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La Fin justifie-t-elle les Moyens ? de Vesper-Fenril



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» Auteur : Vesper-Fenril - Voir le profil
» Créé le 30/06/2017 à 02:15
» Dernière mise à jour le 01/10/2017 à 22:28

» Mots-clés :   Action   Aventure   Hoenn   Présence d'armes   Suspense

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1. Ignitiation
Le soleil irradiait depuis trois jours la cité portuaire de Nénucrique.

L’infâme effluve de poisson avarié se savourait davantage quand la chaleur s’imposait dans la région. Et nulle part dans Nénucrique cette odeur était plus immonde qu’au sein des bas-fonds, agrémentant ainsi l’inqualifiable relent que les habitants cultivaient. Ceux-ci d’ailleurs ne discernaient pas le drame fétide auquel ils contribuaient : leur peau grasse et barbouillée présumait une hygiène peu recommandable. Ainsi, la souillure avait im­prégné tant les recoins de leur ville que leurs mœurs.

Il faisait brûlant au zénith, la plèbe s’évertuait ainsi à travailler plus promptement afin de regagner leur médiocre tanière au plus tôt. L’ombre s’avérait y être un bienfait des plus inestimables. Par conséquent, le port était peu fréquenté en fin d’après-midi nonobstant la présence rémanente d'un délicat fumet de sueur.

Progressivement, s'ajouta à l'émanation une suite de mugissements étouffés. Les cris venaient du haut d'une colline non loin de la plage. Deux garçons, l'un plus grand, aux airs d'escroc et le second, plus court mais plus large, se moquaient fièrement d'un troisième, agenouillé sur le sol humide. Ce dernier, bien plus chétif que ses assaillants, esquinté de part et d'autre, semblait vidé de ses forces­. Ses cheveux, bistres et ébouriffés, habitaient la poussière. Sur ses joues se creusait le tracé encore humide de ses larmes, qui remontait jusqu’à ses paupières enflées, comparables à des ballons sur le point d'éclater.

— Et alors ? On tient toujours à participer, l’Échoué ? cracha le plus grand des vauriens.

Le rondouillard se mit à ricaner pour appuyer son comparse. Étonnement, le maigrelet put entrouvrir les yeux et jeta un dernier regard de défi :

— J’y tiendrais plus longtemps que vous au moins, vous fuiriez devant des Magicarpe !

— Mais c’est qu’il a l’air d’encore en vouloir, l’Échoué ! lança le potelé. Ça t’apprendra à raconter des foutaises !

D’un accord tacite, le duo renouvela son enchaînement de coups de pieds tout en l’injuriant de noms plus dégradants les uns que les autres. Si le passage à tabac se faisait à peine entendre, les cris du môme, eux, devinrent inaudibles : il n’avait plus de souffle.

Soudain, un bruit de pas alerte clapota sur le pavé.

— Bande de salauds ! Vous êtes allés trop loin cette fois-ci ! vociféra une voix juvénile.

L’Échoué - puisque c’est ainsi qu’on l’appelait - appréhenda aussitôt la voix familière : si cette apparition sut lui raviver quelques forces, il les utilisa pour se plonger dans un profond sommeil réparateur.


***

— Je t’avais prévenu dès son arrivée qu’il ne serait qu’une source de problèmes ! vociféra une voix de femme enrouée.

— Je ne vois pas où est le problème, tu es fâchée seulement parce qu’il ne bosse plus depuis quelques heures. Mais tu oublies qu’il rapporte bien plus que les autres ! répliqua-t-il.

— Bien évidemment ! Depuis le départ de ton grand frère, il n’y a que toi et Garen sur qui je puisse compter ! Les autres sont aussi compétents qu’une brosse à chiottes.

— Attends, je crois qu’il s’est enfin réveillé, s’exclama-t-il pour échapper au sermon.

— Commence par lui dire que la prochaine fois qu’il a des problèmes je le fous dehors ! coupa la femme.

Sur ses mots, il tourna les talons et descendit à l’étage où le môme avait été amené d’urgence. Il reposait sur une couche qui épousait parfaitement la forme du sol.

