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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 14/06/2017 à 11:54
» Dernière mise à jour le 15/06/2017 à 09:30

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 4 : Le fils des Griffes.

 Ifios se concentrait, travaillant son regard, et vérifiant une dernière fois ses habits. Tendu, il cala son fidèle cimeterre à sa ceinture. Le garçon de 16 ans n’était pas n’importe qui, et cela devait ce savoir. Là où tous les autres ne portaient que guenilles, lui, arborait fièrement une riche tunique gris-fer agrémentée de classieuses étoffes amarante. La petite perle saphir qui ornait le haut sa tunique reflétait une noblesse qui le différenciait définitivement des autres. Pourtant, Ifios n’était pas un noble, c’était même tout le contraire.

L’adolescent châtain aux yeux hardis n’était rien d’autre que le fils de Danqa, l’unique et tout-puissant Boss des bandits Agrios. Un homme craint et estimé, n’ayant jamais subi la moindre défaite sur le champ de bataille. Ifios vouait un culte à son père. Chaque matin, il ne se levait que pour suivre les pas de son modèle, aspirant à être un jour aussi rayonnant que lui.

Lorsqu’il sortit de la grotte, les bandits qui se trouvaient dans le coin le saluèrent avec enthousiasme. Ifios ne savait pas si ces brigands le respectaient réellement lui ou s’ils agissaient de tel juste parce qu’il était le fils de Danqa. Ifios préférait croire la première proposition, mais il ne se faisait pas trop d’illusions.

Il était encore bien trop jeune dans ce monde d’adulte. Cependant, il comptait bien gagner le respect de ses pairs. Il s’entraînait d’arrache-pied à la maîtrise du cimeterre, il avait pour ainsi dire eu un excellent professeur : son propre père, Danqa, que l’on surnommait également Danqa aux Griffes. Le Boss des Agrios avait développé un style de combat bien à lui, tenant deux cimeterres dans chaque main, entre deux de ses doigts. Lorsqu’il fermait les poings, cela lui donnait l’impression de posséder quatre griffes mortellement gigantesques. Ifios était encore loin de maîtriser l’art de son père, mais il parvenait tout de même à des résultats plus qu’honorables dans des styles d’escrimes plus classiques.

Le planning qu’Ifios s’imposait était très strict. Dès le matin, avant même le petit-déjeuner, il s’entraînait seul au cimeterre sur des cibles de paille. Ce n’était qu’après deux heures d’exercices sans pause qu’Ifios s’accordait un repas. Un repas frugal, sans superflu. Ensuite, il grimpait jusqu’au sommet d’une montagne pour exercer ses jambes, avant de redescendre vers midi. Ce n’était qu’après tout cela qu’Ifios ne permettait de se reposer, reprendre l’entraînement avec son père s’il était disponible, voire se balader dans le camp dans le cas contraire.

Pendant ces balades, Ifios s’efforçait à paraître le plus sévère possible. Il voulait montrer aux autres qui était le chef – ou qui allait être chef dans quelques années. Cela attirait bien plus la sympathie que la crainte cependant.

— Yo p’tit Boss ! s’exclama un bandit.
— …gnn…

Ifios avait malgré lui acquis ce surnom, de part sa petite taille et son statut d’héritier. Cela ne lui plaisait guère. Il aspirait à être aussi fort que son père, le grand Danqa. Être un ‘‘p’tit’’ Boss n’était clairement pas dans ses projets. Il voulait être un grand, un très grand chef lorsqu’il héritera du trône des Agrios.

— Le Boss veut te voir, paraît que c’est le jour, hein ?

Ifios hocha la tête. Effectivement, ce jour-là n’était pas comme les autres. L’adolescent se dirigea avec appréhension vers une énorme caverne creusée au flanc même du volcan. De nombreuses étoffes rouges portant l’emblème des Agrios – quatre cimeterres croisés – décorait la paroi rocheuse.

