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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 11/06/2017 à 04:39
» Dernière mise à jour le 11/06/2017 à 12:07

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 3 : Un ciel sang.

 Nester se tenait prêt. Son arme à la main, il fixait intensément sa cible. Tout était de son côté, il ne pouvait pas perdre. Il fonça, laissant s’échapper un puissant cri guerrier. En face de lui, Eily fit une roulade au dernier moment.

— Tu ne peux pas rester tranquille ? pesta l’adolescent.
— Mais cette branche à l’air de faire mal…, se plaignit Eily en pointant ce que brandissait de Nester.
— Mais je ne vais pas te frapper avec ! Le match se termine dès que l’un touche l’autre avec son arme ! C’est ce que l’on avait convenu !
— Nyah ? fit bêtement Eily.
— C-Comment ça ‘‘Nyah’’ ?! … et reprends ta branche aussi ! Comment tu comptes jouer sans elle ?!
— Mais elle est toute sale, je vais me salir les mains !
— … hein ?

De son côté, Athoo ricana :

— Elle se fout de ta gueule et toi, tu tombes dedans les deux pieds joints !
— … ggnnn…

Nester, énervé, se tourna à nouveau vers Eily. Il retenta immédiatement un autre assaut sans succès. Mais ce qui l’irritait le plus, ce n’était pas les rires Athoo, mais bien le fait qu’Eily ne fasse que fuir. Vu qu’elle s’était débarrassée de son arme, elle ne pouvait pas attaquer.

— Je suis le fier chevalier Nester ! proclama ce dernier. Tes moqueries ont assez duré, vile Eily !
— Oooh ? exagéra Athoo. Notre crevette préférée décide d’être sérieux ? J’ai hâte de voir ce que cela va donner.
— Sûrement pas grand-chose, rajouta Caratroc qui se prélassait sur l’herbe.

L’Ensar et l’adolescente s’échangèrent un regard complice avant d’éclater de rire. Un rire qui acheva d’exaspérer Nester.

— Vous l’auriez voulu ! Puissance maximuuum !

Ce qui se voulait être un cri de guerre provoqua l’hilarité générale du côté des deux spectateurs ; Eily dut faire un gros effort pour ne pas faire de même. Mais la demoiselle cyan restait concentrée, pour l’instant, tout se passait comme prévu.

Eily courut se mettre en position, à côté de l’arbre qu’elle avait choisi. Nester, à pleine vitesse, ne réfléchit pas une seconde et poursuivit son adversaire. Il voyait déjà la victoire lui tendre les bras. Eily restait les bras ballant à le regarder avec un petit sourire. Nester ne comprenait pas, mais pour lui l’équation était simple : elle ne bougeait pas, elle ne pouvait pas esquiver, il avait gagné.

Sauf qu’au moment où il se rapprocha dangereusement d’Eily, son pied droit se hasarda sur un tas de feuilles bien trop gros pour être naturel.

— … hein ?

Instantanément, un épais fils visqueux se serra autour de son pied et le tira violemment vers le haut. Nester cligna des yeux plusieurs fois, peinant à réaliser qu’il était suspendu par le pied par une corde attachée à la branche d’un arbre. Satisfaite, Eily ramassa lentement son arme de bois en chantonnant, avant de doucement toucher l’adolescent avec.

— Et voilà, ça veut dire que j’ai gagné, non ?

L’information progressa petit à petit dans le cerveau du garçon, avant de déclencher le déclic.

— T-Tu as mis un piège ! C-Ce n’est pas loyal !
— C’était interdit ? pencha innocemment Eily de la tête.
— C-Ce n’était pas précisé mais euh… c-ce n’est pas juste ! … euh… sinon, tu peux me détacher, s’il te plaît ? J’ai le sang qui monte à la tête…, s’embrouilla Nester.

Eily s’exécuta gaiement et déchira d’un coup sec la base du piège. Désormais sans attache, Nester s’écroula brusquement au sol tête la première.

— … j’imagine que la délicatesse était en option…, grinça-t-il.
— Nyah ? fit bêtement la demoiselle.

Nester se releva péniblement et pointa un doigt accusateur sur son ancienne adversaire.

