S — comme Souffrances
Lilie passa une mauvaise nuit. Elle imagina sa mère mettre le bazar dans sa vie, comme après un ménage de printemps. Le sourire victorieux qu'elle n'avait pas abandonné de tout le repas annonçait qu'elle avait remporté la bataille et que la perdante ne s'en sortirait pas aussi facilement. Elsa-Mina avait montré beaucoup d'entrain pendant le premier dîner qu'elle venait de passer dans la cuisine depuis leur arrivée. Bien sûr, ce ne pouvait être qu'un masque. Léo avait été berné.
Lilie remua dans son lit. Il lui faudrait être vigilante pour deux maintenant.
« J'aimerais tellement sortir de cette chambre... Et te crever, toi et tous les autres... »
Une sueur froide la maintint plaquée contre son matelas. Sa mère ne parlait jamais en l'air, tout ce qu'elle avait décidé d'entreprendre, elle le faisait. Si elle avait décidé de faire son malheur, elle y arriverait. Ce n'était qu'une question de temps.
Quand son regard porta sur le panier où étaient couchés Goupix et Rocabot, elle se souvint que le chiot avait passé la soirée assis tranquillement au pied de la chaise de sa mère. Comme si un aimant le collait à elle. Cela lui fit peur, elle voyait déjà son petit Rocabot s'éloigner.
Les premières lumières du jour tirèrent les deux Pokémon de leur couchette. Rocabot glapissait au pied du lit, Goupix finissait de s'étirer quand on vint toquer à la porte. Lilie se réveilla de nouveau en sursaut.
« Veux-tu nous accompagner pour une balade ? »
Elle répondit oui sans savoir exactement pourquoi. Sa tête semblait peser dix tonnes sur son oreiller ; elle avait besoin d'air. Même si pour cela, elle devait supporter la fausse bonne humeur de sa mère. Rocabot et Goupix la remercièrent en sautant à travers ses jambes lorsqu'elle se leva enfin.
Lilie eut la chance de ne pas trouver sa mère dans la cuisine, cela lui aurait coupé l'appétit. Cette dernière terminait de se préparer.
Après s'être lavée et habillée, la jeune fille attendit sur le perron avec ses deux Pokémon. Le soleil traçait déjà sa route. Le vent brassait les feuilles qui retombaient en une valse silencieuse. Brusquement, elle eut envie de voir la ville se réveiller sur le monticule herbeux un peu plus loin.
Il faut rappeler au lecteur que la villa de Léo avait été construite sur les hauteurs de la route 25. Un précipice attendait les plus maladroits qui ne faisaient pas attention. Azuria se tenait tranquillement en bas, comme une pépite bleutée qu'on aurait saisi au creux du poing. La vie grouillante manquait à Lilie. Elle aurait aimé vagabonder dans les rues encore inconnues de la ville d'eau, faire du lèche-vitrines. Elle se promit de demander la permission à Léo de l'emmener dans une ville, la prochaine fois qu'il daignerait pointer le bout de son nez dehors.
Rocabot inspirait profondément par ses narines tant ce paysage l'impressionnait. Il voyait une rivière longer le côté droit d'Azuria, cours d'eau qui menait à la caverne Azurée. Puis, quand on levait les yeux plus haut, on arrivait à apercevoir la Centrale Electrique, la grotte, à l'ouest ; à l'est se dessinaient les sinuosités de l'imposant Mont Sélénite dont la pointe tranchait les nuages qui passaient trop près de son pic. Si on avait une bonne vue, Argenta se faisait discrète. Au sud, tout là-bas, même en tendant le bras, on n'arrivait pas à toucher Carmin-Sur-Mer et sa voisine, la grande bleue. Elle voyait des points naviguer, sortir ou rentrer dans la cité portuaire.
Toute cette vie inspirait de grandes choses à Lilie. Elle eut envie de descendre, de sauter, voler vers les villes qu'elle visiterait une fois que tout cela serait terminé. Son voyage serait merveilleux, ses amis Pokémon à ses côtés. D'ailleurs, elle ne leur avait pas encore confié ce souhait.
Elle s'accroupit et leur demanda ce qu'ils pensaient de ce panorama. Rocabot, comme à son habitude, aboya joyeusement pour répondre. Goupix avait le regard brillant ; les éclats de la mer venaient brûler ses paupières ouvertes sur la ville qui l'attendait.