L’intérieur était on ne pouvait plus austère, seules quelques torches l’éclairaient d’une faible lumière fuyante, comme si elle craignait elle-même la bête qui hantait la grotte. Et la bête, justement. Si l’on osait suivre le long tapis bleue marine, l’on arrivait directement au trône. Un siège rugueux taillé dans la roche. Danqa y déployait toute sa masse.

Un colosse de plus de deux mètres. Son épaisse veste ouverte laissait à l’air libre ses pectoraux meurtriers. Ses mains étaient si épaisses qu’elle pourrait éclater le crâne d’un homme sans effort. Il possédait une énorme et longue chevelure grisâtre chutant jusqu’au sol. Son regard sanguin était plus proche de celui d’un prédateur que d’un homme, tout ce qu’il voyait était analysé dans les moindres détails, comme un chasseur cherchant les points faibles de ses proies. Il n’était chef des Agrios que depuis deux ans suite à la mort du précédent Boss, mais personne n’était assez fou pour contester l’autorité de cette montagne de muscles. Difficile de penser que le frêle Ifios provenait de ce monstre.

— Mon fils, tonna la profonde voix du Boss des Agrios.
— … père, le soutint toutefois Ifios.

Danqa hocha la tête.

— Tu as atteint l’âge. Tu n’es plus un garçon, mais un homme, un véritable bandit Agrios. Un soldat à mes ordres.
— Oui, père.
— En tant que bandit Agrios, tu dois faire tes preuves. Je ne compte pas t’envoyer en mission dans l’immédiat, mais il faut que tu comprennes ce qu’être un Agrios signifie réellement. Je sais que tu entraînes ton corps chaque jour. Mais un corps solide n’est rien sans un mental d’acier.

Danqa posa son regard carnassier sur Ifios, lui mettant le maximum de pression qu’il le pouvait.

— Tu iras surveiller les esclaves.
— Bien, père.

Au fond de lui, Ifios jubilait. Les esclaves se trouvaient dans le camp secondaire, qu’Ifios n’avait auparavant jamais eu le droit de visiter. C’était pourtant ici que se déroulait les véritables activités des Agrios. L’adolescent rêvait du jour où il pourrait s’y rendre.

— Je te confierai également le commandement de trois hommes pour aujourd’hui. Vois cela comme un test. Dirige-les d’une main de fer. Fais-toi respecter. N’oublie pas, Ifios. Tu es mon fils. Tu as le prestige. Mais tu es également une cible. Beaucoup veulent ma place. Beaucoup tenteront de te tuer. Sache une chose, Ifios. Je ne ferais rien pour te protéger. Si tu ne peux pas te protéger toi-même, tu ne mérites pas d’être un Agrios, et encore moins d’être mon fils.
— Compris, père.

Le brusque échange père/fils ne dura pas plus longtemps. D’un simple signe de tête, Danqa congédia Ifios. L’adolescent avait l’habitude de ce genre de discussion, Danqa était un chef avant d’être un père. Il devait être froid et distant avec tout le monde, ne montrer aucune faiblesse. De même, chacun lui devait un respect sans faille, et ne devait en aucun cas lui montrer une trace d’affection. Même son propre fils.

Lorsqu’Ifios quitta l’oppressante caverne de Danqa, les trois hommes promis par son père l’attendaient déjà. Des bandits Agrios typiques, reconnaissables à leur turban marqué des symboles du clan. Ifios se souvenait les avoir déjà entraperçus dans les environs, mais il ne les connaissait pas plus que cela. Les trois bandits lançaient des regards légèrement moqueurs à leur jeune chef. Ifios sut que ce ne serait pas facile.

— Suivez-moi, déclara-t-il d’une voix ferme.
— Ouais ouais gamin, on t’suis ! pouffa l’un des bandits.

