A — comme Anormale
La nuit qui suivit son retour à la villa, Lilie ne trouva pas le sommeil. Elle ne croyait pas au mensonge de sa mère à propos de la crainte qui aurait poussé Goupix à fuir. Le Pokémon qui l'avait sauvé des lianes d'Empiflor ne pouvait pas craindre de simples éclairs sachant qu'il avait vécu dans les bois où les abris se faisaient plus rare qu'un toit solide au-dessus de la tête. Goupix était courageux.
Lilie en vint à la conclusion qu'il s'était passé quelque chose pendant son séjour à Doublonville. Elle tenta de découvrir les causes de la disparition qui, chaque jour, inquiétait davantage la jeune fille.
Elle soupçonna Rocabot d'être responsable de l'absence qui pesait sur son cœur. Mais le chien ne répondit aucunement aux interrogations que lui posait sa dresseuse ; dès qu'elle lui adressait la parole, il s'esquivait dehors ou bien rejoignait Elsa-Mina. Elle ne le reconnaissait plus. Ce n'était plus le sacripan qui sautait partout, plein de vie.
Une profonde solitude rendit sa vie, son quotidien, son existence, aussi lourde que si sa poitrine contenait dix kilos de plomb. Elle n'arrivait plus à garder le sourire qu'elle avait arboré à son retour. Comme elle regrettait ce qui n'était plus qu'un souvenir de Doublonville ! Les gens autour d'elle semblaient être fait de pâtes à carton. Elle aurait pu les faire tomber d'un coup de pied pour s'apercevoir qu'ils étaient aussi creux qu'un cœur de Nodulithe.
Le Léo qui l'avait emmené à Johto avait bien changé. Ou bien, pas tellement ; toujours attelé à la tâche, il s'enfermait de plus belle dans son bureau pour n'en sortir qu'à la tombée de la nuit, quand le dîner était servi. Qui faisait la cuisine, qui mettait la table ? Le lecteur doit s'en douter, il ne pouvait s'agir que de la main délicate d'une femme, celle qui menait la maison à la baguette depuis sa guérison.
Elsa-Mina, maintenant, prenait ses aises. Elle était chez elle, en territoire conquis. La faible malade qui baissait les yeux sous les remontrances du chercheur et qui se pliait aux recommandations comme une enfant sage avait tombé le masque. La mère de famille n'était ni plus ni moins que la femme forte que le lecteur avait connu pendant son aventure à Alola. Moins le sourire démoniaque qui ne devait plus tarder à paraître sur sa face blanche et rassasié de conquêtes assouvies.
Cependant, la relation entre la mère et la fille ne s'était pas dégradée. L'ancienne directrice d'Aether observait la jeune fille froidement, sans rien laisser soupçonner sous la couche de glace qui recouvrait son regard. Lilie dépérissait dans ce huis-clos, au milieu des fantômes qui la traversaient sans faire attention à sa présence. Le cœur gros de ressentiment, il lui arrivait de s'aventurer seule dans les bois. Rocabot ne l'accompagnait plus, il préférait veiller sur la maison dans laquelle Elsa-Mina continuait d'étendre son emprise. Chaque meuble lui appartenait comme si elle l'avait acheté. Il n'aurait pas été étonnant de voir écrit son nom dessous les verres comme pour appuyer sa possession.
Donc, Lilie sortait seule sans que cela n'inquiétasse quiconque. Léo ne s'apercevait pas de ses pérégrinations ; aurait-il seulement constater sa disparition définitive un soir que Lilie ne serait pas rentrée ? Elsa-Mina répétait à sa fille qu'elle devait être prudente. Puis elle retournait à ses affaires.
Lilie aurait voulu se faire attaquer par un Pokémon sauvage pour faire réagir ses proches. Elle eut l'audace de partir à la recherche de l'Empiflor de l'autre jour. Elle ne le retrouva pas. Cela lui fit plus mal qu'une pique de sa mère. Le Pokémon plante avait ce rôle de porte de sortie que les accidentés de la vie cherchent sans la trouver alors qu'elle est face à eux.
Pour oublier ses journées ennuyeuses qui n'étaient plus comblées par les jeux, elle rêva de son prochain voyage à Kanto. La priver de ses réflexions l'aurait achevé. Les idées de villes à visiter, les Pokémon qu'elle ne connaissait pas et qui se dresseraient sur sa route réchauffait sa froide souffrance et la faisait disparaître pour quelques heures. Elle s'asseyait alors sur la colline qui surplombait Azuria. En ouvrant les mains, elle aurait saisi la ville, ses bâtiments, ses habitants, toute une vie qui ne demandait qu'à être vécu. Sa nouvelle vie. L'agitation de la cité bleue lui pinça le cœur quand elle songea que derrière elle il n'y avait que le calme oppressant de la route 25, de sa campagne, de ses bois, de la villa endormie. Dans les premiers temps, elle avait trouvé une consolation dans ce repos, mais à présent, le silence l'agaçait. Elle se mit à crier, à plein poumons. Un vol de Roucool effrayés fit entendre leur battements d'ailes précipités.
