Ch. 1 : Un ciel cyan.
Une jolie chansonnette toute guillerette remplit peu à peu la chambre. Le miroir refléta un visage encore juvénile, d’une blancheur candide. Une fine main caressa soigneusement ses cheveux d’un étrange cyan, pendant que deux yeux azurs fixait la glace d’un air interrogateur.
— Mmh… ils commencent à être un peu longs. Je devrais peut-être demander à mamie Losyn de les couper ?
Le visage sembla plonger dans une profonde réflexion, fermant exagérément les yeux. Le reflet semblait si concentré que de la fumée semblait prête à sortir de ses oreilles.
— … mais elle risque de tout couper… bah, ce n’est pas grave. Et puis l’hiver approche, ça va réchauffer mon cou !
Le visage rayonna à nouveau et aussitôt, la chansonnette reprit de plus belle. Le reflet ajusta sa chevelure, démêlant autant qu’il le pouvait les nœuds qui s’y étaient incrustés durant son sommeil. Voyant que sa main ne suffisait pas, le reflet se décida à prendre son gros peigne. Le visage se crispa d’anticipation. Cette douleur qui la saisissait à chaque fois que le peigne heurtait l’un de ses fichus nœuds !
La chansonnette s’intensifia, comme pour se donner du courage. Des petits cris de douleurs perturbaient quelques fois le doux air, au fur et à mesure que la chevelure cyan se démêlait. Toutefois, un autre son se mit à parasiter la chansonnette : un disgracieux et long grognement.
— … grrrrnnn… Eilyyy… Silence… !
— Nyah !
Un oreiller fusa à toute allure et heurta impitoyablement la dénommée Eily ; le choc ruina d’un coup tous ses efforts capillaires.
— Athoo, tu m’as fait mal ! larmoya la pauvre victime de l’attentat à l’oreiller.
— Et toi tu m’as réveillée ! grogna Athoo. Qu’est-ce que j’ai dit à propos des chansons le matin ?!
— … que je ne devais plus ?
— Pourquoi tu le fais encore alors !
Une jeune fille à la courte chevelure orangée sauta vigoureusement du haut de son lit. L’adolescente manqua cependant son atterrissage ; par instinct, elle s’accrocha à la première chose qu’elle aperçut. C’est-à-dire Eily.
— Nyah ? fit bêtement cette dernière alors qu’elle tombait subitement à la renverse, entraînée par son amie.
Les deux filles s’écroulèrent lourdement sur le sol, provoquant une cacophonie monstre. Aussitôt, la porte de leur chambre s’ouvrit brusquement, laissant paraître une femme à l’air sévère et visiblement très irritée.
— Mademoiselle Athoo ! Mademoiselle Eily ! Vous vous faites déjà remarquer de si bon matin !
— … arf, v’là la vieille bique…des fois, j’me demande si elle planque pas derrière notre porte…
— Mademoiselle Athoo, grogna la nouvelle arrivante. Sachez que la ‘‘vielle bique’’ n’est pas encore sourde.
— … oups !
— Nous discuterons de cela plus tard, grinça la femme avec un sourire forcé. Quoi qu’il en soit, je vous demande de vous calmer mesdemoiselles. Sur ce, ne soyez pas en retard pour le petit déjeuner.
Elle s’apprêta à sortir de la chambre, et s’arrêta à mi-chemin.
— Oh, et mademoiselle Eily, avant de descendre, je vous prierais de bien vouloir faire quelque chose pour votre chevelure. Un tel chantier fait peine à voir.
— … nyah…, baissa de la tête l’intéressée.
La porte se ferma définitivement. Eily adressa un regard noir à son amie. Toutefois, son visage était naturellement si candide qu’un regard noir n’avait absolument aucun impact.
— Désolée…, j’imagine ? sourit Athoo.
— On s’en fait crier dessus par la surveillante, se plaignait Eily.
— On commence à en avoir l’habitude ! Et puis, tout ça ne sera pas arrivé si tu ne chantais pas aussi fort !
— Parce que ça va être de ma faute maintenant ?!
— Je ne te le fais pas dire !
— Gnnnn !
— Gnnnnn !