Ifios tiqua, mais sourit néanmoins. Il valait mieux que ce genre de chose arrive rapidement. Vif comme l’éclair, Ifios se glissa derrière celui ayant osé lui manquer de respect. Il dégaina ensuite son cimeterre qu’il plaça sous sa gorge.

— Pas de familiarité, compris ?
— … t-très bien, chef.

Satisfait, Ifios s’éloigna et réitéra son ordre. Il avait déjà vu son père faire autrefois, il n’y avait rien de mieux qu’une lame sous une gorge pour inspirer la crainte, et donc le respect. Toutefois, Ifios ne savait pas quelle était la marche à suivre si la technique ne fonctionnait pas. Malgré ses années chez les Agrios, Ifios n’avait jamais tué et n’avait encore jamais vu de mort.

Ifios s’infiltra dans la caverne menant aux camps secondaires des Agrios, celui où les esclaves minaient pour ramener les richesses. Ifios n’avait également jamais vu d’esclaves. Il savait juste qu’ils étaient pour la plupart des voyageurs égarés ou des survivants d’attaques de caravanes. Ifios savait que moralement, posséder des esclaves, ce n’était pas très sympathique ; toutefois, l’on ne bâtissait pas un puissant clan en étant morale. Ce monde était loin d’être gentil, si l’on baissait sa garde, on se faisait écraser.

Les deux gardes du camp secondaire bloquèrent le passage à Ifios, mais ils s’écartèrent bien vite lorsque le fils de Danqa expliqua sa venue. Son cœur battait à la chamade. En posant le pied ici, il marquait véritablement son passage à l’âge adulte.

— …

La première chose que l’adolescent remarqua fut les marques de fouets. Des hommes et des femmes, se traînaient laborieusement, rampant presque, ralentis par de lourdes chaînes attachées à leur cheville. Ils portaient de légères et crasseuses guenilles déchirées ; des déchirures qui dévoilaient de fines plaies vives et sanglantes. Ils en étaient recouverts. Leur dos voûté, leur visage vide, leurs bras maigres, rien n’était épargné.

Chacun d’entre eux tenait un lourd seau de roches. C’était là leur travail. Les Agrios s’étaient établis au beau milieu d’une chaîne de volcans inactifs. Une cache idéale, car le relief escarpé y était presque impraticable. De plus, ce camp n’était que l’un des très nombreux que possédaient les Agrios. Si jamais des gardes impériaux parvenaient à les trouver, les bandits pouvaient emprunter un passage souterrain connu d’eux seuls pour se mettre rapidement hors de danger.

Mais les Agrios avaient un autre avantage. Ces montagnes étaient de mines de minerais, de véritables coffres aux trésors qui ne demandaient que d’être ouverts. Cependant, pour les ouvrir, il fallait beaucoup de main d’œuvre, d’où la présence d’esclaves.

Ifios se retenait de grimacer. Tous ces individus marqués par la déchéance, lui donnait la nausée. Mais il devait garder la face. Il était le fils de Danqa.

— Ifios, tonna soudain une voix autoritaire.

L’intéressé se retourna, et se retourna nez à nez avec un grand homme balafré. Sa présence imposante força Ifios à rassembler tout son courage. Il le reconnaissait, il s’agissait de Sidon, l’homme de confiance et second de Danqa. À l’instar de Boss des Agrios, il dégageait naturellement une aura prédatrice à la limite de l’insoutenable.

— Le Boss m’a chargé de te montrer le camp des esclaves.
— Compris.

Ifios obéit docilement. Respecter la hiérarchie était la base de la base. Ici, tout le monde savait qu’il ne fallait pas se mettre Sidon et Danqa à dos. C’était l’instinct de survie, tout simplement. Même les trois bandits qui accompagnait Ifios, auparavant quelque peu dissipés, s’étaient redressés droits comme des I.