Elle se leva, prise d'une soudaine envie de sauter pour rejoindre les pavés de la ville. Azuria l'attendait, bras tendus pour la rattraper. Elle se risqua à s'approcher du vide qui ouvrait sa gueule. Des pierres roulèrent à chacun de ses pas. Elle se rappela la peur de voir en bas le corps de sa mère broyé par une malheureuse chute. Pour s'assurer qu'elle ne la trouverait pas sur son chemin, elle pencha la tête, avançant son buste plus près du précipice. Comme elle ne voyait rien, elle continua à tordre le cou. Elle vit remuer quelque chose plus bas. Une crainte la fit reculer. Elle s'apprêta à rentrer sagement à la villa quand une plainte la fit renoncer. L'appel recommença, plus lamentable.
Ne sachant que faire, elle courut chercher de l'aide. Rocabot dormait sur le paillasson. Elle le bouscula en entrant ; il n'apprécia pas et aboya avant de montrer les crocs. Ceux-ci avaient bien poussés depuis, ils auraient intimidé un fier Roucoups. Avant de grogner de plus belle, il examina le visage empli de détresse de Lilie. Sa rage s'apaisa à mesure qu'il la regardait farfouiller dans la maison pour trouver une corde capable de secourir la personne ou le Pokémon blessé. Sa quête émut le chiot qui l'amena dans la cave. Là, dans le désordre poussiéreux et renfermé, elle examina chaque recoin. Un vieux frigo éclatant de blancheur tachait les murs terreux. L'imposante machine ronflait tranquillement. Aucune corde ne se trouvait à l'intérieur mais les aliments qu'ils mangeaient à table étaient conservés dans un autre réfrigérateur, dans la cuisine. Que pouvait bien contenir celui-là ?
Elle failli l'ouvrir pour voir ce qu'il contenait ; un aboiement de Rocabot l'en empêcha. Il venait de trouver une corde.
Ils ressortirent ensemble, comme deux amis secouristes. Le sentir galoper à côté d'elle rendit Lilie plus forte dans l'adversité. Le soleil commençait à disparaître quand elle jeta l'extrémité de la corde près du corps échoué dans les décombres rocheux. Les feux de l'astre détournaient Rocabot de sa tâche de prévenir Lilie si quelque chose se passait en bas. La nappe orangée s'étendait sur les façades des immeubles, brûlait les éclats de verre des fenêtres. Les coins d'eau -particulièrement présents à Azuria- se couvraient d'une ombre doucereuse qui éteignait la vie sous-marine. Le couvre-feu des Magicarpe et autres Pokémon aquatiques sonnaient pour eux, ils ne remuaient plus, comme frappés par la malédiction venue du ciel.
Dans la ville endormie, peu à peu, un reste d'agitation montrait la cité convulsive dans ses derniers moments du jour. Des ombres couraient les unes après les autres tandis que s'éteignaient les pavés qui avait été foulé toute la journée. Lilie assistait à l'agonie de la ville. Des larmes lui montèrent aux yeux mais elle résista ; Rocabot fixait son attention dans ce flamboiement, cet incendie de la civilisation.
Brusquement, ses oreilles se dressèrent ; quelque chose remuait en bas. Il précipita son museau vers le bout de la corde qui pendait et aperçut qu'on la saisissait. Il aboya. Ce cri fut pour Lilie un réveil ; elle retrouva l'enthousiasme de son compagnon. C'est avec soulagement qu'elle tira la corde sous les encouragements de son ami qui jappait.
Une fois la corde totalement remontée, elle découvrit l'identité de celle qu'elle avait sauvé. Dans un nuage de poussière que provoqua sa sortie du précipice, une Laporeille dévoila ses blessures. Rocabot s'approcha prudemment du corps meurtri et se mit à lécher les écorchures apparentes. Une soudaine affection naquit dans le cœur encore jeune du chiot. Lilie porta le Pokémon à la villa ; en même temps qu'ils couraient vers la porte, une ombre à la fenêtre disparut. Elsa-Mina avait observé toute la scène et venait de descendre pour accueillir les sauveteurs.
« La pauvre ! Comme elle a l'air mal en point ! » dit-elle dans un soupir contrit.
Lui venait aux lèvres ses anciens discours sur sa maternité envers les Pokémon de la fondation. Elle ouvrit grands les bras, continua son emphase devant une Lilie prise au dépourvu et un Rocabot admiratif qui remuait la queue :
« Bienvenue à la maison ! Ici tu es notre enfant, nous allons nous occuper de toi comme si tu étais nôtre. Aucun Pokémon ne mérite de souffrir comme tu as souffert. Viens, suis-moi dans la voie du bonheur ! »
Elle attrapa Laporeille et la mena dans une petite salle de soin qu'avait aménagée Léo lorsqu'il avait affaire à des Pokémon blessés. Elsa-Mina l'examina attentivement comme une véritable infirmière Joëlle. Sa fille restait derrière, encore sonnée par le discours qu'elle n'aurait cru entendre à nouveau. Sa mère était-elle revenue à elle ? Sauverait-elle la lapine ? Une pointe d'admiration souleva sa poitrine lorsque sa mère lui demanda un coup de main. Cela ne lui aurait jamais venu à l'esprit : la mère et la fille travaillant main dans la main.
En même temps qu'elle déroulait une bande de sparadrap, elle se souvint des après-midi qu'elles avaient passé en cuisine à élaborer des recettes originales pas toujours fameuses en goût. Qu'est-ce qu'elles avaient rit ! Le travail en équipe lui redonnait une raison de ne pas rester passive ; sa mère comptait sur elle comme Laporeille. Cette dernière se laissait soigner par les gestes assurés et les mains délicates de l'ancienne directrice d'Aether. Rocabot observait avec intérêt leur duo et voulut voir le résultat.