— Mais je maintiens que c’est déloyal ! Tu as utilisé les toiles de Troctroc pour faire une corde ! Et puis, quand est-ce que tu as placé ce piège d’abord ?!
— Allons, allons, du calme les enfants, intervint Caratroc
— C’est vrai Nester, accepte dignement ta pathétique défaite, veux-tu ? compléta Athoo.
— … un jour… un jour je me vengerai…
— Bouh ! J’ai tellement peur ! frissonna exagérément Athoo.
— Tu es très drôle aujourd’hui toi, grogna Nester. J’espère que tu partageras tes blagues avec les chiottes tout à l’heure…

La bonne humeur d’Athoo s’effaça comme par magie. Elle était toujours de corvée de toilettes, et c’était pire depuis la nuit où le trio avait infiltré la cuisine, il y a une semaine. Dès le lendemain de cette fameuse nuit, Athoo avait été immédiatement accusée, car la surveillante avait trouvé de très distincts cheveux orangés sur le lieu du crime. En conséquence, sa punition avait empiré : avant, elle possédait des gants de cuir pour sa corvée de toilette, désormais, elle devait le faire à main nue.

— ÇA c’est déloyal ! grinça-t-elle. Je vous rappelle que vous étiez avec moi cette nuit-là !
— Mais tu es la seule à avoir été attrapée !
— … je ne sais pas ce qui me retient de vous dénoncer…

« Nyahaha…, gloussa mentalement Eily. C’est parce que tu es trop gentille, et je suis certaine que tu ne me soupçonnes même pas… »

Le visage de la demoiselle ciel s’assombrit légèrement, prenant une teinte inquiétante. Seul Caratroc le remarqua. Il soupira, blasé. Il était certainement le seul au courant de l’ampleur véritable du sadisme d’Eily. Aux yeux du monde, la demoiselle cyan n’était qu’une gamine innocente et pourtant…

« … nyahaha… ! »

… sa fourberie n’avait aucune limite.

— Changeons de sujet ! s’empressa Athoo. Eily, je voulais te demander, tu as réfléchi pour… le voyage ?
— Oh, c’est vrai, réalisa Nester. Nous partons dans trois semaines…

Eily détourna le regard.

— J-Je ne sais pas encore. Peut-être…
— Ohé, fit Athoo, ce n’est pas une réponse ça !
— Je sais que l’orphelinat est sympa, mais tu ne comptes quand même pas finir ta vie ici, n’est-ce pas ? compléta Nester.

Eily pouffa légèrement. Elle s’imagina toute vieille, le dos aussi voûté que celui de mamie Losyn, racontant des fables à de jeunes enfants pour le reste de son existence. Le cauchemar.

— Bien sûr que non ! rit-elle.
— Alors pourquoi hésiter encore ? s’avança Athoo. Tu verras, le monde est super grand et génial ! … enfin, d’après ce que je vois dans les livres d’histoire-géo ! Après c’est vrai que ces bouquins exagèrent parfois mais doit avoir une part de vérité là-dedans, hein ?
— Athoo, experte en arguments, ironisa Nester.

Eily sourit doucement. Au fond d’elle, elle savait qu’elle partirait également. Comment pourrait-elle continuer à s’amuser sans ses deux là ? À qui pourrait-elle jouer des coups tordus en toute impunité ?

— … je vous donnerais la réponse le jour du départ, lança-t-elle avant de s’avancer vers le chemin de l’orphelinat.
— … hé attends !

Nester et Athoo voulurent lui arracher une réponse, mais rien à faire ; Eily restait imperturbable, et souriante.


 ***

 Après le jeu, la routine s’imposa. Le trio d’adolescents quitta la clairière de la forêt, en espérant très fort que le repas les attendant ne soit pas entièrement végétal. Nester ruminait encore sa défaite ‘‘injuste’’, Athoo frissonnait en raison de sa maudite corvée, et Eily possédait toujours ce petit sourire imperceptible. Une fin de journée colorée, où jeunesse se faisait.