Sidon fit exactement ce qu’il devait faire, avec une rigidité si mécanique qu’elle effaçait toute trace d’humanité chez lui. Sidon lui présenta l’entrée de la mine, où affluaient des dizaines et dizaines d’esclaves au teint maladif. Il lui montra la tente où se ressemblaient les bandits. La plupart des gredins buvaient à foison et riait à gorge déployée. Quelques fois, l’un d’entre eux se levait et allait gratuitement fouetter des esclaves. Ifios voulu intervenir mais Sidon l’arrêta.

— Tu ne peux stopper leur brutalité. Le destin des esclaves est de n’être que des objets.

Ifios grommela mais acquiesça. La visite continua dans une ambiance pesante. L’adolescent n’aimait pas ce qu’il voyait. Il savait bien sûr que les Agrios se livrait à des activités illégales et violentes, mais le voir de ses propres yeux lui inspirait plus de dégoût qu’il n’aurait pu le penser.

Soudain, une personne attira l’attention d’Ifios. Dans un coin isolé, une jeune esclave à la chevelure cyan marchait à l’écart de tous, même les bandits semblaient l’éviter.

— Fais attention à elle, intervint Sidon en remarquant l’intérêt de l’adolescent.
— Pourquoi cela ?
— Car c’est une énigme. Ce qui ne peut être expliqué effraie même les plus forts.

Devant le regard interrogatif d’Ifios, Sidon continua :

— Deux de nos hommes l’ont trouvée une nuit, sur une route quelconque. Ils l’ont capturée, alors qu’elle était mortellement blessée. Son corps était en lambeaux, elle avait perdu des litres et des litres de sang. Nous pensions la jeter dans la fosse aux morts. Mais alors que nous allions l’enterrer, elle s’était réveillée. Nous avions décidé de la garder en observation, et en à peine quelques heures, ses blessures se refermèrent. Son état s’était stabilisé miraculeusement. Cette fille est revenue des morts, il n’y a pas d’autres mots.
— … que…
— C’est une esclave. Tu peux en faire ce que tu veux, mais méfie-toi. Quelque chose ne tourne pas rond chez elle.

Ifios acquiesça, toujours aussi intrigué néanmoins.


 ***

 Sidon s’éclipsa juste après sa tâche accomplie. Avec ses trois bandits, Ifios se tenait debout devant la file d’esclaves. Sidon lui avait fourni un fouet, qu’il était censé brandir sur ceux qui n’avançaient pas assez vite. L’adolescent espérait vraiment ne pas avoir à le faire. En fait, Ifios ne savait pas quoi faire à présent.

De là où il était, il avait une vision panoramique sur la cruauté des Agrios et la détresse des esclaves. Un tel déchaînement de violence. Les esclaves portaient de seaux faisant trois fois leur poids, et si l’un tombait, il se faisait ruer de coups jusqu’à ce qu’il se relève.
Et à l’intérieur de la mine, c’était encore pire. Armés de pioches rouillées, les ‘‘travailleurs’’ devaient creuser les parois rocheuses dans un rythme constant, sous peine de subir le courroux moqueur des Agrios. Tous les esclaves, qu’ils soient jeunes, vieux, hommes ou femmes étaient logés à la même enseigne, une égalité parfaite dans un monde où malheur était l’essence, et bonheur un mythe.

Ifios se sentait de plus en plus mal. Il se dégoûtait d’être aussi faible. Comment pouvait-il prétendre être le fils de Danqa, s’il faiblissait à la vue de la violence et du sang ? Il était pathétique. Mais au fond de lui, une petite voix lui chuchotait ardemment que tout cela n’était pas normal.

Au bout d’une heure, des bandits vinrent temporairement remplacer Ifios et ses hommes. En attendant le prochain tour de garde, l’adolescent était autorisé à se requinquer dans la zone de repos, là où d’autres bandits enfilaient bières sur bières et jouaient à des jeux d’argent. Ifios laissa son corps s’affaler sur une chaise grinçante, l’esprit encore embrumé par ce qu’il avait vu.