Ils répondirent en chœur qu'ils iraient où elle irait. L'impression de plénitude compléta ce parfait tableau. Lilie tourna de nouveau son regard vers l'horizon puis, sans en connaître la raison, son cœur battit plus fort.
Rocabot et Goupix, trop occupés à regarder, n'avaient rien remarqué. Elsa-Mina, encore seule, s'était échappée de la villa sans être vue par Léo. Sa fille devant elle semblait absorbée par ce qu'elle voyait. L'ancienne présidente d'Aether s'avança doucement sans éveiller de soupçon, jetant un regard de côté pour bien voir qu'il y avait rien que du vide devant Lilie. Elle avança les bras, en même temps qu'elle s'approchait, prête à commettre un acte qui aurait coûté la vie à la jeune fille mais il était trop tard, Rocabot l'avait flairé et aboya.
Lilie se tourna vivement. Elle comprit qu'elle était trop près du précipice et qu'un faux mouvement la condamnerait à tomber. L'effroi de trouver sa mère si près d'elle alors qu'une chute pouvait arriver à tout moment la fit déglutir.
« Comme c'est beau ! s'écria la quarantenaire en prenant à témoin sa fille.
- Oui... J'aimerais tellement visiter ces endroits. »
Pourquoi se confiait-elle à celle qui ferait sans doute de sa vie un enfer ? La honte d'en avoir trop dit retint sa bouche fermée.
« Kanto est une très belle région. C'est d'ailleurs là que j'ai commencé à aimer ton père.
- Comment ça ? »
Lilie n'en croyait pas ses oreilles. Sa mère avait connu son père ici ? Elsa-Mina, trop contente d'avoir attiré l'attention de sa fille, poursuivit en quittant le point de vue qu'offraient les hauteurs de la route. Lilie la suivit par magnétisme.
« On s'est rencontré à Bourg-Palette, un petit village au sud de Jadielle. Il était l'assistant du professeur Chen.
- Tu ne nous l'a jamais raconté.
- Je ne voulais pas raviver vos blessures, à Gladio et à toi. La disparition brutale de votre père a été comme un effondrement d'un temple de souvenirs que j'ai eu du mal à déblayer avec le temps... »
La mère semblait émue des confidences qu'elle livrait à sa fille. Celle-ci ne perdit pas une miette des révélations concernant son paternel. Gladio était des deux enfants celui qui en voulait le plus à Mohn. Lilie était seulement malheureuse, le ressentiment n'avait pas encore habité ses sombres pensées.
Les mots d'Elsa-Mina posaient un pansement sur ce qui s'était passé quelques semaines auparavant. Léo les attendit sur le perron, les poings sur les hanches.
« A quoi sert une balade si nous ne sommes pas tous ensemble ? reprocha-t-il.
- Je voulais m'entretenir quelques instants avec Lilie, répondit piteusement la mère en baissant la tête. »
Rocabot suivait son regard qui pétillait sous ses mèches blondes. La jeune fille parut surprise de constater la soumission de sa mère. Avait-elle vraiment changé ? Léo avait une certaine autorité. Il grondait puis prenait un air tendre pour expliquer ses raisons. Ce qu'il fit.
« J'ai bien remarqué que les tensions n'étaient plus d'actualité mais il est encore trop tôt pour que vous sortiez seule, Elsa-Mina. Si vous faisiez un malaise au sommet de la colline d'où vous veniez à l'instant, que se passerait-il ? »
Lilie ne put réprimer un frisson en imaginant le corps de sa mère au fond du précipice, broyé par les rochers. La pâleur fit réagir Rocabot qui aboya d'inquiétude.
Elsa-Mina sembla remarquer pour la première fois la présence de Pokémon aux côtés de sa fille. Sa curiosité pour Goupix la fit braver la distance de sécurité qu'instaurait le renard aux inconnus. La main de la femme toucha le pelage soyeux du Pokémon feu. La réponse ne se fit pas attendre : une morsure entailla la main glaciale de l'ancienne directrice d'Aether.
Lilie resta toute aussi étonnée qu'elle l'avait été depuis son réveil. Les surprises s'enchaînaient : il y avait eu sa mère puis maintenant Goupix.
Rocabot bouscula le renard, visiblement mécontent de l'agression qu'avait subie la mère de leur dresseuse. Il était prêt à en découdre. Pour la première fois, la jeune fille découvrit un aspect qu'elle ne connaissait pas chez le renard de feu ; ce dernier cracha une flammèche, fit le beau, bombant le torse pour montrer sa supériorité vis-à-vis de son cadet. Rocabot montra les crocs mais dut reconnaître qu'il ne faisait pas le poids.
