Ch. 5 : La vie d’une Morte.
L’atmosphère était glaciale, le sol inconfortable, l’air irrespirable, la lumière rarissime. Au plus profond des galeries, derrière des épais barreaux d’acier, les esclaves dormaient péniblement. Ils ruminaient leur douleur jusque dans leur rêve, comme si le simple repos du sommeil leur était interdit. Toutefois, une ne dormait pas. Une esclave exclue, crainte de tous. La Morte à la chevelure cyan.
Eily vérifia une dernière fois que personne n’était éveillé et que les gardes avaient fini leur ronde. Ensuite, elle passa sa main droite sous le mince tissu rapiécé lui servant de couverture ; la demoiselle s’efforça de camoufler la lumière irisée qui s’en échappa. Lorsqu’elle eut fini, elle laissa sa tête reposer sur ladite couverture, désormais surélevée à cause d’une curieuse créature apparue en dessous.
— Bonsoir Troctroc, chuchota-t-elle.
— Bonsoir, Eily.
L’esclave cyan sourit sincèrement. C’était le seul moment de la journée où elle s’autorisait cette folie. Elle souriait beaucoup moins, désormais. Encore aujourd’hui, elle ne comprenait pas ce qu’il s’était passé, il y a un mois. Cela avait été une journée normale à l’orphelinat. Elle jouait avec Nester et Athoo, comme d’habitude. Et puis, ces hommes aux masques étranges étaient venus. Qui étaient-ils ? Eily n’en avait aucune idée. Mais ce qu’elle savait très bien, c’était ce qu’ils avaient fait.
Ils les avaient attaqués, avec des armes mystérieuses. Ils avaient brûlé l’orphelinat et le village de Stavros. Ils avaient… tué. Tué les autres enfants et sans doute la stricte surveillante et la douce mamie Losyn. Eily voyaient encore leur cadavre baignant dans une mare de sang ; elle pouvait presque les toucher. L’odeur âcre empestait encore et toujours. Et surtout, Athoo. Ils avaient tué Athoo, devant ses yeux. Son corps percé par d’étranges projectifs d’acier. Eily avait dû mal à s’en rendre compte. Toute sa vie s’était effondrée en quelques minutes.
Comment est-ce qu’Eily s’en était sortie ? Ses souvenirs étaient flous, nuageux. Elle ne se souvenait que d’une chose : après la mort d’Athoo, elle s’était mise à marcher. Marcher, et marcher encore. Elle avait voulu trouver de l’aide ; elle n’en avait pas trouvé. Pire même, elle s’était faite capturer par des brigands.
Mais si son monde était détruit, le monde, lui, continuait de tourner. Eily était désormais une esclave, forcée à extraire et transporter des tonnes de minerais par jour. Aussi ironique et impensable que cela puisse paraître, Eily ne haïssait pas son nouveau statut. Ce travail extrêmement physique avait été comme un exutoire à sa rage confuse. Chaque jour, elle frappait avec force les parois de la mine. Chaque coup était fruit de sa peine. Des pleurs sous formes de violence physique.
— Ça va faire un mois que nous sommes ici, souffla Eily.
— T-Tu es certaine que ça va ? s’inquiéta Caratroc. Ces bandits ne te font pas de mal ?
— Tu me poses la question tous les jours, pouffa la demoiselle.
— Parce que ça me terrifie vraiment ! J-Je ne peux pas t’aider, et ça me ronge…
— Tout va bien, Troctroc. Tu sais bien que les bandits ont peur de moi, il me surnomme même ‘‘La Morte’’. Personne ne m’approche.
« Sauf ce garçon cette après-midi », songea-t-elle. Ifios, si elle se souvenait bien. Elle ne l’avait jamais vu avant. Un nouveau bandit peut-être ? Eily secoua la tête, ce n’était pas la peine de penser à ça.
