrios sont faibles, proclama Danqa. Ils ont besoin d’user de violence pour exister ; mais contre un Foréa, sur qui la violence est impossible, ils se rendent compte de leur impuissance et perdent la raison. Ils deviennent des insectes gouvernés par l’instinct…

Danqa hocha gravement la tête avant de continuer.

— C’est pour cela qu’ils ont besoin d’un guide. Quelqu’un sur lequel ils peuvent s’appuyer en cas de désespoir, quelqu’un qui pourra les aider peu à peu à se construire une véritable personnalité. J’ai choisi d’être ce guide. Je suis prêt à me mettre en première ligne et à sacrifier ma vie pour eux.

Eily était heureuse de le savoir, mais elle en le serait certainement beaucoup plus si le colosse de deux mètres s’en allait, là, tout de suite. Malheureusement, ce ne fut pas le cas ; il se rapprocha même. Les jambes de la demoiselle restèrent ancrés au sol, fébriles. Elle voulait courir, loin. Mais elle avait l’impression que dès qu’elle lui tournerait le dos, deux cimeterres transperceraient aussitôt son cœur. Cependant, rester immobile devant l’écrasante menace ne menait guère à un meilleur destin. Caratroc restait sur ces gardes, mais lui aussi savait qu’il ne pourrait pas grand-chose en cas d’attaque.

— Toi, tu te nommes Eily, n’est-ce pas ?
— … nyah ? fit-elle bêtement.

« C-Comment sait-il mon nom ? Je ne l’ai dit qu’à Ifios… »

— Ne sois pas surprise, Sidon me faisait des rapports réguliers sur ton cas, surtout depuis que tu t’es rapproché de mon fils. Il épiait discrètement chacune de vos discussions, sans exception.

« … oups. J’espère qu’il n’est pas du genre papa protecteur, parce que sinon… », geignit mentalement la demoiselle.

— Ifios a toujours eu une vie peu palpitante. Il était forcé de rester ici, dans nos montagnes, sans autorisation de sortir. Il disait toujours que cela ne le dérangeait guère. Il passait son temps à s’entraîner, à pousser son corps jusqu’à ses plus folles limites, dans le seul but de pouvoir un jour m’égaler. Je suis satisfait d’avoir un fils aussi rigoureux, mais je crains que cette vie recluse ne lui fut finalement plus préjudiciable que bénéfique. Je ne suis pas certain qu’il puisse s’en sortir dans la vraie vie ; tu as dû le voir toi-même, socialement, c’est une cruche.

Malgré la terreur que Danqa lui inspirait, Eily ne put s’empêcher de – légèrement – esquisser un sourire à l’image.

— En vérité, je pense qu’il veut tellement me ressembler qu’il s’en oublie lui-même. Il s’efforce de paraître féroce et redoutable, mais le résultat est plus souvent ridicule que crédible. Il était bien temps de lui faire voir le monde…

Pendant un instant, Danqa laissa un sourire franc se dessiner sur son visage.

— Tu l’as bien mené par le bout du nez, n’est-ce pas ? Sidon s’amusait à me raconter comment tu changeais drastiquement d’attitude pour charmer mon fils. Mais je ne t’en veux pas, c’est uniquement de la faute d’Ifios de s’être laissé avoir aussi facilement. C’est en faisant et réalisant ses erreurs qu’il deviendra un adulte.

« Parce qu’il est aussi au courant de mon petit jeu de séduction ? » se mit brusquement paniquer Eily.

— Q-Qu’est-ce que vous me voulez ? parvient enfin à prononcer la demoiselle.
— …

Danqa ferma les yeux quelques instants, avant de les rouvrir, l’air grave.

— L’arrivée d’Inam sonne un renouveau pour les Agrios. Nous allons tous fuir, sans chercher à récupérer les esclaves ; tu es donc libre. Quant à Ifios, je ne compte pas non plus l’emmener avec moi. Inam s’en chargera. Lui aussi, en quelque sorte, sera libre. Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais j’apprécierais que tu le surveilles une fois à l’extérieur ; son ignorance pour la vie normale pourrait lui causer bien des troubles.
— Vous voulez que… je surveille Ifios ?
— C’est une demande, pas un ordre. Libre à toi d’y accéder ou pas. Je sais que tu ne le tiens pas en haute estime, mais laisse-lui une chance. Ce n’est pas le sang d’un bandit qui coule dans ses veines. Et même si tu n’étais pas honnête envers lui, pour Ifios, tu es sa toute première amie. C’est important.
— … je…