Les deux adolescentes se fixèrent un long moment droit dans les yeux. Une tension électrique s’installa. Eily et Athoo se mirent à tourner doucement autour de la chambre sans arrêter de se fixer, comme deux bêtes sauvages attendant le bon moment pour sauter à la gorge de son adversaire. Et finalement, ce qui devait arriver arriva.
— Pffft !
D’un coup d’un seul, les deux adolescentes éclatèrent de rire, s’amusant de leur propre bêtise.
— Haha… n’importe quoi ! ricana Athoo en s’essuyant des larmes.
— Allez, pouffa Eily, arrêtons nos bêtises, il vaut nous préparer.
D’un commun accord, les deux adolescentes se dirigèrent vers leur miroir respectif. Contrairement à Athoo qui était encore en pyjama, Eily était déjà habillée. Elle arborait gentiment une courte robe blanche surplombé d’un gros manteau grenadine dont les manches étaient si larges que ses minces bras flottaient à l’intérieur. Ce manteau, combiné à ses deux bottes brunes bien trop grandes, renforçait d’autant plus la petite taille de l’adolescente.
Eily fixa encore une fois son miroir, saisit courageusement son peigne et toisa sa chevelure. Elle déglutit. Il fallait souffrir pour ne pas être trop moche.
***
Comme tous les matins, le réfectoire était plein à craquer. Ce n’était pas qu’il y avait beaucoup d’enfants, mais plutôt que le réfectoire en question était particulièrement petit. Toutefois, un étonnant silence régnait : l’unique et sévère surveillante veillait au grain.
Eily et Athoo zieutaient à droite et à gauche, à l’affût. Dès qu’elles percevaient une ouverture, elles renversaient petit à petit l’infâme soupe leur servant de petit déjeuner au sol.
— … vous ne devriez pas gaspiller la nourriture, marmonna une jeune voix masculine.
— … tais-toi Nester ! le réprimanda faiblement Athoo. Tu veux qu’on nous attrape ?
— C-Ce n’est pas ça, mais…
— Tu tiens réellement à manger cette chose ? répliqua Eily.
L’adolescent à la chevelure noire jeta un coup d’œil circonspect à la mixture recouvrant son assiette. Une substance indéterminée, d’une couleur indéterminée, à l’odeur indéterminée. Ce n’était pas vraiment le grand luxe. Mais Nester savait que l’orphelinat était pauvre, et ne pouvait se permettre des mets de choix à chaque repas. Selon lui, les pensionnaires devaient également faire un effort et accepter la nourriture qu’on leur donnait. Ceci dit…
— … uuggh…
… à l’instar de ces deux amis, l’adolescent se mit lui aussi à se débarrasser discrètement de sa soupe. Tant pis pour le gaspillage. Nester préférait encore ne rien manger que de se remplir la panse et de tout vomir ensuite.
Heureusement, la soupe n’était pas la seule chose au menu. Une fois que le contenu de toutes les assiettes fut dégusté – ou jeté – la suite arriva. Les fameux charis de mamie Losyn. Le chari était une friandise conçue par mamie Losyn elle-même ; il s’agissait d’une sorte de cube spongieux très sucré, dont l’intérieur était gorgé d’une confiture secrète. C’était indubitablement une confiture concoctée à partir de plusieurs baies, mais impossible de savoir lesquelles. Et puis, les pensionnaires s’en fichaient pas mal : c’était bon, c’était tout ce qui comptait.
— Voilà pour vous les enfants.
C’était la fameuse mamie Losyn en personne qui distribuait les charis, quatre par personne. Son éternel sourire, sa lente démarche, et sa soignée chevelure grisâtre attachée en un petit chignon rajoutait une touche de gentillesse aux friandises. Ce n’était peut-être rien, mais cela participait à la magie de la recette.
Une fois que les charis furent servis, ils se firent immédiatement engloutir, sous le regard attendri – mais néanmoins toujours ferme – de la surveillante.
Tout se passait dans la joie et la bonne humeur ? Loin de là. Certain avait compris comment le monde fonctionnait. Certain, ou certaine, comme Athoo. Les charis avaient cette particularité intrinsèque de plonger celui qui en consommait dans un état de transe euphorique. Un état qui ôtait toute vigilance. Athoo guettait ce moment de faiblesse pour pouvoir discrètement voler les charis des autres pensionnaires sans qu’ils ne le remarquent. On pourrait penser que la surveillante soit une menace à ses plans mais que nenni ! Mamie Losyn avait toujours la bonne idée de lui distribuer des charis également. Athoo avait donc parfaitement le champ libre. Ou presque.