Quand les blessures furent panser, on prépara une gamelle à la convalescente puis on l’emmena se coucher dans la chambre de Lilie.
Malheureusement, la vue du panier où avaient dormi jadis les deux frères lui arracha un soupir. A présent, Goupix avait disparu et Rocabot dormait avec Elsa-Mina. La chambre sans eux lui parut vide. Il lui arrivait de se réveiller en pleine nuit sans percevoir leur souffle ; une panique la prenait alors, elle imagina qu'en allumant la lumière, elle aurait découvert leurs cadavres.
Maintenant, Laporeille comblerait ce vide. Sa convalescence occuperait Lilie dans ses pires heures de solitude.
*****
Quelques jours s'écoulèrent avant de voir Laporeille et la jeune fille inséparables. La villa devint trop étroite pour leur complicité ; il leur fallait un terrain plus ouvert sur lequel faire germer leurs rêveries communes. Elles quittèrent la petite chambre et passèrent leurs journées au grand air.
Rocabot les suivait du regard, la queue remuante ; Elsa-Mina le réprimanda mais il était difficile pour un cœur comme celui d'un chiot de se taire. Le désir d'aller retrouver la lapine, ce nouveau compagnon de jeu potentiel, lui brûlait l'estomac. Cependant, il avait d'autres choses à penser et la femme de quarante ans le lui fit bien savoir. Ce soir encore, il devrait prouver qu'il était digne de remplir sa mission. Il n'en connaissait pas la nature exacte mais l'initiative d'Elsa-Mina ne pouvait être que bienveillante ; et puis, grâce à elle, il s'était endurci. Il lui devait bien cela, l'aider comme il le pouvait, à son échelle !
Lilie avait prit l'habitude de s'asseoir au sommet de la colline, de laisser pendre ses jambes blanches dans le vide. Elles les balançaient insouciamment, laissant la brise effleurer sa peau. Laporeille trônait sur ses cuisses et toutes les deux, perdaient la tête devant le panorama.
Lilie ne voulut pas réveiller de mauvais souvenirs en demandant des explications sur la situation qui avait conduit le Pokémon dans le fossé. Laporeille gardait toujours le silence ; depuis qu'elle avait poussé les deux plaintes qui avait alerté la jeune fille, elle n'avait pas ouvert la bouche. Cela n'inquiéta pas Lilie qui acceptait ce qu'elle prenait pour un handicap une volonté.
Le silence avait besoin d'exister, il se trouvait trop souvent dissous. Une simple présence suffisait à rallumer la flamme souffleté par l'ennui. Il lui faudrait un temps avant de prendre son courage à deux mains et d'annoncer à sa mère qu'elle irait sur les routes. Leurs relations ne s'étaient pas dégradés depuis ; une telle nouvelle risquait de démolir le château de cartes sur lequel était bâti leur vie. Si sa mère reprenait sa lubie de vouloir se venger, de ruminer un acte de violence à cause de son départ, elle s'en mordrait les doigts. La colère d'Elsa-Mina dormait, tapie dans l'ombre, prête à éclater au visage du premier venu qui déchirerait le voile ; Lilie ne tenait pas à être cette personne.
Heureusement, tout allait pour le mieux depuis l'arrivée de Laporeille. L'ancienne directrice n'avait plus le regard froid qui lacérait la pensée de sa fille ; au contraire, ses battements de cils s'étaient adoucis, un sourire reparut au bords de ses lèvres minces. Elle faisait preuve d'un enthousiasme qui remontait, au plus loin que se souvienne la jeune fille, à sa prime enfance, quand elles jouaient avec son frère dont l'absence se faisait sentir dans les moments d'euphorie communicatif. Rocabot grandissait à vue d’œil, ses muscles et son caractère se fixèrent sur sa physionomie de chien mûr. Lilie espérait secrètement le voir évoluer d'ici peu. Elle pourrait alors retourner dans les bois avec un magnifique Lougaroc au pelage beige.
Laporeille était le fruit de tous les soins des habitants de la villa ; aussi bien Léo, toujours occupé par ses études qui atteignaient leur apogée, mais aussi par le duo mère-fille qui continuait à faire des merveilles. Il ne faut pas oublier que Rocabot, à la seule vue de la jolie lapine, sentait son cœur fondre bien qu'il n'avoua pas son affection et resta à l'écart sous le regard sévère d'Elsa-Mina. Cette dernière ne voulait pas que les bons sentiments ne le déviât de son objectif. Elle tenait alors le chiot par le "collier" : un simple regard suffisait à calmer les ardeurs du chien qui comprenait sa faute.
Sans cesse, son cœur oscillait entre l'amour et son devoir envers celle qui l'avait à son tour élevé, après Lilie. Dès lors, Rocabot aima Laporeille en secret. Personne, hormis l'aveugle Léo et la destinataire des beaux voeux du Pokémon roche, n'étaient ignorants de la situation. Lilie aurait souhaité un rapprochement ; ils formeraient un si joli couple ! Elle ne comprenait pas les raisons du recul chez Rocabot. Elle tenta de le motiver mais il baissait la tête quand elle lui parlait de Laporeille : le devoir combattait l'amour.
