IV. Pompes Funèbres
Un nouveau matin se lève sur la rude ligne de l'horizon. Cette fois-ci, je suis déjà réveillé. Depuis combien de temps ? Vingt minutes, trois heures ? Le temps passé allongé sur les planches, à se planter des échardes dans le dos et à tenter de fermer les yeux, fait partie de ces choses que mon esprit ne peut comptabiliser. Un peu comme le bonheur, la haine, ou le chagrin.
Le soleil déboule comme un naufragé isolé le ferait vers une embarcation, ou comme la misère sur celui qui est déjà un va-nu-pieds. En arrivant, sans la moindre attention à ma pauvre personne, il fait met en valeur la large tâche de sang séché qui recouvre maintenant une bonne partie du transocéanique. D'horribles images me reviennent en tête, pour peu qu'elles l'aient quittées un petit moment, depuis hier soir. Ces images de bête sauvage, déchiquetant sa proie avant de la dévorer crue, et d'engloutir un bon demi-litre d'eau d'une gorgée. Ce goût infect d'un mort dont le corps n'a été traité d'aucune manière, goût similaire à celui d'un Rattata sur lequel se serait jeté un crasseux. Cette douloureuse saveur du sang qui envahit la bouche, et descend dans la gorge comme dans le Styx, noyant votre estomac et provoquant au ventre des douleurs qui semblent venues droit des enfers, avec la peste, le scorbut, la guerre et la mort.
Ce repas nécrovore n'infeste pas que l'estomac. Depuis mon réveil, dans la nuit, mes gencives sont devenus des foyers d'un douloureux incendie, nourri par un étrange hélium qui les a gonflées, au point qu'elles rivalisent de taille avec celles de Lippoutou; mais en rougeur, seules les blessures d'un Démolosse semblent pouvoir tenir la compétition. Même après avoir dormi, je reste victime de la fatigue, parasite de l'homme. Plus que jamais, j'ai envie de dormir au chaud, quelque part, là-bas, de l'autre côté, voir chez moi, si il le fallait. Manternel, bien qu'elle n'ait pas participé au partage de la carcasse, semble malade, elle aussi. Son jaune autrefois éclatant est devenu aussi foncé que l'écaille de Sabelette, et il est si peu intense qu'on le prendrait presque pour de la terre pouilleuse. Son manque d'activité se fait plus grand encore ; elle reste dans son cocon, et ce que j'entrevois de son visage a bien mauvaise mine. Il n'y a que mon compagnon d'assassinat, Heledelle, qui semble au mieux de sa forme, les yeux déjà rivés à l'horizon, scrutant encore et toujours tout ce qui pourrait se présenter sur les mers plates, tandis que je reprends ma « rame » de fortune, continuant de diriger le navire comme un verre éteint un incendie, en direction de l'endroit d'où s'est levé le soleil.
Les courants semblent, fort heureusement, continuer à nous mener vers cette terre du soleil levant, mais plus je reste debout, à tenter d'influer tant bien que mal sur la tenue de mon propre navire, plus mes jambes semblent atteintes d'un nouveau mal. Je les sens faibles, comme si elles avaient du mal à supporter mon poids, alors qu'elles m'avaient si bien servies jusqu'ici. Comme si elles étaient les premières à craquer, à ne plus pouvoir supporter la dureté de ce voyage. Elles vont même jusqu'à trembler, comme d'hésitation, de peur, et je suis forcé de m'asseoir, devant le sang séché qui apparaît toujours plus immonde.
Mes jambes sont comme moi. Elles hésitent. Elles faiblissent. Ni elles ni moi n'avons supporté le Babimanta, apparemment. Moi qui peux à peine me lever, pourrais-je un jour atteindre cette terre promise, terre lointaine mais bientôt interdite ?... Mais pourquoi n'y arriverais-je pas ? Le radeau avance droit vers l'ouest, et si certes le capitaine que je suis ne contrôle plus son navire, il va dans la bonne direction. Je ne dois être atteint que d'une petite maladie passagère, après tout, et il y aura de quoi soigner Manternel là-bas ; il paraît même qu'ils ont réussi, de ce côté de l'océan, à soigner les Pokémons malades en moins d'une semaine ! Je ne dois pas perdre espoir ; plutôt me noyer au milieu de l'océan, et finir en pâture au premier Pokémon qui me trouvera...