— Dis Troctroc, reprit-elle. Si rien de tout cela ne s’était passé, je serais sur les routes de Prasin’da en ce moment. J’aurais quitté l’orphelinat avec Nester et Athoo… on voyagerait de village en village, de ville en ville… Nester continuerait de nous baragouiner ses histoires de chevalier et Foréa… cette tête brûlée d’Athoo continuerait à semer la pagaille partout où elle passe… et… et…Nester… Athoo…
Des larmes coulèrent doucement sur ses joues. Elle fut incapable de prononcer le moindre son intelligible, et sanglota un long moment. Caratroc passa l’une de ses pattes sous la couverture et caressa gentiment sa tête. Il la rassura du mieux qu’il le pouvait, lui répétant encore et encore que tout allait bien se passer.
Eily laissa ses larmes perler sans tenter de les retenir. Elle avait un besoin vital de décharger toute sa tristesse. Mais au fur et à mesure que le flot de désespoir s’écoulait, un autre liquide le remplaçait. Le noir et nauséabond océan de rancœurs vengeresses. Une haine de plus en plus palpable grossissait ses veines. Elles n’avaient aucune idée de qui étaient ces hommes aux tenues verdâtres. Mais une chose était certaine, elle les reverrait. Et ce jour-là, elle leur ferait payer le prix de toutes les vies qu’ils avaient détruites. Une, par une.
***
Chaque matin, les bandits s’amusaient à faire grincer leur lame sur les barreaux pour réveiller les esclaves. L’atroce son aigu qui en résultait n’était qu’un avant-goût du cauchemar qui attendait les prisonniers. Avant de saisir leur pioche, les bandits leur servaient un ‘‘petit-déjeuner’’, du pain rance et un peu d’eau. Parfois, un joyeux luron s’amusait à faire ses besoins dans la ration d’eau d’un prisonnier, sous les rires gras de ses confrères. L’esclave complice malgré lui de la plaisanterie était non seulement obligé de rire avec ses bourreaux mais également de boire l’intégralité de son eau ; c’était tout ce qu’il aurait avant plusieurs heures.
Eily observait ces cruels manèges d’un air distant. Cela la peinait de le penser, mais elle s’y était presque habituée. Elle ne se sentait également pas concernée ; comme tout le monde la craignait, les Agrios évitaient très soigneusement de lui faire des crasses. Eily appréciait fortement cette peur illégitime qu’elle inspirait, car si jamais un bandit s’en prenait à elle, elle ne pourrait pas se défendre. Elle n’était qu’une fragile jeune fille.
Du coup, Eily faisait tout pour continuer d’animer les fantômes de l’effroi. Premièrement, elle ne parlait à personne, alors que beaucoup d’esclaves formaient des groupes ‘‘d’amis’’. La sociabilisation était essentielle si l’on voulait survivre dans cet enfer ; la chaleur humaine était tout ce qu’ils pouvaient s’offrir. Eily n’en avait cependant pas besoin, grâce à Caratroc. Mais pour les autres, le fait qu’une gamine parvienne à continuer de travailler chaque jour sans broncher, sans aucun contact humain, n’était qu’un signe de plus prouvant qu’elle n’était pas tout à fait humaine.
Eily avait toujours été excellente pour cerner le caractère des gens, de déterminer leur seuil de tolérance en un regard. Lorsqu’elle passait devant des bandits qu’elle jugeait particulièrement superstitieux, Eily prenait bien soin de glisser un bref ricanement sinistre, voire maléfique. Le résultat était sans appel, lesdits bandits devenaient toujours livides après la prestation, et communiquaient ensuite leur peur à leurs camarades.
C’était l’un des moyens d’Eily avait trouvé pour survivre ici, se faire passer pour un monstre aux yeux des autres, inspirer une crainte profonde et interdite. Et cela marchait redoutablement, si bien que les esclaves la craignaient beaucoup plus elle que les bandits ; chacun savait qu’un Agrios exprimait son courroux à l’aide de son fouet ou diverses humiliations. Mais personne ne savait ce que la mystérieuse Morte pouvait faire, et cela la rendait immensément plus effrayante.