Eily zieutait à droite à gauche, tentant de trouver dans les reflets de la nuit une réponse appropriée, sans succès. Comment Danqa pouvait lui demander ça, alors qu’il ne la connaissait même pas ? Ou du moins, c’était ce que Eily pensait au début. Toutefois, le père d’Ifios avait visiblement mené sa petite enquête sur elle, à son insu. Non, Eily sentait que Danqa ne lui disait pas tout ; il avait l’attitude typique de quelqu’un maîtrisant parfaitement le jeu. Il ne semblait même pas perturbé, alors que son gang se faisait détruire sous ses yeux ! Eily aurait plutôt imaginé le Boss des Agrios dans une colère noire que dans une acceptation sereine des faits.
Pendant que la demoiselle se triturait l’esprit, Danqa baissa les yeux vers Caratroc.

— Ce que j’ai dit précédemment s’adresse également à vous. Je sais d’expérience que la sagesse d’un Ensar dépasse de loin celle d’un homme. Si vous acceptez ma requête, Ifios sera entre de bonnes mains.
— … j-je verrai…, balbutia à tout hasard la tortue rondelette.
— Très bien, acquiesça Danqa. Oh, et avant que je n’oublie, ne t’inquiète pas pour ton manteau. Tu le récupéreras bien assez tôt.

Le Boss des Agrios souffla longuement, fixant le ciel nocturne parsemé d’étoiles.

— C’est un renouveau, pour nous tous. Une seconde chance de forger l’avenir que nous désirons. Et pour fêter l’évènement, quoi de mieux qu’un combat d’anthologie, n’est-ce pas…, Inam ?
— … parfaitement.

Eily sursauta face à cette voix survenue de nulle part, et se retourna en vitesse. Soudain, elle sentit comme une main glacée étreindre son cœur. Danqa était impressionnant, terrifiant, ce n’était plus à prouver. Mais cette femme qui d’apparaître… elle était d’un tout autre niveau. Eily, qui avait pourtant l’habitude d’étouffer ses émotions, se sentait partir. Entre la présence écrasante de Danqa et l’atmosphère mortifère se déchaînant d’Inam, elle se sentait plus petite qu’un insecte.

— Je vois que le capitaine est le dernier à quitter le navire, pointa la Foréa.
— Je suis le Boss des Agrios. Mon rôle est de garantir leur sécurité.
— Voilà une noblesse de cœur qui te ressemble bien.

Tout en gardant son attention vers Danqa, Inam jeta un regard vers Eily. Cette dernière manqua de peu la crise cardiaque.

— Pars Eily, ordonna-t-elle. Mon apprentie s’occupera de toi. Tu la reconnaîtras facilement, c’est une jeune fille portant une épée dans le dos.

Eily ne se fit pas prier deux fois. Elle ne savait pas si elle pouvait faire confiance à cette femme – aussi Foréa soit-elle – mais en l’état, la demoiselle n’avait pas d’autres alternatives. Une fois que Caratroc eut bondi sur son crâne comme à l’accoutumée, elle détala comme si le diable était à ses trousses.

— Alors c’est elle, la mystérieuse Foréa, souffla Inam.
— Effectivement, qu’en penses-tu ?
— Je ne saurais la juger. Elle n’a pas l’air de maîtriser ses pouvoirs, et son Ensar m’est inconnu. Sans oublier qu’elle n’a aucun rapport avec le Vasilias… sauf si notre cher empereur nous cache des choses.
— Ce sont des mystères que tu devrais éclaircir seule. Mais à présent, l’heure n’est pas à la discussion.

Lentement, Danqa raffermit sa poigne sur ses quatre cimeterres géants. Sa combativité monta subitement en flèche, devenant presque palpable. Une aura intense illumina ses yeux rubis.

— Alors tu tiens vraiment à te battre, sourit Inam. C’est déjà un miracle que tu tiennes debout après avoir vaincu Tranchodon.
— Mon âme reste celle d’un guerrier. Plus mon ennemi est puissant, et plus mon sang s’ébouillante. Ton Ensar était un bon apéritif, mais maintenant, je demande le plat principal.
— Soit. Ne viens pas te plaindre ensuite.