— Hé ! P’tit Boss, tu viens boire un coup ?! s’écria soudain un soûlard.
— Déconne pas vieux, rit un autre, tu sais bien qu’il est trop jeune !

Ifios fronça les sourcils et toisa la chope de bière d’un ivrogne. Il déglutit. Les joyeux bandits se moquaient allègrement de lui. Contrairement à la dernière fois, Ifios ne pouvait pas régler la situation avec son cimeterre. Danqa lui avait appris à plusieurs reprises que la violence n’était pas toujours la solution. Si l’on vous lançait un défi, il fallait le relever et prouver sa valeur, point.
Cette mentalité en tête, Ifios toisa les soûlards et saisi puissamment la chope que l’un d’entre eux lui tendait.

— Vous allez voir si je suis trop jeune !
— Ouais ! Fais nous voir p’tit Boss !

Ifios avait toujours redouté ce jour. Les hommes buvaient de l’alcool. Désormais, lui aussi était un homme. Malheureusement, Ifios n’avait jamais tenu la boisson. C’était même pire que ça, les seules effluves d’une chope le donnait le tournis. Les bandits savaient très bien qu’Ifios avait une certaine difficulté avec la boisson, surtout depuis ce jour il y a trois ans, où le garçon s’était évanoui un jour entier après avoir bu par mégarde une minuscule gorgée de bière.

Mais tout cela, c’était du passé, et Ifios tenait à le prouver. En tant qu’homme, il pouvait maintenant ingurgier des litres et des litres sans sourciller ! Il approcha la chope de ses lèvres. Les effluves lui montaient déjà à la tête. Il se mordilla les lèvres. Il ouvrit légèrement sa bouche, très légèrement. Et puis, d’un coup brusque, Ifios se leva et ingurgita entièrement le contenu de la chope. Il avait l’impression que tout son corps prit subitement feu. Une pesanteur écrasante s’amusait à torturer son pauvre cerveau. Mais Ifios, tint bon. Il tendit tous ses muscles au maximum, attendait que la tempête alcoolisée passe. Et enfin…

— Aaaah… ! expira-t-il.

Ifios fracassa violemment la chope sur la table, fier de lui.

— Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ?! fanfaronna-t-il.

Les bandits, soudainement devenus silencieux, échangèrent des regards furtifs. Et brusquement, après dix secondes de flottements, les soûlards explosèrent de rire.

— Hahaha ! Hé p’tit Boss, redescend !
— Ouais, c’était que de l’eau ! Hahaha !
— Comme si on allait te donner de l’alcool p’tit Boss. Danqa nous étriperait si son cher fils tomberait dans le coma par notre faute !

Le rouge de la honte envahit peu à peu Ifios. Il avait l’impression qu’un gouffre s’était creusé sous ses pieds.

— … de l’eau ? C’était… de l’eau ?
— Haha, fait pas cette tête, p’tit Boss ! On voulait juste plaisanter un peu…
— C-C’est impossible ! J-J’ai bien senti de l’alcool…
— C’est fou comme tu t’es monté la tête tout seul p’tit Boss ! C’était assez marrant à voir d’ailleurs, hahaha !
— … ggnn… raaaah !!

Ifios se leva furieusement, et s’éloigna vivement de la zone de repos. Comment osaient-ils lui manquer de respect à ce point ? Et lui, comment avait-il pu tomber dans un piège aussi pitoyable ? Il devait vraiment régler son problème avec l’alcool, sinon, il resterait un éternel enfant aux yeux des autres.

Le presque homme s’enfonça dans le camp, du côté des esclaves. Ici, l’ambiance dépressive et lourde contrastait cruellement entre l’atmosphère légère et joyeuse des soûlards. Ifios baissa les yeux, ne sachant où regarder. Mais alors qu’il se demandait s’il n’était pas mieux de faire demi-tour, il croisa la fameuse esclave à la chevelure cyan. Contrairement aux autres, elle n’avait pas de trace de fouet sur sa peau, preuve que les Agrios n’osaient pas l’approcher de trop près.