— Alors Garen ? Bien dormi ? commença son ami.

— Commence par lui dire que la prochaine fois qu’elle me menace je lui vole tout ce qu’elle possède et je la ruine.

— Je constate qu’on ne parlait pas assez discrètement, dit-il un sourire en coin

Garen se releva péniblement. D’un geste lent, il effleura les traits de son visage et eut l’air surpris en découvrant la vitesse à laquelle ses maux se dissipaient. Devant lui se tenait Sélim, le sourire aux lèvres. Il arborait une tignasse dorée et pendait, devant son œil gauche, une mèche insurgée – composante indispensable de son charme. Son autre œil dévoilait un iris flottant entre le vert et le bleu. Malgré sa nature chétive, son visage était plus arrondi que celui de Garen.

Les murs fissurés et l’éternel clapotis de gouttes suggéraient les caves de la Pension, ou plutôt, l’orphelinat clandestin que Madame Éryne s’évertuait à diriger d’une main de fer. Les autres enfants du quartier avaient trouvé drôle de rabaisser les orphelins à de pauvres Pokémon que personne ne viendrait chercher. En réalité, les captifs étaient encore moins bien lotis : ils étaient une dizaine de mioches et se devaient d’obéir à Madame Éryne s’ils souhaitaient survivre. Ce qui impliquait toutes les formes de mendicités, vols à la tire, arnaques et autres escroqueries. À la fin de la journée, les plus fructueux se voyaient récompensés d’un généreux plat de pain rassi tandis que les plus oisifs étaient séquestrés dans l’une des nombreuses caves. Garen n’aimait guère cet endroit. Tout lui soufflait que sa place définitive n’y serait jamais : la décadence de la ville avait atteint un point de non-retour, mais plus important, les réponses quant au mystère de son arrivée n’y demeuraient sûrement pas. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’être reconnaissant pour y avoir rencontré Sélim. Tous les deux, s’entendaient à merveille et, malgré leur légère différence d’âge et de physique, on les imaginait souvent cousins. En outre, Sélim et lui s’étaient arrangés un départ.

Une question lui vint instantanément à l’esprit.

— Combien de temps, Sélim ? demanda-t-il d’une voix faible mais avec assez de volume que pour se faire entendre.

— Ça va faire quatre heures aujourd’hui que t’es dans les vapes, répondit son ami en relevant sa mèche dorée.

Garen hocha la tête en signe de désapprobation, avant de se corriger.

— Quand est-ce qu’on meurt ?

Sélim se ravisa, avant de pousser un long soupir :

— C’est ce soir.

À l’annonce du compte-à-rebours, un silence de plomb s’immisça entre les deux amis. Malgré la confiance qui les liait, un trou se forma dans le ventre de Garen, laissant ce vide en proie au doute. Sélim se leva et brisa alors le silence.

— Je vais te laisser te préparer, il ne nous reste que cet après-midi pour nous entraîner.

Garen prit un moment pour se remettre les idées aux clairs. Les événements semblaient s’enchaîner à une vitesse fulgurante. Il se remémora d’abord l’épisode de la querelle des deux frères, mais réprima vite cette séquence pour laisser place à un souvenir nettement plus lointain.

— Garen ! haleta Sélim. Mon frère a réussi ! Il a passé le test ! Viens, on a pas beaucoup de temps pour lui faire nos adieux, reprit-il sur un ton d’autant plus empreint.

À ces mots, Garen se leva brusquement de la place publique et rejeta son mégot fraîchement ramassé – il avait en effet pris goût à cette nouvelle habitude dont la marmaille locale était friande. De toute manière, mis à part vadrouiller dans les hauts quartiers et subtiliser de ridicules babioles, il n’avait que ce vice pour tromper son ennui.

Tous deux dévalèrent la place en direction du port.


D’une impulsion d’épaules, Garen se releva et dodelina la tête, comme pour chasser la grisaille de ses pensées. Il se dirigea vers le coin de la cave ou était placé un vieux miroir poussiéreux et étudia sa physionomie.