La Foréa leva sa main gauche, et soudainement, le sol sous ses pieds se mit à trembler. Brusquement, un épais monticule de terre émergea jusqu’à son crâne, puis, la matière terrestre se mette à se réorganiser, s’assembler, se solidifier, jusqu’à former une hache gargantuesque qu’Inam empoigna d’une seule main. Ses yeux saphir étincelèrent puissamment.

— À toi l’honneur, accorda gracieusement Inam.
— Hm, quelle galanterie, ironisa Danqa.

Le Boss des Agrios prit toutefois l’initiative ; il bondit férocement, telle une bête sauvage sur sa proie. Inam contra l’assaut d’un coup de hache ; la différence de force entre les deux adversaires était si énorme que Danqa fut purement et simplement projeté sur un pan de la montagne, y perçant au passage nombres de couches de roches. Le colosse sourit, sachant qu’il allait passer un excellent moment.


 ***

 Tza soupira, elle n’avait pas été ménagée ses derniers temps. Le voyage entre la ville et les montagnes avait été extrêmement pénible, la simple pensée qu’il fallait désormais faire le voyage retour la rendait malade. Mais la fillette voyait le bon côté des choses : elle avait pu se venger de Sidon. Bien sûr, le combat avait été inégal vu que l’homme balafré était désarmé, mais Tza n’en avait cure. Son adversaire avait désormais tout le temps de se repentir, assommé et enchaîné au fond du souterrain, le torse immobilisé par un énorme rocher. Tza n’était pas quelqu’un de cruel, mais il ne fallait pas lui chercher des noises.

La fillette patientait en ce moment devant la caravane. À en croire les déchaînements élémentaires visibles un peu plus loin, Inam était en plein combat contre Danqa. La Foréa Impériale avait été claire : si elle engageait un affrontement, il serait inutile de l’attendre. Les objectifs principaux de la mission restaient de secourir les prisonniers et de ramener Ifios et une demoiselle à la chevelure cyan avec eux.

Une escouade de soldats impériaux était déjà en train de fouiller les passages secrets à la recherche des esclaves en fuite et Ifios dormait paisiblement dans la caravane. Il ne restait plus que la demoiselle à la chevelure cyan, qui ne devrait pas tarder. Pour tuer le temps, Tza sortit une feuille et une plume de sa robe, avant de commencer à noter toutes les nouvelles idées qui lui passaient par la tête ; avec un peu de chance, tout ce temps perdu lui permettra d’étoffer la suite de ses écrits.
Petit à petit, Tza se laissa tellement absorber par sa tâche qu’elle ne remarqua pas une certaine demoiselle cyan courir à pleine vitesse dans sa direction.

De son côté, Eily se stoppa net en voyant la caravane. Elle en savait suffisamment pour deviner que la fillette à l’épée était avec Inam. Eily était perplexe à l’idée qu’une gamine aussi jeune puisse prendre par à des combats aussi dangereux, mais après tout, elle-même savait qu’il ne fallait pas juger un livre à sa couverture.

— On y va ? demanda Eily à Caratroc.
— Pourquoi pas, je ne pense pas qu’elle soit l’une de nos ennemis.

Acquiesçant, Eily s’avança prudemment. Elle remarqua rapidement que la fillette était en intense réflexion, scribouillant à vive allure.

« … elle écrit ? », s’étonna Eily.

La demoiselle décida de faire le moins de bruits possible ; avoir l’effet de surprise était toujours utile, quelle que soit la situation. Eily en profita pour jeter un coup d’œil à l’intérieur de la caravane…

— … !

… pour y apercevoir Ifios, embelli d’une belle bosse sur le crâne, ronflant comme si de rien n’était.

— Hé bien voilà, souffla-t-elle à Caratroc. J’ai fini par le retrouver.
— Visiblement tu n’étais pas le seul à le chercher, réalisa Caratroc.
— Reste à savoir ce qu’il fait là maintenant, peut-être que l’autre fillette sait quelque chose…

Le corps inconscient d’Ifios était le seul occupant de la caravane. Eily comprit que les autres alliés d’Inam devait encore être dans le camp Agrios. Sauf si elle était venue uniquement avec la gamine à l’épée, ce qui serait quand même assez improbable.
La demoiselle cyan se demanda si ce n’était pas le moment d’annoncer sa présence à la fillette, avant de se raviser.

« Non, profitons encore un peu… »

Eily se faufila discrètement derrière la fillette, curieuse de savoir ce qu’elle écrivait. L’espionne en herbe fut impressionnée par la dextérité avec laquelle la petite écrivaine maniait la plume ; décidément, cette fillette sortait définitivement de la norme.