…
Un peu comme... notre repas d'hier.
… Il me semble que je ne peux plus. Je ne peux plus espérer, moi qui ai tué les espoirs de quelqu'un d'autre. Je ne peux plus être ce gamin innocent, moi qui ai fouillé dans les entrailles d'un Pokémon qui, lui, l'était. Moi qui ai partagé avec l'assassin un festin sanguinolent de tripes et de boyaux, et qui ai rejeté les restes à la mer sans un hommage.
Si jamais j'arrive à Unys, je devrais y être pendu...
Les pleurs coulent sur mon visage comme hier le faisait le sang. Pleurer est un peu comme être éveillé la nuit. C'est, en quelque sorte, intemporel ; nul ne peut, ne saurait rien qu'estimer le temps que ça occupe. Pendant ce qui me semble être une éternité, seul une petite brise du nord nourrit l'océan d'autre bruits que de ceux de mes sanglots.
Puis soudain, un cri, un cri agressif, un cri de prédateur qui trouve sa proie, des battements d'ailes percent la monotonie. Je lève ma tête de mes deux mains inondées, pour regarder ce qui se passe. Au-dessus de l'océan, volant fièrement en battant ses puissantes ailes, Heledelle se tient. L'eau bouillonne de couples de nageoires jaunes, qui grouillent dans un banc, tournant à la surface comme dans l'attente d'une proie.
De nouveau, un cri retentit dans les airs, et l'oiseau plonge sur un des ailerons, le saisit de ses serres. Mais cette fois, ce n'est pas aussi facile. Le Carvannah qui sort doucement de l'eau est bien plus puissant que tout les Babimantas du monde, et cela semble une tâche titanesque de soulever en l'air; Heledelle trisse, donne toutes ses forces à la tâche et tout son coeur à l'ouvrage.
L'oeil du poisson dépasse à peine la surface, quand, tout d'un coup, un autre Carvannah surgit de la soupe, et saisit l'autre serre d'Heledelle dans son immense gueule dentue. Les cris victorieux de mon ami se transforment bientôt en douloureuses plaintes, tandis que ma crainte de devoir dépecer un autre malheureux devient une terreur. Les secondes passent, terribles. Heledelle se rapproche de l'eau. La résistance dont il fait preuve ne semble que rendre sa douleur encore plus insoutenable, et les cris qu'il pousse déchirent mon cœur et mon âme comme elles percent et déchirent le ciel marin.
Il faut que je fasse quelque chose. Et vite. Je saisis le Revolver de ma poche, et le pointe vers le Carvannah accroché à la serre. Mes yeux inexpérimentés ,mais semblant comme augmentés par la terreur et les battements toujours plus rapides de mon cœur comme des ailes du chasseur devenant chassé, se placent en face du viseur, et j'appuie sur la détente...
Le recul est brutal, terriblement brutal. Le pistolet me saute de la main, après m'avoir provoqué une terrible douleur au poignet, et tombe à l'onde, coulant à pic, tandis que la fumée noire de sa cartouche semble m'asphyxier et obstruer ma vision ; je ne peux, entre deux longues séries de toux, qu'entendre un bruit sourd dans l'eau, sans que les cris ne s'arrêtent une seconde. La fumée se dissipe bientôt... Bien trop tôt, même, car mes yeux tombent en face d'une vision d'horreur. Heledelle n'est plus qu'à quelques centimètres de la surface ; Et les Carvannah qui l'entourent s'agitent, sautant autour de lui, toutes dents dehors. Le majestueux prédateur touche bientôt la surface ; aussitôt, il est traîné sous la frontière des cieux aux mers. Une immense flaque rouge, remontant des profondeurs, prend bientôt la place qu'il occupait, et la puanteur mortuaire du sang revient, pour une seconde fois depuis hier, persistant à accompagner ce long voyage comme intrus, parasite et destructeur.
Je ne sais pas ce qui se passe. J'ignore tout ; je m'effondre sur mon navire, de choc, de chagrin, de fatigue. Je sombre dans l'inconscience.
J'ai conduis mon ami, celui que je connaissais depuis bientôt dix ans, celui avec lequel j'avais vécu tant de choses, à la mort.
Ce rafiot est le corbillard du croque-mort qu'est le courant ; et le meurtrier, c'est moi.