Lilie s'interposa avant de s'excuser auprès de sa mère. Léo alla chercher la trousse de secours puis s'occupa de panser la blessure. La jeune fille s'éloigna avec Goupix dans les bras. Elle voulait comprendre ce qui avait poussé le gentil Pokémon à mordre la main innocente de sa mère. Hélas, il fallait se rendre à l'évidence : les questions resteraient sans réponses. Goupix, trop dédaigneux pour manifester un quelconque intérêt aux interrogations de la jeune fille, resta muet. Elle ne l'avait jamais vu comme ça, elle ne le reconnaissait plus, ce n'était plus lui.
Le reste de la journée se déroula sans incidents notables. La promenade fut agréable et dura toute la journée. Ils déjeunèrent à la terrasse d'un bistrot alors que le soleil atteignait son plein zénith. Elsa-Mina eut un appétit féroce ; Léo trouva cela fort encourageant. Lilie qui ne mangeait d'ordinaire que très peu, laissa une part de son plat qu'elle partagea à ses Pokémon. La tension entre les deux canidés était retombée. Rocabot garda une distance respectueuse vis-à-vis de son camarade, lui offrant la part que Lilie lui tendit.
Le groupe resta attablé pendant deux heures. Les Pokémon s'assoupirent sous la table ; la conversation coulait comme les rayons du soleil qui commençaient à darder sur les têtes. Il était temps de reprendre le chemin de la villa.
La mère et la fille reprirent le fil suspendu de leur discussion. Lilie découvrait de nouveaux pans de la vie de son père grâce à la transmission que le lui en faisait la quarantenaire. Derrière elle marchait Léo qui désignait des points de repères aux Pokémon ; ceux-ci levaient la tête pour regarder dans les directions.
Elsa-Mina demanda à s'asseoir, épuisée par la montée d'une pente. Lilie ne pût s'empêcher de manifester de l'inquiétude.
« Tu es pâle ! Veux-tu de l'eau ? »
La jeune fille ouvrit son sac à dos avant d'être stoppée par sa mère qui la remercia d'un joli sourire. Lilie ne l'avait pas vu aussi heureuse qu'à ce moment-là, de loin qu'elle puisse s'en souvenir. La peau blanche laissait paraître les yeux verts-dorés plus imposants qu'ils ne l'étaient en réalité. Le regard que la mère portait sur les choses, sur sa fille, paraissait ingénu, naïf. La directrice de la fondation Aether semblait bien loin à présent ; celle qui se trouvait assise sur l'herbe à cet instant n'était qu'une simple femme, non moins humaine. Lilie la vit porter une main en éventail devant ses yeux pour les protéger du soleil. Ses lèvres s'élargirent davantage dans un sourire bienveillant.
« Qu'est-ce qu'il a fait beau aujourd'hui, n'est-ce pas ? S'il pouvait faire ce temps tous les jours, je ne me priverais pas pour sortir !
- Encore faut-il que Léo soit d'accord, rétorqua Lilie en apercevant la silhouette du chercheur approcher. »
Elsa-Mina soupira. Après cette délicieuse journée à l'extérieur, la revoilà de nouveau prisonnière pour une durée indéterminée. Elle paraissait affectée par la dure vérité qui l'accablait. Ses paupières se fermèrent pour ne pas montrer à sa fille que des larmes montaient. A l'effacement progressif de son sourire, Lilie comprit le désappointement, la tristesse qu'une journée comme celle-là se termine sans promesse d'une prochaine à venir.
« Je demanderai à Léo la permission de nous balader d'autres fois. »
Elle accompagna ses paroles d'un clin d’œil puis aida sa mère à reprendre le chemin. Les derniers mètres se firent dans une entière complicité : la mère et la fille bras-dessus, bras-dessous. La gêne de Lilie disparut totalement, endormie par une méfiance trop paresseuse. Tout devenait normal, les coups du passé ne méritaient pas d'être remémorés.
L'armistice dura une ou deux semaines. Léo ne refusait jamais les demandes de sortie si Lilie les lui soumettait. Hormis les jours de pluie, elles furetaient entre les plateaux et les collines environnantes. Elles avaient l'allure de deux écolières qui échangent des confidences sous le regard du professeur qui les surveillait de loin.
