III. Premier sang
Il est déjà tard dans la nuit éclairée par la lueur cristalline des astres, quand mon radeau atteint enfin l'échappatoire dans la barrière rocheuse : Deux pierres plus hautes et pointues que le reste, comme de petites montagnes se démarquant des collines, sont séparées par un petit espace dans lequel je m'engouffre lentement, et avec la plus grande attention ; il serait tragique que le radeau se brise ici. D'autant plus que l'eau est si chaude et calme, que je pourrais peut-être bien revenir chez moi à la nage. Quelle honte ce serait ; je serais vu comme un fuyard, forcé de rentrer, et d'être exposé à la vue de tous. Ma mère serait noyée dans la honte. Elle perdrait sans doute son emploi, ses amis, sa vie, presque. J'essaye de ne pas trop y penser, et fort heureusement, j'arrive à négocier ce petit détroit, et à quitter les voies balisées pour la vraie mer, l'océan immense et sauvage.
A l'horizon, semble se dessiner la côte de l'île principale d'Hoenn, et une petite cabane de pêcheur exposée par le clair de lune. Et dire que je ne suis jamais allé sur cette île pourtant si proche et si grande. Irais-je un jour fouler la terre cendrée aux pieds du Mont Chimnée, dont la menaçante silhouette se dessine au loin ? Verrais-je un jour le luxe et la modernité de Poivressel, Mérouville ou Nénucrique, villes dont on m'a tant raconté l'immense taille et la parade de richesses, qui semble dépasser tout ce qu'un pauvre villageois de Myokara pourrait imaginer, même dans ses rêves les plus fous – Et dieu sait que je suis rêveur!- ? J'en doute ; en tout cas, ce ne sera pas pour cette nuit. Mes aventures et mésaventures de la journée m'ont fatigués, la mer est calme, et mon petit rafiot semble se diriger dans la bonne direction, droit vers l'ouest, là où arrive l'oiseau du soleil, le matin. Mon Heledelle, un humble cousin de cette bête honorable, qui sait, semble s'être endormi sur son perchoir, en haut du mât. Manternel se repose dans un cocon de toile depuis des heures déjà. Mes yeux piquent, et mes jambes sont faibles comme celles d'un jeune Vostourno. Il est temps d'aller rejoindre le troupeau de Munna qui forme les rêves...
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Les puissants rayons solaires couplés à la fraîcheur de l'air marin me servent de réveil, en cette première matinée passée en mer. Hier, Hoenn était encore visible au loin ; mais l'île a disparu, telle un mirage causé par l'imagination ou la fatigue. Fort heureusement, celui-ci n'a pour origine que le chemin parcouru cette nuit, pendant que je rêvais de folies ; d'une veste sans trous, de trois repas par jour, d'une chambre par personne, d'un téléphone par maison, et autres rêves de paradis luxueux, heureux et brillants, qui me font presque honte, tant ils sont enfantins. Enfin, je ne devrais pas mépriser comme ceci les manifestations de mon esprit ; après tout, ce voyage n'a pour but que d'atteindre un rêve...
Heledelle et Manternel sont déjà réveillés. J'ignore l'heure, mais à en juger par la position du soleil, loin vers l'ouest, nous sommes encore en pleine matinée. Malgré tout, la soif fait déjà souffrir ma gorge, qui pleure pour de l'eau – Il y en a partout autour,de quoi remplir une infinité de bouteilles, mais je ne la supporterais pas -. Sortant d'une des deux poches de ma veste un petit canif, souvenir de mon père, et ma seule arme pour ce voyage, du moins avant que le revolver, bien placé dans mon autre poche, le rejoigne, je détache un des liens de toile de Manternel qui retiennent les bouteilles d'une potentielle escapade vers le large, ouvre le goulot et boit rapidement une gorgée ; Je n'ai jamais pris autant de plaisir à boire. Ce breuvage est divin, comme si cette eau était celle dans laquelle repose l'ancien monstre Kyogre, dans son antre, quelque part au fond des mers. Qui sait, peut-être que je suis en train de passer au-dessus en ce moment même ? Après tout, les pêcheurs ont toujours dit qu'il se trouvait loin, au large, là où la mer est si profonde qu'elle dévore tout lumière et toute chaleur...
Mes deux compagnons montrent également des signes de soif ; Heledelle , prit d'impatience, tape de ses serres sur le mat tandis que je bois, et le jaune d'habitude éclatant de Manternel a déjà perdu de sa vigueur. Je verse , dès que j'ai terminé, quelques gouttes dans le bec de mon ami ailé, et autant aux pieds de la tisserande experte qu'est Manternel ; elle l'absorbera par ses racines, sans doute.