Ce mystère ambulant l’intriguait encore. S’il n’était pas capable de boire de la bière, Ifios avait cependant suffisamment de courage pour foncer vers l’inconnu. Le pas décidé, il s’approcha d’elle.

— Salut… ?

La prestation était faible, mais Ifios n’avait pas mieux. Il n’était pas commun qu’un Agrios engage la conversation avec un esclave, aussi. Tellement peu commun que la demoiselle cyan ne s’arrêta pas. Elle continua sa route, sans même ralentir, portant son sceau de minerai dans ses deux mains.

« Super le vent…, grinça mentalement Ifios. »

L’adolescent se décida à entreprendre une approche plus percutante. Plutôt que de parler, il saisit l’esclave par une épaule.

— … nyah ?

Gagné. Elle se retourna, interrogatrice. En revanche, Ifios n’avait aucune idée de ce que ce ‘‘nyah’’ voulait dire, un dialecte étranger peut-être ?

— … euh…

Ifios ne savait pas quoi dire. Parler du beau temps serait malvenu ; lui il menait une vie assez calme, quant à elle, c’était une esclave devant certainement vivre l’enfer chaque jour. Faute de parole, Ifios se laissa perdre dans les grands yeux azurs de la demoiselle, des yeux d’une profondeur mystique. Il se sentit comme aspiré, vidé de ses forces.

— … j-j’ai fait quelque chose de mal ? demanda-t-elle innocemment.
— N-Non ! répliqua vivement Ifios. C’est juste que… d-dis voir, comment tu t’appelles ?

La demoiselle haussa les sourcils, étonnée qu’on lui demande une telle chose. Mais elle jugea préférable d’obéir, sous peine de subir de fâcheuses conséquences.

— Eily.
— … c-c’est un joli nom.

Encore un moment de flottement.

— M-Moi c’est Ifios.
— …

Aucune réponse. Le mot ‘‘malaise’’ se dessinait de plus en plus précisément dans son esprit. La dénommée Eily était de plus en plus impatiente, elle n’avait pas le temps de faire la causette, elle. Ses regards inquiets voyageant entre son sceau de minerai et les autres bandits mirent la puce à l’oreille d’Ifios.

— O-Oh, désolé, je ne voulais pas te retenir… euh… eh bien… à plus tard !

Et le jeune bandit rebroussa chemin, les joues étrangement rouges. Cette courte entrevue l’avait beaucoup plus perturbé qu’il ne l’aurait imaginé. Cependant, cette Eily ne lui semblait pas si effrayante que ça ; elle était même plutôt mignonne.

— … hihi.

Ifios se surprit à glousser sans raison. Mais alors, l’évidence frappa brusquement l’adolescent. Cette Eily était une esclave ; elle semblait pourtant si jeune. Ifios se sentit incroyablement révolté qu’une fille comme elle en soit réduite à miner et transporter des minerais toute la journée. S’il pouvait accepter quelques travers des Agrios, celui-là n’avait aucune excuse !

— T’as fini de faire le joli cœur p’tit Boss ?
— … !

La voix sarcastique d’un bandit ramena brusquement Ifios à la réalité. L’adolescent perdit un instant tous ses moyens, se mettant à bafouiller des onomatopées incompréhensibles, avant de difficilement reprendre ses esprits.

