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Le voyageur du grand large de Lady_Waka



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Informations

» Auteur : Lady_Waka - Voir le profil
» Créé le 01/07/2017 à 05:03
» Dernière mise à jour le 06/07/2017 à 09:19

» Mots-clés :   Hoenn   Unys

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V. Le forçat


Quand ? Quelle heure est-il ? Quel jour ? Le temps a disparu. Il a coulé comme un sable fin vers des profondeurs inconnues, loin sous la surface de l'onde, loin de moi, loin de ce fichu radeau d'enfer, loin de tout. Quelle a été la durée de cette glissade, quelle a été la durée de mon sommeil douloureux, allongé sur le ventre, quelle est la longueur de cette existence vide, depuis qu'il est mort ?

Mes yeux s'ouvrent à peine, plaqués contre les planches de bois mal taillé. Mon corps est rempli d'échardes. Elles percent la peau, comme des centaines de seringues que personne ne viendra enlever. Certaines semblent enfoncées jusqu'à au sang, presque jusqu'à l'os. La douleur ne s'en va jamais ; brûlure de Démolosse.

J'aimerais bien me demander où je suis, car je vois à peine. Mais je connais déjà la réponse. Je suis au milieu de la mer. Perdu. Mon nez distingue sans problème les senteurs marines, et même mes yeux à moitié éblouis se rendent compte qu'il n'y a à voir que du bleu, bleu clair des nuages ou plus foncé et opaque de l'océan, jusqu'à perte de vue et bien au-delà. Même mon ouïe ne capte rien d'autre que le petit bruit de l'eau. De l'eau, et rien d'autre. Pas d'oiseau. Pas de poisson. Rien, rien d'autre que la mer, ce radeau, moi, Manternel et son cocon. Je n'ai jamais été aussi proche du vide absolu. Il y a t-il un endroit sur cette terre qui soit plus proche du vide que celui-ci ? J'en doute.

Je ne peux pas rester effondré sur le rafiot comme ça, pour l'éternité. Je dois me relever... j'essaye de soulever ma jambe droite, mais la douleur m'oblige aussitôt à la reposer ; en la levant, je la sens comme être écrasée par le poids titanesque du titan Groudon. J'essaye avec la gauche ; la souffrance est aussi forte. J'ai bien l'impression que je ne me tiendrais plus jamais debout. Cette un bien étrange sentiment ; comment une chose si basique, si simple et tellement au cœur de la vie, peut disparaître comme ça ? Je sais pourquoi ; à cause de la damnée peste maritime que m'a donné le Babimanta. Mais je n'arrive pas à le concevoir. A vrai dire, tant de choses que je pensais ne jamais ressentir sont survenues depuis l'embarquement ; la complicité de meurtre, puis le meurtre en lui-même (peut-être même deux fois ; qui sait ce qu'il est arrivé à Oswald, le milicien?), mais aussi la transformation en une bête dévoreuse de cadavres sanguinolents, en un montre sortit des enfers...

En désespoir de cause, je tente de soulever mon torse. La douleur qui gagne mon dos est, encore une fois, horrible ; j'ai l'impression qu'une immense force se donne de toute son âme afin de me l'arracher, se joignant à la nausée et aux inflammations brûlantes de la maladie. Mais, au moins, je ne suis plus plaqué sur le plancher. Au bout du compte, j'aurais très bien pu le rester ; même la tête relevée, il n'y a rien à voir d'autre que l'immensité marine. Je ne peux voir le soleil, mais je le sens tomber droit sur moi ; il doit déjà être midi. La question, c'est quelle journée ; mais je ne le saurais à l'évidence jamais.

Je jette un regard au cocon de Manternel ; j'aperçois mon dernier compagnon, semblant encore dormir, ou se reposer ; ses couleurs autrefois éclatantes prennent maintenant la teinte d'une fleur fanée, touchées par la même pestilence que moi. Il semble que les effets soient encore plus forts sur la pauvre Manternel, et même du haut de ma douleur, je ne peux que compatir pour elle. Faites qu'elle survivre, par pitié...