Il lui fallait bien ça. La vie n’était pas idyllique pour un esclave, surtout si l’esclave en question était une femme. Les bandits se montraient souvent particulièrement grossiers envers la gent féminine, même s’ils se retenaient. L’un des chefs Agrios, un homme balafré répondant au nom de Sidon, veillait au grain. Si Sidon tolérait la violence sous un certain degré – comme les coups de fouets – toute agression sexuelle était formellement interdite. Un jour, Eily se souvint d’avoir vu un bandit mettre la main aux fesses d’une esclave ; ce même bandit se fit publiquement rouer de coups. Mais lorsque Sidon n’était pas là, les bandits les plus hardis se sentaient pousser des ailes, alors il fallait toujours se méfier.
En plus de paraître effrayante, Eily avait une autre astuce pour ne subir aucune foudre : bien travailler. Grâce à sa rage, elle p arvenait à extraire une quantité correcte de minerais chaque jour. Lorsqu’elle faiblissait, il lui suffisait de penser à la bouille idéaliste de Nester ou à cette casse-cou d’Athoo pour se donner force et courage. Ironiquement, c’était ce dernier point qui terrifiait le plus bandits et esclaves. Aucun ne pouvait comprendre comment une jeune fille d’apparence aussi frêle pouvait manier la pioche avec tant de hargne sans s’épuiser, surtout que parfois, Eily chantonnait doucement pour accompagner ses gestes. Des chansonnettes que beaucoup interprétaient comme sortilège.
Mais Eily avait ses limites, elle le savait. Une limite qu’elle approchait dangereusement. Elle ne pourrait maintenir son rythme éternellement. La fatigue du labeur constant craquelait petit à petit son corps et sa volonté. Bientôt, elle craquerait, et à ce moment-là, elle-même ne savait ce qui l’attendait. Il lui fallait fuir au plus vite.
Eily n’avait pas passé tout ce mois à sangloter et à jouer la parfaite esclave, loin de là. Elle effectuait aussi du repérage. Elle en faisait déjà beaucoup à l’orphelinat, dans la forêt, où elle passait beaucoup de son temps à y mémoriser les différents recoins stratégiques. Une qualité essentielle si l’on voulait poser des pièges, et coup de chance, Eily adorait les pièges.
Toutefois, plusieurs couacs subsistaient dans sa stratégie. Premièrement, en tant qu’esclave, elle ne pouvait se déplacer librement et miner le camp des bandits. Deuxièmement, dans la folle hypothèse où elle réussirait à quitter le camp, où irait-elle ? Elle n’avait pas de choses aussi convenantes qu’une carte. Elle ne savait même pas où elle était précisément. D’après ses observations, elle se trouvait vaguement quelque part au beau milieu une chaîne volcanique, ce qui lui faisait froid dans le dos.
Eily se souvenait vaguement des leçons de géographie de mamie Losyn. La chaîne volcanique de la région se trouvait au nord-ouest de la carte, mais elle était si escarpée, large et dangereuse que personne de sain d’esprit n’irait l’explorer, surtout sans guide. Conclusion, la demoiselle cyan n’était pas sortie de l’auberge.
Et quelque chose d’autre turlupinait la demoiselle cyan. Elle devait faire quelque chose avant de partir, ou plus précisément, récupérer quelque chose. Son manteau grenadine. Ce n’était pas qu’un simple vêtement, il s’agissait de l’unique héritage d’Eily. Selon mamie Losyn, elle le possédait déjà en arrivant à l’orphelinat, lorsqu’elle n’était que nourrisson. La demoiselle cyan n’attachait que peu d’importance au matériel, mais ce manteau était particulier. Elle serait prête à risquer sa vie pour le récupérer, car il était l’unique relique la rattachant à la famille qu’elle ne connaîtrait jamais.
Eily savait que les bandits le lui avaient volé un mois plus tôt. Elle préférait ne pas savoir ce qu’ils en faisaient ; elle espérait cependant très fort qu’il ne soit pas trop abîmé. Dans le cas contraire, les hommes en tenue verdâtre ne seraient pas les seuls à devoir se faire du souci…
— … bonjour, Eily.