— J-Je ne vois pas de quoi tu parles !
— À d’autres, haha ! Alors comme ça, la Morte t’intéresse ?
— … la Morte ?
— C’est comme ça qu’on l’appelle, tu savais pas ?
— … non, je l’ignorais. Sidon m’a raconté son histoire mais…
— En tout cas, moi j’dis qu’un corps en lambeau qui se relève comme si de rien n’était, c’est louche ! Même les autres esclaves ont peur d’elle, paraît qu’elle parle toute seule la nuit pendant des heures… certains disent que c’est une sorcière…
— Ne dis pas n’importe quoi ! I-Il doit avoir une explication, tenta Ifios.
— Ouais, l’explication c’est qu’elle est pas normale, c’est tout.

Sur cette réplique, le bandit haussa les épaules et partit rejoindre ses confrères, laissant un Ifios perplexe.


 ***

 La nuit tombante, Ifios rejoint le camp principal des Agrios, là où il avait toujours vécu. Il avait pour projet de rejoindre sa grotte, mais un bandit lui annonça que Danqa voulait le voir. Ifios ne se fit pas prier et alla immédiatement obéir au paternel.

Danqa aux Griffes était toujours aussi surplombant. Ifios se demandait ce que son père lui voulait, surtout qu’il l’avait déjà vu en début d’après-midi. Mis à part pour les froids entraînements au cimeterre, Ifios n’obtenait pas souvent d’audience avec son père ; il ne vivait d’ailleurs pas dans la même grotte que lui. Que Danqa le convoque deux fois dans un intervalle aussi court l’intriguait.

— Ifios, fais-moi ton rapport.

L’adolescent haussa un sourcil, étonné. Un rapport ? Il n’avait pourtant rien fait de spectaculaire aujourd’hui. Ne sachant quoi dire, Ifios se contenta de dire que les esclaves travaillaient efficacement et qu’aucun n’a tenté de folie.

— Ce n’est pas ce que je veux entendre, fit Danqa en secoua son imposante tête.
— J-Je…

Ifios sentit son cœur se serrer. Ne pas donner à Danqa ce qu’il voulait était généralement très mauvais signe, même pour son fils.

— Ifios.

Le Boss des Agrios fixa son subordonné d’un regard aussi tranchant qu’une lame.

— Comment as-tu ressenti cette journée ?
— … ressenti ?

Danqa acquiesça :

— Jusqu’à présent, tu as toujours vécu dans un cocon. Tu n’as jamais été en contact direct avec les exactions des Agrios. Aujourd’hui, tu as pu voir l’une de nos nombreuses et cruelles facettes. Durant 16 ans, tu t’es entraîné pour devenir un véritable Agrios, loin de la vérité, tu nous as idéalisés. Mais ses illusions ne doivent plus être désormais. Ifios, tu dois comprendre que le chemin d’un Agrios est jonché de sang, de violences, de crimes et de hontes. Ce n’est pas un chemin que l’on emprunte à la légère. Je réitère ma question, Ifios. Comment as-tu ressenti cette journée ?

Ifios fut un moment pris au dépourvu. Un instant, juste durant un court instant, il crut voir une lueur chaleureuse dans le regard carnassier de son père. L’adolescent expira fortement. Oui, il devait dire la vérité. Il n’était plus nécessaire de jouer les soldats parfaits en caressant son Boss dans le sens du poil.

— C’était horrible, finit-il par répliquer. Les esclaves sont exploités comme du bétail, alors que la plupart sont recouvert de blessures saillantes et ne peuvent tenir sur leurs jambes. De l’autre côté, nos confrères bandits prennent un malin plaisir à les malmener. Ils les fouettent souvent sans raison, et rient de leur malheur. Ils se soûlent plus que de raison et dépense des fortunes en jeu de cartes. C’est l’image même de la débauche.

Un sourire étrangement satisfait se dessina sur les lèvres de Danqa.

— Cela te surprend-il ?
— Vous l’aviez dit, père. J’ai été préservé durant 16 ans. J’ai toujours vécu ici, dans le camp principal, où l’activité criminelle est absente. Évidemment, je savais pertinemment que nous n’étions pas des saints. Mais j’avais toujours l’espoir fou que notre violence était mesurée, nécessaire, jamais gratuite. Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas le cas.