Toutefois, petit à petit, Eily se sentit mal à l’aise. Elle ne saurait le dire, mais quelque chose l’oppressait. Pourtant, tout autour d’elle, rien n’était inhabituelle. Le vent soufflait les arbres avec toujours cette même douceur printanière ; les bruissements de la nature semblaient toujours aussi serein. Mais Eily ne pouvait empêcher son cœur de battre douloureusement. Ses pas se firent de plus en plus chancelant, jusqu’à inquiéter ses amis.

— Tout va bien ? intervint Athoo en lui saisissant une épaule.
— … oui, ce n’est rien…, mentit la demoiselle cyan.

Eily hésita à un moment invoqué Caratroc à nouveau, mais elle se ravisa : ils étaient presque arrivés à l’orphelinat. Soudain, elle s’anima, pressentant un danger imminent. Sans réfléchir, Eily agrippa Athoo et bondit vivement avec elle en arrière. Un éclat cacophonique sonna brusquement. À leur pied, plusieurs petits trous s’étaient creusés dans la terre ; ils fumaient encore. À l’intérieur, on pouvait y apercevoir des espèces de projectiles métalliques.

— … ! L-Les filles ! paniqua Nester en pointant un homme à moitié-dissimulé derrière un arbre.

Les trois adolescents le fixèrent anxieusement. Ils n’avaient jamais vu ce type auparavant. Il portait une tenue globalement verdâtre, avec des nuances de marrons et beige, c’était difficile à dire. Impossible de voir ses yeux également, camouflés par un gros et étrange masque noir-métallisé. Mais ce qui effrayait le plus le trio était ce que l’homme tenait. C’était indubitablement une arme. Aussi noire que les ténèbres, elle ressemblait assez aux rares fusils que seuls les plus riches pouvaient se permettre, tout en semblant beaucoup plus sophistiquée.

— …

L’homme paraissait analyser chacun des adolescents comme s’ils n’étaient que de vulgaires objets sur son passage. Après quelques secondes, il souleva son arme à nouveau, prêt à faire feu. Mais Nester réagit avant lui. N’écoutant que son courage, le jeune garçon s’était élancé, avant de tacler l’assaillant au masque. Ce fut suffisant pour le faire chanceler.

— Courez ! hurla-t-il.

Eily et Athoo étaient complètement prises au dépourvu. Tout se passait beaucoup trop vite. Beaucoup trop de questions se bousculaient dans leur tête. L’homme en tenue verdâtre, lui, n’hésita pas. D’un coup de botte, il envoya Nester valser à quelques mètres, et positionna son arme encore une fois.

— … !

Voyant le danger venir, Nester bouscula de justesse ses deux amies avant qu’elles ne se fassent transpercer. Mais s’il avait réussi à mettre les demoiselles hors de danger, lui, il reçut un projectile en pleine épaule ; une rivière sanguine souilla le sol. Nester cracha un hurlement si épouvantable qu’Eily et Athoo sortirent subitement de leur torpeur. Elles comprirent enfin qu’elles étaient attaquées.
Les deux filles se précipitèrent vers Nester, qui, malgré sa douleur insoutenable, était parvenu à se relever.

— F-Fuyez…, geignit Nester.
— N-Ne dit pas n’importe quoi, s’emporta Athoo. Tu es bless… !

Poussant dans ses réserves, Nester bondit vers l’homme qui s’apprêtait encore à faire feu. Il le serra le plus fort qu’il le pouvait de ses deux bras, pour l’empêcher de pouvoir utiliser son arme de mort.

— Fuyez bordel ! Allez chercher de l’aide !
— … !

L’homme se débattait puissamment, mais Nester tenait bon. Il ne tiendrait pas longtemps, c’était évident. Athoo fut la première à réagir. Épouvantée, elle saisit fortement la main d’Eily et couru vers l’orphelinat comme si sa vie en dépendait. Eily voulait rester, mais les brusques évènements l’avaient vidée de ses forces ; elle se laissa entraîner comme un feuille morte.

Nester fut rassuré d’enfin voir ses deux amies partir. Il pouffa bêtement. Pourquoi avait-il agi comme cela ? Peut-être avait-il saisi l’occasion pour agir en héros, faire le beau et prouver qu’il n’était pas si faible ? Ou était-ce simplement pour sauver ses amies ? Sans doute un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, Nester savait que maintenant qu’il s’était lancé, il ne pouvait plus faire marche arrière.