Il avait grandi depuis son arrivée à Nénucrique. Ses cheveux noirs étaient imprégnés de crasse, mais laissait tout de même apparaître quelques mèches plus claires. Sur sa nuque serpentait le dessin incertain d’une cicatrice aux origines lointaines. Son corps nu était à peine recouvert d’hématomes ; il en déduisit que Madame Éryne avait pris soin de lui durant son coma, mais qu’il n’y avait derrière ce geste qu’un acte intéressé. Garen était, avec Sélim et son grand frère, les meilleurs larrons de la Pension. Ensemble, ils rapportaient près de la moitié du butin total de la journée, ce qui les accommodaient grandement. La matrone leur accordait ainsi plus de liberté. Ils se permettaient alors un langage plus léger avec elle, car ils savaient son revenu dépendant de leurs efforts.

L’arrivée de Garen avait pour ainsi dire triplé les bénéfices de la maison, étant donné que les deux frères avaient fait de lui leur apprenti.

— Leyas ! cria Sélim. Par ici !

Les deux marmots s’approchèrent du quai près duquel avait accosté un petit cruiser décoré d’ un « M » criard. Leyas, un jeune adulte blondinet, eut l’air rassuré par la vue de visages familiers. Son œil gauche arborait un beau coquard et ses vêtements étaient encore maculés de sang. Sélim se précipita dans les bras de son frère.

— J’ai eu si peur ! Je te promets qu’on te rejoindra dès que possible, Garen et moi, ensemble ! s’émut-il.

— Toi aussi tu vas me manquer, répondit-il d’une voix douce, mais ne te presse pas pour l’Ignitiation, tu ne sais même pas si on s’y verra …

Son visage se crispa et il mit un genou à terre pour mieux les fixer.

— Sélim, tu as vu ce que j’ai vu, tu sais à quoi t’attendre. Je sais que je ne serais pas là pour vous empêcher d’y participer, mais rappelez-vous …

Il prit une longue inspiration et se frappa le visage pour ne pas se perdre dans ses souvenirs.

— Ne mourrez pas.

— A deux on ne mourra pas, s’indigna Sélim

Leyas se tourna ensuite vers le concerné – qui d’ailleurs ne semblait pas suivre la conversation – et poursuivit :

— Ah ! Mon p’tit Échoué ! Toi aussi tu vas me manquer. Je me rappellerai toujours la mine affreuse que t’avais quand on t’a trouvé sur la plage. Quelle frayeur quand tu t’es ranimé, on aurait dit que tu revenais d’entre les morts !

Il soupira avant de reprendre :

— S’il te plaît, prends soin de mon p’tit frère. Et peu importe le chemin que tu choisis, je suis sûr qu’il sera toujours bon.

— Ne t’inquiète pas, je le surveillerai comme tu l’as fait, le rassura Garen

— C’est bien ce qui m’inquiète !

Ainsi, Leyas fit ses adieux à ses deux frères et quitta Nénucrique pour un centre de formation tenu secret.

Sélim, ému par le départ de son frère ,ravala ses larmes et se tourna vers son meilleur ami, le regard solennel.

— Garen, j’ai l’intention de rejoindre mon frère et de passer l’Ignitiation. Je veux m’enrôler dans la Team Magma.

Garen entrouvrit la bouche en signe d’étonnement, mais aucun son ne s’échappa. Leyas lui manquait, à lui aussi. Une montée d’adrénaline afflua alors dans son abdomen et le força à soutenir son ami.

— Je te suis.

Ils se serrèrent l’avant bras pour sceller leur engagement.


Garen parcourait sa silhouette à travers la glace. Ses cicatrices couvrait une peau hâlée, peu répandue à Nénucrique et ses yeux fins aiguisaient son visage. Leurs prunelles, marron sur les bords, étaient emplies d’un rouge pur, tournant au cramoisi. Son exotisme lui attirait d’ailleurs des remarques quelque peu discriminatoires, mais il n’en avait que faire : ce soir-là, Sélim et lui quitteraient le taudis qu’était cette cité.

Ce soir-là, ils passeraient leur Ignitiation.

Ce soir-là, ils affronteraient un Pokémon.