Se voir de temps en temps ensemble, quand Elsa-Mina sortait, faisait l'effet d'accéder à un Eden pour Rocabot. Il se montrait plein d'attentions à l'égard de la femelle ; il tentait de rattraper toutes ses heures perdues sans elle. Laporeille répondit positivement à ses avances. Ils s'aimèrent en secret, redoutant le courroux de la femme qui faisait peser son emprise sur le couple. Lilie avait bien compris l'enjeu et retrouvait avec soulagement Rocabot pendant les heures d'errances habituelles aux deux amies. Une fois, il brava l'interdit et alla dormir dans le panier avec Laporeille. Ce tableau empêcha Lilie de dormir, attendrie, couvant de ses regards humides le couple qu'elle voulait protéger des éventuelles apparitions de sa mère.
Celle-ci ne découvrit le pot-aux-roses que quelques semaines après. Le délice fut de courte durée. La réaction d'Elsa-Mina dépassa de loin celle qu'envisagea tous les acteurs de cette histoire. Sa rage de se voir trahi par un "vulgaire chien pouilleux" la rendit acariâtre seulement pour Rocabot et la lapine qu'elle tenta de faire fuir de la villa par des moyens pernicieux. Sa terrible colère épargna Lilie ; seulement, si elle avait apprit le consentement et la protection qu'elle leur avait accordé dans leurs amours, sa rancune aurait redoublé jusqu'à faire voler en éclats la stabilité de leur relation. Heureusement, je me vois dans le besoin de rassurer le lecteur : Elsa-Mina ne découvrit rien de l'implication de sa fille.
Peut-être le lecteur se demande-t-il à juste titre quelle fût la sanction que subit Rocabot. Il faut, pour mieux l'expliciter, remonter quelques jours avant.
Depuis la première nuit qui s'écoula dans la villa sans la présence de Léo et Lilie, partis à Doublonville, Elsa-Mina et Rocabot avaient un étrange rituel qui expliquera plus tard l'évolution psychologique et surtout physique du Pokémon qu'avait constaté l'oeil aguerri de Lilie.
Donc, la première nuit, Rocabot dormait encore dans le panier qui se trouvait dans la chambre de Lilie. Elsa-Mina vint le chercher, habillée d'un manteau noir, la capuche relevée sur son visage pâle. Cette soudaine apparition dans la nuit effraya le chiot qui n'avait pas reconnu la mère de sa dresseuse. La lune jeta un rayon sur la figure sérieuse de la quarantenaire.
Il n'est pas sans intérêt de rappeler au lecteur que les premières nuits qui se déroulèrent dans la villa étaient témoins de l'attention particulière de Goupix qui n'avait pas encore disparu. Ce dernier avait entendu distinctement l'aboiement de son frère cadet du dehors. Son inquiétude redoubla quand il vit un spectre sortir de la vaste demeure, une lampe à la main. Le fantôme avança d'un pas assuré, sans regarder derrière lui. A ses côtés, Goupix reconnut la silhouette à demi-effacée de Rocabot. Il les suivit au moment où ils pénétraient dans le bois que le lecteur connait bien. Rocabot ne se sentait pas à l'aise de revenir dans le lieux qui aurait pu le voir s'éteindre à tout jamais.
La nuit défigurait les aspérités du paysage ; chaque branche devenait une main qui pouvait vous saisir en pleine marche. Dans certains coeurs d'arbres, Goupix reconnut les pupilles sanglantes de Desséliande qui les obervait d'un petit air complice. Cela n'était guère rassurant pour les deux frères, malgré la présence d'Elsa-Mina qui ne portait d'attention qu'à la route et non aux inquiétudes du chiot. Ce dernier devait lui faire entièrement confiance pour ne pas déguerpir la queue entre les pattes.
Ils arrivèrent dans un endroit découvert, comme aménagé par la belle nature. Une souche d'arbre reposait au centre, comme l'estrade sur lequel s'encenserait le premier acteur venu. Cet acteur c'était Rocabot. Elsa-Mina lui demanda de monter sur la souche ; la lune avait ses plus belles rondeurs quand on la regardait depuis celle-ci. Une sorte d'instinct fit que Rocabot s'assit et observa l'astre, fasciné par sa pureté et sa grandeur. La majesté que dégageait la lune le fit gémir.
Elsa-Mina lui ordonna d'appeler le disque lunaire. Rocabot s'exécuta d'emblée, sans même avoir écouté l'invective de l'ancienne directrice d'Aether. Goupix observa la scène depuis un buisson, retenant son souffle. Elsa-Mina restait debout, immobile face au chiot qui aboyait de plus en plus fort. Elle lui déclama alors, dans une tonalité des plus froides :
« D'ici peu, des envahisseurs viendront. Tu devras défendre la place que t'a accordé la lune. Pour cela, il faudra te battre, t'endurcir. Elle te remerciera comme il se doit. Alors, tu pourras m'aider à remplir ma mission. »
Elle tourna le dos au chiot qui levait toujours le museau vers le ciel. Goupix hésita un moment puis finit par attendre que la femme s'éloigne. Commença alors un dialogue qu'il est impossible au narrateur que je suis de pouvoir retranscrire. Mais aux cris qui s'échappaient de la gueule du renard, il semblait être en colère devant la soumission dont faisait preuve Rocabot vis-à-vis de cette étrangère maléfique. Car oui, la méfiance de Goupix n'avait fait que redoubler depuis qu'il avait assisté à tout ce numéro.
Rocabot lui répondit de se taire ; il attendait que les envahisseurs viennent à lui pour défendre l'état de bien-être que lui procurait la présence de la lune. Il sentait pousser en lui des pouvoirs qu'il n'avait pas alors soupçonné jusqu'à cette nuit-là et c'était la lune qui les lui avait offert en échange de quoi, il devait défendre cette souche, lien entre le monde terrestre et la divinité que représentait le disque immaculé.