— Pas cette fois, voleuse !
Nester le valeureux voyait clair dans le jeu de son amie. Et s’il admettait que l’on pouvait jeter de la soupe infâme, il n’acceptait pas que l’on puisse dérober la possession d’autrui. Surtout quand cette dite possession était un chari.
— Chevalier Nester, j’aurais dû m’en douter, ricana Athoo. Vous pensez réellement pouvoir m’en empêcher ?
— Sur mon honneur !
Et les deux adolescents se mirent à se battre à coups de fourchette en bois. Ils y mettaient toutes leurs forces et volonté, parfois, ils s’enhardissaient suffisamment pour carrément se lever et imiter un duel d’escrime à travers le réfectoire. Toutefois, dès qu’ils sentaient que la surveillante allait regarder dans leur direction – grâce à une sorte de 6ème sens –, les deux adolescents parvenaient mystérieusement toujours à se rasseoir en vitesse sans éveiller le moindre soupçon. Et lorsque la surveillante replongeait dans la dégustation des charis, Athoo et Nester reprenaient leur dispute comme si de rien n’était.
La chamaillerie dura un long moment et puis, décidant que cela avait assez duré, Athoo et Nester revinrent à leur place. Après tout, à force de se battre, ils en avaient oublié jusqu’à déguster leurs propres friandises ! D’ailleurs…
— … mais ! s’exclama soudain Athoo.
— … où sont nos charis ?! termina Nester.
Les deux adolescents se tournèrent instinctivement vers Eily, dont le visage était bien trop barbouillé de confitures.
— Nyah ? fit-elle naïvement en penchant la tête.
Une certaine personne avait effectivement bien compris comment le monde fonctionnait… et comment en tirer avantage.
***
D’habitude, Eily, Athoo et Nester traînaient toujours les pieds après le petit déjeuner, car cela signifiait le début des cours. Les adolescents s’ennuyaient ferme durant ses heures, d’autant plus qu’ils étaient les seuls pensionnaires de 15 ans à l’orphelinat, les autres étant beaucoup plus jeunes. L’établissement n’avait pas les moyens de faire des classes séparées selon les âges et niveau, et donc, tout le monde était dans la même classe. L’orphelinat de Stavros n’ayant que 26 pensionnaires pour une unique professeure, ce système n’était pas si farfelu.
Mais aujourd’hui, tout cela n’était pas d’actualité. Car aujourd’hui…
— J’adore le dimanche ! exulta Athoo.
— Effectivement, acquiesça Nester. Avoir la journée libre entière à pouvoir s’entraîner…
— Encore à parler d’entraînement ! s’amusa Eily.
— Encore et toujours ! s’illumina Nester. Après tout…
— … ‘‘je rêve de devenir chevalier !’’, termina Athoo à sa place en exagérant une voix grave.
Nester toisa méchamment Athoo, mécontent de ne pas avoir pu sortir sa phrase fétiche. Eily pouffa doucement, s’attirant également les foudres de l’adolescent rêveur.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? bouda-t-il.
Eily pouffa de plus belle, détournant le regard de son ami.
— Ce qu’elle n’ose pas te dire, rit Athoo, c’est qu’avec ton corps de crevette tu ne risques pas d’aller bien loin !
— .. .grrr… c’est bien pour ça que je m’entraîne…, rumina Nester.
— En plus c’est un rêve tellement masculin ! Tu ne peux pas être genre… un peu original ?
— … grrr…
Nester plissa dangereusement les yeux, blessé dans son orgueil et sa virilité. Le pire, c’était qu’elles avaient raison ! Nester était effectivement loin d’être bâti dans un roc et effectivement, tous les garçons rêvaient d’être des chevaliers aux services d’un Foréa ou même du grand Vasilias en personne.