Cependant, à mesure qu’enflait son angoisse, une pensée s’éternisait dans un coin de sa tête, tel un ultime avertissement.

Je ne dois pas mourir.


***

Le lieu de l’Ignitiation demeurait officiellement secret, mais n’importe quel habitant – qu’il soit aisé, ou non – savait qu’elle se déroulait chaque soir, de la dernière lueur du crépuscule aux premiers rayons de l’aube, au pied du phare. Curieusement, l’obscurité de la nuit ne fondait pas sur le faubourg. Tous les soirs, le vieux phare illuminait Nénucrique et ses horizons de son feu, à la fois puissant et désinvolte. La petite construction était abandonnée depuis une vingtaine d’années et la ville, depuis l’inauguration du centre commercial, n’avait plus les fonds nécessaires à sa restauration. C’est également pour cette raison que les autorités fermaient les yeux : de dévoués bénévoles s’occupaient de l’entretien du brasier et le phare remplissait ainsi sa fonction d’origine.

Garen, les muscles encore consumés par son entraînement, attendait assis contre la porte de la Pension. Il portait son marcel usé, probablement blanc à l’origine, et un jean grossièrement découpé en guise de short. À ses pieds se tenait un tas de mégots, certifiant l’impatience du fumeur. Sélim et lui s’étaient séparés après leur entraînement et devaient, comme convenu, se rejoindre au pied du phare à une heure du matin. À l’instant même où le soleil s’évanouissait, les Ignitiations commençaient. De ce fait, était sélectionné, à chaque heure, un volontaire – ou deux, s’ils étaient trop jeunes. C’est-à-dire qu’à chaque heure mourait un individu.

Ou deux, songea ensuite Garen.

La Pension n’était située qu’à quelques pas du lieu de rendez-vous. La proximité s’entendait : les clameurs de la foule retentissaient à la cadence du spectacle. Le premier combat était généralement perdu d’avance – souvent un ivrogne qui perdait un pari – ainsi l’afflux redoublait dans les rues pour assister au deuxième. Le rassemblement enflait, tout comme l’anxiété de Garen. Il s’était « procuré » une montre digitale pour l’occasion, trop importante que pour manquer de ponctualité.

Soudain, la montre se mit à retentir, l’écran s’allumant et s’éteignant au rythme de l’alarme. Garen, trop concentré, sursauta à l’entente du signal, laissant tomber sa cigarette. L’alarme était réglée pour 00h50. À cette heure-ci, le ciel n’était qu’un long dégradé de teintes obscures, ne faisant plus place aux douces couleurs orangées du crépuscule. Un doute s’immergea en lui : que se passerait-il s’il ne s’y présentait pas ? Sélim le discréditerait sans aucun doute, et il croupirait à Nénucrique pour le restant de ses jours. La crainte de la perte de son ami ne ralluma qu’une braise de son ambition, suffisante pour le mettre en marche.

L’Échoué avançait d’un pas lent et hésitant, tel un condamné sur le sentier de la potence.

Il ancrait son regard dans le pavage, ainsi il se forçait à ne pas s’écarter du chemin. Marmaille, courtisanes, soûlards et même quelques bourgeois, accouraient dans les rues comme les poules se trémoussent vers le grain qu’on leur répand. Les cris et l’alcool fusaient.

— Parait que ce soir y’aura des mômes ! hurla un ivrogne, le nez rouge comme une tomate.

L’enfant comprit que Sélim et sa fierté avaient répandu la rumeur et se sentit empli d’une importance soudaine.

— Et quoi ? lança un autre. Tu comptes gagner beaucoup en pariant sur eux ?

Ses compagnons de vinasse rigolèrent alors à gorge déployée devant le clown qui tentait de se faire remarquer.

— Et alors ? C’pour le spectacle que j’y vais, c’pas tous les jours qu’on voit des mioches crever ! dit-il pour se rattraper.