… Nous dirigeons-nous toujours vers l'ouest ? Je l'espère. Le navire semble encore avancer, quoique son allure n'est plus aussi forte que le dernier jour dont j'ai le souvenir. Mes mains se saisissent de la branche qui me sert de rame de fortune ; rien qu'à la déplacer jusqu'à ce qu'elle trempe dans l'eau, je ressens déjà des crampes, et une nouvelle écharde vient se planter dans un de mes poignets. Peu importe ; je donne les quelques forces qui me restent encore à l'ouvrage. Un tour après l'autre, la rame sort et entre péniblement dans l'eau, tandis que sueur et fatigue m'envahissent, rejoignant la douleur grandissante. Peu importe ; il me faut continuer. Je dois amener Manternel là-bas, je dois la faire soigner ; pour que, pour elle au moins, ce passage en enfer n'ait pas été vain. Mon amour affronte la douleur dans l'éternelle lutte que je mène pour continuer, ou non, à ramer comme un galérien, comme un condamné aux fers, fers que sont les échardes qui retiennent et saignent mes jambes.

Le temps passe, le soleil continue sa route céleste, et mes mains le douloureux cycle. Déjà, le ciel commence à rougir, le bleu si clair disparaissant dans les airs. Après une éternité passée en forçat sur une galère, je m'accorde une petite pause, et, me penchant en avant ,dans la douleur qui continue d'infester mon dos, je coupe les liens séparant une des bouteilles de la « coque » grâce à mon vieux canif et me saisit du récipient salvateur. La tenir en l'air, au-dessus de mes lèvres, n'est pas chose aisée, et une bonne partie finit sur les genoux, les rafraîchissants à l'occasion. J'en profite pour jeter un œil au cocon dans lequel s'est réfugiée Manternel, afin de la désaltérer, elle aussi. Elle n'a pas bougée depuis que j'ai ouvert les paupières, et je m'inquiète ; ainsi, je passe la main par l'ouverture du refuge.

Je tombe bien sur quelque chose. Un corps flasque, immobile, froid et sec, une couverture de feuille trouées et tombant en miettes.
Un cadavre.

Je ne peux croire ce que me disent mes doigts. Ce n'est pas possible ; Manternel aurait dû résister plus longtemps, résister bien assez longtemps pour atteindre la côte, pour être sauvée, pour être soignée... Elle ne pouvait pas mourir. C'est impossible. Elle est juste inconsciente, le toucher me ment !

Mon cœur se remet à battre plus fort que la plus puissante des machines jamais créée. Il creuse ; creuse un trou assez profond dans le solide cocon, pour laisser passer Manternel. La toile est rudement composées, et mes mains souffrent, encore plus qu'en ramant, encore plus qu'en y plantant des échardes. Mais j'y arrive. Je parviens à dégager une ouverture assez large, par laquelle les derniers rayons du soleil couchant pénètrent.

Tout délicatement, comme un prince porterait sa bien-aimée, je sors Manternel de ce sombre refuge. La lumière pourtant expirante semble baigner la sortie par laquelle je sors lentement, en commençant par les pieds, le pauvre Pokémon. Le vert des feuilles a désormais pris le sombre brun et la texture friable des feuilles mortes ; et ainsi, une bonne partie du corps de mon ami tombe en miette entre mes doigts. Les bras sont ballants et maigres ; et quand enfin le visage sort, il est éteint. Les yeux sont fermés et ne s'ouvrent plus. Les antennes se sont fixées, et ne bougeront plus. La bouche de la malheureuse affiche, comme un dernier souvenir, un sourire du même acabit que celui de l'enfant qui fait un beau rêve.

Ce sourire enfonce le couteau dans la plaie, jusqu'à l'os ; et dans un dernier espoir de résurrection, je serre la défunte dans mes bras, avec autant de force qu'il m'en reste, et plus de tendresse que je n'en ai jamais eu dans toute ma vie.

Mais ce qui s'est envolé ne reviendra jamais à terre...