— Qu’importe ! s’exclama brusquement Nester. C’est mon rêve, et je sais que je vais y parvenir ! Vous rigolerez moins lorsque j’aurais une place au palais ! Et si ça se trouve, un jour, je défilerais au côté du Vasilias lui-même pendant le Festival du Renouveau !
Eily et Athoo explosèrent de rire à l’unisson, donnant le coup de grâce au pauvre homme bafoué qui commença presque à pleurer.
— Puisque vous semblez avoir tellement de temps libre, pourquoi ne pas faire un tour au village ?
Une femme bien trop familière aux yeux d’Athoo avait glissé cette phrase, surprenant les trois amis.
— La vieille bique !
— …hmmf…, grogna-t-elle en direction d’Athoo.
— … oups. J’ai encore gaffé, c’est ça ?
— … je suis d’humeur magnanime aujourd’hui. Je consens donc à pardonner votre indélicatesse.
La surveillante laissa balader son regard entre les trois adolescents avant de continuer.
— À condition que vous fassiez une course pour moi. Tenez.
La femme tendit à Eily un bout de papier – qui se révéla être une liste de course –, une petite bourse, ainsi qu’un grand cabas en paille.
— Mais madame, s’étonna Eily. Le village est très loin ! Cela nous prendra la journée entière pour faire l’aller-retour !
— J’en suis bien consciente. Comme je suis consciente que nous sommes un dimanche.
— V-Vous voulez que l’on passe notre jour de libre à faire une course ?! s’exclama Nester. Mais vous nous avez déjà fait le coup il y a deux semaines !
— Vous pensez bien qu’une pauvre ‘‘vieille bique’’ comme moi n’est plus en âge de parcourir de tels trajets.
La surveillante avait bien accentué son regard sur Athoo lorsqu’elle avait prononcé les mots ‘‘vielle bique’’. L’adolescente concernée soupira lourdement :
— C’est une punition pour ce matin, hein ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Et si j’étais vous, je me dépêcherai. Si nous n’avions pas ses ingrédients aujourd’hui, je crains ne pas pouvoir vous assurer un repas pour demain. Oh, avant que je ne parte, j’ai rajouté quelques pièces pour que vous puissiez vous acheter à manger pour midi. Bon voyage.
Et la surveillante tourna les talons sur un puissant regard semblant globalement vouloir dire : « Si par malheur vous ratez cette mission, je vous ferais boire votre sang. »
— … alors euh… on y va ? s’avança Nester.
Eily et Athoo hochèrent grandement la tête.
***
La route vers le village de Stavros était longue, très longue. Pour une raison qui échappait au trio d’adolescents, l’orphelinat était érigé au sommet d’une montagne, à presque deux heures de marche du village.
D’ordinaire, le ravitaillement se faisait par un marchand faisant la route avec une charrette, mais il était temporairement parti faire affaire dans un autre village. Dans ces cas-là, c’était normalement la surveillante qui prenant le relais, mais bien souvent, elle aimait déléguer cette tâche aux pensionnaires de 15 ans.
Peu arpentaient la route de l’orphelinat, pour ne pas dire personne. Eily, Athoo et Nester étaient donc bien seuls, à marcher sous un soleil devenant de plus en plus vorace depuis une heure. Et s’il n’y avait que le soleil. Comme d’habitude lorsqu’elle marchait, Eily ne pouvait s’empêcher de pousser la chansonnette. Sa voix avait beau être douce et angélique, au bout d’un certain temps, comme toutes bonnes choses, elle commençait sérieusement à agacer.
— Eilyyyy… ! grincèrent Athoo et Nester en parfait synchrones.
— Nyah ? s’interrompit-elle.
— Pas de ‘‘Nyah’’ qui tienne ! s’emporta Athoo. Arrête de chanter !
— Mais je m’ennuie !
— Ce n’est pas une raison pour nous ennuyer dans la foulée…, soupira Nester.
Mais la demoiselle à la chevelure cyan avait raison, le voyage était ennuyeux, très ennuyeux, même. Soudain, alors qu’il sentait la lourdeur de la marche devenir insupportable, Nester bondit :
— Et si tu l’appelais ?! s’illumina-t-il.
— Nyah ? s’étonna Eily avant de comprendre. Appeler Troctroc ici ? C’est risqué, on peut croiser d’autres gens !