Soudain une voix l’interpella. Dérangée dans ses promesses de vengeance, l’adolescente leva distraitement les yeux. Elle reconnut le garçon de la veille, Ifios. Qu’est-ce qu’il lui voulait encore ? Eily fureta un instant du côté des bandits, et vit Sidon non-loin. Elle acquiesça mentalement, c’était plutôt une bonne nouvelle.
— J-J’ai attendu la pause, j’espère que je ne te dérange pas.
Ce Ifios n’avait pas l’air à l’aise. Eily pouffa intérieurement, au moins, il n’était pas difficile à lire. Comme il venait de le dire, Eily était en pause. Même les bandits les plus limités savaient qu’un être humain ne pouvait faire se livrer à une activité atrocement physique pendant la toute une journée sans s’arrêter, alors, ils accordaient gracieusement une courte pause aux esclaves toutes les deux heures.
« C’est embêtant, maugréa pensivement Eily. Je suis obligée de lui répondre, mais si je me montre trop amicale, je risque d’effriter mon image de ‘‘Morte’’. D’un autre côté, si j’apparais trop revêche, je risque des représailles… »
Eily lança un regard à son interlocuteur. Malgré son jeune âge, la demoiselle cyan percevait chez lui une sorte d’aura différente des autres bandits. Il semblait beaucoup plus éduqué et courageux que la moyenne.
« Ce qui est d’autant plus embêtant, soupira-t-elle. Un individu stable est bien plus difficile à tromper. »
Eily réfléchit de plus bel. Quelle était la meilleure réponse à donner ?
« Ce Ifios à certainement déjà entendu parler de moi, je suis assez célèbre dans le coin. Alors, pourquoi vient-il me voir ? Tient-il à vérifier cette histoire de ‘‘Morte’’ par lui-même ? Ou est-ce parce que je lui ai tapé dans l’œil ? Un cas comme dans l’autre, c’est mauvais. Bon, il vaut vraiment que je dise quelque chose maintenant. Peut-être débuter par une réplique neutre ? »
— Tu es… Ifios, n’est-ce pas ? finit-elle par répondre.
Le visage du garçon s’illumina un instant. Il était heureux que la demoiselle cyan se souvienne de lui.
— O-Oui, c’est ça, on s’est rencontrés hier.
« Merci, se blasa mentalement Eily. Mais j’ai encore cette chose merveilleuse qui se nomme mémoire. »
Dix longues secondes passèrent.
« Ce garçon n’a pas l’air d’être une lumière, grommela intérieurement Eily. Il ne parle pas, mais en même temps, il n’a pas l’air de vouloir partir. Peut-être devrais-je tenter de faire avancer les choses ? »
— Tu as besoin de quelque chose ? demanda la demoiselle.
— N-Non… enfin si… m-mais pas vraiment ! … mais en fait oui…
« J’aime quand les choses sont claires ! » ironisa Eily.
— J-Je me disais simplement que je pourrais faire ta connaissance…, conclut enfin Ifios.
« J’avais donc raison, je lui ai tapé dans l’œil. Mais qui est-ce type exactement ? Il vient me draguer tout timidement comme ça, l’air de rien, alors que je suis une esclave… il doit réellement être nouveau. Peut-être un jeune garçon rebelle ayant rejoint les Agrios par idéalisme de liberté, sans savoir que ce ne sont que des brutes ? C’est possible, je me souviens qu’Athoo idéalisait beaucoup les hors-la-loi… ce qui agaçait beaucoup Nester d’ailleurs… n-non, je ne dois pas penser à eux maintenant… »
— Ah ! s’anima soudain Ifios. M-Mais si tu ne veux pas, c’est pas grave !
« Le pauvre à l’air dans tous ses états, s’amusa Eily. Toutefois…, oui, pourquoi pas. Si je ne me trompe pas, il pourrait m’être utile. Un individu encore plus ou moins pur ici, c’est quasiment inexistant, surtout dans le camp adverse. Si je manœuvre bien, il pourrait même gentiment me donner la clef des geôles. »
Cette pensée en tête, Eily adoucit son visage et s’autorisa même un léger sourire :
— Non, ça… ça ne me dérange pas, fit-elle d’une voix cristalline. Excuse-moi pour mon attitude, je… je me méfie de tout le monde, tu comprends…
— O-Oui, aucun problème ! C’est même naturel !