Donc, les relations s'apaisèrent. Il faut noter que Goupix n'approchait pas Elsa-Mina depuis la morsure, se défiant à tout propos. Contrairement au renard, Rocabot s'était lié davantage avec la mère de Lilie. Il les suivait souvent pendant leurs escapades.
C'était une complète reconstruction de la relation mère-fille. Les résultats des tests de santé s'amélioraient, si bien que Léo, un soir, confia à la jeune fille l'intention d'arrêter le traitement et d'envisager un retour à Alola.
Lilie, trop habituée à la vie simple qu'ils menaient ensemble, crut qu'il voulait les mettre dehors. Elle se sentait bien et n'avait aucune envie de rentrer. Même si l'envie de partir sur les routes mûrissait en elle, Lilie préférait attendre de devenir une bonne dresseuse. Et puis rentrer où ? Sa destination restait la même, évidente : Kanto. Si sa mère repartait, elle ne la suivrait pas. Ici l'attendaient de belles aventures, elle en était certaine.
A partir de cette annonce d'un départ imminent, Lilie fit tout le nécessaire pour paraître indispensable au chercheur Pokémon. Elle était devenue en quelque sorte, à lui aussi, son assistante. Il devait bien avouer que son aide la rendait utile mais il avait vécu pendant des années seul ; pourquoi aurait-il besoin d'une adjointe aujourd'hui ? Il tenait à sa vie d'ermite et l'entrée dans sa vie de la mère et de la fille lui avait fait plaisir mais il fallait s'habituer à la pensée qu'un jour ou l'autre cela cesserait. Et cette idée, Lilie ne l'acceptait pas.
Les rapports entre eux se firent plus étroits ; il arrivait à Léo de lui confier des tâches qu'il ne lui aurait pas confiées dès son arrivée. Un puissant lien de confiance mutuel s'établit. Cette attache permit à Léo de faire une proposition qui enthousiasma sa jeune assistante.
« J'ai besoin de toi pour m'accompagner à Doublonville. Je veux te montrer l'aboutissement de l'étude que je suis en train de mener. Elle va se concrétiser très bientôt. »
Naturellement, Lilie connaissait tous les projets en cours qui rendaient la vie du chercheur chargée. Il en menait trois de front et en avait commencé bien d'autres qu'il avait suspendus pour se charger des plus pressants et passionnants. C'était une sélection qu'il s'imposait ; selon les jours, il étudiait ce que bon lui semblait. Bien sûr, il fallait une rigueur implacable. Il ne s'agissait pas de commencer une étude et de la laisser tomber le lendemain. Il tenait à la faire avancer le plus loin possible pour la reprendre plus tard, à tête reposée. Cette méthode avait porté ses fruits à plusieurs reprises ; d'ailleurs les plus grands professeurs faisaient la même chose. User ses neurones sur un projet complexe n'était jamais bon.
Les préparatifs du séjour donnèrent l'occasion à Lilie de rêver voyage. Elle allait enfin quitter pour une semaine la villa. Johto était la région voisine et frontalière de Kanto, ses repères ne seraient pas brouillés. Comme une longue récréation, elle sélectionna les endroits qu'elle irait visiter pendant les pauses que lui accorderait Léo. Elle emprunta à la bibliothèque d'Azuria un guide de la ville, nota les noms des magasins et des restaurants dans lesquels s'arrêter et dépenser faisait partie des priorités. Léo la laissait gérer les quelques loisirs du séjour -en réalité peu-, cela lui faisait tellement plaisir de s'investir dans cette activité plus proche de ses préoccupations d'enfant.
Lilie n'oubliait pas que son ami chercheur était l'ermite du groupe, il faudrait donc le pousser à sortir en ville. Elle usait d'un discours qui visait à transformer la cité de Doublonville en la plus belle destination au monde. Aucun adjectif n'était choisi au hasard, elle veillait à sélectionner les arguments les plus percutants.
« Savais-tu qu'elle est considérée comme la capitale de Johto ? C'est aussi la ville la plus propre. Les égouts sont assainis tous les mois. C'est dur à admettre mais il n'y pas un seul Rattata sauvage qui traîne, contrairement aux plages d'Alola... »
Il lui répondait alors avec un sourire lassé qu'il connaissait la ville très bien -même mieux qu'elle- puisqu'il y avait vécu des années et était né là-bas. Elle criait presque qu'il fallait renouer avec ses racines, que l'occasion se présentait et qu'il serait dommage de ne pas en profiter...