— Non, il a raison ! appuya Athoo. On ne croise pas un chat depuis tout à l’heure ! Et au pire, tu le rappelleras lorsqu’on s’approchera trop du village.
— … mmh.
Eily réfléchit un instant. L’existence de Troctroc devait rester secrète, seuls ses deux meilleurs amis étaient au courant. Normalement, elle l’appelait que dans sa chambre tard le soir ou dans un coin tranquille dans la forêt. Toutefois, il était vrai que voyage jusqu’au village était très long. Un peu de compagnie supplémentaire ne pourrait pas faire de mal, surtout qu’il n’y avait effectivement pas un chat dans les environs.
— D’accord ! sourit Eily à la grande joie de ses deux amis.
L’adolescente se concentra légèrement. Brusquement, sa chevelure cyan sembla se mouvoir bien qu’il n’y ait le moindre coup de vent. Sa main droite se mit alors à briller légèrement, et un petit rayon irisé s’extirpa de sa paume avant de frapper le sol. Au sol, le rayon s’accumulait de plus en plus, jusqu’à prendre une forme bien rondelette. La forme rondelette se colora peu à peu de rouge avec quelques cercles ivoire ; elle devint également progressivement physique, jusqu’à former une espèce de carapace trouée. Subitement, cinq longiformes excroissances jaunâtres s’échappèrent des trous. Quatre petites sur le côté, et une plus grosse et muni d’une paire de petits yeux au sommet de la carapace.
— Trop cool ! s’anima Nester.
— Haha, tu devrais être habitué depuis le temps, s’amusa Eily.
— Bonjour Troctroc ! salua Athoo.
La créature regarda pensivement les alentours, avant de tourner la grosse excroissance qui lui servait de tête vers Athoo.
— Pour la énième fois, je me nomme Caratroc, pas Troctroc ! Quand vous étiez petits enfants, pourquoi pas, mais vous avez 15 ans maintenant ! Grandissez !
— Haha, désolée Troctroc, pouffa Eily. Mais pour nous, tu resteras toujours Troctroc !
— Tu n’as pas l’air si désolée que ça pourtant…
Troctroc – ou Caratroc – prit un petit appui sur le sol et bondit étonnamment agilement sur la tête d’Eily. Même s’il pesait son poids, l’adolescente ne semblait pas le sentir. C’était même le contraire. Caratroc et elle étaient complémentaires, elle ne se sentait véritablement bien que lorsqu’il était sur son crâne.
— Mmh ? s’interrogea Caratroc. Cet endroit, c’est le chemin vers le village, n’est-ce pas ?
— Tout à fait ! répondit Athoo.
— Vous m’avez encore appelé ici…, vous savez pourtant que c’est risqué.
— Ne fais pas ton rabat-joie, le gronda faussement Nester. Il n’y a personne à cette heure !
Caratroc n’était pas spécialement rassuré, mais il ne rajouta rien de plus. De son propre avis, il préférait être dehors qu’enfermé dans cette espèce de sommeil étrange. Athoo et Nester s’approchèrent subtilement de lui, avant de saisir les excroissances lui servant de membres.
— Hé ! Arrêtez ! protesta-t-il.
— Aaah…, sourit Athoo. Je ne me lasserai jamais de cette texture ! Ça déstresse tellement !
— Les Ensar sont vraiment quelque chose d'autre ! brilla Nester
— Haha…, ria doucement Eily devant l’enthousiasme de ses amis et les protestations de Caratroc.
Nester et Athoo continuèrent longtemps de jouer avec Caratroc, au grand désarroi de ce dernier. Il ne comprenait pas pourquoi est-ce ces deux adolescents prenaient un tel plaisir à le tripoter. Ils disaient qu’il était étrange, mais pour lui, les humains l’étaient bien plus.
— N’empêche Eily, tu es formidable ! s’avança Nester
— Nyah ?
— Et revoilà le couplet habituel, soupira Athoo.
— Tu es capable d’invoquer un Ensar ! Et sans Ishys ! C’est du jamais vu ! Je sais que ça fait des années que je te vois faire mais… plus le temps passe, et plus je me rends compte à quel point tu es exceptionnelle ! Et…
— …et blablabla et blablabla…, se moqua Athoo.