— … mais…
Tout en baissant la tête, Eily leva ses grands yeux azurs directement dans les prunelles rubis d’Ifios. Ce dernier ravala sa salive par réflexe.
—… mais toi, tu n’es pas méchant, n’est-ce pas ?
Vu le teint dangereusement écarlate du jeune homme, Eily sut aisément qu’elle avait fait mouche.
— B-Bien sûr que non ! s’affola-t-il. J-Je… je… jeuuuh…
Brusquement un bruit cacophonique et répétitif envahit le camp. Un bandit frappait la garde son cimeterre sur une cloche d’acier.
— Allez ! Debout les tire-aux-flancs ! Au boulot et que ça saute !
Eily feignit une expression désolée à Ifios et se dirigea vers la mine. La demoiselle était plutôt satisfaite d’elle, ce jeune naïf était de l’argile : malléable à souhait. Et la reprise du travail tombait à point nommé, la conversation ayant été subitement interrompue, Ifios allait cogiter un bon moment.
Malgré tout, Eily avait un instant craint que ses capacités de séduction ne fonctionnent pas. Par le passé, elle avait déjà essayé de faire de même avec Nester mais sans succès – l’amour rendant stupide, Eily pensait que ce serait très utile d’avoir quelqu’un de stupide à ses ordres. Mais ce nigaud de Nester était bien trop passionné par ses rêves de Foréa et d’Ensar pour s’intéresser à l’amour ; pas que cela gênait Eily cependant, Nester étant naturellement manipulable, et puis, Eily n’était pas si certaine de vouloir feindre une relation. Ce n’était tout de même pas très sympathique de jouer avec les sentiments.
Mais pour Ifios, elle n’avait aucun scrupule. Entre un garçon qu’elle ne connaissait pas d’un côté, et sa survie de l’autre, la demoiselle cyan ne prit pas longtemps à choisir.
***
Après deux heures de labeur éreintant, à répéter encore et encore les mêmes gestes qu’elle répétait déjà depuis un mois, Eily en avait presque fini par oublier Ifios. Mais l’adolescent était toujours là, à attendre la pause des esclaves, les bras ballants.
« Il ne doit pas avoir grand-chose à faire de sa vie », pensa la demoiselle cyan.
Plus la journée avançait, et moins Eily avait envie de sourire ; chose très compréhensible lorsque l’on était exploité. Cependant, elle se força tout de même à arborer un visage chaleureux lorsqu’Ifios vint l’aborder.
— C-Ce n’est pas trop dur là-bas ? s’enquit l’adolescent en pointant la mine du visage.
« Non, absolument pas, c’est le paradis sur terre ! On s’éclate comme des fous ! grommela mentalement Eily,… sérieusement, il vient d’où ce type ? »
Mais pour éviter de griller toutes ses chances avec Ifios, Eily baissa la tête, imitant un sanglot.
— Je suis bien obligée… sinon… sinon…
L’esclave cyan fit semblant de ne pas pouvoir finir sa phrase, intensifiant ses pleurs sans larmes. Ifios comprit instantanément le message.
— Désolé, s’excusa-t-il, je… moi aussi je trouve cela révoltant. Traiter des êtres humains comme du bétail, je ne sais pas à quoi pense mon père…
Cela aurait peut-être pu échapper à d’autres, mais certainement pas à une maniaque du détail comme Eily.
— Ton père ? C’est quelqu’un d’important ici ?
« Si c’est le cas, ce Ifios est vraiment le gros lot, réfléchit Eily, Le fils d’un haut-gradé est bien plus utile qu’un simple bandit néophyte. »
De son côté, Ifios hésita un petit moment, se mordant les lèvres, pesant le pour et le contre. Finalement, après une grande respiration, il avoua :
— Je suis le fils de Danqa.