« Tu oublies que là-bas je vais travailler. Je ne suis pas un touriste. »
Elle le savait mais rêver faisait partie de ses habitudes. Lorsque l'inconnu surgit, elle dressait toute sorte de théories et d'aventures extraordinaires. Le parc Naturel, au nord de la ville, se trouvait dans son parcours de la semaine. S'y rendre n'était qu'une éventualité pour le chercheur quoiqu'il n'y était pas allé depuis belle lurette. Là-bas, sous les arbres, au milieu des sentiers que coupait l'herbe folle, elle apercevrait de nouvelles espèces de Pokémon et se lieraient à eux !
Malheureusement, quand elle demanda si Rocabot et Goupix viendraient, Léo répondit par la négative. Même si elle promettait de s'en occuper pendant la durée du séjour, il ne voulut pas s'en encombrer.
Elsa-Mina se proposa spontanément pour les garder pendant leur absence. Avec toute la bienveillance dont elle était capable à cette époque, elle rassura sa fille. Léo ne s'inquiétait plus désormais de laisser l'ancienne malade seule dans la villa pour une petite semaine ; il mettait tout à disposition et prévenait tout risque. Si un problème survenait, ils rentreraient de suite. Elle pourrait sortir mais ne tenait pas à installer des caméras pour la surveiller : elle n'était plus une gamine. Elsa-Mina, un sourire efficace aux lèvres, l'écoutait comme une enfant sage. Elle disait trouver l'initiative de Léo excellente pour Lilie. Cela allait lui changer d'air.
En somme, tous étaient ravis de ce petit voyage d'un côté comme de l'autre ; Lilie et Léo parce qu'ils partaient, Elsa-Mina car elle s'occuperait bien des Pokémon. Seulement, il y en avait un qui ne s'empêchait d'avoir un air sombre à l'idée de rester avec la quarantenaire. Goupix garda la mâchoire crispée pendant plusieurs jours et décida même de ne pas mettre une patte dans la villa en l'absence de sa dresseuse. Il fut déçu de ne pas aller visiter les belles rues de Doublonville ; il voulait s'épargner la double peine de supporter la fausse tendresse de la folle. Parce qu'oui, le renard flairait qu'elle l'était toujours et plus que jamais. Considéré comme le grand-frère spirituel de Rocabot, il le prévint de la supercherie. Le chiot bouda son ami car la perspective d'une semaine avec Elsa-Mina lui plaisait. Elle était gentille avec lui et lui autorisait des choses qui n'étaient pas permises avec Léo ou même Lilie. Il rêvait de jouer à tout casser pendant leur absence et croyait dur comme fer qu'Elsa-Mina l'autoriserait à faire ses bêtises.
Goupix, après le départ de Léo et Lilie, quitta la villa comme il se l'était promis, sans regrets. Il reviendrait. Il eut du mal à faire avec la crainte de laisser derrière lui Rocabot dans les filets de cette femme qu'il pensait odieuse et perfide. Ce n'était qu'une semaine, après tout. Que pouvait-il se passer ? Elle l'avait déjà conquis, taillé par des intentions malhonnêtes.
Il faut préciser l'inquiétude que nourrissait le grand-frère spirituel pour le petit chiot abandonné dans les griffes de la femme. Un ou deux soirs, il inspecta les fenêtres allumées de la villa qui jetaient sur la pelouse noire des carrés de chocolat blanc. Les inspections finissaient systématiquement par un échec : Goupix n'arrivait pas à voir à travers les murs, ni même à entrer. Toutes les issues furent verrouillées comme il le présageait. Il n'était pas le bienvenu puisqu'il avait percé à jour sa couverture. Peut-être torturait-elle Rocabot. Il est donc impossible à Goupix comme au lecteur de savoir ce qui se tramait dans la belle demeure aux facades livides. Le renard quittait son poste de surveillance pour retourner dans le bois ; mais un jour, Elsa-Mina qui le voyait par la fenêtre entrouverte de sa chambre, ne le vit plus revenir. Elle estima avoir gagné.
*****
Léo fit visiter sa maison secondaire à sa jeune assistante. Le décor où il avait évolué pendant des années, où il s'était établi une solide réputation de chercheur, ne l'étonna guère dans ses menus changements. Bien au contraire, le désordre naturel qu'il retrouvait d'une habitation à l'autre ne le dépaysa pas le moins du monde.