L’homme masqué tenta de poursuivre Eily et Athoo, mais Nester attira son attention en lui lançant toutes les pierres qu’il trouva à ses côtés. Lorsque l’assaillant verdâtre se retourna, visiblement énervé, Nester déglutit. Il ne pouvait plus fuir, il devait neutraliser cet adversaire.
Nester n’avait pas prévu de se sacrifier, loin de là. Il voulait se battre, et gagner. Car c’était ce que faisaient les chevaliers, il s’interposait devant le mal et le vainquait.

Nester courait en zigzag autour de son ennemi, il multipliait les roulades, bougeait sans cesse. Même s’il n’était physiquement pas très fort – voire faible –, toutes ses après-midi à se ‘‘battre’’ contre Athoo ou Eily avaient grandement augmenté son agilité. L’homme au masque se rendit rapidement compte qu’il serait très difficile de viser l’agaçant garçon avec son arme. Il changea donc de stratégie. Il saisit soudainement un énorme couteau terriblement acéré. Nester comprit instantanément que ce n’était pas un couteau de cuisine.

L’assaillant verdâtre fusa. Au corps à corps, Nester faisait beaucoup moins le malin. Il ne put pas se décaler d’un millimètre que son adversaire le cogna d’une droite éclatante. Nester s’écroula sans préavis. Sans attendre, l’homme au masque planta son couteau en plein dans le cœur de sa victime. Un geyser de sang gicla.

Le visage de Nester se déforma dans un cri sourd. En un éclair, il comprit. Ce n’était pas un jeu. Ce type, il était une réelle menace. Quelqu’un qui avait l’intention de tuer, depuis le début. La mort. Nester ne l’avait pas envisagée une seule seconde. Des larmes naquirent au coin de ses yeux. Il voulait hurler mais seul un murmure s’échappait de sa bouche. Il ne voulait pas mourir. Il avait encore tant de choses à accomplir. Il n’avait pas encore réalisé son rêve : être chevalier au service du Vasilias. Au lieu de ça, il allait mourir là, si jeune, si pathétique, sans avoir rien accompli.

— … d-désolé…, murmura-t-il en poussant son dernier souffle.


 ***

 Plus elle courait, et plus Athoo se sentait lâche. Elle avait abandonné son ami à son sort. Non. Elle était partie chercher du secours, ce n’était pas une fuite. Du moins, elle s’efforçait de s’en persuader. Eily s’en voulait également. Nester ne cessait de lui chanter qu’elle était exceptionnelle, pourtant, devant le véritable danger, elle n’avait été qu’une gamine impuissante.

— … !

Mais la réalité ne voulait pas les laisser souffler une seconde. Lorsqu’elles arrivèrent, les deux amis ne purent que constater le cauchemar. L’orphelinat était en feu. Un feu crépitant. Un crépitement qui résonna encore et encore dans la tête des deux adolescentes.
Une dizaine de corps d’enfants gisait sur l’herbe, pataugeant dans une mare de sang. Sous le choc, Athoo vomit tout le contenu de son estomac. Eily restait pétrifiée, par instinct de survie, elle invoqua Caratroc. L’Ensar fut lui aussi extrêmement choqué par la situation. À l’instar des deux adolescentes, il était perdu dans un labyrinthe d’interrogations. Mais il percevait également l’immense détresse de sa partenaire ; il savait que son devoir était de la rassurer. Avec une agilité étonnante, l’Ensar bondit sur la chevelure cyan d’Eily. En ressentant sa présence familière, Eily put enfin respirer calmement.

— E-Eily…, bégaya Athoo. Q-Qu’est-ce…
— Il faut aller à l’intérieur ! Des gens ont peut-être besoin de notre aide !

La demoiselle cyan pensait bien sûr aux enfants, mais également à mamie Losyn. Une pauvre et vielle femme comme elle, ne tiendrait pas longtemps dans un tel incendie.