Ifios serra les poings, repensant aux horreurs dont il avait été témoin. Le visage de la jolie demoiselle cyan lui revint en mémoire. Ifios fit un pas en avant. Il fit ce qu’il n’avait jamais osé faire avant : toiser Danqa, son modèle, droit dans les yeux.

— Père, comment pouvez-vous tolérer cela ? Certains esclaves ont mon âge, voire plus jeunes ! Les minerais que l’on extrait valent réellement autant de cruauté ?!
— Ifios.
— … !

Une voix posée, un mot simple, mais qui résonna à travers toute la grotte. Ifios recula, apeuré. Il réalisa qu’il venait de hausser le ton sur le terrifiant Danqa aux Griffes, certains avaient disparu pour moins que ça.

— Chacun survit à sa manière, statua le maître des Agrios. Piller, voler, exploiter, tromper ou encore assassiner, il faut être prêt à tout si l’on ne veut pas se faire écraser. Les esclaves nous apportent de l’argent, et l’argent nous permet de survivre. Intolérable, dis-tu ? Les Agrios préfèrent vivre dans le crime que mourir dans la justice, c’est ainsi. Regarde autour de toi, Ifios. Tu as vu la nature de nos camarades, ils sont pour la plupart des bons à rien ne sachant rien faire de leur dix doigts. Ils n’ont aucune chance de survie au-delà de nos montagnes. La violence est la seule chose qu’ils ont.

Ifios tiqua. Il trouvait l’explication très hasardeuse, et surtout, absolument pas pertinente.

— Et c’est sur ce principe qu’une bande de bons à rien a le droit de fouetter jusqu’au sang des innocents ? Parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre ? Ils ne peuvent pas plutôt faire des efforts et apprendre à s’en sortir par-eux même plutôt que de faire souffrir les autres ?!
— Tu ne peux changer un homme aussi facilement, Ifios. Nos bandits, ces âmes plongées dans le crime, sont faibles, bien plus que tu ne le crois. Moi, Danqa, ait choisi de protéger ses faibles, quitte à sacrifier mon intégrité.
— … je…

Danqa leva la main, réclamant le silence. Lorsqu’il la baissa, Ifios eut la surprise de constater que ses traits s’étaient miraculeusement adoucis.

— Ifios, tes mains sont encore propres. Je te laisse le choix : devenir un Agrios, à l’image de ceux que tu as observé aujourd’hui, ou partir loin d’ici.
— … ! M-Mais, père !
— Tu n’es pas obligé de répondre maintenant. Je te laisse quatre jours à partir de demain pour y réfléchir. Tu as carte-blanche pour aller où tu veux dans nos camps. Je te demande simplement de ne pas prendre une décision à la légère.

Ifios ferma les yeux. Danqa venait d’utiliser un verbe qu’il n’utilisait jamais d’habitude. ‘‘Demander’’. Danqa ne demandait pas, il ordonnait. Un changement d’attitude qui perturbait Ifios au plus haut point ; ce que Danqa lui demandait : partir ou rester. Pour l’adolescent, la perspective de quitter les montagnes ne lui avait jamais traversé l’esprit. Il était un Agrios, un point final. Cependant, maintenant que la possibilité était devant lui, Ifios se rendit compte qu’il voulait également découvrir le monde et de plus, ce qu’il avait découvert aujourd’hui le faisait douter sur son désir d’être un Agrios.

— Va, maintenant, mon fils, lui lança Danqa. Réfléchis, et réfléchis bien. Tu es le seul à pouvoir choisir ta vie.

Ifios acquiesça et tourna le dos à son père. Son futur, son avenir, ce qu’il désirait réellement. Il fallait qu’il trouve ses réponses.
Ce fut l’esprit lourd, mais néanmoins décidé, que Ifios, le fils des Griffes, fit le premier pas décisif vers son destin.