L’intérêt d’Eily montait progressivement, il fallait qu’elle sache ce que cette fillette rédigeait ! La demoiselle se plaça judicieusement dans son dos et commença rapidement une petite lecture indiscrète.

« Voyons… »

D’après le début, c’était un roman. Voilà qui devenait de plus en plus intéressant ; Eily se demandait quel genre d’histoire pouvait bien écrire une fillette. Elle n’allait pas tarder à la savoir.

« …nyah ? »

Un léger rouge écarlate s’immisça progressivement sur les joues de la demoiselle cyan. Globalement, le roman en question mettait en scène deux protagonistes, un frère et une sœur. Ils formaient une petite famille heureuse, cependant, la sœur semblait apparemment vouer des sentiments un peu plus fort que le simple amour fraternel à son frère. Sauf qu’elle ne parvenait jamais à avouer ses sentiments directement, par conséquent, elle mettait en place des stratagèmes pour se faire comprendre… des stratagèmes parfois – souvent – très osés. Le frère restait toutefois indifférent, au grand malheur de la sœur. Même Caratroc, qui avait levé la tête par curiosité, sentit la température s’élever.

Toutefois, la gêne laissa petit à petit sa place à l’intérêt. C’était qu’elle savait très bien décrire les scènes, cette fillette ! Eily et Caratroc en oublièrent même qu’elle encore en plein camp des Agrios, ils avaient les yeux rivés sur les pages que la gamine à l’épée enchaînait – toujours sans se rendre compte de ses deux lecteurs indiscrets.

« … c’est… étrangement captivant ! » s’extasia mentalement Eily.

Pendant au moins un bon quart d’heure, Eily et Caratroc restèrent immobiles, à dévorer les bribes du roman. Mais, fatalement, l’incident fini par arriver. La fillette, passionnée, venait de terminer une page et plaça immédiatement une nouvelle feuille blanche par-dessus. Or, ni Eily, ni Caratroc, n’eurent le temps de finir de lire la page précédente ! Ne pouvant supporter d’être coupés en pleine lecture, les deux indiscrets ne purent s’empêcher de crier en cœur un magnifique :

— Nooon !!
— … !

La fillette bondit brusquement, immensément surprise. Elle se retourna en vitesse, fixant ces deux lecteurs inopinés de deux gros yeux globuleux.

— … salut ? tenta Eily.
— …
— T-Tu te souviens de nous ? On s’est croisés tout à l’heure…
— … vous avez vu ?

Eily et Caratroc déglutirent. Visiblement, ils avaient fait quelque chose qu’il ne fallait pas, pas que ça soit si surprenant cependant.

— T-Tu parles de ton roman ? geignit la demoiselle cyan.
— … !!

Tza se rendit compte que son secret avait été découvert. Personne n’était au courant de son roman, elle faisait toujours attention à toujours être seule lorsqu’elle écrivait. Si la vérité était dévoilée au grand jour, elle mourrait immédiatement de honte.

— … témoins gênants…, marmonna-t-elle.

La fillette avait bien évidemment reconnu Eily ; elle était très identifiable avec sa chevelure cyan et son Ensar. Toutefois, Tza fit rapidement le calcul. Elle préférait encore saboter la mission plutôt que de laisser en vie des témoins pouvant détruire son intégrité sociale.
Sans réfléchir plus que cela, Tza saisit furieusement son épée.

— … éliminer les témoins…, souffla-t-elle lugubrement.
— H-Hé ! réagit vivement Eily. Inutile d’en venir à de telles extrémités ! I-Il était super ce roman !
— C-C’est vrai, compléta Caratroc. Tu as un vrai talent petite !
— …

Tza leva la tête, étonnée d’entendre de soudain compliments.

— On est désolé d’avoir lu sans ton autorisation, s’excusa Eily, mais c’était si passionnant !
— On n’a pas pu s’arrêter, c’était fou ! appuya Caratroc.
— L’héroïne est très attachante ! C-Ce n’est pas mon genre, mais j’espère vraiment qu’elle va réussir avec son frère !
— … vraiment ?

Bien qu’elle était encore gênée d’avoir été découverte, elle ne pouvait s’empêcher de sourire doucement devant l’enthousiasme d’Eily et de son Ensar. Revenue à la raison, elle abaissa sa lame.

— J-Je vois, bafouilla-t-elle. On y peut rien dans ce cas.