— C’est bien trop dangereux ! l’arrêta Caratroc.
— Je sais ! Mais je ne peux pas rester là les bras ballants ! Et il faut… pour Nester…

Le regard des deux adolescentes dévia encore vers les corps sans vie. Était-ce l’homme de la forêt qui avait fait cela ? Non, ce n’était pas possible. Il n’avait pas pu commettre un tel massacre seul. Soudain, Eily réalisa brutalement. Et si cet homme n’était pas seul ?
Comme pour lui répondre, de grosses voix résonnèrent subitement :

— Mission terminée, ils sont tous éliminés.
— C’était bien trop facile, je me demande pourquoi ils nous ont demandé de prendre autant de précautions…
— Va savoir, ce n’est pas moi qui discute les ordres.

Eily dut plaquer sa main sur la bouche d’Athoo pour que cette dernière ne trahisse pas leur présence. Trop obnubilée par les corps sanglant et l’orphelinat en feu, les deux demoiselles n’avaient pas remarqué que deux hommes en tenue verdâtre se dirigeait nonchalamment vers elles. Ils ne semblaient cependant pas les avoir aperçues.

— … i-il faut courir ! chuchota Athoo.
— Mais…
— Ce n’est pas les moments de jouer les héroïnes ! N-Nous ne pouvons rien faire contre eux ! Le village… on trouvera sûrement de l’aide au village !
— Athoo a raison, appuya Caratroc. J-Je suis désolé, mais même moi, je ne peux rien y faire. Ce n’est pas mes toiles qui pourront arrêter des hommes armés et prêts à tuer.

Tuer. Le mot qu’Athoo et Eily voulaient éviter à tout prix. Elles ne réalisaient pas encore. Tous ces enfants, qu’elles avaient côtoyés, qu’elles avaient vus grandir, qu’elles avaient vus jouer, qu’elles avaient vus rire ; tous ces enfants tombés, ils ne se relèveraient jamais.

— Eily ! la pressa Caratroc.

À contrecœur, la demoiselle cyan sécha ses larmes d’un revers de main et s’enfuit discrètement avec Athoo. La nuit commençait à tomber. L’angoisse et la terreur conjugués à la lumière fuyante privait Eily de ses sens. Sa vue se brouillait, son odorat restait bloqué sur le sang et le brûlé, un goût âcre lui pourrissait la gorge, et ses oreilles ne cessaient de répéter cette phrase des hommes verdâtres : « ils sont tous éliminés ».

Quelques minutes après la fuite des deux adolescentes et de l’Ensar, un grand individu émergea de la forêt ; sa tenue verdâtre était couverte de sang frais. Il semblait chercher quelque chose, ou quelqu’un.

— Hé ! interpella-t-il les deux hommes qui patrouillaient. Vous avez vu deux gamines dans le périmètre ?
— Deux gamines ? Difficile à dire, nous en avons tué tellement…
— Deux gamines sortant de la forêt ! précisa l’individu recouvert de sang. J’ai croisé un groupe de trois gamins tout à l’heure, mais deux ont réussi à s’échapper !
— Tu les as laissés partir ?!
— Tss, un morveux a voulu jouer les héros… bref, les ordres étaient clairs : éliminer tout le monde. Nous n’avons pas le droit à l’erreur.

Les deux autres hommes hochèrent vigoureusement la tête et se mirent en marche.


 ***

 Eily et Athoo couraient comme elles n’avaient jamais couru. L’adrénaline décuplait leur capacité, leur rendant capable de prouesses qu’elles n’imaginaient pas. Plusieurs fois l’une des adolescentes trébucha sur le chemin rocailleux, mais elle relevait furieusement à chaque fois, ne montrant aucun signe de fatigue. À force de chuter, les genoux et les coudes des filles étaient salement écorchés ; elles semaient douloureusement du sang à chacun de leur pas.

Toutefois, leur esprit restait bloqué sur une destination : Stavros. Rejoindre leur village était leur seule chance de s’en sortir. Là-bas, il y avait des adultes forts qui allaient certainement tout arranger. Oui. Atteindre le village résoudrait tout leurs problèmes, et ensuite, elles pourraient vivre à nouveau comme d’habitude, avec tout le monde. C’était bien évidemment faux, et les adolescentes elles-mêmes le savaient, mais pour leur santé mentale, elles préféraient se persuader de l’inverse.