Les heures passent, dans le vide des longueurs et langueurs océanes, tandis que je tente de diriger le navire. Les vagues se font un peu plus fortes au fil du temps, tandis que quelques nuages se présentent au loin, et mon frêle amas de bois commence bientôt à être ballotté, à piquer un peu du nez pour émerger à la vague qui suit ; par moment, une fine couche d'eau couvre la surface de mon embarcation et va délicatement caresser mes pieds, et les quelques bouteilles accrochées ici et là. Manternel s'est réfugiée dans son cocon, qui semble résister aux modestes assauts de ces flots calmes. Puis bientôt, les vagues vont en régressant, et la mer redevient d'huile, redevient cette étendue plate qui va, là-bas, à l'horizon et bien au-delà, plus plate, et ayant moins d'irrégularités, que la plus fine des tables du plus grand artisan de Myokara. Cette immense étendue est, paraît-il, décourageante pour certains, car elle semble impossible à vaincre, impossible à traverser ; car il semble impossible de ne pas s'y perdre. Ironiquement, l'endroit où les voies sont les plus dégagées est celui où l'ont se retrouverait le moins...
Je comprends ces malheureux, qui ont peur de la mer, peur de l'infini. Mais ils ont tort. Cette onde plate et vaste est un appel à l'aventure ; elle créée une envie, une passion, de voir ce qui se cache de l'autre côté, de voir les paradis terrestres que séparent l'immensité marine.
Soudainement, Heledelle se met à trisser aux vents, depuis le haut du mat, le regard fixé vers le lointain. Que lui prend t-il ? Je n'y comprends rien. Tout d'un coup, voilà, au-dessus de la mer, des formes plates et larges, qui sautent hors de l'eau, planent dans l'air pour quelques secondes, puis retombent en éclaboussant leurs camarades. Ces choses ont le dos bleu comme l'onde, le ventre clair comme le ciel du matin, et je ne peux les voir que quand elles sortent de l'élément liquide. Ces choses sont un banc de Babimanta, et un sacré spectacle. Le soleil cogne droit sur leurs fronts, tandis qu'elles se rapprochent de moi ; serait-il déjà si tard ? Que le temps passe vite.
Tout d'un coup, comme une flèche transperçant le vent, Heledelle saute hors du rafiot, monte à quelques mètres au-dessus de la plate surface océanique, et pique tout d'un coup sur un Babimanta en plein vol plané ; les serres crochues et puissantes du chasseur s'enfoncent dans le dos du malheureux Pokémon, qui est tiré plus haut ; il a beau tenter de se débattre, son physique est bien faiblard par rapport à celui d'un oiseau de proie, et ses pauvres dandinements sont plus ridicules qu'autre chose, face aux vigoureux battements d'ailes d'un oiseau en pleine forme. Bientôt, de petits fleuves rouges sortent de là où les serres se sont installées, et tombent des bords de la jeune créature. Sa bouche effectue toute sortes d'étranges danses, mais la voix est déjà partie loin, très loin d'ici. Bientôt les paupières, semblant éreintées et tremblotantes, commencent doucement à se fermer, comme des rideaux à l'aurore ; et en quelques minutes, la vie disparaît dans les airs, tandis Heledelle vient déposer les restes de l'infortunée créature sur le modeste transocéanique.
Je comprends bien ce que viens de faire mon ami ; Je l'ai même entraîné à la pêche, car je savais que nous ne pourrions nous nourrir que grâce à ça, grâce à la chaîne alimentaire naturelle. Mais la violence de l'attaque, ainsi que sa brusquerie initiale, m'ont mis en état de choc ; état d'autant plus renforcé par le sang qui paraît sur le dos du cadavre, liquide mortuaire d'une teinte rouge qu'on voit rarement, là-bas, à Myokara. Les minutes passent, et tandis qu'Heledelle me regarde, intrigué, je recouvre peu à peu mes esprits. J'aurais bien aimé faire autrement, ne pas me nourrir ainsi ; j'aime les Pokémons, et ces Babimanta étaient magnifiques, poétiques planeurs vaguant , hagards, au-dessus de l'océan. Mais c'est le seul moyen...
Maintenant que le repas est pêché, il reste la sale besogne à faire. Tandis que le soleil commence à caresser l'horizon lointain, je ressors le canif de ma poche.
Désolé, pauvre petit, c'était toi ou nous.