Nester fusilla Athoo du regard mais n’arrêta pas sa course aux éloges. Sa passion pour les Ensar était bel et bien réelle. Il rêvait d’être chevalier, mais pas n’importe quel chevalier. Il aspirait à devenir un Foréa, un homme ayant reçu la bénédiction du Vasilias de Prasin’da. Seul le Vasilias, ce dieu vivant, pouvait nommer un Foréa et lui donner un Ishys, un gant sacré permettant d’invoquer un Ensar. Actuellement, il n’existait que cinq Foréa – et donc cinq Ensar connus – à Prasin’da.
Voilà pourquoi Eily tenait à ce que l’existence de Caratroc reste secrète. C’était une anomalie. Une enfant sans nom telle qu’elle ne devait jamais pouvoir invoquer un Ensar. Si cela se savait publiquement, les conséquences pouvaient largement dépasser les adolescents.
***
— Nyah.
En contrebas, Eily aperçu enfin le village de Stavros. Il était encore relativement loin, mais il ne fallait pas prendre plus de risque.
— Troctroc, désolée, mais je vais devoir te rappeler.
— Tu aurais dû le faire bien avant, lui reprocha amicalement Caratroc.
Aussitôt, l’Ensar se mit à briller et se transforma à nouveau en un rayon irisé, qui partit rejoindre la main droite d’Eily.
— Il doit être à peu près midi, calcula Nester.
— J’ai la dalle…, pesta Athoo.
— Moi de même…, souffla le garçon du groupe.
Les deux adolescents se mirent à fixer méchamment Eily du regard. Une Eily qui était loin de subir la même souffrance que ses amis.
— Nyah ?
— C’est ça fait l’innocente, grinça Athoo.
— Infâme voleuse de charis…, grommela Nester.
Athoo frappa dans ses mains, résolue.
— Mais tu vas bientôt expier tes péchés !
— On compte sur toi, miss manipulatrice !
— … Nyah ?
Eily faisait l’idiote, mais elle savait très précisément ce qu’ils voulaient dire. Manipulatrice, n’est-ce pas. Ce n’était pas totalement faux.
Une demi-heure plus tard, le trio mit enfin les pieds à Stavros. Leur objectif était simple : se débarrasser des courses au plus vite en dépensant le moins, pour ensuite pouvoir garder le reste de l’argent pour eux. Un objectif idyllique ? Pas pour ceux ayant un minimum de jugeote.
Armée de la liste de course, Eily se dirigea gentiment vers la place du marché, où divers marchands y avaient installés leurs étalages. La demoiselle à la chevelure cyan se dirigea vers un vendeur de légumes, qui sua immédiatement en la voyant.
« Par le Vasilias ! jura-t-il mentalement. C’est LA gamine ! Elle… elle vient par ici ! »
— Monsieur ? l’interpella Eily.
— O-Oui ?! sursauta le vendeur. Q-Qu’est-ce que je peux pour vous, m-mademoiselle ?
« N-Non ! Je ne dois pas me faire avoir encore une fois. Reste concentré, bordel ! Ce n’est qu’une gamine et tu es un adulte ! C’est toi qui dois avoir l’ascendant, par l’inverse ! »
— Je voudrais… euh… une tomate et … euh… une pomme de terre… s’il vous plaît ?
Eily avait bien fait attention à exagérer la douceur de sa voix, et à accentuer au maximum sa candide-attitude lorsqu’elle faisait semblait d’hésiter.
— T-Tout de suite, mademoiselle… voilà. Ça vous fera 2 Vasils…
— Nyah.
Eily défit sa bourse et en extrait deux pièces. Elle paya le vendeur cependant, au lieu de partir avec ses achats, elle resta plantée là, un grand sourire innocent aux lèvres.
« Voilà ! paniqua le vendeur. C’est là que tout se joue ! J-Je ne dois pas céder ! »
Un véritable duel de nerfs. Eily ne bougeait pas. Un grand sourire niais toujours fixé à son visage trop mignon.
« J-Je dois lui demander de partir, mignonne ou pas… je dois… nnh… ces grands yeux miroitants… cette légère inclinaison de tête trop mignonne… non… je dois… »
— Nyah ?