Et subitement, alors qu’elles couraient encore et encore, le bruit. Ce fameux éclat cacophonique qu’elles pourraient reconnaître entre mille. Eily et Athoo se retournèrent vivement et virent trois hommes en tenue verdâtre. L’inquiétante lueur écarlate du coucher de soleil les recouvrait d’une aura sanguinaire.

— Tss, raté, grogna l’un des hommes.
— Regardez, sur la tête de la gamine ! Ne me dites pas que c’est… un Ensar ?
— Un Ensar ?! … alors ils ne plaisantaient pas au QG…

Les trois assaillants verdâtres se firent brusquement plus prudents. Leur peur naturelle des Ensar les décourageait d’engager des actions brusques ; cela ne les empêchait cependant pas de laisser leurs armes braquées sur les adolescentes.

— T-Troctroc ! implora Eily.

Caratroc se mordit les lèvres. Il pourrait cracher un filet de toile gluante sur un homme et l’immobiliser, mais les deux autres risqueraient de sur-réagir. Non, il fallait fuir, toute attaque n’était que folie. Mais même fuir était impossible. Les trois assaillants verdâtres se tenaient prêt, à chaque seconde qui s’écoulait, l’un d’entre eux pouvait tirer.

— N-N’approchez pas !

Le désespoir lui montant à la tête, Athoo s’avança devant Eily et fit face aux trois hommes. Des flots de larmes tournoyaient sur ses joues. Ses jambes chancelaient comme jamais. Elle serait les poings jusqu’au sang. Elle en oublia le monde. Il n’y avait plus qu’elle, une pauvre petite chose débordante d’envie de survivre, et eux, trois monstres humanoïdes assoiffés de sang.
Athoo s’avançait de plus en plus, elle levait fébrilement les poings, comme si elle voulait engager le combat.

— Athoo ! s’écria Eily.

Mais il était déjà trop tard. La folie se mêla au désespoir. Et dans un cri déchirant, la petite Athoo fonça vers les prédateurs. Caratroc cracha vigoureusement une toile, qui alla déstabiliser un homme qui s’apprêtait à tirer. Mais comme il l’avait tristement prévu, les autres paniquèrent et bondirent. Eily hurla. Encore. Encore les éclats cacophoniques.

Athoo tomba à genoux, et, comme une poupée dont on aurait coupé les fils, le haut de son corps s’écrasa fatalement au sol, criblé de trous.

Soudain, le monde devint rouge autour d’Eily. Elle ne cessait d’écarquiller ses yeux gorgés de larmes. Elle refusait d’y croire. Un rire malsain s’échappa de ses lèvres. Son corps se transforma en statue, inamovible. Un flot incroyable de tristesse et de rage l’envahit brusquement. Son cœur la déchirait.

Les trois hommes s’avançaient prudemment, celui qui était entravé par la toile de Caratroc était facilement parvenu à s’en libérer grâce à son couteau. Eily ne les voyaient même pas. Athoo était morte. Devant elle. Son cerveau lui repassait cruellement la scène en boucle. Caratroc ne savait plus quoi faire. Il cracha autant de toiles qu’il le pouvait, mais les hommes masqués avaient bien vite compris comment les éviter. Ils se retrouvaient désormais à moins d’un mètre de leur proie.

Trois armes métalliques ciblèrent rapidement Eily. Et une fois de plus, l’éclat cacophonique.

— Enfin terminée, lâcha l’un des hommes.
— … ! N-Non, attends !

Eily n’avait pas bougé d’un pouce. Les projectiles d’acier avaient belle et bien mordu sa peau, mais aucun n’avait pas réussi à pénétrer la chair en profondeur.
Eily leva distraitement ses yeux vers ses assaillants. Elle ne vit que trois monstres. Comme mué par un automatisme, son poing heurta le torse de l’un d’entre eux.

— … !