Garen choisit d’ignorer l’argument. S’il savait sa condition peu avantageuse, il s’était tout de même entraîné avec Sélim. Le phare continuait d’illuminer toutes les surfaces visibles d’un halo orangé. Il avait été monté sur une colline pour compenser sa petite taille. Il devait être blanc mais l’usure avait emporté toute trace de netteté. Les vitres de la lanterne n’étaient plus et son couvercle avait été ôté de sorte que le brasier vienne lécher le ciel. De loin, elle ressemblait à un flambeau plus qu’à un phare.

Les pavés se raréfièrent et le sable encore tiède d’urine et de dégueulis prenaient le dessus. La cacophonie était à son paroxysme au pied de la tour. Une centaine de personnes s’étaient agglutinées autour du vieil édifice et les uns se contentaient de pousser ou de grimper sur les épaules des autres. Face à l’entrée du phare se tenaient des grilles qui écartaient le peuple en un léger passage. Celui-ci donnait sur un minuscule cercle autour duquel se massaient le public. Garen chercha Sélim des yeux, mais il ne put voir distinctement les visages tant il y avait de mouvement. Un main vint taper son épaule.

— Alors on a pas trop les boules ? clama une voix derrière lui.

Garen sursauta mais reprit aussitôt son calme quand il reconnut Sélim. Il ébaucha un sourire triomphant, mais sa voix trahissait son manque d’assurance. Garen se sentit aussitôt soulagé de savoir son meilleur ami dans un état similaire au sien, ce qui le remit d’aplomb.

— Bien sûr que non ! On s’est entraînés trop dur que pour abandonner maintenant.

— Oui, reprit-il sur un ton sérieux. Deux ans que Leyas est parti, deux ans qu’on s’entraîne sans relâche. On va buter ce Pokémon et quitter ce taudis ! s’exclama-t-il le poing dressé.

Garen resta silencieux, trop incertain de son futur, trop anxieux à l’idée de mourir.

Au moins si je meurs, ce sera avec mon meilleur ami, pensa-t-il pour se rassurer.

— Allez, viens ! Dans deux minutes commence la sélection et je refuse d’attendre l’heure suivante pour y participer.

Garen était du même avis. Cependant, lui ne voulait pas attendre une heure de plus dans l’angoisse. Son corps se raidit de plus belle quand Sélim leva sa main vers lui, les doigts légèrement recroquevillés :

— Prêt ? dit-il sur un ton solennel.

La phrase retentissait à coup de marteau dans le crâne de Garen, si bien que sa gorge se noua et ne put sortir un son. Il n’était pas prêt et avait peur. Il sentit que la boule dans son ventre luttait de toute force pour libérer les larmes de ses yeux. Il voulait rentrer chez lui, là d’où il venait. Si les années avaient dissipé les quelques bribes de souvenirs qui lui restaient, il savait qu’il y avait vécu en sécurité. Une contrée où il n’était pas livré à lui-même, où les enfants de son âge étaient encore purs et inconscient du vice qu’est la Vie. Mais il ne pouvait pas rentrer. Il lui était impossible de retrouver sa famille - s’il en avait une - car Hoenn était vaste. Son seul indice était sa peau mate, typique des îles qui ceignaient le continent. Une centaine des ces îlots étaient connus de tous, mais il y en avait plus de mille et étaient soit habités par des Pokémon, soit par des pêcheurs nomades qui voguaient d’île en île. De plus, il n’était pas rare de croiser des étrangers le long des côtes de la région.

Sélim repéra la détresse dans son regard et avança sa main pour insister. Garen l’agrippa et ils s’étreignirent une dernière fois avant de s’engouffrer dans la mêlée.

Une voix s’éleva parmi les autres, elle était forte, distincte. Chaque mot était articulé avec soin de sorte que n’importe qui pouvait le comprendre. L’homme, âgé d’une trentaine d’années, ne portait pas de micro. Il était grand de taille et vêtu simplement d’un t-shirt noir sur lequel était brodé un « M » dont la forme rappelait celles des montagnes. Autour de son cou se balançait un curieux collier au bout duquel pendaient deux roses, l’une teintée d’un bleu ciel et l’autre d’un rose pâle. Celle-ci semblaient figées dans le temps et brillaient d’un éclat mystérieux, comme formé d’une autre matière. Une silhouette canine glissa hors de ses jambes et vint parader devant le public.

