VI. La main
… La nuit tombe. Qu'elle est belle, cette nuit. Elle vient masquer cette lumière éblouissante, qui mettait en évidence, aux yeux de la mer, le corps sans vie de Manternel, et d'Heledelle avant elle.
Mes mains ne peuvent se séparer du corps partant en lambeaux. Je ne peux plus bouger, plus penser, plus rien. Surtout, je ne veux plus rien. Mon âme est paralysée, bloquée, elle ne croit plus en rien.
Une violente rafale de vent arrache le corps de mes mains, et l'emmène vers sa dernière demeure, l'océan, la vaste mer qui m'a tout pris car j'ai cru qu'elle m'emmènerait au paradis ; elle a été un croque-mort, elle m'a conduit, moi et mes compagnons, droit dans la tombe...
Des rivières de larmes coulent de mes joues, tandis que j'observe, au loin, les restes mortuaires dériver sur la mer, dans le sens opposé à mon navire : droit vers l'est. Droit vers le village Myokara ; comme le dernier voyage d'un Wailord mourant, allant se laisser périr sur une plage près de laquelle il était, un siècle plus tôt, né.
Soudain, une puissante douleur se fait ressentir dans mon ventre. Elle remonte, comme un fleuve bouillonnant et putride, à travers mon estomac, ma gorge et ma bouche, avant d'en sortir, comme un fleuve dégoûtant, liquide verdâtre dans lequel se cachent des bouts de chair encore sanglante. Babimanta, les souvenirs qui lui sont associés, revient. Jamais, depuis qu'il n'a été tué, il ne s'est fait oublier. Jamais ; il est toujours revenu me hanter, me faire souffrir, et sa pestilence me tuera, moi aussi. Bientôt, je serais comme Manternel, comme Etourvol...
Non, je serais pire. Les assassins ne vont pas au paradis; ils brûlent éternellement, comme enflammés par des milliers de Démolosse...
La souffrance est trop aigue. Mon torse lâche et s'effondre sur la coque ; et moi, je sombre dans l'inconscience.
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… Suis-je encore vivant ? Quand sommes nous ? Je sens encore les échardes qui percent mon corps de partout, et l'odeur marine est toujours là. Au calme bruit des vagues, s'est ajouté le cri des Goélise.
Je tente d'ouvrir les yeux ; mais je ne vois rien, plus que le noir. Seraient-ce mes paupières qui ne peuvent plus s'ouvrir, ou alors mes yeux qui seraient définitivement hors d'état ? Je n'en sais rien. Mais les odeurs et les sons marins ne me laissent pas de doute sur l'endroit dans lequel je suis.
Ma gorge est si sèche qu'elle semblerait un terrain de jeu pour Mascaiman ; mais mon bras est trop faible. Il peut à peine atteindre l'endroit où sont stockées les bouteilles ; je tente de saisir le canif, pour pouvoir boire une dernière fois, et ne pas partir dans la soif. Mais mes doigts sont si faibles que le petit couteau tombe de ma main, et glisse en dehors du radeau, allant rejoindre le Revolver au fond de la mer. J'aurais bien aimé qu'il soit encore-là ; je l'aurais saisi, l'aurait pointé sur ma tête, et aurais appuyé sur la détente. Tout aurait été si facile ; je n'aurais pas à m'imposer ces moments de souffrance aveugle, au milieu de l'océan. Une simple balle m'aurait détruit le crâne; et j'aurais rejoins le monstre noir et doré du mal sans souffrir plus.
Soudain, au loin, un bruit sourd vient percer la monotonie des cris de Goélise et des vagues. Un long son semblant comme sortir d'un immense tuba, joué un musicien dont le souffle n'aurait rien à envier au mistral. Bientôt, la chanson régulière et sèche d'un moteur vient remplacer ce qui semblait être une corne de brume. Mes oreilles commencent à fatiguer ; le moteur me semble de moins en moins présent, alors que le radeau-corbillard est secoué par quelques vagues. Je sens l'odeur nauséabonde du mazout ; et bientôt, l'accélération surprenante du rafiot sur la mer. Il semble rapidement glisser sur les flots comme une planche de surf ; et, en cahotant ainsi, les échardes remuent dans leurs plaies. La douleur permanente s'intensifie encore, et je me sens m'affaiblir. Même mon odorat semble perdre de sa force, l'odeur du mazout commençant à se dissiper. Que se passe t-il ? Je n'en sais rien. Je ne peux pas y réfléchir. Je suis trop fatigué. Pour tout dire, je n'ai jamais été aussi épuisé de toute cette longue traversée, c'est dire. J'ai un irrésistible désir de sommeil ; mais le mouvement rapide de mon vaisseau, les douleurs traversant mon corps et les échardes s'y plantant m'en empêchent.
La vitesse continue à grandir et à grandir ; bientôt, l'eau salée et froide de la mer est projetée sur mon corps sec. Elle lui fait à la fois le bien fou de le sortir de cette sécheresse, et la souffrance de sa température presque glaciale. Bien que mes sens commencent doucement à disparaître, mon corps subit tant et tant de sensations, de mouvements, de douleurs qui semblent insupportables. J'essaye de crier, j'ouvre grand ma bouche à l'haleine devenue putride et je laisse libre cours à mes cordes vocales ; mais rien ne sort.
Tout d'un coup, le navire commence à ralentir, tandis que de nouveaux bruits viennent se porter à mon ouïe vacillante. Ces sons forment une sorte d'ambiance de fond, parfois relevée par ce qui ressemble à un cri d'horreur ou de stupéfaction. On se croirait un jour de marché, sur la place centrale de Myokara. De quoi parle t-on ici ? Je ne peux le distinguer, à vrai dire je ne peux pas isoler une seule voix ; je ne peux qu'entendre ce faible bruit de fond, tandis que mon rafiot de fortune s'arrête définitivement. L'odeur de mazout revient, encore plus forte ; elle est rejointe par celle du poisson que l'on sort des filets, comme dans un vieux souvenir ou rêve, de ces excursions maritimes dans les paisibles côtes du sud des mers d'Hoenn.
Soudain, le radeau semble bouger, tandis qu'un petit bruit se fait entendre, de l'autre côté de mon rafiot. Le navire penche un peu, comme si quelque chose s'était posé dessus. Tout d'un coup, tout les bruits, les cris, ces lointains tumultes et fracas, disparaissent dans les airs ; les odeurs pénibles d'un port de pêche elles-même quittent les lieux, remplacés par la douce senteur des fleurs le matin. Tout semble s'être figé, sauf cette chose qui se rapproche de moi ; comme un trou dans le temps et l'espace, un petit moment d'idéal, dans cette si dure réalité. Comme une pause dans le travail ; comme un moment de bonheur au milieu d'une vie de souffrance.
Ma main, fébrilement, se lève depuis le bord de la construction de bois. J'emploie toutes mes forces, tout l'énergie qu'il me reste, afin de tenter de la lever. C'est une tâche herculéenne, plus encore que couper du bois dans la forêt, ou remonter les filets tranchants de l'arrière d'un chalutier ; mais, lentement, elle monte, jusqu'à en rencontrer une autre. Une main plus douche que le velours, plus douce, même, que la toile de Manternel qui compose la voile. Une main qui semble s'emboîter à la perfection dans la mienne, comme une plume sur une aile, comme un doux baiser. Une main si chaude, si agréable au toucher ; une main dont on apprécierait la caresse du lever au coucher du soleil, et puis du coucher au lever, sans broncher un seul instant. Une main qui pourrait nous conduire n'importe où, et même en enfer si il le faut. Une main si parfaite...
Et puis, plus rien.