Lilie n'avait pas attendu grand-chose de cette maison ; elle ne fut donc pas déçue. Les premières heures dans la ville furent consacrées au nettoyage forcené du lieu d'habitation. Léo l'avertit qu'ils recevraient la visite d'une amie de longue date qui venait de Kalos exprès pour lui apporter son soutien dans son projet.
Une première nuit passa ; Lilie n'avait pas eu l'occasion de sortir encore dans la ville. L'arrivée matinale de l'invitée en question déstabilisa son planning de la journée. Elle ne regretta pas longtemps de ne pas pouvoir s'adonner à du lèche-vitrine. Les Pokémon de l'étude retinrent son attention toute une partie de la journée.
En même temps qu'un Mystibule, un Mr.Mime et un Nymphali, la dresseuse se présenta à la jeune fille. Lilie, en effet, ne cessait de dévisager l'invitée habillée comme pour un carnaval.
« Je m'appelle Valériane. Je suis actuellement la championne de Romant-sous-Bois. »
Elle accompagna ces quelques mots d'une profonde révérence, prenant soin de relever les pans de sa longue robe. Lilie apprit qu'elle était spécialiste du type fée, qu'elle avait grandi à Johto avant de s'établir à Kalos, dans la champêtre ville de Romant-sous-Bois. En détaillant sa tenue, Lilie comprit que Valériane possédait des talents en couture et dans la mode. Elle avait de magnifiques cheveux noirs attachés à l'aide d'un ruban qui laissait pendre des ailes brillantes au-dessus de ses oreilles. Sa veste rose-jaune meringue et violette lâchait sur ses épaules de jolis motifs en spirale.
Sous son corsage noir et rose pâle filaient de ravissants cordons et rubans qui dansaient au moindre de ses mouvements. Sa grande robe bouffante cachait de grandes chaussures compensées noires qui la grandissait.
Lilie qui s'intéressait à la mode, ne fut pas étonnée d'apprendre que Valériane était l'égérie et la maîtresse d'une grande marque de vêtements et habits à Kalos. Là-bas, la championne était célèbre et personne ne pouvait feindre d'ignorer sa renommée. Une telle femme et un tel homme réunis dans la même pièce, c'était pour le moins étonnant. Qu'est-ce qui les avait amenés à se côtoyer ?
« Nous avions tous les deux un Evoli. Il faut savoir qu'à l'époque, c'était un Pokémon très rare. J'avoue que je voulais être la seule élève à en posséder un. Tous les autres avaient dans leurs poches des Pokéball pleines de Roucool, de Chenipan. Mais un jour, une de mes copines m'a dit qu'un garçon avait lui aussi un Evoli dans l'école. J'étais folle de rage. La popularité de ce gamin décupla ; on entendit parler de lui à chaque récréation, tous les élèves et tous les professeurs avaient son nom en bouche. Il se débrouillait bien en combat, connaissait presque tous les Pokémon existant à l'époque. Bref, le parfait petit génie plutôt mignon d'ailleurs -et ça n'a pas changé. Un jour, n'en pouvant plus de ma dégringolade dans les sondages de popularité, je décidai de partir à sa recherche. Ce ne fut pas bien dur ; quoiqu'il était plus âgé que moi, tout un monde se formait autour de lui, comme une bulle. Dans cette bulle, j'entendis des cris d'admiration qui me firent bousculer les gamins pour le voir bien en face. »
Lilie écoutait attentivement, une tasse de thé sur les genoux. Valériane jetait des regards rapides vers le coin où était réfugié Léo et ses Pokémon. Il était si concentré dans ses relectures de rapports qu'il ne faisait pas attention au récit de son amie.
« Au vu de son succès certain auprès du sexe opposé, je pensais avoir affaire à un petit prétentieux. Mais pas du tout. Comme je te l'ai dit, j'avais bousculé -un peu trop rudement- des écoliers pour me rapprocher. L'un d'eux, un gros balourd, n'apprécia pas d'être écarté. Il me fit tomber d'un coup de pied. J'avais une belle robe aux motifs de Mélofée que j'avais moi-même cousu. Il la déchira avec ses grands pieds de brute. Je peux t'assurer qu'à ce moment-là, je vis rouge. Qu'on me tire les cheveux, je l'acceptais -et encore, je trouve ça irrespectueux et ça fait mal- mais autant toucher à mes vêtements, je ne le tolérais pas. Je me relevai pour le frapper à mon tour mais Léo s'en chargea.