« … ! Je… dois… »
— … je vous rajoute une tomate en plus ? C-C’est cadeau de la maison ! céda le vendeur.
« Miiinceuuuh ! Pourquoi suis-je si faiiibleuuh ?!
— Une tomate ? Pourquoi ?
« … q-qu’est-ce qu’elle me fait, là ?! »
— H-Hé bien parce que… parce que vous êtes bien mignonne mademoiselle !
— … mais… euh… v-vous voulez dire que je suis moche ?
— Hein ? N-Non, c’est l’inver…
— V-Vous voulez dire que je ne vaux qu’une tomate pour vous ? Qu’une simple et toute petite tomate fripée ?
De petites larmes se mirent à perler sur son doux visage, quelques sanglots se firent même entendre. Autour d’elle, des passants commençaient à lancer des regards méprisants au pauvre vendeur de légumes.
— Regardez, ce type a fait pleurer une gamine…
— Elle est toute mignonne en plus…
— Quel monstre…
— Encore une ordure qui se croit tout permis…
« Gasp ! E-Elle est très forte ! Si ça continue, plus personne ne voudra acheter mes produits ! »
— … très bien, baissa-t-il des épaules. Qu’est-ce que tu veux exactement ?
— Nyah ?
— …
Soupirant, le vendeur prit un petit assortiment de tous les légumes qu’il proposait, et tendit le tout à son pire cauchemar.
— Disparaît, grommela-t-il.
— Merci beaucoup monsieur !
Et Eily revint vers ses camarades, un sac remplit de provision en main.
— La pêche a été bonne ! constata Athoo.
— Oui, mais il en manque encore, répliqua Eily. Ce gentil monsieur m’a donné plein de trucs qui n’était pas sur la liste, je vais devoir recommencer avec un autre.
— Fait donc, fait donc ! s’amusa Nester.
Et elle le fit. Après une heure de chasse, la liste de course fut enfin complète. Le constat était sans appel : sur les 40 Vasils confiés par la surveillante, il en restait encore 29.
— Tu es effrayante, conclu Athoo.
— Nyah ?
Avec 29 Vasils en poche, le trio peut s’offrir un bon repas dans l’auberge du coin. Ils ne dépensèrent cependant pas toute leur fortune. Ils savaient très bien que l’orphelinat ne roulait pas sur l’or et qu’il fallait économiser la moindre pièce. Ceci dit, cela ne les empêcha pas de savourer de bons sandwich gorgés de viande.
Une fois rassasié, les trois adolescents firent le tour de Stavros. Ils n’étaient pas souvent dans le coin, toutes occasions de voir autre chose que l’orphelinat étaient bonnes à prendre. Stavros n’était cependant qu’un petit village. Une place centrale servant de marché, quelques maisons en bois parsemés à droite à gauche, une petite auberge, et de grand champs entourant le tout. Par chance, Stavros se trouvait non-loin d’une des artères principales de la région, qui menaient directement à l’une des plus grandes villes, Rifane. Une localisation providentielle permettant l’arrivée constante de touristes ou de curieux qui faisaient vivre la modeste économie du village.
Le temps passant plus vite que prévu, le trio se dépêcha de revenir à l’orphelinat. Nester demanda à porter le cabas rempli de fruits et légumes car ‘‘c’était son devoir de chevalier’’. Cependant, en dépit de toute sa volonté, le pauvre était bien trop musculairement déficient pour accomplir une tâche aussi physique ; ce fut finalement Athoo qui fut chargée du transport de la marchandise. Abattu, Nester resta à l’arrière, pleurant son impuissance.
Une fois à mi-chemin, Eily invoqua Caratroc, qui se plaça immédiatement sur sa tête. Eily sourit, heureuse. Elle s’estimait extrêmement chanceuse. Elle avait beau être une orpheline, elle était constamment entourée et elle s’amusait tous les jours. Sa pauvreté matérielle était amplement compensée par cette richesse spirituelle.
Eily leva légèrement la tête, en prenant garde à ne pas faire tomber son passager. Elle fixa le ciel, et gloussa doucement. Elle constata, amusée, que le ciel était doté du même cyan que ces cheveux. Et encore une fois, Eily remercia un quelconque dieu pour sa chance insolente.