— Bonsoir mesdames ! Bonsoir messieurs ! Je suis Harvey, votre humble présentateur et je vous souhaite la bienvenue pour le deuxième combat de ce soir !

La foule s’excita avant que le présentateur eut finit sa phrase. Tous attendaient la sélection avec impatiente. Sur le sol se mit à tambouriner le pas lourd des spectateurs.

— J’espère de tout cœur que ceux qui ont assisté au premier combat, très décevant d’ailleurs, auront étanché leur soif de sang après celui-ci !

Soudain, la silhouette - qui n’était autre qu’un Malosse - repartit vers le phare suivi de son maître. La façade de celle-ci était creusé d’une bordure sur laquelle dégoulinait des stalagmites de cire. Harvey alluma un cierge des deux bouts et l’enfonça soigneusement là où son prédécesseur agonisait encore. Il se retourna alors, l’air satisfait et proclama :

— Que les aspirants se présentent !

Soudain le silence s’abattit sur le public. Les regards des uns se mirent à épier les autres comme si tous dissimulaient un trésor dans leur poche. Un homme s’avança vers Harvey et manqua de peu de tomber sur lui. Bouteille à la main, l’ivrogne s’assit au pied du présentateur et soupira lentement avant d’ingurgiter son nectar à la manière d’un bébé. Le brouhaha repris de plus belle et les huée soulevèrent la foule. Un premier lui lança une injure ainsi qu’une bouteille :

— Casse-toi ! Les combats de bourrés, c’est à la première heure !

— Ouais haha ! poursuivit une autre sur un ton moqueur. Reviens mourir demain !

— Il semblerait que nous ayons un participant, rattrapa Harvey pour ne pas détourner la foule. Y en aurait-il d’autres qui souhaitent avoir le même honneur ? Vous serez bien lotis auprès de la Team Magma : nourris, logés, instruits !

Un jeune pêcheur suivi de son vieux père finirent par se présenter. La rumeur des paris et autres jeux d’argent parcourut la foule. Subitement, leurs yeux s’écarquillèrent autant que leur bouche, l’air ahuri. Deux garçons, à peine âgé d’une douzaine d’années, s’avancèrent au milieu et rejoignirent le rang des participants. Des questions et des réponses fusèrent des bouches, certains se plaignant du manque de visibilité, d’autres expliquant qu’il était impossible de voir les arrivants puisqu’ils étaient trop petits. Un nuage de conscience morale flotta parmi la mêlée et tous attendirent une approbation ou un geste d’Harvey. Ils n’eurent pas à se faire comprendre :

— Eh ben dites donc ! Nous avons ici deux courageux garçons ! Quelle âge avez vous donc ? s’enquit-il.

L’enfant à la tête blonde répondit poliment, sa voix couverte par le boucan qu’ils avaient causé.

— Douze et quatorze ans, s’étonna-t-il le regard brillant. Ça faisait longtemps qu’on en a plus eu de si jeunes. Mais ! reprit-il sur le ton oratoire, comme je vous l’ai dit précédemment, n’importe qui peut se présenter à l’Ignitiation, n’importe qui peut rejoindre la Team Magma !

Il reprit son souffle et poursuivit :

— Mesdames et messieurs, le temps de la sélection est terminée et je devine votre choix déjà fait. Pour ne pas vous impatienter davantage, je vais tout de suite vous le demander : qui se battra maintenant ?

Le vacarme était d’une violence effrénée et un caillou vint frapper l’ivrogne au sol – qui s’était d’ailleurs endormi. D’autres suivirent l’exemple et congédièrent le poivrot et les deux hommes. Ils ne restaient que Garen et Sélim. Leur choix était prévisible pour Garen, la curiosité morbide du public était à prévoir. Le peuple venait aux Ignitiations pour assouvir leurs pulsions les plus grossières et deux enfants n’allaient pas attendrir leur cœur. Au contraire, l’audience n’avait jamais été si agitée. Deux hommes vêtus de noir et de rouge sortirent du phare et tenaient dans leur main un lourd sac en toile de jute.