- Léo l'a frappé ? l'interrompit Lilie, les yeux grands ouverts. »
Elle se tourna vers le chercheur qui passait une main protectrice et affectueuse sur le pelage de Nymphali.
« Pas exactement. C'est plutôt son Evoli qui l'a mordu. Une belle morsure qui lui laissa une marque sur le mollet. Je devais reconnaître que la cause de ma jalousie venait de me sauver d'une raclée. Même si j'étais en colère, je n'aurais pas fait le poids contre cet élève qui mesurait deux fois ma taille et pesait trois fois mon poids. Même ma petite Evoli n'aurait rien pu faire, mis à part geindre. Léo était bien meilleur que moi. Après m'avoir aidé, je restais méfiante car la popularité de ce gamin avait redoublé suite à mon sauvetage. A l'époque, j'étais vraiment imbue de ma personne et je n'acceptais pas qu'il se servit de ça pour accroître une popularité qu'il ne cherchait aucunement, mais ça je l'appris plus tard. Nous disputâmes un match qu'il gagna aisément. Je ne saurais pas t'expliquer comment, mais je ne tirais aucune amertume de cette défaite. Elle me poussa à progresser et à devenir une meilleure dresseuse ; en parallèle nous devînmes rivaux. »
Les deux amies jetèrent ensemble un regard sur Léo qui leur répondit par un faciès gêné. Il ne comprit pas la soudaine attention qu'il suscitait. Cela les amusa beaucoup.
« Léo se destinait à la recherche, moi au dressage. Nos voies étaient différentes mais notre passion pour les Pokémon nous laissa un fil conducteur qui nous empêcha de perdre le contact."
- Mais... Et les Evoli que vous aviez tous les deux, que sont-ils devenus ? demanda la jeune fille.
- Le mien a évolué en Nymphali. Pour Léo, c'est différent. »
Elle éclata de rire. Ses joues se teintèrent de rouge, ses yeux pétillaient de lui apprendre la jolie tournure qu'avait prise les choses.
« Léo a eu sept Evoli différents par la suite. Il les a tous fait évoluer de manière différente pour obtenir la palette presque complète. Son grand-père les lui garde car il ne peut pas s'en occuper. Comprends-le : c'est déjà compliqué pour lui de se charger de sa propre vie, alors celles de sept Pokémon ! Il a d'ailleurs mené une grande étude sur les évolitions, c'est le plus grand expert en la matière. Pourtant, et c'est en cela qu'il m'a fait beaucoup rire, il n'a pas voulu de Nymphali.
- Pourquoi ?
- Il avait peur qu'une nouvelle rivalité s'installe entre nous. Il ne voulait pas que je sois jalouse de son Nymphali s'il en avait un. »
Elle haussa les épaules. Nymphali, qui avait comprit qu'on parlait de lui, vint aux pieds de sa dresseuse, laissant les caresses de Léo suspendues.
« C'est bête parce que ma Nymphali est bien meilleure que celui qu'il aurait eu. Il ne les dresse pas pour le combat mais seulement pour l'étude. Même si tous ses Pokémon ont un bon niveau, je reste une meilleure dresseuse que lui. Le comble, quand on sait que c'était l'inverse il y a vingt-ans. L'élève a dépassé le maître, comme on dit ! »
Elle repartit d'un nouveau éclat de rire que partagea Lilie. La sympathie que suscita l'histoire de cette rencontre fit naître un attendrissement dans le cœur de la jeune fille. Une question lui brûlait les lèvres mais elle préféra ne pas la poser. Léo avait l'air suffisamment gêné par les échanges de regards qu'il ne comprenait pas.
La semaine que passa le trio ensemble fut une des meilleures de Lilie. Même si le planning avait été légèrement chamboulé par l'arrivée de Valériane, cette dernière tenait à faire visiter Doublonville dans ses moindres recoins. Léo restait parfois des après-midi entiers seul, enfermé, plongé dans son étude, tandis que dehors, par le beau temps qu'il faisait, les deux amies faisaient les boutiques. Les seules fois où Lilie songea à sa mère restée à la villa, se fut lors des achats qu'elle fit. Avant de passer à la caisse, Valériane lui faisait essayer des dizaines de tenues qui mettaient à mal les goûts maternels d'Elsa-Mina. Elle découvrait de nouvelles modes et était sûre que ce que lui racontait la championne n'était pas du vent.