La fillette détourna les yeux, désireuse de changer de sujet.

— Je me nomme Tza, se présenta-t-elle. Vous, vous êtes Eily, c’est cela ?

Eily fut à peine surprise que la fillette sache son nom ; même Inam le savait. Visiblement, beaucoup de gens qu’elle ne connaissait pas s’était renseignés sur elle, pour une raison qui l’ échappait encore.

— Oui, c’est moi. Et voici Troctroc, mon Ensar.
— C’est Caratroc…, grinça la tortue rondelette.
— Et toi, tu es… l’apprentie d’Inam ? demanda Eily.

Tza acquiesça.

— Vous êtes au courant. Bien. Je suis chargée de vous ramener, vous et Ifios, en ville.

Eily expira longuement ; avant d’aller plus loin, elle avait besoin d’avoir des réponses.

— Tza, appuya Eily. Je peux comprendre qu’un Foréa Impérial viennent démanteler une organisation criminelle comme les Agrios. Mais pourquoi s’intéresser autant à moi ?
— Parce vous êtes spéciale. Cela fait un mois que vous êtes sujet de toutes les discussions chez nous.
— … nyah ? s’étonna Eily.

« Un mois ? … depuis que je suis arrivée ici ? », calcula rapidement la demoiselle cyan.

— En réalité, nous sommes venus spécialement pour vous deux, déclara Tza. Sauver les autres prisonniers était accessoire.
— … pardon ? s’étonna Caratroc.
— Vous, Eily, parce que vous êtes la mystérieuse Foréa. Et Ifios parce que… mmh… j’avoue ne pas savoir pour lui, il fait juste partie de l’objectif.

« Ils sont donc au courant pour mon pouvoir. Ce qui explique pourquoi ni Tza, ni Inam n’étaient surprises de voir Caratroc… », réfléchit Eily.

— Mais comment avez-vous su que je suis une… mystérieuse Foréa ? voulut savoir la demoiselle. Vous étiez au courant pour mon Ensar ?
— Mmh… non, nous ignorons son existence au début. Mais nous avions un autre indice qui nous a mis sur la voie.

Tza pencha la tête, réunissant ses souvenirs.

— Vous avez la même particularité que les Foréa, sans parler de l’invocation d’Ensar.
— … c’est-à-dire ?
— Vous pouvez guérir de vos blessures, même les plus mortelles. Le jour où vous êtes arrivée ici, vous étiez presque morte, n’est-ce pas ?
— Oui c’est vrai mais…

« Comment peut-elle savoir ça ?! » s’étonna Eily.

— Mais ce n’est pas le lieu pour discuter de ça. Si tu veux des réponses, monte dans la caravane. Le voyage sera long, mais une fois arrivée en ville, ils t’expliqueront tout.

Eily n’était pas vraiment satisfaite de la réponse, mais elle hocha tout de même la tête. Elle n’avait pas de raison de refuser ; cette Tza ne semblait pas malhonnête. Et puis, Eily ne savait absolument pas où elle était exactement au milieu de toutes ses montagnes. Si elle décidait de partir par elle-même, qui sait combien de temps elle prendrait avait de rejoindre la civilisation ? – si elle y arrivait un jour bien sûr. Tza lui offrait non seulement un moyen de transport mais également une destination, elle ne pouvait pas demander mieux.

Eily se tourna une dernière fois vers les montagnes Agrios. Elle peina à réaliser qu’elle pourrait enfin les quitter. Les évènements s’étaient enchaînés à une vitesse folle ; l’attaque surprise de l’orphelinat, sa capture par les bandits, sa vie en tant qu’esclave… Eily n’avait fait que suivre l’épineuse route d’un destin malicieux, sans avoir son mot à dire.
Mais désormais, elle était bien décidée à reprendre sa vie en main ; suivre Tza serait bien la toute dernière chose qu’elle ferait par obligation. Une fois qu’elle aura rejoint la civilisation elle sera enfin libre de pouvoir faire ce qu’elle voulait.

Eily expira ; de nombreux objectifs se dessinèrent dans son esprit, des questions auxquelles elles voulaient absolument des réponses. Qui étaient les hommes ayant brûlé l’orphelinat ? Qui était-elle exactement ? Pourquoi possédaient-elles les pouvoirs d’un Foréa ?

Une page se tournait ; mais le livre était encore épais. Et Eily était bien décidé à aller jusqu’au bout de cette histoire.