— … nyah ?
Eily dû faire un gros effort pour ne pas tomber à la renverse. Bien sûr qu’elle connaissait Danqa, comment l’ignorer ? Il s’agissait du tout puissant Boss des Agrios. Elle l’avait déjà aperçu une fois ; un colosse dont chaque parcelle de son corps était une arme mortelle. Eily lança un regard perplexe à Ifios. Un garçon assez petit et fin. Elle se retint de rire.
« … il me fait une blague ? Non, il n’a pas l’air de mentir mais… c’est juste physiquement impossible. À moins que sa mère ne soit exceptionnellement petite ? … hé, mais à y bien regarder, il est plutôt bien habillé. Et ce qu’il porte sur le col de sa tunique c’est… un saphir ? Oui, c’est forcément quelqu’un de très important, j’ai été idiote de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. »
Ifios remarqua l’incrédulité d’Eily et gonfla les joues. Oh ça oui, il en avait l’habitude qu’on ne le croit pas.
— C’est la vérité ! s’emporta-t-il.
— Je te crois, sourit Eily. Je sais que tu n’es pas du genre à mentir.
— Ah… ? euh… merci…, rougit soudain le fils de Danqa.
« Très bien, et ça ne le choque pas le moins du monde que je prétends savoir son caractère alors qu’on se connaît à peine ? Parfois, c’est juste si facile que c’en est affligeant. »
— Alors comme ça, tu es le fils de Danqa ? recentra Eily.
— C’est la vérité ! répéta bêtement Ifios avant de reprendre : … euh, excuse-moi, c’est un réflexe.
« Drôle de réflexe. Il doit avoir une sorte de traumatisme là-dessus, je suppose. »
— Je sais que je ne ressemble pas à un guerrier, soupira Ifios. Je ne suis même pas un véritable bandit, père m’a toujours préservé de ce monde, jusqu’à hier. J’ai à présent l’âge d’intégrer les Agrios, mais… comment dire… disons que j’avais un peu idéalisé les hommes de père. Depuis que je suis ici je peux voir leur véritable nature et ça ne me plaît pas du tout.
« Il a l’air sincère. C’est ironique que le propre fils de Danqa soit contre les pratiques des Agrios. Il faut croire que parfois, la pomme tombe loin de l’arbre. »
— Tu es contre l’esclavage ? tenta Eily à tout hasard.
— Bien évidemment ! … pour être tout à fait honnête, je savais depuis toujours que les Agrios menaient ce genre de trafic. Mais dans ma tête, l’esclavage n’était qu’un mot, un vague concept ; des prisonniers travaillant pour nous. Cependant, j’ai récemment pu voir les choses au-delà du concept. J’ai vu les choses concrètes, j’ai vu la réalité qui pourtant me pendait au nez. J’ai vraiment honte de n’avoir rien vu avant, pendant tout ce temps…
« Je peux le comprendre, acquiesça mentalement Eily. Il est difficile de mettre un sens véritable sur des choses que l’on ne voit pas. L’on peut simplement se faire une idée, qui est inexorablement détournée de la réalité car souillée par nos propres illusions. »
Eily en connaissait un rayon sur le sujet. En tant qu’orpheline ayant toujours vécu au milieu de nulle part, la demoiselle cyan avait une expérience très limitée du monde extérieur. Elle avait lu beaucoup de livres et entendu beaucoup d’histoires, certes, mais ce n’était rien de concret. Plus d’une fois, Eily avait été surprise lorsqu’elle avait découvert une chose après se l’être imaginée pendant des années.
« Cependant, mon idée de l’esclavage et mon expérience concrète d’esclave n’étaient pas si différents en fin de compte »,statua mentalement Eily.
— Tout le monde fait des erreurs, l’essentiel c’est de s’en rendre compte.
En disant cela, Eily avait gratifié Ifios d’un de ses plus beaux sourires angéliques. Aux yeux de l’adolescent, elle sembla un instant tel le Séraphin descendu des cieux pour absoudre ses péchés.