Le regard de Rocabot se baissa alors sur celui qu'il considérait comme son frère aîné. Il se jeta à son cou, non pas pour le câliner mais bien pour le mordre. La détresse de la lune le rendit fou au point qu'il crut que Goupix était un des envahisseurs. Ce dernier repoussa l'attaque, tenta de raisonner le chiot sans parvenir à calmer ses doutes. La rage rendait les offensives de Rocabot redoutables si bien que Goupix dût battre en retraite pour cette nuit, se faisant la promesse de venir chercher son frère le lendemain.
Peu après le départ de Goupix, une flopée de Désseliande se manifesta. C'étaient les envahisseurs qui attendaient l'absence de témoin pour s'en prendre au Pokémon roche. Ce dernier les repoussa tant bien que mal mais son échec rendit Elsa-Mina plus dure. Elle fit fuir les dernières créatures à l'aide d'un flash lumineux et récupéra le chiot dans un mauvais état. Elle le soigna, quoiqu'elle estimait qu'il ne méritait pas autant d'attention.
La nuit suivante, le même rituel se reproduisit. Goupix raisonna Rocabot mais ce dernier ne souhaitait qu'une chose : prendre sa revanche sur les Pokémon sauvages. Il aboyait avec plus d'aplomb, bombait la poitrine comme un fier canidé qu'il n'était pas encore. Il méprisait la lâcheté de son frère que naguère il admirait. Une violente querelle éclata à la suite de quoi le renard reçut de vilains coups. Cela ne le découragea pas dans sa démarche d'aller réclamer des explications à l'odieuse femme qui avait changé son innocent frère en monstre déchaîné. Grave erreur que d'aller se jeter dans la gueule du loup !
Hélas, et le lecteur doit comprendre pour le bien du suspens que je ménage à l'avenir, qu'il m'est impossible de relater ce qui se passa à la suite de cette entrevue qu'on peut supposer houleuse. Je vais donc suspendre ici le parcours du petit renard. Le lecteur connait seulement la conséquence qui inquiéta plus tard Lilie : la disparition de ce dernier.
Rocabot poursuivit ses entraînements dans les bois tout le temps que dura le séjour de Léo à Doublonville. Ils se prolongèrent même après, Rocabot réclamait une session dès la nuit tombée. Personne dans la villa ne remarquait les allers-retours de Rocabot et Elsa-Mina. Il fallut pourtant que cela attira l'oeil d'une façon qui déplut à la femme de quarante ans. En effet, Rocabot tomba sévèremment malade suite à une averse glaciale durant un affrontement avec les mêmes Desséliande. L'orage s'était déclaré brusquement, avait arrosé le chien jusqu'à affaiblir si bien que le pronostic vital du Pokémon se trouva engagé. On peut aisément imaginer quelle fut l'atmosphère pendant ces quelques jours.
Elsa-Mina qui voulait dissimuler aux yeux de tous les raisons de cette maladie, répondit aux questions de sa fille et de Léo avec un sang-froid calculé. Rocabot avait été curieux de voir à quoi ressemblait les bois la nuit ; elle l'avait suivit, après avoir remarqué sa disparition. Hélas, il avait été trop tard, une horde de Desséliande s'en était prit à lui, l'avait encerclé. Quel courage il avait eu de ne pas reculer ! Mais la pluie jeta son grain de sel et vint fausser l'issue de l'affrontement.
Lors de ces explications qui pouvaient convaincre le plus suspicieux des policiers, Lilie sentit son coeur s'étreindre, son front se glaça comme si la pluie avait balayé son esprit pour n'y laisser que l'empreinte de la terreur. La mère croyait dur comme fer aux propos qu'elle tenait qu'il eut été difficile de la contredire. Laporeille devint la compagne la plus douce et dévouée, accordant son énergie et ses journées au rétablissement de celui qu'elle aimait et qui avait bravé un grand danger.
Lilie avait retrouvé le Rocabot qu'elle avait connu dans ses débuts : inconscient dans ses actes, joyeux malgré l'adversité. La mère et la fille, de nouveau, devinrent les infirmères intérimaires. Elsa-Mina mettait tant de rage dans la guérison du chiot que Lilie l'admirait pour sa persévérance et sa rigueur dans les soins. Il est vrai que la femme de quarante ans ne voulait pas assister à l'agonie de l'unique soldat qui servirait sa cause. Léo, dont l'étude du type fée s'achevait, apporta ses conseils aux mains féminines qui accomplissaient les soins.
Ce ne fut plus qu'une question de temps avant que Rocabot ne gambade à nouveau à travers champs. Le professeur Euphorbe appela tous les jours que dura la période de convalescence. Sa bonhomie, malgré l'évènement, n'entachait pas sa belle blouse blanche entrouverte. Il faisait sourire aussi bien Léo que Lilie si l'un d'eux décrochait. Elsa-Mina répugnait à répondre : elle considérait le professeur comme un clown. Sa face où brillait l'insouciance et la joie de vivre l'agaçait ; non pas qu'elle soit jalouse, mais elle ne trouvait pas chez lui cette dignité caractéristique des plus célèbres professeurs. Euphorbe était indigne de Chen ou de Sorbier.