L’homme poussa un cri sourd. L’incompréhension se lisait dans son visage. Son torse… n’était plus là. Un trou béant l’avait remplacé. Son corps s’écroula. Ses deux camarades paniquèrent brusquement et se mirent à tirer à foison. Mais Eily n’en avait cure, elle s’approcha d’un, et le frappa. Puis, elle s’approcha du second, et le frappa également. Les éclats cacophoniques cessèrent.

— E-Eily…, souffla Caratroc.
— … j-je dois… au village…

La demoiselle cyan se retourna lentement, et reprit sa marche, zombifiée. Ses yeux étaient complètement vides, sans émotion.


 ***

 La lune éclairait le ciel depuis longtemps lorsqu’Eily arriva enfin à Stavros. Sa peau était percée de toute part. Pendant sa marche, plusieurs autres hommes masqués avant tenté de l’arrêter ; ils avaient tous subi le même sort que les précédents.

Eily fixa un long moment le village. Ses yeux ne reflétaient que le feu et la destruction.

— … le village… aussi…en feu… plus loin… je dois aller plus loin… de l’aide…
— Eily ! hurla Caratroc. Ressaisis-toi !
— … ah… Troctroc… on va traverser le village… il faut… que je te rappelle…
— N-Non Eil…

Mais ce fut trop tard, totalement perdue, Eily fit disparaître Caratroc en un rayon irisé. Et ce fut toujours avec la même démarche fantomatique que la demoiselle cyan s’engouffra dans les ruines Stavros. Elle constata les corps des habitants et le feu qui consumait tout. Sans le moindre mot, elle se dirigeait vers la sortie, une route qui s’enfonçait dans la région.

Elle marcha, marcha, et marcha encore, longtemps. Et fatalement, son corps, à bout, s’écroula, inconscient. Elle s’échappa lentement vers le monde des songes : le seul endroit où elle pouvait encore trouver un repos temporaire, au beau milieu de cet enfer.


 ***
***
 ***


— Satanés canassons, nous faire faire un détour pareil…
— Ne mets pas la faute sur mes chevaux, abruti ! Ce n’est pas de leur faute si t’es pas fichu de lire une carte !
— Répète un peu pour voir ?!
— Quand tu veux imbéci… hé ! Regarde !
— … quoi ?

Deux hommes, vêtus de guenilles rapiécées et coiffés d’un turban, arrêtèrent leur caravane. L’un d’entre eux sauta à terre et se dirigea vers la forme qu’il avait entraperçue dans la nuit. Il en approcha sa lanterne et siffla. Il avait bien vu, une demoiselle à la curieuse chevelure cyan était évanouie au beau milieu de la route.

— Elle respire encore, constata-t-il.

Intriguée, son camarade le rejoint et grimaça.

— Oh la vache, elle est dans un sale état ! J-Je n’ai jamais vu quelqu’un recouvert d’autant de sang !
— … dis, on la ramène ?
— Pourquoi ? C’est un poids mort ce truc, autant la laisser crever !
— Je sais, mais le Boss a dit qu’on doit capturer le plus de personnes vivantes possibles ! Et elle est vivante !
— … nnng. Parce que tu la trouves VRAIMENT vivante là ?
— C’est pas à moi de réfléchir à ça ! Moi, j’obéis au Boss. C’est lui qui va voir après. À moins que tu ne veuilles prendre les décisions à sa place ?
— … !! N-Non, j’ai jamais dit ça !

Sous les regards insistants de son collègue, l’homme récalcitrant soupira.

— Bon, ok, d’accord. Mais si le Boss nous engueule après, ça va être de ta faute !
— Ouais ouais, c’est ça…

En deux temps trois mouvements, le corps de la demoiselle fut chargée à l’arrière de la caravane, qui contenait déjà quelques individus inconscients, solidement enchaînés et bâillonnés.

— … tss, dégueulasse, j’ai dû sang plein les mains maintenant… et cette idiote va saloper ma caravane, dire que j’l’ai nettoyée avant-hier…
— Arrête de te plaindre ; plus on a d’esclaves potentiels et plus on est payé, tu le sais bien !
— Mouais, tu as peut-être raison…
— Allez, assez traîné gros lard. En route. Nos camarades, les bandits Agrios, seront fiers de notre prise !