— Lequel d’entre vous choisira ? demanda Harvey.

Sélim poussa Garen vers le sac. Si le geste était ferme, Garen sentit quelques tremblements qui trahissait sa peur. Les deux hommes s’écartèrent de sorte que la lumière puisse éclairer son contenu. Garen tomba des nues : une multitude de Pokéballs s’entassaient au fond. Il ne les vit pas au premier regard car certaines avaient leur moitié blanche encore tachée de sang. Le public pressa Garen d’invectives et il prit d’une main tremblante la sphère la plus immaculée. Le public jouit d’une allégresse féroce.

— Messieurs, bonne chance, conclut Harvey.

Il fit une médiocre révérence, presque ironique, et repartit au pied du phare, où la flamme dévorait son cierge. Il arracha celui-ci du rebord. Le premier rang de public se mit à reculer frénétiquement poussant les rangs arrières, traçant un cercle d’un rayon de 5 mètres autour des deux marmots, leur offrant ainsi un espace de combat acceptable. Harvey réapparut, cierge à la main et déclara aussi fort qu’il put :

— Que le combat …

Il se mit à genou et approcha la flammèche du museau de son Malosse. La flamme s’embrasa instantanément au contact de son souffle et se propagea tout autour du cercle que le public dessinait, érigeant alors une barrière de feu.

— … commence !

Garen se tenait au pôle opposé de Sélim, face à lui. Sa main tremblait encore : il n’avait jamais tenu une Pokéball de sa vie. L’idée même qu’un être vivant prêt à les massacrer se tenait dans sa paume lui était inconcevable. Le public criait de toutes ses forces. L’on eut dit que le combat avait déjà commencé. Garen n’avait d’ailleurs jamais vraiment côtoyé des Pokémon mis à part les Rattata maladifs qui proliféraient dans la ville. Nénucrique ne comptait que peu de dresseurs, et le bas peuple était trop pauvre que pour s’offrir une Pokéball. Il n’avait vu dans sa vie que quelques Pokémon domestiques que les bourgeois de la ville adoraient promener. Tout se passait trop rapidement pour Garen, qui ne semblait pas avoir suivi l’enchaînement des événements. Un refrain s’imposa dans le public :

— Lance la Ball ! Lance la Ball ! scandaient-ils.

Trouvent-ils vraiment de la satisfaction dans notre souffrance ou viennent-ils car ils souffrent eux-mêmes ? se demanda-t-il.

Sélim ne bougeait pas, les yeux rivés sur son ami. Garen comprit par son regard qu’il était prêt et attendait son signal. Le refrain se fit plus rapide et plus bruyant. La boule dans son ventre s’était établie dans son corps. Il était paralysé, implorant de l’aide du regard à son ami. Sélim appela Garen avec une force qu’il n’avait alors jamais ouïe. La suite de sa phrase s’étouffa dans la chanson récurrente de la foule. Il fit un effort des yeux et lut sur ses lèvres :

A deux on ne mourra pas.

À ses mots Garen lança la Ball, presque malgré lui, au milieu du terrain. Le temps lui parut soudain ralentir. L’angoisse était au paroxysme. Un éclair jaillit de la sphère, maintenant scindée, et éblouit toutes les visions. Tous attendaient le révélation du Pokémon. Leurs visages béats et curieux étaient figés. L’éclair s’altéra pour donner forme à une silhouette. Elle était aussi petite que ses adversaires, et sur sa tête se dressaient deux oreilles pointues. Au bout de ses épaules fines se balançaient des bras vigoureux, semblables à des gourdins dressés vers le bas. Ces deux mêmes bras se prolongeaient par deux longues griffes, lacérées de fines stries blanches, semblable à un bloc de marbre qu’on aurait aiguisé pendant des lustres. Sa respiration, forte, était audible alors que le flash se dissipait lentement, laissant apparaître une fourrure blanche maculée d’un rouge profond, voire sanglant. Le public en émoi resta ébahi devant la créature. Garen sentit son sang sur le point d’entre en ébullition.

Silence fut maître.
Mangriff hurla.
Ils étaient prêts.