Le moment d'un deuxième séjour à Doublonville fut mal choisi. Le lecteur saura pourquoi dans ce qui suivra. Le départ de Lilie seule pour Johto eut des conséquences terribles. Dans l'esprit d'une fille de douze ans, il était difficile de voir l'impact qu'un tel voyage causerait au malade Rocabot. Elsa-Mina voyait en cette absence une nouvelle occasion d'affermir son emprise sur le chien et de préparer ce qui serait son "plan final". Pour cela, elle avait besoin d'être tranquille. Malheureusement, Léo ne quitta pas la villa même si son enfermement devint plus intense dans la dernière ligne droite de ses recherches.
Les deux amants Pokémon se virent séparer par la distance et la durée du séjour. Lilie tenait absolument à emmener Laporeille dans ce coeur citadin et plein de vie qu'était Doublonville. Là-bas, la jeune fille retrouverait son amie Valériane qui l'avait invité à passer quelques jours en sa compagnie avant le premier défilé qu'elle organisait dans sa région natale.
Rocabot vit l'éloignement de son amie Laporeille comme un enlèvement brutal. Pendant les premiers jours de l'absence de Lilie, il se mit à geindre et à pousser de terribles grognements à l'adresse de sa dresseuse qui lui avait enlevé le réconfort et l'amour. Ce vide tomba aussi juste que ne l'aurait souhaité ou provoqué Elsa-Mina. Elle commença par plaindre l'état dans lequel sa fille inconsciente abandonnait son cher Pokémon ; puis, avec un accent de dédain, elle lui conseilla de ne plus faire attention à elle, qu'il ne la méritait pas. Une dresseuse s'en allait-elle au moment le plus critique d'une maladie qui risquait d'emporter un de ses Pokémon ? Lilie s'était lâchement enfuie
avec la fiancée -Rocabot la considérait comme telle- du malade sans penser au chagrin qu'elle causerait. Quel égoïsme ! Bien sûr, toutes ces choses n'étaient pas venus à l'esprit de la jeune fille et l’insouciance de son âge aurait servit de circonstances atténuantes mais sa mère, qui le savait, les masqua volontairement au pion de son échiquier.
Brouiller les deux amis définitivement était aussi jouissif que de faire échec et mât. Bientôt sa fille se rendrait compte de ses erreurs et les payerait. Elle avait fait un malheureux ; et quoique l'ancienne directrice d'Aether considérait Rocabot comme un simple exécutant dans sa machine infernale, elle eut de la pitié. Restait-il de l'humanité dans ce cœur fermé aux autres ? Elle-même n'aurait su répondre.
*****
Lilie revint après une semaine de shopping intensif. Comme lors de son précédent retour à la villa, ses traits avaient mûri et son sourire devint plus franc. Elle avait embelli sous le soleil cuisant ; de jeunes garçons s'étaient retournés à son passage dans les rues commerçantes. Elle avait attiré l'attention de toute une population masculine grâce à ses vêtements légers et sa démarche guillerette. Valériane, mère de substitution, regardait ces têtes se retourner avec un sourire fier. Son élève pourrait bientôt rencontrer des garçons ; cependant, Lilie ne faisait pas attention à ces regards braqués. Elle ne rêvait que d'aventures. Son expérience avec Sun et Tili avait laissé sur sa peau une bulle qui l'empêchait d'être atteinte par ce qui ne la préoccupait pas.
Elle revint donc avec une énergie nouvelle qui l'aidera plus tard à lutter contre les mauvaises ondes qui l'attendent. Son envie de parcourir le monde la rendait hardie, optimiste. La petite Lilie mélancolique avait été jeté au placard pour donner ce beau brin de jeune fille. Elsa-Mina vit débarquer cette pré-adolescente avec un sursaut maternel qu'elle tenta de réprimer. Car avec l'évolution physique de sa fille, celle-ci avait acquérit une pointe de bravade qui avait effacé les restes d'une soumission infantile.
Peut-être que le lecteur aura-t-il le souvenir de la jeune fille prête à tout pour sauver sa mère malgré le mal qu'elle causa à Doudou ? Une transformation qui s'opéra en une seule nuit, transformation aussi bien physique que psychologique. C'était encore une de ces nuits déterminantes dans la vie de Lilie mais qui dura toute une semaine. Le changement entre la Lilie partie et celle arrivée était bluffant.
Elle avait poussé en l'espace de quelques nuits. Ses jambes s'étaient affermies, ses hanches présagèrent celles de la femme qu'elle serait dans quelques années ; sa voix avait une fermeté et une douceur envoûtante. Ses cheveux qu'elle avait gardé courts coiffaient son front d'une belle couronne dorée. Sa poitrine commençait à poindre sous la robe blanche qu'elle portait le jour de son retour.
Elsa-Mina trouva cette métamorphose déroutante. Les froncements de sourcils caractéristiques de sa fille -même quand celle-ci souriait- avait quasiment disparu. Peut-être n'avait-elle plus de raison de fixer les épreuves de la vie aussi fermement ?
Elle pressentait une rage de s'épanouir dans ce nouveau corps, une confiance affermie par les convictions qui guidaient cette fille.
La mère, en conséquence de cette transformation, fit preuve de méfiance. Le sursaut qui avait fissuré sa poitrine de pierre s'était stoppé en un éclair. Ce n'était plus la fille soumise mais bien un obstacle qui se présentait à elle. Son plan arrêté ne fut que plus ardemment étudié.