« Mais tu es vraiment le dernier des crétins pour avoir pensé que l’esclavage était acceptable durant toutes ses années ! », ne put s’empêcher Eily de maugréer mentalement.
Soulagé – et ignorant de ce que Eily pensait réellement – Ifios lâcha un grand soupir satisfait. Il appréciait de plus en plus la compagnie de la demoiselle cyan, et par effet de balance, sa rage de la voir réduite en esclavage augmentait de plus en plus.
Ifios ne voulait cependant pas gâcher son moment privilégié par ses idées noires. Désirant changer de sujet, il demanda à Eily de parler d’elle. Ce n’était que justice, étant donné qu’il venait lui-même de se livrer.
« Devrai-je lui dire la vérité ? réfléchit Eily. Je ne risque pas grand-chose, je pense. Et puis, l’image de la pauvre orpheline se retrouvant esclave devrait faire mouche. Par contre, inutile de parler des… assassins en tenu verdâtre. Je vais simplement lui dire que nous avions été attaqués par des brigands particulièrement cruels. »
Et ce fut ce qu’elle fit, avec une grande difficulté. Parler de l’orphelinat était encore particulièrement douloureux, bien plus que toute la fatigue accumulée en un mois d’esclavage. La demoiselle cyan se surprit à entendre sa voix se briser à de nombreuses reprises, et ses joues s’humidifier plus que de raisons. Elle se mordit les lèvres. Elle avait beau tout calculer froidement dans sa tête, ses brûlants sentiments reprenaient toujours le dessus.
Au fil des mots saccadés de l’esclave cyan, Ifios réalisa le terrible enfer qu’elle avait dû subir. Une orpheline ayant tout perdu, se retrouvant esclave après avoir littéralement vu sa vie partir à feu et à sang. Il serra fortement les poings. Sa détermination grimpait en flèche.
***
Le reste de la journée se déroula sur ce même schéma. Ifios attendait patiemment qu’Eily soit en pause pour pouvoir lui parler. Toutefois, après le poignant récit d’Eily sur son histoire, les deux adolescents avaient convenu de ne discuter que de choses légères. Ifios avait cependant quelques scrupules à mentionner sa vie très aisée alors que son interlocutrice vivait dans une cellule et ne se nourrissait que de pain sec. En conséquence, il laissait presque toujours la parole à Eily.
La demoiselle cyan se laissait de plus en plus aller, et à un moment, elle lui parla même longuement de ses amis de l’orphelinat, Nester et Athoo, et de tous les coups qu’ils avaient faits ensemble. Eily déformait quelques fois la vérité cependant, la scène du « J’ai manipulé le vendeur de légumes pour qu’il me donne des produits gratuitement » fut rapidement devenue un « Le vendeur m’a donné des légumes gratuitement parce qu’il est très gentil. » Il ne fallait pas qu’Ifios ne se doute une seule seconde de la véritable nature d’Eily. La demoiselle avait toujours la larme à l’œil lorsqu’elle parlait de son passé ; une larme sincère qui ne manquait pas d’attendrir le fils de Danqa.
Cela faisait énormément de bien à Eily de pouvoir se confier à un être humain qu’elle ne connaissait pas, bien plus qu’elle n’aurait pu le penser. C’était très différent de ses séances nocturnes avec Caratroc, qui lui la connaissait par cœur, en plus d’être un Ensar. Les réactions naïves d’Ifios à propos de ses récits avaient quelques choses de rafraîchissant. Eily comprit vite que l’adolescent n’avait aucun ami de son âge, les Agrios étant tous des adultes. La demoiselle en conclut rapidement que c’était sans doute l’une des raisons pour laquelle il s’était approché d’elle, une adolescente.
Toutefois, elle n’oubliait pas son but premier. Amadouer Ifios pour qu’il l’aide à s’enfuir. C’était tout ce qui comptait pour elle. Il fallait qu’elle sorte et qu’elle parte en chasse des assassins pyromanes.
« Ce Ifios n’est qu’un outil, se résolut mentalement Eily. Un outil que je compte jeter après m’en être servi. »