Quand Léo les voyait débarquer avec les bras chargés de vêtements, il ne disait rien. Que pouvait-il dire ? Lilie resplendissait dans ses nouvelles tenues. Elle s'épanouit en moins d'une semaine. Ses joues pâlottes se colorèrent d'un rose crémeux, ses yeux devinrent vifs et riants. Elle eut le temps d'aller dans le meilleur salon de coiffure de la ville. Elle avait envie depuis longtemps de changer de coupe de cheveux mais ne s'était pas permis cet écart. Valériane lui offrit cet extra. Elle eut la même sensation que lorsqu'elle se les avait attaché le lendemain de la disparition de sa mère dans l'Ultra-Brèche. Ses gracieuses nattes tressées par cette dernière disparurent pour laisser un visage dégagé qui lui seyait à merveille. Elle gagnait en maturité, elle n'était plus la même fille. Elle laissa sur les côtés des mèches pendre mais ses longues boucles blondes ne la firent pas regretter ce changement physique pour une nouvelle vie.
Le soir de cette transformation, le chercheur ne l'avait pas reconnu. Avait-elle changé à ce point ? Le lecteur sait que Léo est facilement déconcentré de ce qui l'entoure à cause de son travail accaparant. L'étude se termina juste à temps, sans qu'aucun retard ne soit noté dans les projets rigoureux du chercheur. Les aux revoirs -et pas les adieux, elles ne voulaient pas se porter malheur- furent douloureux surtout pour Valériane et sa protégée.
Sur le quai du Train Magnet, à l'ombre d'une splendide statue, la championne fit don d'un objet particulier.
« Qu'est-ce que c'est ?
- Un sautoir. Si un jour tu as besoin que je sois là, détache la plume de Cocotine et laissa-la voler jusqu'à moi. »
Lilie inspecta le collier au bout duquel était attaché quelques bijoux mais aussi la fameuse plume dont parlait Valériane. En même temps qu'elle le lui enfilait, la modiste lui expliqua que les plumes de Cocotine revenaient toujours à leur propriétaire malgré la distance.
« Tu as un Cocotine ?
- Bien sûr ! J'ai beaucoup de Pokémon fées ! Je l'ai laissé à Kalos.
- Et Léo n'en avait pas besoin ? »
Valériane lui répondit par une étreinte.
« Prends-soin de toi. Si tu veux qu'on se revoit, n'oublie pas la plume. Je viendrai te rejoindre. Je ne serai pas loin. J'ai laissé l'arène à mon bras droit, j'ai quelques affaires à régler ici. »
Pendant le trajet du retour, Lilie serra dans son poing le sautoir et sa plume, en faisant attention de ne pas l'arracher. Elle était attachée solidement mais un geste sec pouvait la séparer du collier.
Elle s'assoupit puis ne fit plus attention au cadeau de Valériane. Elle s'y était habituée. Il faisait déjà partie de sa nouvelle peau, de sa nouvelle tenue, de sa nouvelle vie.
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Elsa-Mina avait préparé la table du souper en vue d'accueillir les revenants. Rocabot vint saluer humblement sa dresseuse mais revint s'asseoir, docile, au pied d'une femme étrangement calme. Lilie s'était attendue à des débordements, des manifestations de joie, des aboiements et des jappements de la part de son compagnon à quatre pattes. L'ex-directrice d'Aether l'avait si bien dressé qu'il obéissait sans ordres. Lilie en fut contrariée mais ne montra aucun signe. Sa mère, tendrement, vint déposer un baiser sur ses joues encore roses d'un beau séjour en ville. Les lèvres étaient froides.
Léo, éreinté, monta ranger ses valises tandis que Lilie jeta un regard distrait par la fenêtre.
« Où est Goupix ? »
Elsa-Mina prépara les couverts qui restaient à poser sur la nappe tout en répondant d'une voix que Lilie n'aurait jamais voulu entendre à nouveau -celle de la femme qui n'était plus sa mère, la voix de la créature qui avait pris contrôle de son corps dans l'Ultra-Brèche :
« Hélas, ma chérie, il s'est enfui pendant une nuit d'orage. Il a eu peur des éclairs. »
Rocabot suivait d'un regard d'acier les gestes de la quarantenaire. Il ne faisait déjà plus attention à son ancienne amie qui s'inquiétait du sort de Goupix. Le petit-frère spirituel du renard se jeta sur sa gamelle, ignorant les soupirs et les sanglots de Lilie.