Ce jour est doublement important pour l'histoire que je raconte aux lecteurs. Certes, il notait la renaissance d'une enfant qui affronterait de grandes choses par la suite ; mais encore, il marqua une double peine qui mit à l'épreuve le nouveau caractère de Lilie. J'hésite encore dans l'ordre des événements douloureux à vous annoncer ; il y en a cependant un bien plus funeste que l'autre. Par logique, je ne vais pas commencer par le moins affligeant.
« J'ai à te parler, c'est très grave. »
Elsa-Mina avait demandé à sa fille de s'asseoir. La pâleur faisait ressortir le venin de ses yeux. Sa bouche se crispa dans un demi-sanglot qu'elle étouffa avant de commencer un récit bref mais non moins pénible.
« Tu te rappelles de l'état où tu as laissé Rocabot ? »
Cette question sonnait comme un reproche qui aiguisa le regard larmoyant de la quarantenaire. Ses longs doigts effilés s'allongèrent dans un poing qu'elle posa sur la table pour calmer ses tremblements.
« Quelques jours après ton départ, il alla mieux. Même si je ne peux pas te le cacher, ton voyage et celui de Laporeille lui coûtèrent le moral... Son corps reprenait des forces tandis que son moral dépérissait. Léo et moi l'avons entouré mais nous n'avons pas été là quand une armée de Desséliande nous l'a enlevé... »
Un soupir l'interrompit. Lilie qui tenait dans ses bras la lapine, devint aussi blanche que les dalles de marbre au sol.
« Ils l'ont emmené dans la forêt pour terminer ce qu'ils avaient commencé !
- Mais, qu'avez-vous fait ?
- Léo n'avait pas de Pokémon sur lui, hélas. Son grand-père ne répondait pas à ses appels en PCV. Le temps jouait contre nous.
- Alors ? »
L'impatience et la crainte de connaître la suite coupèret le souffle de Lilie qui vit un rictus se dessiner sur les joues creuses de sa mère. Rêvait-elle ou bien était-ce un sourire ?
« J'ai appelé Euphorbe. Depuis mon transfert à Kanto, c'est lui qui se charge de mes Pokémon, tu me l'avais appris. Je lui ai demandé de m'envoyer mes Pokémon. »
Son sourire -si s'en était un-, se changea en crispation de la machoire. La colère durcit ses traits ; la haine pour le professeur à la chemise ouverte et à l'attitude débonnaire lui revint à l'esprit.
« Il m'a répondu, comme à son habitude, dans un sourire nonchalant : "c'est dangereux parce que qui me dit que c'est pas pour mettre le capharnaüm à Kanto ?". Il me connait mal ! Moi, la faible femme, recommencer les mêmes erreurs qu'à Alola ! Il ne fit pas le fier quand je lui rétorquais que c'était pour secourir son chien. Il m'a envoyé seulement trois Pokémon, c'était suffisant d'après lui. Si j'avais eu mon équipe au complet, les chances de retrouver Rocabot aurait doublé. Mais ce professeur est trop prudent, il ne sait pas ce qu'il a perdu... »
Les derniers mots avaient été prononcé dans un marmottement. Elle semblait faire abstraction de la présence de Lilie.
« On ne l'a pas retrouvé. A l'heure qu'il est, il doit être mort. »
Elle avait prononcé la sentence avec un calme digne des juges les plus sévères. Une guillotine qui se serait abattu devant les yeux de Lilie n'aurait pas provoqué tant d'effroi dans ses veines. Laporeille perdit des forces en même temps qu'elle poussa un cri d'évanouissement. Sa dresseuse la coucha dans le panier puis vint retrouver sa place dans la cuisine. Elsa-Mina n'avait pas bougé mais Lilie avait bien remarqué qu'à ses pieds se trouvaient quatre valises.
C'est le deuxième événement que je vais relater.
« Qu'est-ce que c'est ?
- Nos valises. Nous partons demain matin. »
Lilie eut à peine le temps d'ouvrir de grands yeux que sa mère lui jeta au visage ces paroles qui la cinglèrent :
« C'est non négociable. Tout ici est terminé pour nous. Je suis guérie, je n'ai aucune raison de rester. Nous encombrons Léo. Les malheurs se succèdent : Goupix, maintenant Rocabot. Je ne vais pas mentir en disant que ces disparitions sont naturelles. C'est toi qui les a provoqué, vilaine fille. »
Le soutien que lui apporta la chaise sur laquelle était assise Lilie l'aida à encaisser les reproches de sa mère.
« Pourquoi tu dis ça ? Ce n'est pas moi qui ai fait disparaître Goupix et Rocabot !
- Qui sait ? Si tu ne t'étais pas lié d'amitié avec eux, ils n'auraient pas disparus, je te l'assure ! »
Lilie eut comme un flash. Elle comprenait à présent. Comme la lune qui réveillait les prairies endormies, Lilie sortit d'un long tunnel, comme d'une sieste et perçut dans l'affirmation catégorique de sa mère une menace. L'agressivité habitait le corps de celle qui lui avait semblé avoir retrouvé la paix et l'harmonie.
Elsa-Mina la regardait, les yeux rouges, la bouche crachant le venin qui devait venir à bout des nerfs de sa fille.
« Depuis le début tu joues à la mère parfaite, tu n'as fais que ruminer ce que tu m'as dit ce jour-là... »
Les mots manquaient. Ses yeux firent rouler de grosses larmes tandis que ses épaules se secouèrent dans un sanglot. Devant cette femme aussi froide que le marbre, elle ne retenait plus sa douleur.
Lilie se souvint parfaitement des mots employés par sa mère. Elle aurait aimé les oublier, les avoir rêver, mais ils étaient là, coincés dans sa poitrine qui se soulevait dans une plainte déchirante.
« Tu les a fait disparaître pour m'isoler.
- Tu es folle, ma fille. Cesse de jouer la victime et prépare tes valises. Sur le champ ! »
Elle agrippa son bras ; les doigts semblaient fait de glace si bien que Lilie frissonna à leur contact.
« Je ne te suivrais pas ! Je vais partir sur les routes, que tu le veuilles ou non ! »
Elsa-Mina jeta un regard méprisant, perçant, terrible à sa fille. La révélation qu'elle lui livrait au pire moment la fit haleter comme après un effort physique. Enserrer le bras fragile de sa progéniture demanda à la mère une force qu'elle puisa dans sa haine pour celle qui avait tant changé en quelques semaines.
Lilie venait de mettre à mal ses ambitions en avouant à sa mère les projets qu'elle caressait. Elle eut voulu effacer les derniers mots, ne pas les avoir prononcé. C'était trop tard ; il fallait se lancer dans la brèche, faire un passage en force. Des négociations, dans l'état où se trouvaient les choses, n'étaient pas envisageables. Elle voyait bien que sa mère, digne dans sa position de force, ne montrerait aucun signe de faiblesse. L'armure était rodée.
Léo mit un arrêt à l'échange houleux qui menaçait de devenir plus violent encore. Il demanda aux deux parties de réfléchir et d'en rediscuter le lendemain, à tête reposée. On peut s'imaginer qu'aucune des deux ne vint à table après ça. Léo dû monter un plateau à chacune et mangea seul dans la cuisine. Il songea aux paroles désespérés de son assistante ; si c'était vrai et qu'Elsa-Mina avait depuis le début décidé d'une vengeance ? Il avait été prévenu des mois avant par Lilie qui s'était méfiée du comportement agressif de sa mère. Depuis, le calme avait semblé revenir. L'orage qui venait de s'abattre ce soir-là démontrait que l'instabilité pouvait tout emporter d'ici quelques heures...
*****
Maintenant que l'explication avait érigé un barrage entre la mère et la fille, la maison se trouva plongée dans un douteux silence. Les cris, les coups, tout un monde de violence contenue dans une même femme, avaient laissé place nette à une sorte de nonchalance qui devait endormir toute la maisonnée. Sauf qu'aucun des deux partis ne semblaient fléchir ni succomber à la paix qu'apporterait le sommeil. Bien au contraire ; l'altercation avait éveillé la vitalité dans chacune d'elle. Léo était le seul à dormir à minuit. Le repos dans lequel était plongé la villa l'avait emporté dans la nuit qui serait annonciatrice d'événements terribles et déterminants pour cette histoire.
L'air ambiant était chargée d'électricité ; non pas que le ciel menaçât de frapper les environs d'éclairs. La tension était enfermée à l'intérieur des murs ; seul Léo ne l'avait pas ressenti puisqu'endormi. C'est pour évacuer les mauvaises ondes ainsi que la chaleur qui était monté aux joues de Lilie, que celle-ci ouvrit la fenêtre de sa chambre. Elle donnait sur le bois. De vifs courants d'airs balayaient les rideaux qui dansaient comme agonisent les morts, c'est-à-dire avec des mouvements désordonnés et plein d'une vie qui vont les quitter.
Lilie ne faisait pas attention à ce spectacle ; son regard se portait vers le dehors. Les étoiles tardaient à se montrer ; pourtant c'était ce qu'elle attendait. Dans ce vide obscur qui lui faisait vis-à-vis, elle cherchait la moindre lueur rassurante. Rien. Une mâchoire hideuse la fascinait parce que les cimes d'arbres y formaient une dentition inégale.
Bientôt, ce tableau de la nuit l'ennuya. La tension qu'elle sentait derrière son dos était retombée. Elle était prête à fermer la fenêtre quand elle entendit un hurlement. Des Cornèbre s'envolèrent en nuée des arbres dans lesquels ils étaient perchés. Une vive agitation secoua les bois ; un vent traversa ses entrailles en même temps que résonna un deuxième aboiement bien plus languissant. Une lueur rougeoyante lointaine perça l'obscurité. Ce point de lumière venait de la gueule des bois qui semblait mâcher sous les bourrasques du vent levé. Cette vie après l'engourdissement d'il y a quelques secondes rappela le douloureux malheur dans lequel était empêtré Lilie. Le bouillonnement qui ramenait à la vie la forêt, elle l'assimila à la folie qui avait succédé au masque tranquille de sa mère.
Le point rouge se mit à clignoter comme bat le cœur quand il est amoureux. Il semblait s'éteindre puis repartait de plus belle. Lilie craignit de voir disparaître ce phare dans la mer des bois. Plus elle songeait au secours que le faisceau lui apportait en éclairant sa détresse, plus elle s'imaginait en mer, luttant contre un orage dans l'espoir d'atteindre la côte que lui annonçait la lumière salvatrice. Elle ne comprit pas ce qui se passait en elle mais Lilie devait sortir. Cette perle, ce rubis des bois, avait captivé son œil comme une ampoule attire le moustique.
Elle enfila une veste et quitta la villa sous les coups de vent qui animait la mâchoire formée par les arbres. Elle se jeta ainsi dans la gueule du loup.